Par Pierre Lory
Le Corpus
des écrits attribués à l'alchimiste Jâbir ibn Hayyân, achevé vraisemblablement
dans la première moitié du Xe siècle, contient des éléments d'une doctrine
eschatologique ultra-chiite assez originale. Celle-ci ne se prononce pas sur
les questions de succession de l'imamat qui avait déchiré le mouvement chiite.
Pour elle, la rencontre avec l'Imam a lieu par le truchement du savoir, et tout
particulièrement par la compréhension des secrets de l'alchimie, science
totale, universelle. Le présent article tente d'en dégager des données
nouvelles à partir de l'analyse du traité Kitâb al-Bayân. Ce texte suggère que
la libération collective de l'humanité des chaînes de l'ignorance aura lieu
grâce à la diffusion de ces sciences ésotériques. À la fin des temps, un
personnage messianique divino-humain désigné comme le Bayân viendra rendre
manifeste le caché, et accomplir ainsi le destin de l'humanité entière.
L'imposant
corpus des œuvres attribuées à Jâbir ibn Hayyân1 intéresse principalement, on
le sait, l'alchimie et la pharmacopée, la philosophie et les sciences
naturelles, la magie et les sciences occultes. Il serait plus exact en fait de
dire que son propos tend à souligner la solidarité profonde, la cohérence
intime qui noue ensemble toutes ces disciplines. L'entreprise la plus originale
de l'école jâbirienne aura été d'élaborer un système de correspondances entre
phénomènes naturels et mécanismes linguistiques, la Balance des Lettres (mîzân
al-hurûf). Rien n'échappe à cette lecture totalisante du milieu humain — y
compris bien sûr sa finalité et son accomplissement historique. Nous voudrions
attirer ici l'attention sur un traité jâbirien intitulé le Livre de
l'Explication (Kitâb al-Bayân), qui révèle les liens existant entre
l'explication linguistique, l'élucidation intellectuelle, le Grand Œuvre
alchimique et la manifestation eschatologique d'un personnage prophétique
désigné précisément comme le Bayân. Mais il importe de revenir quelque peu sur
les présupposés de l'ultra-chiisme jâbirien.
La dimension
eschatologique du message jâbirien affleure en effet dans plusieurs parties du
Corpus, mais d'une façon fragmentée et allusive. C'est la raison pour laquelle
Paul Kraus, après avoir publié son magistral Jâbir ibn Hayyân — Contribution à
l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam (1942/1) et son répertoire
analytique des œuvres jâbiriennes (1943), avait eu pour projet de rédiger un
troisième volet traitant des doctrines religieuses de l'école jâbirienne, et
tout particulièrement de leur rapport avec l'ismaélisme. Son point de vue,
notons-le, avait sensiblement évolué au fil des années. Dans un premier article
(Kraus, 1930), il considérait Jâbir comme un membre déclaré de la da'wa
ismaélienne pro-fatimide. L'originalité de la position jâbirienne lui apparut
cependant de plus en plus au fil de ses recherches2. Sa fin tragique empêcha la
maturation du projet d'une synthèse définitive. Toutefois, nous avons eu
l'occasion de consulter les éléments de ses notes manuscrites conservées alors
à l'IFAO au Caire lors de deux missions en Egypte en 1988 et 1989 : il comporte
à l'état de brouillons des chapitres destinés à composer ce dernier grand
travail d'érudition. Ces textes sont assez fragmentaires et non publiables en
l'état ; nous en avons résumé les tenants essentiels dans une précédente
publication (Lory, 1989 : 155 sq). La thèse défendue par Kraus était que les
auteurs jâbiriens auraient en quelque sorte travesti des éléments d'une gnose
ultra-chiite sous des spéculations alchimiques ou astrologiques visant à
justifier indirectement la théorie de la venue prochaine d'un mahdi (fatimide
?) et à annoncer un bouleversement universel amenant l'abolition de la charia
qui leur était contemporaine. Cette perspective a été adoptée, sous un angle un
peu différent, par Yves Marquet dans un ouvrage plus récent (1988). Nous avons
pour notre part entrepris une analyse systématique des doctrines ima-mologiques
de l'école jâbirienne dans Alchimie et mystique en terre d'Islam (1989). Le
présent article se veut un approfondissement de l'un des aspects de cette
imamologie : la figure du Qâ'im, du prophète-imam devant inaugurer l'ère
eschatologique de l'histoire humaine. Rappelons quelques points de cette vision
de l'histoire sacrale sous-tendant cette attente eschatologique.
Jâbir ibn
Hayyân se donne comme le disciple direct de l'imam Ja'far al-Sâdiq (m. en 765)
; la totalité de ses livres auraient été écrits avec l'aval, voire sous
l'inspiration ou même la dictée du Maître. Or, les travaux de P. Kraus l'ont
montré de façon convaincante, les traités jâbiriens ont en fait été rédigés
lors d'une période s'étendant du milieu du IXe au milieu du Xe siècle (Kraus,
1943 : LXV). Les passages imamologiques du Corpus jâbirien devaient donc
proposer des réponses à des questionnements posés aux mouvements pro-alides de
cette époque plus tardive, tout en maintenant la fiction d'un enseignement
ja'farien. L'originalité de la position jâbirienne réside justement dans sa
tentative de transcender les questions de la succession à l'imamat qui
divisaient le courant chiite à cette époque, laquelle recouvre, on le constate,
la période de l'Occultation mineure des Duodécimains.
Les auteurs jâbiriens manifestent en effet des
tendances concordistes. Dans le trente-huitième chapitre du Livre des Cinquante
(K al-Khamsîn, éd. Kraus, 1935 : 495 sq), ils énumèrent les questions de
succession qui s'étaient posées aux Alides depuis la mort de 'Alî jusqu'à la
désignation du successeur de Ja'far al-Sâdiq. Ils suggèrent la possibilité de
l'existence d'un double imamat et, pour chaque imam d'un discours pluriel
variant en fonction de l'auditoire (Lory, 1989 : 92-93 ; 96). Ils ne se
risquent pas à spéculer sur la situation qui prévaudra après l'imamat de Mûsâ
al-Kâzim (m. en 799). Mais ils introduisent par contre une hiérarchie des
figures d'initiés, de cinquante-cinq formes de « personnes spirituelles »
(ashkhâs rûhâniyya) participant à la fois des natures humaine et angélique, et
constituant sans doute moins les dignitaires d'une hiérarchie d'une
organisation constituée qu'une pluralisation des fonctions de l'imam parmi un
ensemble d'initiés chiites, chacun manifestant un de ses aspects dudit imam
(Kraus, 1942-2). Ces personnes, visiblement, ne symbolisent pas le plérôme
angélique guidant les hommes, elles le constituent. Essentielle ici est la
figure de l'Orphelin (al-Yatîm), désigné également comme le Glorieux
(al-Mâjid). L'Orphelin n'est pas alide par son ascendance charnelle, mais par
son degré de compréhension spirituelle qui fait de lui un authentique adopté
par l'imam, accédant aux plus hauts niveaux de la gnose (Corbin, 1986 : 3e
partie ; Lory, 1989 : 81-82). Point essentiel que nous trouverons en filigrane
dans la problématique du Livre de l'Explication.
Enfin, les
auteurs jâbiriens replacent leurs spéculations dans le cadre d'une histoire
sacrale profondément spiritualiste. Les âmes humaines, immergées dans les
ténèbres de la matérialité, sont invitées par les personnes prophétiques à
lutter pour parvenir petit à petit à la lumière de la gnose, et ce au cours de
« réincarnations » (takrîrât) successives. Le but pour chaque personne est
d'entrer dans le plérôme des « personnes spirituelles » angéliques car «
quiconque accomplit et profère la vérité est une personne spirituelle, surtout
s'il est engagé dans la voie de la science et de la vertu de par lui-même, par
disposition naturelle » (Livre de la Recherche, Kraus, 1935 : 508). Une fois
intégrée à ce plérôme selon l'une des cinquante-cinq fonctions mentionnées,
l'élu continue à y croître dans la pureté de la connaissance, se conformant de
plus en plus à l'exemple parfait qu'est l'imam. Ainsi l'Orphelin découvre-t-il
au bout de son parcours qu'il ne fait qu'un avec l'imam (Lory, 1989 : 79-84).
Le corpus
jâbirien ne mentionne pas la cause de la déchéance, mais il désigne en tout cas
le mal dont il entend délivrer les humains, à savoir l'ignorance. Or, l'élément
essentiel dans la lutte contre l'ignorance est, logiquement, la diffusion de la
science. Et c'est ici qu'intervient le rôle précis de l'alchimie dans
l'économie du salut. L'alchimie ne constitue pas ici un simple savoir sur les
minéraux, une discipline parmi d'autres. Elle représente le savoir des savoirs,
la science qui contient la clé de toutes les compréhensions possibles en ce
monde ; elle est la sagesse par excellence. Son origine n'est pas humaine ;
elle fait partie des savoirs ésotériques transmis par Dieu aux prophètes, aux
imams et aux grands saints3. L'alchimie révèle le secret intime du monde, qui
est la structure humaine elle-même. Elle constitue le savoir ultime sur l'Homme
Parfait, sur l'Imam lui-même, à l'instar du Coran et des autres livres sacrés :
d'où le titre de « sœur de la prophétie » que lui confère une version de la
Khidbat al-bayân (Corbin, 1986 : lre partie). La connaissance de la Pierre
Philosophale est, en ce sens, assimilable à la rencontre avec l'Imam, et opère
la transmutation de l'alchimiste lui-même en gnostique parfait, en Orphelin
adopté (Lory, 1989 : 48-53 ; 60-62) : cela en raison d'une doctrine jâbirienne
que nous ne pouvons aborder ici, celle de la transformation par la
connaissance, le connaissant se conformant intérieurement à ce qu'il comprend.
On saisit
dès lors combien nos alchimistes se sentent investis d'une mission initiatique
décisive. Dans l'histoire sacrale présentée par les auteurs jâbiriens, Ja‘far
al- Sâdiq et son enseignement représentent un sommet absolu ; le degré même de
la prophétie lui est conféré. Il aurait possédé la science complète — entendez,
dans le domaine de l'alchimie en particulier. Lui a succédé une période de
trouble. Qui prendra le relais dans la diffusion de cette science dont dépend
le devenir même de l'humanité ? Les initiés chiites de divers grades, parmi
lesquels les auteurs jâbiriens se comptent certainement eux-mêmes (Lory, 1989 :
102-103 ; 67 sq ; 72 sq ; 110). Au-delà de toutes les querelles sur la
désignation des imams chez les futurs Duodécimains, les Ismaéliens carmates ou
fatimides, le corpus jâbirien annonce la transition assumée par une hiérarchie
de savants, de gnostiques, qui assurent en quelque sorte collectivement la
mission de l'imam sur terre. Cette période n'est certes évoquée qu'en des
termes discrets et allusifs. Les auteurs jâbiriens se placent plus au niveau de
l'évolution générale des âmes humaines vers leur ultime finalité qu'à celui des
événements politiques. Mais ils mentionnent toutefois des signes censés se
produire visiblement, dans la société voire dans le cosmos.
Un des plus
importants de ces signes sera la venue d'un personnage messianique dont le
profil rappelle celui du mahdi, mentionné notamment dans un court traité
intitulé le Kitâb al-Bayân dont nous allons ici tenter une analyse
systématique. Ce personnage est évoqué de façon très sibylline. À la suite de
considération sur les différentes acceptions possibles du terme bayân, il est
désigné lui-même sous le titre de Bayân. Nous sommes donc apparemment bien
démunis pour élucider une doctrine eschatologique complète à partir de données
si allusives. Mais c'est précisément cette paucité qui a attiré notre
attention. L'auteur nous avertit d'entrée qu'il existe un lien entre les
différents niveaux du Bayân. En d'autre termes, il existe un lien entre les
éléments de la rhétorique et de l'acte de comprendre d'une part, et la
révélation eschatologique du sens de l'histoire de l'autre. De la même manière
qu'une métaphore ou un terme rare contiennent déjà présent en eux le sens que
l'opération de bayân vient expliciter, ainsi le sens de l'histoire est-il déjà
implicitement contenu dans les phénomènes apparents du monde terrestre. Mais
laissons plutôt parler le texte lui-même.
Le Livre de
l'Explication, dont nous donnons ici une traduction commentée, correspond au n°
785 du répertoire établi par Kraus (1943 : 109 ; Sezgin, 1971 : 251). Il fait
partie de la collection des Cinq cents Livres, collection jâbirienne tardive
dont P. Kraus situe l'achèvement vers 330/941 (Kraus, 1943 : LXV), et dont les
traités s'attardent plus sur les questions doctrinales, philosophiques, que les
collections les plus anciennes où la description matérielle des opérations
alchimiques tient une place prépondérante. Il existe deux autres traités
jâbiriens (n° 14-15 et 192 dans le répertoire) portant le même titre, mais dont
le contenu diffère de celui du présent Kitâb al-Bayân. Le texte que nous
suivons ici est celui qu'avait édité Holmyard en reprenant la lithographie de
Bombay publiée en 1891 (Holmyard, 1928 : 5-12 ; sans précision des manuscrits utilisés.
Ici : A), mais nous le corrigeons à l'aide du manuscrit de la Bibliothèque
nationale de Paris n° 5099 (fol. 174 b – 175 b ; ici B), souvent moins fautif.
Le Livre de l'Explication
Au nom de
Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !
I. 1. Louange à Dieu qui par son
explication (bi-bayâni-hi) guide les hommes bien guidés et par sa justice sauve
les croyants. Que Dieu accorde ses prières et son salut à son prophète
Muhammad, à sa famille et à ses compagnons en abondance.
2. Sache que l'ordonnance de ces
livres impose, comme nous l'avons expliqué (bayannâ) précédemment, de les
disposer selon un ordre gradué : il s'agit d'en nourrir le disciple
progressivement comme on alimente le petit enfant [d'abord] avec du lait. De
plus, la nécessité conduisait à répartir les parties différentes de ces sciences
entre les livres. Nous nous étions en effet engagé à exposer le contenu de
chacune d'elles selon son ordre propre, sans placer au commencement [une
explication] concernant la fin [de l'œuvre], ou inversement. La part propre à
chaque science se voit ainsi garantie. L'apprentissage de chaque discipline
impose pour celle-ci une position propre et obligée, en fonction de la facilité
de son accès pour l'esprit des étudiants. Il nous fallait donc éviter de
présenter la part d'une science quelconque sans introduire alors la part d'une
autre science au même degré [de difficulté]. De ce fait, ne t'étonne pas que
prenne place dans l'ensemble des exposés sur chaque science des mentions
d'autres disciplines4 : ne présume pas que nous cherchons à brouiller ta compréhension,
à mélanger l'alchimie à la religion, la religion à la philosophie etc. Une
telle impression de ta part serait erronée ; la vérité est ce que je viens de
l'expliquer, sache-le !
3. Le discours sur l'explication
(al-bayân) étant l'une5 des sciences de nos maîtres6— la paix soit sur eux ! —
devant être mise à la première place, sa démarche étant l'une des voies
indispensables qu'il importe de présenter [en premier] au disciple et dont il
doit être nourri, il était nécessaire que nous en fassions état dans ce livre
afin que l'aspirant à ces nobles sciences en apprenne la réalité et la
véracité, et qu'il en tire un grand profit. Comprends ce que nous te disons,
saisis notre intention et tu atteindras la félicité si Dieu — qu'il soit exalté
— le veut.
II. Le terme bayân, ô mon frère,
s'emploie dans deux sens, selon qu'il s'applique à la parole (qawl) ou à la
connaissance ('ilm) — ou bien, si tu veux, selon qu'il s'applique à la parole
ou à la signification (ma'nâ). Les deux (la connaissance et la signification)
désignent une chose unique7 ; apprends ceci dans les livres du Sens et du
sensible et de l'Intellect et de l'intelligible8, qui sont des traités de cette
collection, si Dieu - qu'il soit exalté - le veut. L'explication (bayân) se
rapportant à la parole d'abord est de plusieurs sortes.
1) Nous avons celle qui est décrite
comme étant l'éloquence (al-balâgba), s'agissant du bayân des rhétoriciens,
consistant à rassembler de nombreuses significations en peu de mots. C'est en
ce sens que l'on a dit : « Il y a de la magie dans le bayân »9. Ceci et les
formes apparentées [d'éloquence] reviennent à assurer à des significations une
bonne réception dans l'esprit [de l'auditeur] et une compréhension rapide grâce
à la beauté et à l'agencement des termes, au choix d'expressions familières et
faciles à saisir pour l'auditeur, de préférence à des termes étranges ou trop
recherchés.
2) Une deuxième forme de bayân
appliqué aux mots, est ce qui relève du commentaire, de l'explicitation, de la
répétition d'un même sens au moyen de vocables différents ; il n'est utile qu'à
l'homme dépourvu d'intelligence.
3) Une troisième forme est le bayân
spécifique. Elle est la [simple] allusion suffisante pour l'homme intelligent,
sagace, à l'esprit éveillé ; elle le dispense [du besoin] d'éclaircissements
explicites. Cette forme de bayân est nécessaire à ceux qui, par politique,
choisissent de faire comprendre à l'élite [initiée] ce que le commun des hommes
ne saisit pas, même si tous entendent ensemble ce même propos.
4) La quatrième forme de bayân
verbal, c'est la parole délivrant explicitement la signification visée par des
termes sans équivoque, qu'ils soient considérés ou non comme nobles par les
philologues.
III. 1. Voilà donc les différents
types de bayân verbal. Quant au second type de bayân, qui se rapporte à la
connaissance et à la signification, il se divise lui aussi en différentes
formes. 1) La première, c'est la [simple] connaissance d'une chose ; car le
fait [en tant que tel] de savoir une chose s'appelle bayân ou tibyân, l'objet
s'explicitant et devenant clair (yastabîn) dans l'esprit par l'acte de savoir.
C'est à cause de cet acte de savoir que l'on a appelé la parole explicative
bayân-cat cette parole conduit en effet vers la science, elle en est le chemin.
Il est deux sortes10 de connaissances : a) la connaissance globale, comme celle
de l'homme [qu'il est lui-même], et c'est le bayân inférieur, b) la
connaissance discriminante, comme celle de l'homme se sachant vivant,
raisonnable [nâtiq), mortel, et c'est une connaissance moyenne. Et c) la
connaissance doublement discriminante, par laquelle l'homme se connaît de par
son âme (nafs) et son intellect ('aqt) simples ; c'est le bayân supérieur.
Comprends cela et mets-le en pratique, tu seras sur la bonne voie si Dieu —
qu'il soit exalté — le veut.
2. La seconde forme, c'est la
manifestation de la signification (zuhûr al-ma'nâ), son épiphanie (tajallî-hî),
son dévoilement soit aux sens, soit à l'intellect. Elle peut s'effectuer selon
deux modalités : en manifestant soit l'essence de cette signification, soit son
action, son effet. Ce qui se manifeste dans son essence même, ce sont par
exemple les choses sensibles apparaissant aux sens du sujet percevant, lorsque
l'obstacle à leur saisie et à leur présence aux sens est enlevé, lorsqu'aucune
équivoque ni incertitude de quelqu'ordre n'entache plus la perception. Le bayân
intellectif, c'est par exemple la proposition positive ou négative, et les
évidences premières dans les intellects. Quant à ce qui se manifeste par son
effet renvoyant à lui, c'est par exemple le Créateur — béni et exalté soit-Il —
ou le mouvement, la vie, les substances spirituelles simples11, chaque chose
selon son degré propre d'explicitation (bayân). D'où cette parole prophétique
(khabar) affirmant au sujet des Noms divins qu'ils comportent un bayân.
3. La troisième forme d'explication
se rapportant au sens, c'est la Guidance — non pas sur le mode déductif, car ce
que nous venons de dire sur les effets renvoyant aux essences établit
clairement la preuve (de ce type) — mais ainsi que Dieu — béni et exalté
soit-Il — a dit : « Celui que Dieu veut guider, Il lui ouvre son cœur à l'
islâm ; celui qu'il veut égarer, Il lui resserre et oppresse le cœur comme s'il
avait à escalader le ciel » (Coran : VI, 125). Sache que ce dernier bayân
rentre dans toutes les autres formes d'explicitations. Sache cela, car c'est un
des immenses prodiges du Livre qu'il intervienne dans toutes les catégories (du
bayân). En tant que l'homme trouve en effet nécessairement (ce bayân) à partir
de lui-même lorsqu'il y prête attention, il est de l'ordre des choses sensibles
et perceptibles. En tant qu'il ne peut en douter lorsqu'il le rencontre, il
ressort aux intelligibles premiers. En tant qu'il est un effet et une
signification dérivée d'un agent efficient, renvoyant à cet agent, il relève
d'une des deux sortes (de bayân) renvoyant à autre chose qu'à elles-mêmes. En
tant qu'il s'impose à l'existence de celui chez qui il est présent, il
correspond à ce qui renvoie à sa propre essence. Et en tant qu'il est présent
dans l'esprit humain (nafs) sans origine sensible, il est pur intelligible.
Considère donc, ô mon frère, cette chose unique ; comment il lui advient des
états différents, alors qu'elle reste une en elle-même, afin de désigner que
l'instance [suprême], c'est la Noble Substance, qu'aucune substance ne dépasse
en noblesse. Voilà pourquoi toutes les significations des choses advenantes
sont ses effets. Sache cela, ô mon frère, que tu puisses bénéficier en de
nombreuses occasions dans les disciplines intellectuelles et les matières
religieuses.
IV. 1. Sache qu'il reste une forme de
bayân, existant (muhdath)dans le monde de la génération et de la corruption en
vue du gouvernement (siyâsa).Parmi l'ensemble des différents types de bayân, il
ressemble à ce très noble bayân divin, car il est conformé selon son modèle et
provient d'une action de son agent. Cependant, revêtu d'équivoque par le monde,
il apparut selon une signification différente de celui-là, appropriée au monde
et à ses habitants. Il est le hamza terrestre et en mouvement (mutaharrik, doté
de voyelles), non le Alifen repos [sâkin, non vocalisé] muet : car le Alifen
repos est le Silencieux. C'est ce Hamza vocalisé qui est à l'origine de toute
chose, le Compositeur des livres, l'Initiateur des métiers, des arts, des
sciences et des gouvernements (siyâsât) qui assureront le salut à tous ceux qui
se trouvent dans le monde de la génération et de la corruption
proportionnellement aux mérites et aux capacités de réception. Il manifeste
ainsi qu'il est la Cause première. Il pourra en dériver des effets se
comportant de façon semblable. Ceux qui ne connaissent pas [le Hamza]
estimeront que [ces hommes] sont Lui-même, non ses effets issus de Lui. Ces
hommes [= les effets] rédigeront des livres et entreprendront des actions dans
le monde, non de par eux-mêmes mais en s'ins-pirant de ce que Lui [le hamza] a
apporté, à titre de commentaires et de gloses explicatives. Voila – par mon
Maître — la différence entre Lui et eux.
2. Sache cela, ô mon frère, afin que
tu ne t'égares12 pas et que nous n'ayons pas à subir de nouvelles réitérations
(takrîr) ; car celui qui connaît en toute vérité cette noble personne et reçoit
la félicité de pouvoir la contempler, d'agir selon ses ordres et interdictions,
celui-là ne connaîtra plus d'autre réitération. Quiconque le verra n'atteindra
cependant pas [pour autant] ce degré, car il peut arriver que le voie celui qui
mérite la transformation avilissante sous forme animale (maskh) ou minérale13,
la réitération (takrîr) etc. Il n'appartient pas à ce dernier d'accéder à la
connaissance, même s'il a lu ses écritures. Ainsi Dieu a-t-il dit : « Ainsi
menons-nous les cœurs des criminels » (Coran : XV 12) ; ils ne croiront pas «
jusqu'à ce qu'ils aient vu le châtiment terrible » (Coran : X 87 ; 97), jusqu'à
ce qu'ils accomplissent le châtiment douloureux, se purifient, deviennent mûrs
en abandonnant14 leurs penchants naturels, leurs éléments ténébreux se
consumant à force de punitions subies comme le font les calcinations pour les
métaux ; sache cela.
3. Cette personne, ô mon frère, n'apparaîtra
qu'au moment des conjonctions déterminant les mutations (al-intiqâlât), lorsque
les sciences seront délaissées, les religions altérées et la corruption
générale. Elle provoquera alors un redressement de toute chose, et sa première
initiative sera de composer des livres sur les sciences éso-tériques laissées à
l'abandon, et de mettre en évidence leurs démonstrations. Puis elle se lèvera
l'épée à la main pour redresser les âmes ne pouvant être amendées par des
sciences et ayant encore besoin de réitérations sous des formes inférieures15,
car ces âmes sont semblables à la gale par son effet corrupteur et à
l'infection maligne dans les membres du corps. Pour cette noble personne ont
été préparés les trésors enfouis des temps anciens. Elle apparaîtra dans le
futur dans une conjonction du Sagittaire, sache cela.
Ayant exposé ce qui relevait du
bayân, que ceci soit la fin de ce traité, si Dieu — qu'il soit exalté — le
veut. Fin du Traité de l'Explication, avec la louange à Dieu, grâce à l'aide et
au succès qu'il nous a accordés. Que ses prières reviennent à notre seigneur
Muhammad et à sa famille, ses compagnons, qu'il leur accorde le salut en
abondance, perpétuellement. Louange à Dieu, Seigneur des mondes !
Commentaire
Le titre de
ce court traité semblera à première vue bien courant voire anodin, puisqu'il
est identique à celui de maintes oeuvres bien plus prestigieuses de la
littérature de langue arabe. Mais, on s'en sera aperçu, le sens ultime conféré
à bayân est ici très spécifique : il s'agit de la rencontre transformante avec
l'imam, avec la Cause Première, personne elle-même désignée comme le Bayân. Et
ici, on ne peut éviter d'établir un rapprochement avec la fameuse Khutbat
al-bayân, dans laquelle 'Alî aurait dévoilé à ses fidèles rassemblés dans la
mosquée de Koufa sa véritable nature d'agent cosmique. Le propos, dans les deux
textes, est finalement le même. Le texte de la Khutbat al-bayân était connu de
Jâbir, qui en cite un fragment dans son Livre de la Pierre (éd. Holmyard, 1928
: 22) ; et, plus tardivement, des passages alchimiques du célèbre prône ont été
transmis, et commentés par Jaldakî (Corbin, 1986 : lre partie). Que le terme de
bayân ait pu recouvrir des connotations escha-tologiques dans différents
milieux ésotéristes est suggéré par Massignon dans une note malheureusement
incomplète à propos du traité hallâjien Khulq al-insân wa-al-bayân,16qu'il
rapproche d'un [Kitâb al-] Bayân signalant l'année 290/902 comme date
messianique (Massignon, 1975 : III, 289).
I. 1.
L'Explication visée par le texte se précisera par la suite : il ne s'agit pas
du Coran en lui-même comme le donnerait à penser une exégèse première, mais de
toutes les formes de délivrance des ténèbres de l'ignorance, et en particulier
de l'enseignement et de la présence des imams-prophètes. Le titre de mahdi
n'est pas mentionné, mais la racine HDY n'estcependant pas absente de notre
texte, qui commence par référer aux hommes guidés sur la bonne voie
(al-muhta-dûn) ; et en III. 3 le bayân divin est identifié à la hidâya.
2. La
justification de la démarche ésotériste de Jâbir (discontinuité du discours,
éparpillement des données...) reprend ici un argument maintes fois évoqué au
cours du Corpus. L'image même de l'alimentation du nourrisson apparaît dans un
autre traité fondamental de l'ésotérisme imamologique de Jâbir, le Livre du
Glorieux (Corbin, 1986 : 185-186). Chaque traité, dit-il, doit s'adapter au
niveau de compréhension du lecteur, et suit donc un ordre plus rigoureux qu'il
n'y paraît. La suite du traité suggère que ce caractère graduel de l'exposé des
sciences occultes ne corresponde pas seulement aux étapes d'une initiation
individuelle au cours d'une vie individuelle, mais d'une explicitation d'un
contenu ésotérique d'un cycle de la hiéro-histoire à un autre. Le Kitâb
al-Bayân se pose comme l'annonce de la divulgation des sciences occultes par le
hamza terrestre devant se produire à l'horizon des temps.
Le point
essentiel soulevé ici par Jâbir, son avertissement, est le suivant : les
traités du corpus mêlent diverses disciplines et approches. Ceci est délibéré
et fait partie de l'originalité même de son approche alchimique et de son
vocabulaire (Lory, 1994). Un exemple très parlant de ce type d'ésotérisme, et
qui éclaire notre présent sujet, est la prédiction des deux Frères apparaissant
en plusieurs endroits du corpus, et notamment dans le Livre du Mystère caché
(K. al-sirr al-maktûm, éd. Kraus, 1935 : 333 sq ; Lory, 1989 : 97 sq). Les deux
Frères y sont décrits simultanément comme deux substances alchimiques (froide —
humide et chaude — sèche) ; comme deux personnages eschatologiques devant
apparaître à un moment situé dans l'histoire à venir ; et enfin comme le
chiffrage même du disciple alchimique sur sa voie vers l'initiation qui, à la
fin de son parcours, devient ces frères ; ou le frère de Jâbir, identique à
lui. Nous n'avons pas affaire ici, croyons-nous, à une utilisation outrancière
de l'allégorie, mais plutôt à la conviction que les trois ordres de phénomènes,
microcosmique (l'initiation du disciple), mésocosmique (l'œuvre alchimique) et
macrocosmique (le parachèvement eschatologique de l'histoire) correspondent à
des lois homologiques, voire identiques car relevant de mêmes cycles
(astrologiques) plus vastes. Cette remarque au sujet des deux Frères vaut tout
autant pour l'exposé sur le bayân qui va suivre.
II. La suite
du traité distingue clairement deux emplois du terme bayân : le bayân qui passe
par la médiation du langage, et celui qui correspond à une intellection
immédiate dans l'esprit humain. C'est la seconde acception qui intéresse le
plus l'auteur ; d'où, nous semble-t-il, sa discrétion à l'égard du bayân
coranique, truchement parmi d'autres d'une vérité qui doit être saisie
intérieurement pour exister.
Dans la
stylistique arabe classique, le terme de bayân s'approchait effectivement de la
notion d'éloquence (balâgha). Nous ne nous attarderons pas ici sur les
opinions, d'ailleurs changeantes au cours des siècles, des hommes de lettres
sur la définition précise de ces notions. Retenons simplement leur insistance à
définir ce bayân comme la qualité d'exprimer exactement une idée avec une
expression verbale concise, transmettant le message sans demander effort ni
réflexion de la part de l'auditeur. Selon une définition exemplaire attribuée à
Ja'far b. Yahyâ le Barmékide17 : « [Il y a bayân] lorsque le mot englobe toute
ta pensée et rend entièrement ton intention, en lui enlevant toute équivoque,
sans que tu ne fasses effort de réflexion [pour t'exprimer] ni qu'il y ait
besoin [...] d'interprétation [pour te comprendre] ». Cette notion d'adéquation
du sens à la parole et, partant, de facilité, d'immédiateté de la
compréhension, me semble essentielle. Elle est en effet transposable à
l'ésotérisme jâbirien, qui cherche à établir l'adéquation la plus précise entre
le discours apparent et la réalité cachée afin de susciter une sorte de saisie
illuminative. Jâbir cite, sans l'identifier comme tel d'ailleurs, le hadîth
connu selon lequel « dans l'éloquence réside de la magie ». Mais, alors que le
hadîth enjoignait de se méfier de cette éloquence — « allongez donc vos
prières, et raccourcissez vos sermons » —, notre texte y voit simplement une
confirmation de l'immédiateté de l'éveil de la compréhension chez l'auditeur.
Pour Jâbir,
l'ésotérisme du discours n'existe pas en lui-même, il résulte simplement de
l'épaisseur mentale des gens du commun : « À celui qui demande : pourquoi la
science des imams est-elle dissimulée, alors qu'ils sont dépositaires de la
vérité ? [je réponds :] ils ne la dissimulent aucunement, la vérité est
manifeste (zâhir). C'est votre propre ignorance, votre intentionnelle
négligence qui vous empêchent de constater » (Livre du Passage de la puissance
à l'acte, éd. Kraus, 1935 : 37-38). C'est dans une telle optique que le bayân
entendu dans son sens linguistique peut, selon le Livre de l'Explication,
correspondre à trois publics :
1.soit il
cherche à rendre une intention claire à de nombreuses personnes initiées ou
non, et utilise l'éloquence (al-balâgha).
2.soit il
s'adresse à des gens ignorants ou peu intelligents, et correspond alors à un
effort de glose sans recherche d'effets littéraires.
3.soit il
s'adresse à des initiés, et il lui suffit d'être une simple allusion bien formulée
pour que les destinataires du message le saisissent en totalité.
Plus
inattendue pour nous est la quatrième forme de bayân évoquée dans le traité,
celui que Jâbir évoque comme totalement explicite. En quoi ne serait-il pas
assimilable à la première ou la deuxième forme évoquée ici ? À quoi correspond
cette adéquation entre le mot et sa signification, qui ne serait pas
assimilable à de l'éloquence ou au commentaire ? Il faut à notre sens revenir à
une intention première des auteurs jâbiriens : celle des sciences occultes et
de l'alchimie. L'alchimie par exemple, est-il affirmé à maints endroits du
corpus jâbirien, ne peut pas être divulguée telle quelle car, même si ses
opérations étaient comprises, des utilisateurs immoraux pourraient en mésuser. La
divulgation ouverte — ce bayân explicite dont Jâbir fait ici état — ne pourra
donc avoir lieu que lorsque les conditions de maturité humaine du public seront
assurées : celles, précisément, qui correspondent à l'horizon eschatologique
signalé à la fin du traité (IV. 3.).
III. 1.
Jâbir a établi plus haut une identité entre la connaissance (‘ilm) et la
signification (ma‘nâ). Celle-ci ressortit à sa vision propre de la noétique,
toute imprégnée de néoplatonisme et de gnose. L'intellect humain, affirme-t-il,
est une substance simple, immatérielle, telle une pure lumière. Il est capable
en puissance de saisir tous les universaux contenus dans l'Intellect Universel
et l'Ame Universelle. L'homme terrestre peut parvenir à ce type de connaissance
dans une sorte d'illumination désignée comme ‘ilm. Cette forme de connaissance
est distinguée de la ma‘rifa, connaissance partielle attachée à la matérialité
des choses particulières, et simple étape dans l'acquisition du ‘ilm (Abû Rîda,
1984 : 52 sq). On comprend que le langage du bayân s'attache ici au sens, dans
ce qu'il a d'universel.
La
distinction que Jâbir établit entre les trois formes de connaissances (qu'il
annonce comme n'étant que deux !) peut être comprise comme suit :
1.un homme
peut comprendre sans analyser la nature de l'objet perçu ni celle de sa propre
compréhension. Il s'agit alors d'une connaissance naïve, au premier degré, ne
se posant aucune question ;
2.il peut
analyser l'objet de sa connaissance comme le font les logiciens, mais sans se
poser la question du fondement de son propre savoir ;
3.l'homme
peut percevoir les phénomènes et les comprendre analytiquement tout en devenant
conscient qu'il les saisit en tant qu'universaux, dans leurs essences, grâce à
son intellect pur.
Chacune de
ces intellections peut être définie comme un bayân ; mais la supériorité de la
troisième est explicitement soulignée.
La suite du
traité illustre cette division. Au premier type de savoir correspond le bayân
simple (III 1). Le deuxième type de savoir est détaillé ensuite (III 2).
L'exposé en est quelque peu confus. Il devrait être compris comme suit : la
manifestation de la signification à l'intellect peut avoir lieu 1) par le
truchement des sens et 2) par leur éveil dans l'intellect. Chacune de ces deux
intellections peut avoir lieu directement, ou par inférence à partir des effets
perçus. Ce qui suppose donc quatre modes de bayân ici :
1.1 a) la
connaissance sensible immédiate ;
2.1 b) la
connaissance inférée par le biais des sens, comme celle de Dieu en tant que
créateur. Ainsi Dieu est-il connu à travers ses Beaux Noms, qui sont ses effets
dans le monde ;
3.2 a) les
données premières de l'intellect, celles qui servent de cadre à toute pensée ;
4.2 b) la
connaissance dérivée dans l'intellect. Il est à noter que cette catégorie est
implicite dans le texte lui-même. Le mouvement et la vie pris comme exemples
s'observent à partir des données du sensible, mais il n'y a pas d'exemple de
connaissance inférée à partir des intelligibles premiers (bidâyât al-'uqûl).
Peut-être cette catégorie 2 b) s'allie-t-elle selon Jâbir avec la précédente 1
b) pour accéder aux connaissances métaphysiques. En tout cas, elle est sans
doute incluse dans la troisième forme de bayân min tarîq al-ma'nâ mentionnée immédiatement
après comme étant « pur intelligible » ('aqlî mahd).
III 3. Avec
la mention du bayân divin, nous entrons au centre du propos théologique de
Jâbir. Après l'explicitation sur le mode terrestre langagier, puis sur le mode
intellectif, nous parvenons au stade ultime : la compréhension par impulsion et
don divin. Mais il faut se souvenir que notre traité se situe dans la
perspective de l'ultra-chiisme, non dans celle de la spiritualité musulmane
courante. La citation coranique18 et les propositions qui suivent pourraient
laisser croire qu'il fait allusion au don de la foi, comme expérience
immédiate, qui s'impose au croyant avec autant de force qu'une perception
sensible, sans laisser de place au doute. Et, de fait, l'élucidation mentale
est ici incomparablement plus forte que dans la simple inférence mentionnée
plus haut. Jâbir nous avait prévenu qu'il mélangerait les disciplines (cf.
supra, I. 2). Alors qu'il évoquait plus haut (II. 2) une définition
philosophique du bayân, nous passons ici au domaine des faits religieux (diyâna)
avant d'aborder le discours final relevant de l'alchimie [cosmique]. Toutefois,
s'il s'agit bien d'islâm, de religion et d'expérience de foi, ceci se situe
dans le cadre de la gnose chiite. Car sa finalité est spécifiée en définitive «
afin de signifier que l'instance [suprême], c'est la Noble Substance, qu'aucune
substance ne dépasse en noblesse » (li-yadulla 'alâ anna l-mutawallâ huwa
l-jawhar al-sharîf alladhî lâ jawhar ashraf min-hu). Quelle est cette noble
substance, la plus noble de toutes ? Ici, « substance » doit s'entendre dans le
sens théosophique propre au vocabulaire jâbirien19, qui mentionnait plus haut
al-jawâhir al-basîta al-rûhâniyya, à savoir les anges de la hiérarchie
spirituelle, qui communiquent aux hommes les messages de l'Intellect et de
l'Ame Universels. La Noble Substance, c'est l'Intellect lui-même, dans son
acception gnostique : c'est le ‘Ayn, pour reprendre le terme utilisé dans le
Livre du Glorieux (Corbin, 1986 : 3e partie), à savoir l'imam lui-même, dans sa
dimension métaphysique pure.
IV. 1. C'est
la seule partie du texte qui a retenu l'attention des chercheurs jusqu'à
présent (Kraus, 1930 : 41 sq ; Marquet, 1988 : 98). Le texte du Livre de
l'Explication nous transporte d'emblée dans la logique propre à l'imamologie
jâbi-rienne. À l'instar des autres courants ultra-chiites, l'école jâbirienne
distinguait le rôle du prophète parlant (nâtiq ; comme Moïse, Jésus, Muhammad)
de celui de l'imam « silencieux » (sâmit, car ne promulguant pas de Loi, mais
explicitant la Loi édictée par le nâtiq). Adoptant une position extrême, il
donnait la préséance au Silencieux sur le Parlant (Corbin, 1986, 3e partie). Le
Silencieux devenait même l'image humaine parfaite en Dieu, précédant la
création d'Adam, le visage éternel de la divinité. Ce faisant, il s'engageait
dans une certaine difficulté doctrinale : comment envisager que la même
personne (c'est bien le terme de shakhs qui est employé) puisse simultanément
désigner l'ineffable face divine, et un imam terrestre manifesté, comme 'Alî ou
Ja'far al-Sâdiq ? En fait, nous l'indiquions plus haut, la fonction imamique se
pluralise pour Jâbir en une hiérarchie de cinquante-cinq ashkhâs décrits dans
son Livre des Cinquante en termes très elliptiques. Le Parlant historique
(Muhammad) a manifesté un aspect extérieur du Silencieux métaphysique, tout
comme le Silencieux historique (‘Alî) en a manifesté l'aspect ésotérique. En ce
sens l'imam terrestre peut être dit divin et humain à la fois (ilâh wa-bashar,
lâhûtî wa-nâsûtî- éd. Kraus, 1935 : 498). Mais revenons au texte.
Le
personnage historique qualifié de Bayân est produit historiquement dans le
monde (muhdath). Cela, nous dit Jâbir, à des fins de siyâsa : il importe de ne
pas traduire trop vite ce terme par « politique » ou « pouvoir », car la
maîtrise suggérée ici est surtout celle de la guidance des âmes vers leur fin
eschatologique, comme la suite du texte le montre. Cette personne est
rapprochée du bayân divin car :
1.elle
correspond à sa définition. Cette personne envoyée sur terre n'est pas étrangère
à l'imam céleste ; ses attributs sont les siens. Plus encore,
2.elle est
issue du même agent qui a produit le divin bayân. Leur origine est commune. On
peut ici référer aux célèbres hadîth-s chiites où Alî et Muhammad sont décrits
comme les premiers créés, verbes primordiaux énoncés par l'inconnaissable et
insondable divinité.
Le bayân terrestre est donc la manifestation
du Verbe divin sur Terre. Il est à la fois divin et humain, pour reprendre
l'expression du Livre des Cinquante. Le passage par le symbolisme des lettres
est ici très expressif. Il illustre le rapport entre le Verbe archétype et
immuable, le Alif imprononçable, grâce à qui de la vocalisation, donc du sens,
peut être produit20. Alors, à qui identifier le Bayân ? Serait-il un nouveau
prophète parlant (Kraus, 1943) ? Un Orphelin investi d'une mission
eschatologique ? Nous ne pensons pas qu'il faille scinder ici de façon nette la
fonction du prophète-législateur de celle d'imam-initiateur ou du portail et
des autres dignitaires du système jâbirien. Chacune de ces personnes, nous
l'avons dit plus haut, exprime un aspect de la nature de l'imam. Mais parmi les
cinquante-cinq titres de dignitaires religieux énumérés par Jâbir dans le Livre
des Cinquante ne figure précisément pas celui de bayân. Notre texte nous
affirme simplement qu'il dérive de la Noble Substance, et qu'il est la Cause
Première. S'agis-sant de l'ultime moment de l'histoire cyclique de l'humanité,
où tout ce qui est caché doit être révélé, la différence de fonction entre
parlant et silencieux serait vidée de son sens.
Tâchons de
cerner la mission terrestre de cette figure messianique. Ce Hamza s'est
manifesté par le passé (zahara). À quel moment de l'histoire ? La suite du
texte signalant qu'on lui doit la composition des livres21, l'instauration des
métiers et des arts salvifiques montre que ce n'est pas une seule personne qui est
visée ici, mais une fonction d'imam-prophète qui a traversé toute l'histoire.
Les grandes figures de l'Antiquité sont sans doute également visées ici. Chaque
peuple, chaque cycle historique, sans doute, a reçu de la part du Hamza de son
époque ce qui convenait à ses propres capacités de réception.
La phrase
incise et assez embrouillée sur les « effets » du Hamza qui sont confondus par
certains avec lui-même, sont sans doute à mettre en rapport avec les nombreuses
querelles ayant agité le monde du chiisme : notamment celles ayant concerné la
succession de Ja'far al-Sâdiq, que Jâbir considère comme investi d'une mission
de niveau prophétique, et aux débats autour de la préséance entre elles des
différentes figures imamiques.
IV. 2. Puis
le texte passe à l'évocation de l'apparition de ce Hamza aux temps présent et
au futur. Il se place en effet dans une perspective explicitement cyclique. Les
âmes humaines, nous l'avons signalé plus haut, connaissent plusieurs existences
terrestres leur permettant de croître et de se conformer au modèle ima-mique,
comme nous l'expliquions plus haut. Le terme utilisé pour désigner ces retours
est d'origine alchimique : takrîr, la réitération d'une opération afin d'en
parfaire le résultat. Chaque existence permet à l'individu de se purifier à
travers les épreuves. Ici, le « châtiment douloureux » évoqué dans le Coran ne
correspond pas aux tourments de l'enfer, mais à l'épreuve d'une nouvelle
réincarnation avilissante agissant comme une opération purificatrice. Ce n'est
pas un hasard si ici également c'est l'alchimie qui illustre ce processus avec
l'image de la calcination des métaux. L'alchimie, nous le disions, ne
correspond pas à une figuration allégorique de la transmutation humaine, elle
en est l'agent actif. Car la compréhension transmute la personne.
IV 3. Le
texte passe enfin à un discours prédictif annonçant la venue prochaine de ce
personnage. Il affirme trois points à son sujet :
1.Il viendra
à un moment de l'histoire astrologiquement déterminé. On ne peut s'empêcher de
penser bien sûr aux spéculations diffusées en milieu qarmate et ismaélien
fatimide sur l'avènement des bouleversements eschatologiques, étudiées
notamment par de Goeje dans les Carmathes de Bahrein et les Fatimides ; et les
remarques d'Yves Marquet dans plusieurs de ses articles sur la date de 316 A.
H. (928 A. D.) correspondant à une conjonction de Jupiter et de Saturne dans le
Sagittaire. Notons cependant l'extrême discrétion du présent texte. Il se borne
à signaler une conjonction dans le Sagittaire, mais sans préciser quelles
planètes seraient concernées.
2.Il viendra
restaurer les sciences délaissées à un moment de grande décadence religieuse.
Nous retrouvons ici un des thèmes courants dans l'eschatologie musulmane : les
temps derniers seront à la fois ceux de la plus profonde dépression en matière
spirituelle, et ceux où les hommes seront les plus réceptifs à la proclamation
du nouveau message. Cette restauration des sciences aura lieu d'abord par la
diffusion d'ouvrages écrits. Une entreprise comme celle de l'édition du corpus
jâbirien, cela transparaît à travers maints traités, se définissait elle-même
comme l'un des éléments majeurs préparant cette parousie du Bayân, visiblement
attendue de façon assez prochaine et imminente.
3.Après une
période de persuasion par les livres et la science, il entreprendra un combat
armé. Nous nous trouvons là aussi en présence d'un stéréotype de la littérature
apocalyptique traditionnelle. Le Bayân reprend en quelque sorte le modèle
muhammadien : après une période d'enseignement, il passerait à une phase «
médinoise » de sa mission. Il subsistera une partie de l'humanité qui sera
inaccessible à tout appel vers la Vérité. La présence et l'action du Bayân ne
changera rien en eux, pas plus que chez les adversaires de Alî parmi ses
contemporains22.
Les
événements afférents à la venue de cette parousie ne sont pas décrits, mais on
peut deviner qu'il s'agit des moments ultimes de l'histoire sacrale en tant que
telle, et non de la clôture d'un cycle parmi d'autres. La campagne militaire du
Bayân vient mettre fin aux cycles des « réitérations ». Les trésors enfouis
dans l'Antiquité lui sont destinés : il matérialise donc bien la fin (dans les
deux sens du terme) de l'évolution historique de l'humanité.
Une dernière
remarque enfin. On se souvient qu'il a bel et bien existé un hérésiarque
kaysânite ayant porté le nom de Bayân, à savoir Bayân ibn Sam'ân al-Tamîmî (ou
: al-Nahdî), exécuté avec Mughîra ibn Sa'îd en 737 A. D. à Koufa par le
gouverneur ommeyade Khâlid al-Qasrî. Abu Hâshim, le fils et successeur supposé
à l'imamat de Muhammad b. al-Hanafiyya, étant mort sans successeur mâle, Bayân
revendiqua pour lui-même sa wisâya ; selon certaines sources, il se considérait
même comme prophète (nabî) et s'appliquait le verset coranique III, 138 : «
Ceci est une explicitation (bayân) pour les hommes, une guidance (hudâ) et une
adresse aux gens pieux ». Bayân aurait enseigné que Dieu avait un corps ; qu'il
existait une divinité dans le Ciel, et une autre sur terre23. Il n'est bien sûr
pas question d'établir un lien direct entre son enseignement et un traité
jâbi-rien postérieur de deux siècles peut-être. Notons cependant certains
points de rapprochements assez prégnants. 1) En proclamant son investiture à
l'imamat, le simple mawlâ vendeur de paille qu'était Bayân affirme que
l'ascendance alide n'est pas une condition nécessaire et suffisante pour
accéder à cette fonction ; nous retrouverons dans la doctrine jâbirienne de
l'Orphelin une position voisine. 2) L'existence d'un Dieu sur terre face à
celui du Ciel résulte sans doute d'une simplification outrancière des
hérésiographes. Nous venons en tout cas de constater chez Jâbir l'idée que le
Sâmit représente à la fois la face éternelle de Dieu et la personne historique
de l'imam du temps.
Bref, il
n'est pas impossible que les idées professées par Bayân b. Sam'ân aient
continué à se diffuser dans les milieux chiites, auprès des disciples d'autres
imams et notamment ceux de Ja'far al-Sâdiq, en y laissant au passage la trace
de certaines spéculations sur son propre prénom.
Au total,
les conceptions eschatologiques se dégageant de ce texte pourraient être
résumées en trois points :
1) Nous
constatons que l'empressement de Jâbir à définir les conditions historiques
exactes de la venue des événements eschatologiques est faible. Son propos est
plutôt d'ordre gnostique. Il voit l'humanité progressant de cycle en cycle,
s'extrayant progressivement de l'enfer de l'ignorance, et est persuadé que les
sciences occultes et l'alchimie en particulier sont un facteur puissant de
salvation en ce monde. Et c'est cela qui lui importe : quant un homme accède
par la gnose au degré de l'Orphelin face à l'imam, il devient tel que l'imam
lui-même. En ce sens, on peut dire que l'histoire, pour lui, est accomplie au
moment même de cette intellection.
2) La
parousie historique du Bayân ne se réduit toutefois pas à un simple symbole ;
ni au retour d'un prophète-législateur comme les précédents. Le prophète
parlant, note Jâbir dans le Livre des Cinquante, vient pour indiquer le
silencieux ; mais le silencieux, lui, n'indique personne. C'est qu'il est
lui-même le Tout, le but de l'histoire. Certes, le Hamza terrestre n'est pas
identique au Alif céleste, prévient notre texte ; c'est qu'il est, à l'instar
de l'imam, divin et humain à la fois. Il est la Cause Première. Il est donc ce
qu'il vient proclamer. Il est Parlant et Silencieux, énoncé et signification à
la fois. Dans le Livre de la Connaissance compréhensive, Jâbir fait allusion
aux cinquante-cinq personnes comme autant de voies de purification, puis ajoute
: « Toutes ces [cinquante-cinq personnes] convergent vers une chose unique, qui
est le Résurrecteur (Qâ'im) » (éd. Kraus, 1935 : 553). Il semble légitime, au
vu de tout ce qui précède, d'inférer que le qâ 'im et le bayân correspondent
bien à une figure unique : celle qui n'apportera pas un nouveau sens à
l'histoire humaine, mais qui constituera elle-même ce sens24.
3) Il nous
semble toutefois que la perspective jâbirienne ne correspond pas à une voie
étroitement individuelle, à l'addition de parcours initiatiques isolés. Il
existe une solidarité entre tous les membres du genre humain25. Nous avions
analysé ailleurs (Lory, 1989 : 111) la perspective grandiose de la construction
du Grand Homme mentionné dans le traité jâbirien le Passage de la puissance à
l'acte, synthèse universelle à laquelle tous les initiés participent. Notons
dans le Livre de l'Explication le curieux pluriel mentionné en tête du
paragraphe. IV. 2. : « Sache cela, ô mon frère, afin que tu ne t'égares pas et
que nous n'ayons pas à subir de nouvelles réitérations... ». Ce pluriel,
présent dans nos deux versions A et B, peut certes résulter de l'oubli d'un
point (na ûd pour ta‘ûd) par un copiste. Mais il peut aussi attester combien
pour Jâbir la salvation de l'humanité hors des cycles de réincarnations passe
réellement par la délivrance de chacun des humains.
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Glossaire
Plérôme :
terme repris du vocabulaire des gnostiques chrétiens, désignant le monde des
êtres célestes (anges notamment) tel qu'il existe dans sa plénitude.
Arts
salvifiques : dans les doctrines ésotériques, il s'agit de sciences et/ou
techniques dont la pratique aide l'âme humaine à se débarrasser de l'ignorance
et à accéder après la mort physique à un niveau spirituel supérieur. Ainsi
l'alchimie, l'astrologie, certaines approches de la théurgie.
Notes
1 2 982 titres selon le répertoire établi par
P. Kraus (1943) ; auxquels F. Sezgin (1971 : 268-269) a ajouté 30 nouveaux,
issus de manuscrits découverts depuis. Cette ampleur du corpus jâbirien, a
toutefois rappelé S. Numanul Haqq (1994 : 11-14) non sans quelque raison, doit
sans doute être réévaluée à la baisse.
2 Ainsi concluait-il son dernier texte sur la
question (Kraus 1941/2 : 97) : « (Jâbir) puise dans l'arsenal des doctrines du
chiisme extrémiste, avec le seul but de les dépasser et de construire, avec les
matériaux ismaéliens et d'autres, un système original, [...] où l'ensemble des
sciences grecques est mis en œuvre pour sublimer les doctrines religieuses de
l'époque en une "théoso-phie" nouvelle ».
3 Au nombre desquels figurent les grands
philosophes de l'Antiquité : « La plupart des philosophes étaient en effet des
prophètes, comme Noé, Idrîs, Pythagore, Thalès l'ancien et ainsi de suite
jusqu'à Alexandre... » (Livre de la Recherche, éd. Kraus, 1935 : 509).
4 A : yahillu ou yuhillu ; B : yuhallilu (?) :
sans aucun signe diacritique. Peut-être faut-il lire : takhallala, se mêler à.
5 B : ahad. A : ajall, « la plus élevée ».
6 « nos maîtres » désignent ici les imams.
7 B : kilâ-humâ
wâhid. A : al-'ilm wâbid.
8 Traités de la collection des Cinq cents
Livres, dont seuls les titres mentionnés ici nous sont parvenus. (Kraus, 1943 :
110).
9 Hadîth rapporté dans les collections
canoniques. Voir notamment Sahih al-Bukhârî, Jibb, 51 ; ou Sahih Muslim,
Jumu'a, 47.
10 (Sic.) Peut-être la deuxième et troisième
forme se trouvent-elles regroupées en fait pour l'auteur.
11 C'est-à-dire, les cinquante-cinq ordres
d'initiés de niveau angélique intervenant dans l'économie du salut ; cf. supra.
12 B : li-kaylâ tadilla. A : li-kaylâ nasbura, «
afin que nous n'ayons pas à patienter ».
13 B : raskh. A : rashh. Un usage (non
généralisé) définit naskh, maskh, faskh et raskh comme les réincarnations dans
des formes viles respectivement humaines, animales, végétales et minérales.
14 B : tarakû. A : tazkû, « et que soient
purifiées (leurs natures) ».
15 Litt. : ghayr ashkhâs al-'azama, c.-à-d.
n'ayant pas acquis le niveau spirituel permettant d'intégrer le plérôme
angélique.
16 Peut-être faut-il lire Khalaqa al-insân
wa-l-bayân, par référence aux versets 3 et 4 de la sourate LV. Ce dernier texte
coranique était souvent invoqué par les alchimistes, notamment du fait de la
mention de la balance (versets 7-9). Notons en outre que cinquante-cinq est
précisément le nombre des grades de la hiérarchie ésotérique selon Jâbir : pour
des raisons qui ne sont peut-être pas qu'astronomiques.
17 Cité par Ibn Qutayba dans le chapitre des
'Uyûn al-akhbâr intitulé Kitâb al-'ilm wa-al-bayân, Ja'far al-Barmakî,
dignitaire abbasside bien connu et lettré à ses heures, aurait été disciple et
ami de Jâbir et auteur d'ouvrages alchimiques, selon une tradition assez
douteuse mentionnée dans le corpus lui-même et attestée déjà chez Ibn al-Nadîm.
18 La mention du verset coranique est à
signaler, car Jâbir n'en est pas prolixe de façon générale. Il ne cite pas les
versets coraniques signalant le terme de bayân lui-même, comme III 138 ; XVI ;
89 ; LXXV, 19 ; LV, 4. Pour lui en effet, le texte coranique n'est
vraisemblablement qu'un bayân lafzi, un appui temporairement utile permettant
de mener l'esprit humain vers les formes supérieures d'explicitation. Le point
important est encore au-delà, dans la manifestation de ce bayân sous forme
humaine.
19 À noter que cette expression peut aussi
désigner la pierre philosophale ; ou encore, la matière première dans la doctrine
d'Empédocle (Livre de la Pierre, éd. Holmyard, 1928 : 21).
20 À noter que le Livre des Cinquante, tout
comme le Livre de l'Explication, utilise le registre grammatical pour
introduire son discours sur l'imamat (éd. Kraus, 1935 : 493 sq).
21 Qui ne correspondent sans doute pas
uniquement aux livres sacrés, mais aussi à tous ceux qui fondent les
différentes sciences ésotériques dont, bien sûr, l'alchimie.
22 Dans le Livre de l'Ami (Kitâb al-Khalîl),
Jâbir signale même que l'ami de l'imam qui n'a pas perçu sa véritable essence
devra lui aussi subir une réitération : la simple dévotion ne suffit pas, c'est
le 'ilm qui est requis (Abu Rida, 1985 : 82-83).
23 Notices à son sujet chez Nawbakhtî, Firaq
al-shî'a ; Qummî, K. al-maqâlât wa-al-firaq ; Ash'arî, Maqâlât al-Islâmiyyîn ;
Baghdâdî, Al-farq bayn al-firaq.
24 Une telle conception n'est bien sûr pas
propre à la pensée jâbirienne, on la retrouve notamment dans le druzisme ou
l'ismaélisme nizârî ; cf. pour ce dernier, le travail décisif de C. Jambet,
1990.
25 En se rappelant que pour Jâbir, certains
êtres possèdent une apparence humaine, sans être des hommes quant à leur nature
profonde ; d'où leur réincarnarion sous des formes animales, végétales ou
minérales.