mardi 29 janvier 2013

Lettres d'un maître soufi - Le sheikh Al-'Arabi Ad-Darqâwî - Traduit par Titus Burckhardt - Lettre 37 - "Quiconque abandonne sa volonté à son Seigneur, Dieu le prendra par la main"







Traduit par Titus Burckhardt
 
Lettre 37



Ne craignez pas les suggestions psychiques lorsqu'elles vous assaillent et qu'elles veulent envahir votre coeur en vagues sans cesse renouvelées, mais abandonnez intérieurement toute volonté à Dieu et restez calmes ; ne vous agitez pas, détendez-vous et ne vous contractez pas, et dormez, si vous pouvez, jusqu'à ce que vous soyez rassasiés, car le sommeil est bénéfique à l'heure des détresses ; il comporte des bienfaits merveilleux, puisqu'il est en lui-même un abandon à la volonté divine. Or, quiconque abandonne sa volonté à son Seigneur, Dieu le prendra par la main. Ne craignez donc pas les suggestions psychiques lorsqu'elles augmentent, mais soyez comme nous vous le disions et vous en profiterez; - que Dieu maudisse qui vous ment ! C'est par l'effet de ces tribulations que la conscience de l'Unité s'établira dans vos coeurs et que les doutes et les imaginations vous quitteront.
 
Ainsi vous progresserez dans la voie et vous atteindrez le bien, à savoir la cessation et la libération de toute erreur. Et gare à vous, ne vous faites pas de soucis à cause de la multitude des obstacles ou empêchements, car le bien (que Dieu le fortifie) les pliera en votre faveur, si vous persévérez dans ce que nous vous indiquions. Un certain lettré me dit un jour : 'C'est la concupiscence qui me nuit". A quoi je répondis : "C'est elle, précisément, qui me fit du bien. Je suis comblé des bienfaits de Dieu et des bienfaits de la concupiscence, et par Dieu, je lui en saurai toujours gré!,' Les hommes de la connaissance de Dieu ne fuient pas les choses comme les autres les fuient, car ils contemplent leur Seigneur en toute chose. Les autres les fuient parce que la vision des choses existantes les empêche de voir Celui dont l'existence découle. A ce sujet, l'illustre maître Ibn 'Ataï-Llâh dit dans ses Hikam : "Les dévots et les ascètes ne s'isolent de toute chose que parce qu'ils s'y trouvent retranchés de Dieu ; s'ils Le contemplaient en toute chose, ils ne s'en isoleraient pas

Et sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que rien ne nous empêche de contempler notre Seigneur sauf le fait de nous occuper des désirs de nos âmes. Ne dites pas que c'est l'existence qui voile l'existentiateur, car par Dieu, ce n'est que l'imagination (wahm)1 qui nous Le voile, l'imagination qui produit l'ignorance . Si nous savions, elle nous conduirait à la science de la certitude 2, et la certitude arracherait nos coeurs et nos consciences intimes de la vision
des choses éphémères...

 
1 Il s'agit, non pas de l'imagination en tant que simple faculté plastique du mental, mais du fait d'attribuer aux choses une réalité qu'elles ne possèdent pas.

2 'Ilm al-yaqîn, allusion aux trois degrés de la connaissance intuitive désignés par les termes coraniques: 'îlm alyaqîn (science de la certitude), 'ayn al-yaqîn (oeil de la certitude) et haqq al-yaqîn (vérité de la certitude).

lundi 28 janvier 2013

Lettres d'un maître soufi - Le sheikh Al-'Arabi Ad-Darqâwî - Traduit par Titus Burckhardt - Lettre 36 -" Il n'y a pas de réalité (mawjud) hors Dieu, exalté soit-Il "








Traduit par Titus Burckhardt

Lettre 36



Il n'y a pas de réalité (mawjud) hors Dieu, exalté soit-Il : "Toute chose est périssable sauf Sa face" (Coran, XXVIII, 88); "Tout ce qui est sur elle (la terre) est évanescent ; seul subsiste la face de ton Seigneur, essence de majesté et de générosité" (LV, 26, 27); "Tel est Dieu votre Seigneur, et que reste- t'il après la vérité sinon l'erreur ?" (X, 32); "Il en est ainsi parce que Dieu est la Vérité et ce qu'ils invoquent en dehors de Lui est vanité" (XXII, 62); "Dis la vérité est venue et la vanité a disparu, certes la vanité est disparaissante " (XVII, 81); "Dis : Allâh, puis laisse-les s'amuser dans leur vain bavardage" (VI, 91); "Il est le Premier et le Dernier, l' Extérieur et l'Intérieur" (LVII, 3).

Le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) a dit : "Je n'ai pas vu de chose sans voir Dieu en elle" et nous disons il est impossible qu'on voie notre Seigneur tout en voyant autre chose que Lui, comme l'affirment d'ailleurs tous ceux qui ont réalisé ce degré de connaissance.

"J'ai connu Dieu et je ne vois guère d'autre que Lui De sorte que 1' 'autre' chez nous est exclu.

Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus de séparation

Ce jour-ci, je suis arrivé, uni.

"Ce jour-ci, je suis arrivé, uni." Cela signifie (mais Dieu est plus savant) : j'ai connu mon Seigneur par connaissance contemplative et essentielle, non seulement par induction et preuve rationnelle, et depuis lors je ne vois en toute chose que Lui seul, comme le Prophète l'a vu. Quant à la phrase: "Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus la séparation, etc.", elle signifie : j'ai vu l'unité dans la multiplicité, de sorte que je ne crains plus de voir la multiplicité dans l'unité, comme je le craignais avant que je ne contemplasse mon Seigneur en chaque chose. Sans aucun doute, il n'y a pas de réalité hors Dieu ; ce n'est que l'imagination (wahnz) qui Le voile à nos yeux, et l'imagination est vaine.

En ce sens, le vénérable maître, le saint Ibn 'Atâï-Llâh, dit dans ses Hikam : "Si le voile de l'imagination se déchirait, la vision essentielle aurait lieu, annihilant toute vision individuelle, et la lumière de la certitude voilerait, en se levant, toute existence relative

Nôtre maître al-Majdhûb dit pareillement :

"Ma vue s'est éteinte dans une vision

Je me suis évanoui de toute chose évanescente.

J'ai réalisé la Vérité et je n'ai trouvé d'autre que Lui, Et je me repose dans un état bienheureux."

Ne vous imaginez donc pas qu'il y ait quelque chose " avec" Dieu, car il n'y a avec Dieu que Dieu seul, comme en témoignent tous ceux qui sont parvenus à la réalisation ; ne l'ignore que celui qui n'a pas parcouru cette voie.

1 C'est-à-dire qu'elle en effacerait l'apparente autonomie.

dimanche 27 janvier 2013

Lettres d'un maître soufi - Le sheikh Al-'Arabi Ad-Darqâwî - Traduit par Titus Burckhardt - Lettre 35 -Les "dhâtiyûn" (les essentiels)








Traduit par Titus Burckhardt

Lettre 35


Car celui que ne croit pas à une réalité transcendante, ne peut pas être "éprouvé" ; il se trouve à l'aise dans son rêve terrestre.

Pour les hommes dont la station spirituelle (maqâm) est l'extintion (fanâ), les qualités divines ne sont rien d'autre que l'Essence (dhât) de Dieu, car lorsqu'ils s'éteignent en Dieu, ils ne contemplent que Son Essence; dès qu'ils La contemplent, ils ne voient plus rien en dehors d'Elle ; et c'est pourquoi on les appelle dhâtiyûn ("essentiels"). Or, l'Essence divine possède une telle infinitude, une telle beauté et bonté, que les intelligences les plus parfaites parmi les élus, sans parler de leur majorité, en sont consternées. Car Elle se fait tellement subtile et fine qu'Elle disparaît par excès de subtilité et de finesse et dans cet état, Elle Se dit à Elle-même : Mon infinitude, Ma beauté, Ma bonté, Ma splendeur, Ma pénétration, Mon élévation et Mon exaltation n'ont point de limites. Ainsi Elle est non-manifestée.

Mais l'Infini n'est infini que s'Il est à la fois manifesté et non manifesté, subtil et solide, proche et lointain, à la fois qualifié de beauté et de rigueur, et ainsi de suite ; or, lorsqu'Elle voulut manifester tout cela, l'Essence se demanda: comment le manifesterai-je ? - tout en sachant comment - et Elle Se dit : Je Me dévoilerai et Me voilerai en même temps ; et c'est ce qu'Elle fit, d'où les quiddités des choses, ou plus exactement : les formes qui, comme telles, sont présentes ou absentes, subtiles ou solides, supérieures ou inférieures, proches ou lointaines, spirituelles ou sensibles, clémentes ou terribles, et qui sont toutes l'Essence ou, si tu préfères, des formes dans lesquelles se manifeste la beauté de l'Essence, sans qu'elles puissent manifester l'Essence comme telle, puisqu'en Elle-même il n'y a qu'Elle seule et aucune chose en dehors d'Elle. A ce propos, les maîtres de la Voie d'entre nos frères d'Orient ont dit: "Le Tout est beauté, la beauté de Dieu, sans aucun doute.

Ce n'est que la marque du néant qu'atteint le doute.

O toi qui bois à la source ('ayn), lorsque tu réaliseras, il cessera, le doute.

L'Essence (dhât) est l'essence même ('ayn) des qualités ; il n'y a pas en cette vérité de doute."1

Et bien d'autres paroles ont été prononcées, dans ce même sens, par les maîtres de la Voie en Orient et en Occident (que Dieu soit satisfait d'eux). Si tu comprends, ô faqîr, nos allusions, alors Dieu te bénisse, et sinon, constate ta qualité afin que ton Seigneur t'expande par Sa qualité. Et sache que la majesté (al-jalâl) est l'Essence, tandis que la beauté (al-jamâl) est qualité ; mais les qualités ne sont rien d'autre que l'Essence, comme le reconnaissent ceux qui ont atteint la station de l'extinction, ainsi que nous le disions, mais non pas les autres, à savoir nos maîtres dans la science extérieure.

Or, il n'y a pas de doute que l'extérieur est pure Rigueur (jaldi), tandis que l'intérieur est pure Clémence (jamâl)2 ; seulement, l'extérieur prête quelque chose de sa rigueur à l'intérieur, de même que l'intérieur prête quelque chose de sa clémence à l'extérieur, de sorte que l'extérieur devient de la rigueur clémente et l'intérieur de la clémence rigoureuse ; toutefois, la rigueur extérieure est réelle et sa clémence n'est qu'empruntée, de même que la clémence intérieure est réelle, sa rigueur n'étant qu'empruntée ; ceci ne le sait que celui qui a approfondi la science ésotérique comme nous l'avons approfondie, et qui y a plongé et s'est éteint en elle comme nous y avons plongé, jusqu'à l'extinction (que Dieu soit satisfait de nous).

Ecoute, ô faqîr, ce que dit le vénérable maître, le saint Abû 'Abd Allâh Mohammed Ibn Ahmed al-Ançâri as-Sâhflî dans son livre intitulé "Le degré suprême du voyageur spirituel dans la révélation des voies" (que Dieu soit satisfait de lui) : "Sache (que Dieu illumine nos coeurs par les lumières de la gnose et qu'Il nous conduise sur la voie de tout saint connaissant) que la gnose est la station de al-ihsân3 et son dernier degré ; Dieu (exalté soit-Il) dit 'Ils n'ont pas évalué Dieu selon Sa juste mesure' (Coran XXII, 73); c'est-à-dire : ils ne L'ont pas connu vraiment. Il dit également : 'Tu verras comme leurs yeux débordent de larmes sous l'effet de ce qu'ils connaissent de la Vérité' (Coran, V, 86). Et le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) dit 'Le pilier d'une maison est son support, et le pilier de la religion est la gnose de Dieu'. Or nous entendons ici par gnose (ma'rifah) la fixation de la contemplation en état de sobriété accompagnée de l'exercice de la justice et de la sagesse et cela est tout autre chose que la définition de la connaissance (ma'rifah) telle que la donnent les docteurs de la loi qui n'y voient que la science des dogmes. Bien que la gnose englobe en principe toute connaissance, donc aussi la science (théologique) en tant que celle-ci est une connaissance, la gnose de Dieu ne se distingue pas moins de toute autre science, en ce sens qu'elle concerne la signification des noms et des qualités divins, non pas d'une manière distinctive mais sans séparation entre les qualités et l'Essence. C'est là la gnose qui jaillit de la source de l'union, qui dérive de la pureté parfaite et qui se fait jour par la demeure perpétuelle de la conscience intime avec Dieu (exalté soit-Il)..." Enfin il dit : "Si cela est acquis, alors la gnose n'est autre chose que le degré suprême des initiés et le but de ceux qui voyagent vers Dieu, et c'est elle la qualité dans laquelle ils donnent leur moi en échange pour Dieu. Et même s'il ne reste d'eux en ce jour-ci que le seul nom, nous n'en parlerons pas moins de leurs états et de leurs conditions pour que tu connaisses par là toute l'étendue de ce que nous avons failli obtenir de la part de Dieu (exalté soit-Il), et pour que tu suives ce en quoi t'ont précédé les isolés, ce par quoi les gnostiques ont été victorieux, tandis que les exotéristes le rejettent. En vérité nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui (Coran, Il, 155)..."

 

1 Adh-dbât est l'Essence au sens absolu du terme, la réalité ultime à laquelle se réfèrent les qualités quant à at-'ayn, qui est ici employé comme un synonyme de ad-dbât, il signifie plus exactement la détermination essentielle, l'archétype ; en même temps, le mot 'ayn comporte les sens de "source" et d"'oeil", ce qui le rend plus suggestif dans ce contexte

2 . Les qualités divines peuvent être divisées en deux groupes qui se rapportent respectivement à la Majesté (jaldi) et à la Beauté (jamâl). La Majesté, dont la révélation brûle et consume les mondes, comporte un aspect de rigueur, tandis que la beauté synthétise la clémence, la générosité, la compassion et toutes les qualités analogues. Dans l'Hindouisme,Shiva et Vichnu ont respectivement les mêmes fonctions. Plus haut, nous avons traduit jalal et jamâl
par "majesté" et "beauté" dans le contexte présent, où il s'agit d'applications cosmiques et psychologiques, il convient de parler de "rigueur" et de "clémence".

3Al-ihsân, la vertu contemplative, définie par cette parole du Prophète: "Que tu adores Dieu comme si tu Le voyais; si tu ne Le vois pas, Lui pourtant te voit."

jeudi 24 janvier 2013

Compte-rendu Jâbir ibn Hayyan : Dix Traités d’Alchimie de Pierre Lory - Turba Philosophorum


                                                             Turba Philosophorum








Compte-rendu paru dans la revue La Tourbe des Philosophes n° 28 (1986).

A.A.

Jâbir ibn Hayyan : Dix Traités d’Alchimie. Les dix premiers Traités du Livre des Soixante-Dix,traduits de l’arabe et présentés par Pierre Lory, Paris, Sinbad, 1983.
 
Le Corpus Jâbirianum occupe dans l’histoire de l’alchimie en général, et dans l’histoire de l’alchimie islamique en particulier, une place de première importance, et il faut remercier Pierre Lory d’avoir permis au lecteur de langue française d’en prendre une meilleure connaissance grâce à cette traduction des dix premiers traités du Livre des Soixante-Dix. Seule une vingtaine de traités attribués à Jâbir avaient en effet été édités auparavant, dont quelques-uns seulement étaient accompagnés d’une traduction, alors que plus deux cents traités de ce corpus nous ont été conservés (sur un total, il est vrai, de trois mille environ), ce qui donne une mesure du travail qui attend les chercheurs dans ce domaine. D’autre part, les textes que le Moyen Age occidental a connu sous le nom de Geber, s’ils sont probablement des traductions de l’arabe, sont de toutes manière beaucoup plus tardifs que ceux du corpus jâbirien proprement dit qui nous occupe ici. Ces derniers, en effet, même s’ils n’ont pas (tous ?) été l’oeuvre d’un alchimiste du nom de Jâbir, ne peuvent en tout cas être postérieurs au dixième siècle, puisqu’on les trouve cités et commentés à partir de ce moment, tandis qu’il est généralement admis que les traités de Geber datent du treizième siècle, ce qui n’exclut pas, évidemment, un certain rapport de filiation entre ceux-ci et ceux-là. (Notons que vers 1300 une traduction latine du Traité des Soixante- Dix vit le jour, mais que, paradoxalement, ce Liber de Septuaginta n’était pas attribué à Geber.)
 

Eschatologie alchimique chez jâbir ibn Hayyân - Pierre Lory


 

 
 
 
Par Pierre Lory

Le Corpus des écrits attribués à l'alchimiste Jâbir ibn Hayyân, achevé vraisemblablement dans la première moitié du Xe siècle, contient des éléments d'une doctrine eschatologique ultra-chiite assez originale. Celle-ci ne se prononce pas sur les questions de succession de l'imamat qui avait déchiré le mouvement chiite. Pour elle, la rencontre avec l'Imam a lieu par le truchement du savoir, et tout particulièrement par la compréhension des secrets de l'alchimie, science totale, universelle. Le présent article tente d'en dégager des données nouvelles à partir de l'analyse du traité Kitâb al-Bayân. Ce texte suggère que la libération collective de l'humanité des chaînes de l'ignorance aura lieu grâce à la diffusion de ces sciences ésotériques. À la fin des temps, un personnage messianique divino-humain désigné comme le Bayân viendra rendre manifeste le caché, et accomplir ainsi le destin de l'humanité entière.

L'imposant corpus des œuvres attribuées à Jâbir ibn Hayyân1 intéresse principalement, on le sait, l'alchimie et la pharmacopée, la philosophie et les sciences naturelles, la magie et les sciences occultes. Il serait plus exact en fait de dire que son propos tend à souligner la solidarité profonde, la cohérence intime qui noue ensemble toutes ces disciplines. L'entreprise la plus originale de l'école jâbirienne aura été d'élaborer un système de correspondances entre phénomènes naturels et mécanismes linguistiques, la Balance des Lettres (mîzân al-hurûf). Rien n'échappe à cette lecture totalisante du milieu humain — y compris bien sûr sa finalité et son accomplissement historique. Nous voudrions attirer ici l'attention sur un traité jâbirien intitulé le Livre de l'Explication (Kitâb al-Bayân), qui révèle les liens existant entre l'explication linguistique, l'élucidation intellectuelle, le Grand Œuvre alchimique et la manifestation eschatologique d'un personnage prophétique désigné précisément comme le Bayân. Mais il importe de revenir quelque peu sur les présupposés de l'ultra-chiisme jâbirien.

La dimension eschatologique du message jâbirien affleure en effet dans plusieurs parties du Corpus, mais d'une façon fragmentée et allusive. C'est la raison pour laquelle Paul Kraus, après avoir publié son magistral Jâbir ibn Hayyân — Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam (1942/1) et son répertoire analytique des œuvres jâbiriennes (1943), avait eu pour projet de rédiger un troisième volet traitant des doctrines religieuses de l'école jâbirienne, et tout particulièrement de leur rapport avec l'ismaélisme. Son point de vue, notons-le, avait sensiblement évolué au fil des années. Dans un premier article (Kraus, 1930), il considérait Jâbir comme un membre déclaré de la da'wa ismaélienne pro-fatimide. L'originalité de la position jâbirienne lui apparut cependant de plus en plus au fil de ses recherches2. Sa fin tragique empêcha la maturation du projet d'une synthèse définitive. Toutefois, nous avons eu l'occasion de consulter les éléments de ses notes manuscrites conservées alors à l'IFAO au Caire lors de deux missions en Egypte en 1988 et 1989 : il comporte à l'état de brouillons des chapitres destinés à composer ce dernier grand travail d'érudition. Ces textes sont assez fragmentaires et non publiables en l'état ; nous en avons résumé les tenants essentiels dans une précédente publication (Lory, 1989 : 155 sq). La thèse défendue par Kraus était que les auteurs jâbiriens auraient en quelque sorte travesti des éléments d'une gnose ultra-chiite sous des spéculations alchimiques ou astrologiques visant à justifier indirectement la théorie de la venue prochaine d'un mahdi (fatimide ?) et à annoncer un bouleversement universel amenant l'abolition de la charia qui leur était contemporaine. Cette perspective a été adoptée, sous un angle un peu différent, par Yves Marquet dans un ouvrage plus récent (1988). Nous avons pour notre part entrepris une analyse systématique des doctrines ima-mologiques de l'école jâbirienne dans Alchimie et mystique en terre d'Islam (1989). Le présent article se veut un approfondissement de l'un des aspects de cette imamologie : la figure du Qâ'im, du prophète-imam devant inaugurer l'ère eschatologique de l'histoire humaine. Rappelons quelques points de cette vision de l'histoire sacrale sous-tendant cette attente eschatologique.

Jâbir ibn Hayyân se donne comme le disciple direct de l'imam Ja'far al-Sâdiq (m. en 765) ; la totalité de ses livres auraient été écrits avec l'aval, voire sous l'inspiration ou même la dictée du Maître. Or, les travaux de P. Kraus l'ont montré de façon convaincante, les traités jâbiriens ont en fait été rédigés lors d'une période s'étendant du milieu du IXe au milieu du Xe siècle (Kraus, 1943 : LXV). Les passages imamologiques du Corpus jâbirien devaient donc proposer des réponses à des questionnements posés aux mouvements pro-alides de cette époque plus tardive, tout en maintenant la fiction d'un enseignement ja'farien. L'originalité de la position jâbirienne réside justement dans sa tentative de transcender les questions de la succession à l'imamat qui divisaient le courant chiite à cette époque, laquelle recouvre, on le constate, la période de l'Occultation mineure des Duodécimains.

 Les auteurs jâbiriens manifestent en effet des tendances concordistes. Dans le trente-huitième chapitre du Livre des Cinquante (K al-Khamsîn, éd. Kraus, 1935 : 495 sq), ils énumèrent les questions de succession qui s'étaient posées aux Alides depuis la mort de 'Alî jusqu'à la désignation du successeur de Ja'far al-Sâdiq. Ils suggèrent la possibilité de l'existence d'un double imamat et, pour chaque imam d'un discours pluriel variant en fonction de l'auditoire (Lory, 1989 : 92-93 ; 96). Ils ne se risquent pas à spéculer sur la situation qui prévaudra après l'imamat de Mûsâ al-Kâzim (m. en 799). Mais ils introduisent par contre une hiérarchie des figures d'initiés, de cinquante-cinq formes de « personnes spirituelles » (ashkhâs rûhâniyya) participant à la fois des natures humaine et angélique, et constituant sans doute moins les dignitaires d'une hiérarchie d'une organisation constituée qu'une pluralisation des fonctions de l'imam parmi un ensemble d'initiés chiites, chacun manifestant un de ses aspects dudit imam (Kraus, 1942-2). Ces personnes, visiblement, ne symbolisent pas le plérôme angélique guidant les hommes, elles le constituent. Essentielle ici est la figure de l'Orphelin (al-Yatîm), désigné également comme le Glorieux (al-Mâjid). L'Orphelin n'est pas alide par son ascendance charnelle, mais par son degré de compréhension spirituelle qui fait de lui un authentique adopté par l'imam, accédant aux plus hauts niveaux de la gnose (Corbin, 1986 : 3e partie ; Lory, 1989 : 81-82). Point essentiel que nous trouverons en filigrane dans la problématique du Livre de l'Explication.

Enfin, les auteurs jâbiriens replacent leurs spéculations dans le cadre d'une histoire sacrale profondément spiritualiste. Les âmes humaines, immergées dans les ténèbres de la matérialité, sont invitées par les personnes prophétiques à lutter pour parvenir petit à petit à la lumière de la gnose, et ce au cours de « réincarnations » (takrîrât) successives. Le but pour chaque personne est d'entrer dans le plérôme des « personnes spirituelles » angéliques car « quiconque accomplit et profère la vérité est une personne spirituelle, surtout s'il est engagé dans la voie de la science et de la vertu de par lui-même, par disposition naturelle » (Livre de la Recherche, Kraus, 1935 : 508). Une fois intégrée à ce plérôme selon l'une des cinquante-cinq fonctions mentionnées, l'élu continue à y croître dans la pureté de la connaissance, se conformant de plus en plus à l'exemple parfait qu'est l'imam. Ainsi l'Orphelin découvre-t-il au bout de son parcours qu'il ne fait qu'un avec l'imam (Lory, 1989 : 79-84).

Le corpus jâbirien ne mentionne pas la cause de la déchéance, mais il désigne en tout cas le mal dont il entend délivrer les humains, à savoir l'ignorance. Or, l'élément essentiel dans la lutte contre l'ignorance est, logiquement, la diffusion de la science. Et c'est ici qu'intervient le rôle précis de l'alchimie dans l'économie du salut. L'alchimie ne constitue pas ici un simple savoir sur les minéraux, une discipline parmi d'autres. Elle représente le savoir des savoirs, la science qui contient la clé de toutes les compréhensions possibles en ce monde ; elle est la sagesse par excellence. Son origine n'est pas humaine ; elle fait partie des savoirs ésotériques transmis par Dieu aux prophètes, aux imams et aux grands saints3. L'alchimie révèle le secret intime du monde, qui est la structure humaine elle-même. Elle constitue le savoir ultime sur l'Homme Parfait, sur l'Imam lui-même, à l'instar du Coran et des autres livres sacrés : d'où le titre de « sœur de la prophétie » que lui confère une version de la Khidbat al-bayân (Corbin, 1986 : lre partie). La connaissance de la Pierre Philosophale est, en ce sens, assimilable à la rencontre avec l'Imam, et opère la transmutation de l'alchimiste lui-même en gnostique parfait, en Orphelin adopté (Lory, 1989 : 48-53 ; 60-62) : cela en raison d'une doctrine jâbirienne que nous ne pouvons aborder ici, celle de la transformation par la connaissance, le connaissant se conformant intérieurement à ce qu'il comprend.

On saisit dès lors combien nos alchimistes se sentent investis d'une mission initiatique décisive. Dans l'histoire sacrale présentée par les auteurs jâbiriens, Ja‘far al- Sâdiq et son enseignement représentent un sommet absolu ; le degré même de la prophétie lui est conféré. Il aurait possédé la science complète — entendez, dans le domaine de l'alchimie en particulier. Lui a succédé une période de trouble. Qui prendra le relais dans la diffusion de cette science dont dépend le devenir même de l'humanité ? Les initiés chiites de divers grades, parmi lesquels les auteurs jâbiriens se comptent certainement eux-mêmes (Lory, 1989 : 102-103 ; 67 sq ; 72 sq ; 110). Au-delà de toutes les querelles sur la désignation des imams chez les futurs Duodécimains, les Ismaéliens carmates ou fatimides, le corpus jâbirien annonce la transition assumée par une hiérarchie de savants, de gnostiques, qui assurent en quelque sorte collectivement la mission de l'imam sur terre. Cette période n'est certes évoquée qu'en des termes discrets et allusifs. Les auteurs jâbiriens se placent plus au niveau de l'évolution générale des âmes humaines vers leur ultime finalité qu'à celui des événements politiques. Mais ils mentionnent toutefois des signes censés se produire visiblement, dans la société voire dans le cosmos.

Un des plus importants de ces signes sera la venue d'un personnage messianique dont le profil rappelle celui du mahdi, mentionné notamment dans un court traité intitulé le Kitâb al-Bayân dont nous allons ici tenter une analyse systématique. Ce personnage est évoqué de façon très sibylline. À la suite de considération sur les différentes acceptions possibles du terme bayân, il est désigné lui-même sous le titre de Bayân. Nous sommes donc apparemment bien démunis pour élucider une doctrine eschatologique complète à partir de données si allusives. Mais c'est précisément cette paucité qui a attiré notre attention. L'auteur nous avertit d'entrée qu'il existe un lien entre les différents niveaux du Bayân. En d'autre termes, il existe un lien entre les éléments de la rhétorique et de l'acte de comprendre d'une part, et la révélation eschatologique du sens de l'histoire de l'autre. De la même manière qu'une métaphore ou un terme rare contiennent déjà présent en eux le sens que l'opération de bayân vient expliciter, ainsi le sens de l'histoire est-il déjà implicitement contenu dans les phénomènes apparents du monde terrestre. Mais laissons plutôt parler le texte lui-même.

Le Livre de l'Explication, dont nous donnons ici une traduction commentée, correspond au n° 785 du répertoire établi par Kraus (1943 : 109 ; Sezgin, 1971 : 251). Il fait partie de la collection des Cinq cents Livres, collection jâbirienne tardive dont P. Kraus situe l'achèvement vers 330/941 (Kraus, 1943 : LXV), et dont les traités s'attardent plus sur les questions doctrinales, philosophiques, que les collections les plus anciennes où la description matérielle des opérations alchimiques tient une place prépondérante. Il existe deux autres traités jâbiriens (n° 14-15 et 192 dans le répertoire) portant le même titre, mais dont le contenu diffère de celui du présent Kitâb al-Bayân. Le texte que nous suivons ici est celui qu'avait édité Holmyard en reprenant la lithographie de Bombay publiée en 1891 (Holmyard, 1928 : 5-12 ; sans précision des manuscrits utilisés. Ici : A), mais nous le corrigeons à l'aide du manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris n° 5099 (fol. 174 b – 175 b ; ici B), souvent moins fautif.

Le Livre de l'Explication

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !

 

 

I. 1. Louange à Dieu qui par son explication (bi-bayâni-hi) guide les hommes bien guidés et par sa justice sauve les croyants. Que Dieu accorde ses prières et son salut à son prophète Muhammad, à sa famille et à ses compagnons en abondance.

2. Sache que l'ordonnance de ces livres impose, comme nous l'avons expliqué (bayannâ) précédemment, de les disposer selon un ordre gradué : il s'agit d'en nourrir le disciple progressivement comme on alimente le petit enfant [d'abord] avec du lait. De plus, la nécessité conduisait à répartir les parties différentes de ces sciences entre les livres. Nous nous étions en effet engagé à exposer le contenu de chacune d'elles selon son ordre propre, sans placer au commencement [une explication] concernant la fin [de l'œuvre], ou inversement. La part propre à chaque science se voit ainsi garantie. L'apprentissage de chaque discipline impose pour celle-ci une position propre et obligée, en fonction de la facilité de son accès pour l'esprit des étudiants. Il nous fallait donc éviter de présenter la part d'une science quelconque sans introduire alors la part d'une autre science au même degré [de difficulté]. De ce fait, ne t'étonne pas que prenne place dans l'ensemble des exposés sur chaque science des mentions d'autres disciplines4 : ne présume pas que nous cherchons à brouiller ta compréhension, à mélanger l'alchimie à la religion, la religion à la philosophie etc. Une telle impression de ta part serait erronée ; la vérité est ce que je viens de l'expliquer, sache-le !

3. Le discours sur l'explication (al-bayân) étant l'une5 des sciences de nos maîtres6— la paix soit sur eux ! — devant être mise à la première place, sa démarche étant l'une des voies indispensables qu'il importe de présenter [en premier] au disciple et dont il doit être nourri, il était nécessaire que nous en fassions état dans ce livre afin que l'aspirant à ces nobles sciences en apprenne la réalité et la véracité, et qu'il en tire un grand profit. Comprends ce que nous te disons, saisis notre intention et tu atteindras la félicité si Dieu — qu'il soit exalté — le veut.

II. Le terme bayân, ô mon frère, s'emploie dans deux sens, selon qu'il s'applique à la parole (qawl) ou à la connaissance ('ilm) — ou bien, si tu veux, selon qu'il s'applique à la parole ou à la signification (ma'nâ). Les deux (la connaissance et la signification) désignent une chose unique7 ; apprends ceci dans les livres du Sens et du sensible et de l'Intellect et de l'intelligible8, qui sont des traités de cette collection, si Dieu - qu'il soit exalté - le veut. L'explication (bayân) se rapportant à la parole d'abord est de plusieurs sortes.

1) Nous avons celle qui est décrite comme étant l'éloquence (al-balâgba), s'agissant du bayân des rhétoriciens, consistant à rassembler de nombreuses significations en peu de mots. C'est en ce sens que l'on a dit : « Il y a de la magie dans le bayân »9. Ceci et les formes apparentées [d'éloquence] reviennent à assurer à des significations une bonne réception dans l'esprit [de l'auditeur] et une compréhension rapide grâce à la beauté et à l'agencement des termes, au choix d'expressions familières et faciles à saisir pour l'auditeur, de préférence à des termes étranges ou trop recherchés.

2) Une deuxième forme de bayân appliqué aux mots, est ce qui relève du commentaire, de l'explicitation, de la répétition d'un même sens au moyen de vocables différents ; il n'est utile qu'à l'homme dépourvu d'intelligence.

3) Une troisième forme est le bayân spécifique. Elle est la [simple] allusion suffisante pour l'homme intelligent, sagace, à l'esprit éveillé ; elle le dispense [du besoin] d'éclaircissements explicites. Cette forme de bayân est nécessaire à ceux qui, par politique, choisissent de faire comprendre à l'élite [initiée] ce que le commun des hommes ne saisit pas, même si tous entendent ensemble ce même propos.

4) La quatrième forme de bayân verbal, c'est la parole délivrant explicitement la signification visée par des termes sans équivoque, qu'ils soient considérés ou non comme nobles par les philologues.

III. 1. Voilà donc les différents types de bayân verbal. Quant au second type de bayân, qui se rapporte à la connaissance et à la signification, il se divise lui aussi en différentes formes. 1) La première, c'est la [simple] connaissance d'une chose ; car le fait [en tant que tel] de savoir une chose s'appelle bayân ou tibyân, l'objet s'explicitant et devenant clair (yastabîn) dans l'esprit par l'acte de savoir. C'est à cause de cet acte de savoir que l'on a appelé la parole explicative bayân-cat cette parole conduit en effet vers la science, elle en est le chemin. Il est deux sortes10 de connaissances : a) la connaissance globale, comme celle de l'homme [qu'il est lui-même], et c'est le bayân inférieur, b) la connaissance discriminante, comme celle de l'homme se sachant vivant, raisonnable [nâtiq), mortel, et c'est une connaissance moyenne. Et c) la connaissance doublement discriminante, par laquelle l'homme se connaît de par son âme (nafs) et son intellect ('aqt) simples ; c'est le bayân supérieur. Comprends cela et mets-le en pratique, tu seras sur la bonne voie si Dieu — qu'il soit exalté — le veut.

2. La seconde forme, c'est la manifestation de la signification (zuhûr al-ma'nâ), son épiphanie (tajallî-hî), son dévoilement soit aux sens, soit à l'intellect. Elle peut s'effectuer selon deux modalités : en manifestant soit l'essence de cette signification, soit son action, son effet. Ce qui se manifeste dans son essence même, ce sont par exemple les choses sensibles apparaissant aux sens du sujet percevant, lorsque l'obstacle à leur saisie et à leur présence aux sens est enlevé, lorsqu'aucune équivoque ni incertitude de quelqu'ordre n'entache plus la perception. Le bayân intellectif, c'est par exemple la proposition positive ou négative, et les évidences premières dans les intellects. Quant à ce qui se manifeste par son effet renvoyant à lui, c'est par exemple le Créateur — béni et exalté soit-Il — ou le mouvement, la vie, les substances spirituelles simples11, chaque chose selon son degré propre d'explicitation (bayân). D'où cette parole prophétique (khabar) affirmant au sujet des Noms divins qu'ils comportent un bayân.

3. La troisième forme d'explication se rapportant au sens, c'est la Guidance — non pas sur le mode déductif, car ce que nous venons de dire sur les effets renvoyant aux essences établit clairement la preuve (de ce type) — mais ainsi que Dieu — béni et exalté soit-Il — a dit : « Celui que Dieu veut guider, Il lui ouvre son cœur à l' islâm ; celui qu'il veut égarer, Il lui resserre et oppresse le cœur comme s'il avait à escalader le ciel » (Coran : VI, 125). Sache que ce dernier bayân rentre dans toutes les autres formes d'explicitations. Sache cela, car c'est un des immenses prodiges du Livre qu'il intervienne dans toutes les catégories (du bayân). En tant que l'homme trouve en effet nécessairement (ce bayân) à partir de lui-même lorsqu'il y prête attention, il est de l'ordre des choses sensibles et perceptibles. En tant qu'il ne peut en douter lorsqu'il le rencontre, il ressort aux intelligibles premiers. En tant qu'il est un effet et une signification dérivée d'un agent efficient, renvoyant à cet agent, il relève d'une des deux sortes (de bayân) renvoyant à autre chose qu'à elles-mêmes. En tant qu'il s'impose à l'existence de celui chez qui il est présent, il correspond à ce qui renvoie à sa propre essence. Et en tant qu'il est présent dans l'esprit humain (nafs) sans origine sensible, il est pur intelligible. Considère donc, ô mon frère, cette chose unique ; comment il lui advient des états différents, alors qu'elle reste une en elle-même, afin de désigner que l'instance [suprême], c'est la Noble Substance, qu'aucune substance ne dépasse en noblesse. Voilà pourquoi toutes les significations des choses advenantes sont ses effets. Sache cela, ô mon frère, que tu puisses bénéficier en de nombreuses occasions dans les disciplines intellectuelles et les matières religieuses.

IV. 1. Sache qu'il reste une forme de bayân, existant (muhdath)dans le monde de la génération et de la corruption en vue du gouvernement (siyâsa).Parmi l'ensemble des différents types de bayân, il ressemble à ce très noble bayân divin, car il est conformé selon son modèle et provient d'une action de son agent. Cependant, revêtu d'équivoque par le monde, il apparut selon une signification différente de celui-là, appropriée au monde et à ses habitants. Il est le hamza terrestre et en mouvement (mutaharrik, doté de voyelles), non le Alifen repos [sâkin, non vocalisé] muet : car le Alifen repos est le Silencieux. C'est ce Hamza vocalisé qui est à l'origine de toute chose, le Compositeur des livres, l'Initiateur des métiers, des arts, des sciences et des gouvernements (siyâsât) qui assureront le salut à tous ceux qui se trouvent dans le monde de la génération et de la corruption proportionnellement aux mérites et aux capacités de réception. Il manifeste ainsi qu'il est la Cause première. Il pourra en dériver des effets se comportant de façon semblable. Ceux qui ne connaissent pas [le Hamza] estimeront que [ces hommes] sont Lui-même, non ses effets issus de Lui. Ces hommes [= les effets] rédigeront des livres et entreprendront des actions dans le monde, non de par eux-mêmes mais en s'ins-pirant de ce que Lui [le hamza] a apporté, à titre de commentaires et de gloses explicatives. Voila – par mon Maître — la différence entre Lui et eux.

2. Sache cela, ô mon frère, afin que tu ne t'égares12 pas et que nous n'ayons pas à subir de nouvelles réitérations (takrîr) ; car celui qui connaît en toute vérité cette noble personne et reçoit la félicité de pouvoir la contempler, d'agir selon ses ordres et interdictions, celui-là ne connaîtra plus d'autre réitération. Quiconque le verra n'atteindra cependant pas [pour autant] ce degré, car il peut arriver que le voie celui qui mérite la transformation avilissante sous forme animale (maskh) ou minérale13, la réitération (takrîr) etc. Il n'appartient pas à ce dernier d'accéder à la connaissance, même s'il a lu ses écritures. Ainsi Dieu a-t-il dit : « Ainsi menons-nous les cœurs des criminels » (Coran : XV 12) ; ils ne croiront pas « jusqu'à ce qu'ils aient vu le châtiment terrible » (Coran : X 87 ; 97), jusqu'à ce qu'ils accomplissent le châtiment douloureux, se purifient, deviennent mûrs en abandonnant14 leurs penchants naturels, leurs éléments ténébreux se consumant à force de punitions subies comme le font les calcinations pour les métaux ; sache cela.

3. Cette personne, ô mon frère, n'apparaîtra qu'au moment des conjonctions déterminant les mutations (al-intiqâlât), lorsque les sciences seront délaissées, les religions altérées et la corruption générale. Elle provoquera alors un redressement de toute chose, et sa première initiative sera de composer des livres sur les sciences éso-tériques laissées à l'abandon, et de mettre en évidence leurs démonstrations. Puis elle se lèvera l'épée à la main pour redresser les âmes ne pouvant être amendées par des sciences et ayant encore besoin de réitérations sous des formes inférieures15, car ces âmes sont semblables à la gale par son effet corrupteur et à l'infection maligne dans les membres du corps. Pour cette noble personne ont été préparés les trésors enfouis des temps anciens. Elle apparaîtra dans le futur dans une conjonction du Sagittaire, sache cela.

 

Ayant exposé ce qui relevait du bayân, que ceci soit la fin de ce traité, si Dieu — qu'il soit exalté — le veut. Fin du Traité de l'Explication, avec la louange à Dieu, grâce à l'aide et au succès qu'il nous a accordés. Que ses prières reviennent à notre seigneur Muhammad et à sa famille, ses compagnons, qu'il leur accorde le salut en abondance, perpétuellement. Louange à Dieu, Seigneur des mondes !

 

Commentaire

Le titre de ce court traité semblera à première vue bien courant voire anodin, puisqu'il est identique à celui de maintes oeuvres bien plus prestigieuses de la littérature de langue arabe. Mais, on s'en sera aperçu, le sens ultime conféré à bayân est ici très spécifique : il s'agit de la rencontre transformante avec l'imam, avec la Cause Première, personne elle-même désignée comme le Bayân. Et ici, on ne peut éviter d'établir un rapprochement avec la fameuse Khutbat al-bayân, dans laquelle 'Alî aurait dévoilé à ses fidèles rassemblés dans la mosquée de Koufa sa véritable nature d'agent cosmique. Le propos, dans les deux textes, est finalement le même. Le texte de la Khutbat al-bayân était connu de Jâbir, qui en cite un fragment dans son Livre de la Pierre (éd. Holmyard, 1928 : 22) ; et, plus tardivement, des passages alchimiques du célèbre prône ont été transmis, et commentés par Jaldakî (Corbin, 1986 : lre partie). Que le terme de bayân ait pu recouvrir des connotations escha-tologiques dans différents milieux ésotéristes est suggéré par Massignon dans une note malheureusement incomplète à propos du traité hallâjien Khulq al-insân wa-al-bayân,16qu'il rapproche d'un [Kitâb al-] Bayân signalant l'année 290/902 comme date messianique (Massignon, 1975 : III, 289).

I. 1. L'Explication visée par le texte se précisera par la suite : il ne s'agit pas du Coran en lui-même comme le donnerait à penser une exégèse première, mais de toutes les formes de délivrance des ténèbres de l'ignorance, et en particulier de l'enseignement et de la présence des imams-prophètes. Le titre de mahdi n'est pas mentionné, mais la racine HDY n'estcependant pas absente de notre texte, qui commence par référer aux hommes guidés sur la bonne voie (al-muhta-dûn) ; et en III. 3 le bayân divin est identifié à la hidâya.

 

2. La justification de la démarche ésotériste de Jâbir (discontinuité du discours, éparpillement des données...) reprend ici un argument maintes fois évoqué au cours du Corpus. L'image même de l'alimentation du nourrisson apparaît dans un autre traité fondamental de l'ésotérisme imamologique de Jâbir, le Livre du Glorieux (Corbin, 1986 : 185-186). Chaque traité, dit-il, doit s'adapter au niveau de compréhension du lecteur, et suit donc un ordre plus rigoureux qu'il n'y paraît. La suite du traité suggère que ce caractère graduel de l'exposé des sciences occultes ne corresponde pas seulement aux étapes d'une initiation individuelle au cours d'une vie individuelle, mais d'une explicitation d'un contenu ésotérique d'un cycle de la hiéro-histoire à un autre. Le Kitâb al-Bayân se pose comme l'annonce de la divulgation des sciences occultes par le hamza terrestre devant se produire à l'horizon des temps.

Le point essentiel soulevé ici par Jâbir, son avertissement, est le suivant : les traités du corpus mêlent diverses disciplines et approches. Ceci est délibéré et fait partie de l'originalité même de son approche alchimique et de son vocabulaire (Lory, 1994). Un exemple très parlant de ce type d'ésotérisme, et qui éclaire notre présent sujet, est la prédiction des deux Frères apparaissant en plusieurs endroits du corpus, et notamment dans le Livre du Mystère caché (K. al-sirr al-maktûm, éd. Kraus, 1935 : 333 sq ; Lory, 1989 : 97 sq). Les deux Frères y sont décrits simultanément comme deux substances alchimiques (froide — humide et chaude — sèche) ; comme deux personnages eschatologiques devant apparaître à un moment situé dans l'histoire à venir ; et enfin comme le chiffrage même du disciple alchimique sur sa voie vers l'initiation qui, à la fin de son parcours, devient ces frères ; ou le frère de Jâbir, identique à lui. Nous n'avons pas affaire ici, croyons-nous, à une utilisation outrancière de l'allégorie, mais plutôt à la conviction que les trois ordres de phénomènes, microcosmique (l'initiation du disciple), mésocosmique (l'œuvre alchimique) et macrocosmique (le parachèvement eschatologique de l'histoire) correspondent à des lois homologiques, voire identiques car relevant de mêmes cycles (astrologiques) plus vastes. Cette remarque au sujet des deux Frères vaut tout autant pour l'exposé sur le bayân qui va suivre.

II. La suite du traité distingue clairement deux emplois du terme bayân : le bayân qui passe par la médiation du langage, et celui qui correspond à une intellection immédiate dans l'esprit humain. C'est la seconde acception qui intéresse le plus l'auteur ; d'où, nous semble-t-il, sa discrétion à l'égard du bayân coranique, truchement parmi d'autres d'une vérité qui doit être saisie intérieurement pour exister.

Dans la stylistique arabe classique, le terme de bayân s'approchait effectivement de la notion d'éloquence (balâgha). Nous ne nous attarderons pas ici sur les opinions, d'ailleurs changeantes au cours des siècles, des hommes de lettres sur la définition précise de ces notions. Retenons simplement leur insistance à définir ce bayân comme la qualité d'exprimer exactement une idée avec une expression verbale concise, transmettant le message sans demander effort ni réflexion de la part de l'auditeur. Selon une définition exemplaire attribuée à Ja'far b. Yahyâ le Barmékide17 : « [Il y a bayân] lorsque le mot englobe toute ta pensée et rend entièrement ton intention, en lui enlevant toute équivoque, sans que tu ne fasses effort de réflexion [pour t'exprimer] ni qu'il y ait besoin [...] d'interprétation [pour te comprendre] ». Cette notion d'adéquation du sens à la parole et, partant, de facilité, d'immédiateté de la compréhension, me semble essentielle. Elle est en effet transposable à l'ésotérisme jâbirien, qui cherche à établir l'adéquation la plus précise entre le discours apparent et la réalité cachée afin de susciter une sorte de saisie illuminative. Jâbir cite, sans l'identifier comme tel d'ailleurs, le hadîth connu selon lequel « dans l'éloquence réside de la magie ». Mais, alors que le hadîth enjoignait de se méfier de cette éloquence — « allongez donc vos prières, et raccourcissez vos sermons » —, notre texte y voit simplement une confirmation de l'immédiateté de l'éveil de la compréhension chez l'auditeur.

Pour Jâbir, l'ésotérisme du discours n'existe pas en lui-même, il résulte simplement de l'épaisseur mentale des gens du commun : « À celui qui demande : pourquoi la science des imams est-elle dissimulée, alors qu'ils sont dépositaires de la vérité ? [je réponds :] ils ne la dissimulent aucunement, la vérité est manifeste (zâhir). C'est votre propre ignorance, votre intentionnelle négligence qui vous empêchent de constater » (Livre du Passage de la puissance à l'acte, éd. Kraus, 1935 : 37-38). C'est dans une telle optique que le bayân entendu dans son sens linguistique peut, selon le Livre de l'Explication, correspondre à trois publics :

1.soit il cherche à rendre une intention claire à de nombreuses personnes initiées ou non, et utilise l'éloquence (al-balâgha).

2.soit il s'adresse à des gens ignorants ou peu intelligents, et correspond alors à un effort de glose sans recherche d'effets littéraires.

3.soit il s'adresse à des initiés, et il lui suffit d'être une simple allusion bien formulée pour que les destinataires du message le saisissent en totalité.

Plus inattendue pour nous est la quatrième forme de bayân évoquée dans le traité, celui que Jâbir évoque comme totalement explicite. En quoi ne serait-il pas assimilable à la première ou la deuxième forme évoquée ici ? À quoi correspond cette adéquation entre le mot et sa signification, qui ne serait pas assimilable à de l'éloquence ou au commentaire ? Il faut à notre sens revenir à une intention première des auteurs jâbiriens : celle des sciences occultes et de l'alchimie. L'alchimie par exemple, est-il affirmé à maints endroits du corpus jâbirien, ne peut pas être divulguée telle quelle car, même si ses opérations étaient comprises, des utilisateurs immoraux pourraient en mésuser. La divulgation ouverte — ce bayân explicite dont Jâbir fait ici état — ne pourra donc avoir lieu que lorsque les conditions de maturité humaine du public seront assurées : celles, précisément, qui correspondent à l'horizon eschatologique signalé à la fin du traité (IV. 3.).

III. 1. Jâbir a établi plus haut une identité entre la connaissance (‘ilm) et la signification (ma‘nâ). Celle-ci ressortit à sa vision propre de la noétique, toute imprégnée de néoplatonisme et de gnose. L'intellect humain, affirme-t-il, est une substance simple, immatérielle, telle une pure lumière. Il est capable en puissance de saisir tous les universaux contenus dans l'Intellect Universel et l'Ame Universelle. L'homme terrestre peut parvenir à ce type de connaissance dans une sorte d'illumination désignée comme ‘ilm. Cette forme de connaissance est distinguée de la ma‘rifa, connaissance partielle attachée à la matérialité des choses particulières, et simple étape dans l'acquisition du ‘ilm (Abû Rîda, 1984 : 52 sq). On comprend que le langage du bayân s'attache ici au sens, dans ce qu'il a d'universel.

 

La distinction que Jâbir établit entre les trois formes de connaissances (qu'il annonce comme n'étant que deux !) peut être comprise comme suit :

1.un homme peut comprendre sans analyser la nature de l'objet perçu ni celle de sa propre compréhension. Il s'agit alors d'une connaissance naïve, au premier degré, ne se posant aucune question ;

2.il peut analyser l'objet de sa connaissance comme le font les logiciens, mais sans se poser la question du fondement de son propre savoir ;

3.l'homme peut percevoir les phénomènes et les comprendre analytiquement tout en devenant conscient qu'il les saisit en tant qu'universaux, dans leurs essences, grâce à son intellect pur.

Chacune de ces intellections peut être définie comme un bayân ; mais la supériorité de la troisième est explicitement soulignée.

La suite du traité illustre cette division. Au premier type de savoir correspond le bayân simple (III 1). Le deuxième type de savoir est détaillé ensuite (III 2). L'exposé en est quelque peu confus. Il devrait être compris comme suit : la manifestation de la signification à l'intellect peut avoir lieu 1) par le truchement des sens et 2) par leur éveil dans l'intellect. Chacune de ces deux intellections peut avoir lieu directement, ou par inférence à partir des effets perçus. Ce qui suppose donc quatre modes de bayân ici :

1.1 a) la connaissance sensible immédiate ;

2.1 b) la connaissance inférée par le biais des sens, comme celle de Dieu en tant que créateur. Ainsi Dieu est-il connu à travers ses Beaux Noms, qui sont ses effets dans le monde ;

3.2 a) les données premières de l'intellect, celles qui servent de cadre à toute pensée ;

4.2 b) la connaissance dérivée dans l'intellect. Il est à noter que cette catégorie est implicite dans le texte lui-même. Le mouvement et la vie pris comme exemples s'observent à partir des données du sensible, mais il n'y a pas d'exemple de connaissance inférée à partir des intelligibles premiers (bidâyât al-'uqûl). Peut-être cette catégorie 2 b) s'allie-t-elle selon Jâbir avec la précédente 1 b) pour accéder aux connaissances métaphysiques. En tout cas, elle est sans doute incluse dans la troisième forme de bayân min tarîq al-ma'nâ mentionnée immédiatement après comme étant « pur intelligible » ('aqlî mahd).

III 3. Avec la mention du bayân divin, nous entrons au centre du propos théologique de Jâbir. Après l'explicitation sur le mode terrestre langagier, puis sur le mode intellectif, nous parvenons au stade ultime : la compréhension par impulsion et don divin. Mais il faut se souvenir que notre traité se situe dans la perspective de l'ultra-chiisme, non dans celle de la spiritualité musulmane courante. La citation coranique18 et les propositions qui suivent pourraient laisser croire qu'il fait allusion au don de la foi, comme expérience immédiate, qui s'impose au croyant avec autant de force qu'une perception sensible, sans laisser de place au doute. Et, de fait, l'élucidation mentale est ici incomparablement plus forte que dans la simple inférence mentionnée plus haut. Jâbir nous avait prévenu qu'il mélangerait les disciplines (cf. supra, I. 2). Alors qu'il évoquait plus haut (II. 2) une définition philosophique du bayân, nous passons ici au domaine des faits religieux (diyâna) avant d'aborder le discours final relevant de l'alchimie [cosmique]. Toutefois, s'il s'agit bien d'islâm, de religion et d'expérience de foi, ceci se situe dans le cadre de la gnose chiite. Car sa finalité est spécifiée en définitive « afin de signifier que l'instance [suprême], c'est la Noble Substance, qu'aucune substance ne dépasse en noblesse » (li-yadulla 'alâ anna l-mutawallâ huwa l-jawhar al-sharîf alladhî lâ jawhar ashraf min-hu). Quelle est cette noble substance, la plus noble de toutes ? Ici, « substance » doit s'entendre dans le sens théosophique propre au vocabulaire jâbirien19, qui mentionnait plus haut al-jawâhir al-basîta al-rûhâniyya, à savoir les anges de la hiérarchie spirituelle, qui communiquent aux hommes les messages de l'Intellect et de l'Ame Universels. La Noble Substance, c'est l'Intellect lui-même, dans son acception gnostique : c'est le ‘Ayn, pour reprendre le terme utilisé dans le Livre du Glorieux (Corbin, 1986 : 3e partie), à savoir l'imam lui-même, dans sa dimension métaphysique pure.

IV. 1. C'est la seule partie du texte qui a retenu l'attention des chercheurs jusqu'à présent (Kraus, 1930 : 41 sq ; Marquet, 1988 : 98). Le texte du Livre de l'Explication nous transporte d'emblée dans la logique propre à l'imamologie jâbi-rienne. À l'instar des autres courants ultra-chiites, l'école jâbirienne distinguait le rôle du prophète parlant (nâtiq ; comme Moïse, Jésus, Muhammad) de celui de l'imam « silencieux » (sâmit, car ne promulguant pas de Loi, mais explicitant la Loi édictée par le nâtiq). Adoptant une position extrême, il donnait la préséance au Silencieux sur le Parlant (Corbin, 1986, 3e partie). Le Silencieux devenait même l'image humaine parfaite en Dieu, précédant la création d'Adam, le visage éternel de la divinité. Ce faisant, il s'engageait dans une certaine difficulté doctrinale : comment envisager que la même personne (c'est bien le terme de shakhs qui est employé) puisse simultanément désigner l'ineffable face divine, et un imam terrestre manifesté, comme 'Alî ou Ja'far al-Sâdiq ? En fait, nous l'indiquions plus haut, la fonction imamique se pluralise pour Jâbir en une hiérarchie de cinquante-cinq ashkhâs décrits dans son Livre des Cinquante en termes très elliptiques. Le Parlant historique (Muhammad) a manifesté un aspect extérieur du Silencieux métaphysique, tout comme le Silencieux historique (‘Alî) en a manifesté l'aspect ésotérique. En ce sens l'imam terrestre peut être dit divin et humain à la fois (ilâh wa-bashar, lâhûtî wa-nâsûtî- éd. Kraus, 1935 : 498). Mais revenons au texte.

Le personnage historique qualifié de Bayân est produit historiquement dans le monde (muhdath). Cela, nous dit Jâbir, à des fins de siyâsa : il importe de ne pas traduire trop vite ce terme par « politique » ou « pouvoir », car la maîtrise suggérée ici est surtout celle de la guidance des âmes vers leur fin eschatologique, comme la suite du texte le montre. Cette personne est rapprochée du bayân divin car :

1.elle correspond à sa définition. Cette personne envoyée sur terre n'est pas étrangère à l'imam céleste ; ses attributs sont les siens. Plus encore,

2.elle est issue du même agent qui a produit le divin bayân. Leur origine est commune. On peut ici référer aux célèbres hadîth-s chiites où Alî et Muhammad sont décrits comme les premiers créés, verbes primordiaux énoncés par l'inconnaissable et insondable divinité.

 Le bayân terrestre est donc la manifestation du Verbe divin sur Terre. Il est à la fois divin et humain, pour reprendre l'expression du Livre des Cinquante. Le passage par le symbolisme des lettres est ici très expressif. Il illustre le rapport entre le Verbe archétype et immuable, le Alif imprononçable, grâce à qui de la vocalisation, donc du sens, peut être produit20. Alors, à qui identifier le Bayân ? Serait-il un nouveau prophète parlant (Kraus, 1943) ? Un Orphelin investi d'une mission eschatologique ? Nous ne pensons pas qu'il faille scinder ici de façon nette la fonction du prophète-législateur de celle d'imam-initiateur ou du portail et des autres dignitaires du système jâbirien. Chacune de ces personnes, nous l'avons dit plus haut, exprime un aspect de la nature de l'imam. Mais parmi les cinquante-cinq titres de dignitaires religieux énumérés par Jâbir dans le Livre des Cinquante ne figure précisément pas celui de bayân. Notre texte nous affirme simplement qu'il dérive de la Noble Substance, et qu'il est la Cause Première. S'agis-sant de l'ultime moment de l'histoire cyclique de l'humanité, où tout ce qui est caché doit être révélé, la différence de fonction entre parlant et silencieux serait vidée de son sens.

Tâchons de cerner la mission terrestre de cette figure messianique. Ce Hamza s'est manifesté par le passé (zahara). À quel moment de l'histoire ? La suite du texte signalant qu'on lui doit la composition des livres21, l'instauration des métiers et des arts salvifiques montre que ce n'est pas une seule personne qui est visée ici, mais une fonction d'imam-prophète qui a traversé toute l'histoire. Les grandes figures de l'Antiquité sont sans doute également visées ici. Chaque peuple, chaque cycle historique, sans doute, a reçu de la part du Hamza de son époque ce qui convenait à ses propres capacités de réception.

 

La phrase incise et assez embrouillée sur les « effets » du Hamza qui sont confondus par certains avec lui-même, sont sans doute à mettre en rapport avec les nombreuses querelles ayant agité le monde du chiisme : notamment celles ayant concerné la succession de Ja'far al-Sâdiq, que Jâbir considère comme investi d'une mission de niveau prophétique, et aux débats autour de la préséance entre elles des différentes figures imamiques.

IV. 2. Puis le texte passe à l'évocation de l'apparition de ce Hamza aux temps présent et au futur. Il se place en effet dans une perspective explicitement cyclique. Les âmes humaines, nous l'avons signalé plus haut, connaissent plusieurs existences terrestres leur permettant de croître et de se conformer au modèle ima-mique, comme nous l'expliquions plus haut. Le terme utilisé pour désigner ces retours est d'origine alchimique : takrîr, la réitération d'une opération afin d'en parfaire le résultat. Chaque existence permet à l'individu de se purifier à travers les épreuves. Ici, le « châtiment douloureux » évoqué dans le Coran ne correspond pas aux tourments de l'enfer, mais à l'épreuve d'une nouvelle réincarnation avilissante agissant comme une opération purificatrice. Ce n'est pas un hasard si ici également c'est l'alchimie qui illustre ce processus avec l'image de la calcination des métaux. L'alchimie, nous le disions, ne correspond pas à une figuration allégorique de la transmutation humaine, elle en est l'agent actif. Car la compréhension transmute la personne.

IV 3. Le texte passe enfin à un discours prédictif annonçant la venue prochaine de ce personnage. Il affirme trois points à son sujet :

1.Il viendra à un moment de l'histoire astrologiquement déterminé. On ne peut s'empêcher de penser bien sûr aux spéculations diffusées en milieu qarmate et ismaélien fatimide sur l'avènement des bouleversements eschatologiques, étudiées notamment par de Goeje dans les Carmathes de Bahrein et les Fatimides ; et les remarques d'Yves Marquet dans plusieurs de ses articles sur la date de 316 A. H. (928 A. D.) correspondant à une conjonction de Jupiter et de Saturne dans le Sagittaire. Notons cependant l'extrême discrétion du présent texte. Il se borne à signaler une conjonction dans le Sagittaire, mais sans préciser quelles planètes seraient concernées.

2.Il viendra restaurer les sciences délaissées à un moment de grande décadence religieuse. Nous retrouvons ici un des thèmes courants dans l'eschatologie musulmane : les temps derniers seront à la fois ceux de la plus profonde dépression en matière spirituelle, et ceux où les hommes seront les plus réceptifs à la proclamation du nouveau message. Cette restauration des sciences aura lieu d'abord par la diffusion d'ouvrages écrits. Une entreprise comme celle de l'édition du corpus jâbirien, cela transparaît à travers maints traités, se définissait elle-même comme l'un des éléments majeurs préparant cette parousie du Bayân, visiblement attendue de façon assez prochaine et imminente.

3.Après une période de persuasion par les livres et la science, il entreprendra un combat armé. Nous nous trouvons là aussi en présence d'un stéréotype de la littérature apocalyptique traditionnelle. Le Bayân reprend en quelque sorte le modèle muhammadien : après une période d'enseignement, il passerait à une phase « médinoise » de sa mission. Il subsistera une partie de l'humanité qui sera inaccessible à tout appel vers la Vérité. La présence et l'action du Bayân ne changera rien en eux, pas plus que chez les adversaires de Alî parmi ses contemporains22.

Les événements afférents à la venue de cette parousie ne sont pas décrits, mais on peut deviner qu'il s'agit des moments ultimes de l'histoire sacrale en tant que telle, et non de la clôture d'un cycle parmi d'autres. La campagne militaire du Bayân vient mettre fin aux cycles des « réitérations ». Les trésors enfouis dans l'Antiquité lui sont destinés : il matérialise donc bien la fin (dans les deux sens du terme) de l'évolution historique de l'humanité.

Une dernière remarque enfin. On se souvient qu'il a bel et bien existé un hérésiarque kaysânite ayant porté le nom de Bayân, à savoir Bayân ibn Sam'ân al-Tamîmî (ou : al-Nahdî), exécuté avec Mughîra ibn Sa'îd en 737 A. D. à Koufa par le gouverneur ommeyade Khâlid al-Qasrî. Abu Hâshim, le fils et successeur supposé à l'imamat de Muhammad b. al-Hanafiyya, étant mort sans successeur mâle, Bayân revendiqua pour lui-même sa wisâya ; selon certaines sources, il se considérait même comme prophète (nabî) et s'appliquait le verset coranique III, 138 : « Ceci est une explicitation (bayân) pour les hommes, une guidance (hudâ) et une adresse aux gens pieux ». Bayân aurait enseigné que Dieu avait un corps ; qu'il existait une divinité dans le Ciel, et une autre sur terre23. Il n'est bien sûr pas question d'établir un lien direct entre son enseignement et un traité jâbi-rien postérieur de deux siècles peut-être. Notons cependant certains points de rapprochements assez prégnants. 1) En proclamant son investiture à l'imamat, le simple mawlâ vendeur de paille qu'était Bayân affirme que l'ascendance alide n'est pas une condition nécessaire et suffisante pour accéder à cette fonction ; nous retrouverons dans la doctrine jâbirienne de l'Orphelin une position voisine. 2) L'existence d'un Dieu sur terre face à celui du Ciel résulte sans doute d'une simplification outrancière des hérésiographes. Nous venons en tout cas de constater chez Jâbir l'idée que le Sâmit représente à la fois la face éternelle de Dieu et la personne historique de l'imam du temps.

Bref, il n'est pas impossible que les idées professées par Bayân b. Sam'ân aient continué à se diffuser dans les milieux chiites, auprès des disciples d'autres imams et notamment ceux de Ja'far al-Sâdiq, en y laissant au passage la trace de certaines spéculations sur son propre prénom.

Au total, les conceptions eschatologiques se dégageant de ce texte pourraient être résumées en trois points :

1) Nous constatons que l'empressement de Jâbir à définir les conditions historiques exactes de la venue des événements eschatologiques est faible. Son propos est plutôt d'ordre gnostique. Il voit l'humanité progressant de cycle en cycle, s'extrayant progressivement de l'enfer de l'ignorance, et est persuadé que les sciences occultes et l'alchimie en particulier sont un facteur puissant de salvation en ce monde. Et c'est cela qui lui importe : quant un homme accède par la gnose au degré de l'Orphelin face à l'imam, il devient tel que l'imam lui-même. En ce sens, on peut dire que l'histoire, pour lui, est accomplie au moment même de cette intellection.

2) La parousie historique du Bayân ne se réduit toutefois pas à un simple symbole ; ni au retour d'un prophète-législateur comme les précédents. Le prophète parlant, note Jâbir dans le Livre des Cinquante, vient pour indiquer le silencieux ; mais le silencieux, lui, n'indique personne. C'est qu'il est lui-même le Tout, le but de l'histoire. Certes, le Hamza terrestre n'est pas identique au Alif céleste, prévient notre texte ; c'est qu'il est, à l'instar de l'imam, divin et humain à la fois. Il est la Cause Première. Il est donc ce qu'il vient proclamer. Il est Parlant et Silencieux, énoncé et signification à la fois. Dans le Livre de la Connaissance compréhensive, Jâbir fait allusion aux cinquante-cinq personnes comme autant de voies de purification, puis ajoute : « Toutes ces [cinquante-cinq personnes] convergent vers une chose unique, qui est le Résurrecteur (Qâ'im) » (éd. Kraus, 1935 : 553). Il semble légitime, au vu de tout ce qui précède, d'inférer que le qâ 'im et le bayân correspondent bien à une figure unique : celle qui n'apportera pas un nouveau sens à l'histoire humaine, mais qui constituera elle-même ce sens24.

3) Il nous semble toutefois que la perspective jâbirienne ne correspond pas à une voie étroitement individuelle, à l'addition de parcours initiatiques isolés. Il existe une solidarité entre tous les membres du genre humain25. Nous avions analysé ailleurs (Lory, 1989 : 111) la perspective grandiose de la construction du Grand Homme mentionné dans le traité jâbirien le Passage de la puissance à l'acte, synthèse universelle à laquelle tous les initiés participent. Notons dans le Livre de l'Explication le curieux pluriel mentionné en tête du paragraphe. IV. 2. : « Sache cela, ô mon frère, afin que tu ne t'égares pas et que nous n'ayons pas à subir de nouvelles réitérations... ». Ce pluriel, présent dans nos deux versions A et B, peut certes résulter de l'oubli d'un point (na ûd pour ta‘ûd) par un copiste. Mais il peut aussi attester combien pour Jâbir la salvation de l'humanité hors des cycles de réincarnations passe réellement par la délivrance de chacun des humains.

 

Bibliographie

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Glossaire

 

Plérôme : terme repris du vocabulaire des gnostiques chrétiens, désignant le monde des êtres célestes (anges notamment) tel qu'il existe dans sa plénitude.

 

Arts salvifiques : dans les doctrines ésotériques, il s'agit de sciences et/ou techniques dont la pratique aide l'âme humaine à se débarrasser de l'ignorance et à accéder après la mort physique à un niveau spirituel supérieur. Ainsi l'alchimie, l'astrologie, certaines approches de la théurgie.

 

Notes

 

1  2 982 titres selon le répertoire établi par P. Kraus (1943) ; auxquels F. Sezgin (1971 : 268-269) a ajouté 30 nouveaux, issus de manuscrits découverts depuis. Cette ampleur du corpus jâbirien, a toutefois rappelé S. Numanul Haqq (1994 : 11-14) non sans quelque raison, doit sans doute être réévaluée à la baisse.

 

2  Ainsi concluait-il son dernier texte sur la question (Kraus 1941/2 : 97) : « (Jâbir) puise dans l'arsenal des doctrines du chiisme extrémiste, avec le seul but de les dépasser et de construire, avec les matériaux ismaéliens et d'autres, un système original, [...] où l'ensemble des sciences grecques est mis en œuvre pour sublimer les doctrines religieuses de l'époque en une "théoso-phie" nouvelle ».

 

3  Au nombre desquels figurent les grands philosophes de l'Antiquité : « La plupart des philosophes étaient en effet des prophètes, comme Noé, Idrîs, Pythagore, Thalès l'ancien et ainsi de suite jusqu'à Alexandre... » (Livre de la Recherche, éd. Kraus, 1935 : 509).

 

4  A : yahillu ou yuhillu ; B : yuhallilu (?) : sans aucun signe diacritique. Peut-être faut-il lire : takhallala, se mêler à.

 

5  B : ahad. A : ajall, « la plus élevée ».

 

6  « nos maîtres » désignent ici les imams.

 

7  B : kilâ-humâ wâhid. A : al-'ilm wâbid.

 

8  Traités de la collection des Cinq cents Livres, dont seuls les titres mentionnés ici nous sont parvenus. (Kraus, 1943 : 110).

 

9  Hadîth rapporté dans les collections canoniques. Voir notamment Sahih al-Bukhârî, Jibb, 51 ; ou Sahih Muslim, Jumu'a, 47.

 

10  (Sic.) Peut-être la deuxième et troisième forme se trouvent-elles regroupées en fait pour l'auteur.

 

11  C'est-à-dire, les cinquante-cinq ordres d'initiés de niveau angélique intervenant dans l'économie du salut ; cf. supra.

 

12  B : li-kaylâ tadilla. A : li-kaylâ nasbura, « afin que nous n'ayons pas à patienter ».

 

13  B : raskh. A : rashh. Un usage (non généralisé) définit naskh, maskh, faskh et raskh comme les réincarnations dans des formes viles respectivement humaines, animales, végétales et minérales.

 

14  B : tarakû. A : tazkû, « et que soient purifiées (leurs natures) ».

 

15  Litt. : ghayr ashkhâs al-'azama, c.-à-d. n'ayant pas acquis le niveau spirituel permettant d'intégrer le plérôme angélique.

 

16  Peut-être faut-il lire Khalaqa al-insân wa-l-bayân, par référence aux versets 3 et 4 de la sourate LV. Ce dernier texte coranique était souvent invoqué par les alchimistes, notamment du fait de la mention de la balance (versets 7-9). Notons en outre que cinquante-cinq est précisément le nombre des grades de la hiérarchie ésotérique selon Jâbir : pour des raisons qui ne sont peut-être pas qu'astronomiques.

 

17  Cité par Ibn Qutayba dans le chapitre des 'Uyûn al-akhbâr intitulé Kitâb al-'ilm wa-al-bayân, Ja'far al-Barmakî, dignitaire abbasside bien connu et lettré à ses heures, aurait été disciple et ami de Jâbir et auteur d'ouvrages alchimiques, selon une tradition assez douteuse mentionnée dans le corpus lui-même et attestée déjà chez Ibn al-Nadîm.

 

18  La mention du verset coranique est à signaler, car Jâbir n'en est pas prolixe de façon générale. Il ne cite pas les versets coraniques signalant le terme de bayân lui-même, comme III 138 ; XVI ; 89 ; LXXV, 19 ; LV, 4. Pour lui en effet, le texte coranique n'est vraisemblablement qu'un bayân lafzi, un appui temporairement utile permettant de mener l'esprit humain vers les formes supérieures d'explicitation. Le point important est encore au-delà, dans la manifestation de ce bayân sous forme humaine.

 

19  À noter que cette expression peut aussi désigner la pierre philosophale ; ou encore, la matière première dans la doctrine d'Empédocle (Livre de la Pierre, éd. Holmyard, 1928 : 21).

 

20  À noter que le Livre des Cinquante, tout comme le Livre de l'Explication, utilise le registre grammatical pour introduire son discours sur l'imamat (éd. Kraus, 1935 : 493 sq).

 

21  Qui ne correspondent sans doute pas uniquement aux livres sacrés, mais aussi à tous ceux qui fondent les différentes sciences ésotériques dont, bien sûr, l'alchimie.

 

22  Dans le Livre de l'Ami (Kitâb al-Khalîl), Jâbir signale même que l'ami de l'imam qui n'a pas perçu sa véritable essence devra lui aussi subir une réitération : la simple dévotion ne suffit pas, c'est le 'ilm qui est requis (Abu Rida, 1985 : 82-83).

 

23  Notices à son sujet chez Nawbakhtî, Firaq al-shî'a ; Qummî, K. al-maqâlât wa-al-firaq ; Ash'arî, Maqâlât al-Islâmiyyîn ; Baghdâdî, Al-farq bayn al-firaq.

 

24  Une telle conception n'est bien sûr pas propre à la pensée jâbirienne, on la retrouve notamment dans le druzisme ou l'ismaélisme nizârî ; cf. pour ce dernier, le travail décisif de C. Jambet, 1990.

 

25  En se rappelant que pour Jâbir, certains êtres possèdent une apparence humaine, sans être des hommes quant à leur nature profonde ; d'où leur réincarnarion sous des formes animales, végétales ou minérales.