lundi 14 janvier 2013

La chirologie dans l’ésotérisme islamique - René Guénon


 
 
 
 
Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, René Guénon, éd. Gallimard, 1973
CHAPITRE VII

La chirologie dans l’ésotérisme islamique*

Nous avons eu souvent l’occasion de faire remarquer combien la conception des « sciences traditionnelles » est, dans les temps modernes, devenue étrangère aux Occidentaux, et combien il leur est difficile d’en comprendre la véritable nature. Récemment encore, nous avions un exemple de cette incompréhension dans une étude consacrée à Mohyiddin ibn Arabi, et dont l’auteur s’étonnait de trouver chez celui-ci, à côté de la doctrine purement spirituelle, de nombreuses considérations sur l’astrologie, sur la science des lettres et des nombres, sur la géométrie symbolique, et sur beaucoup d’autres choses du même ordre, qu’il semblait regarder comme n’ayant aucun lien avec cette doctrine. Il y avait d’ailleurs là une double méprise, car la partie proprement spirituelle de l’enseignement de Mohyiddin était elle-même présentée comme « mystique », alors qu’elle est essentiellement métaphysique et initiatique ; et, s’il s’agissait de « mystique », cela ne pourrait effectivement avoir aucun rapport avec des sciences quelles qu’elles soient. Au contraire, dès lors qu’il s’agit de doctrine métaphysique, ces sciences traditionnelles dont le même auteur méconnaissait d’ailleurs totalement la valeur, suivant l’ordinaire préjugé moderne, en découlent normalement en tant qu’applications, comme les conséquences découlent du principe, et, à ce titre, bien loin de représenter des éléments en quelque sorte adventices et hétérogènes, elles font partie intégrante d’et-taçawwuf, c’est-à-dire de l’ensemble des connaissances initiatiques.

De ces sciences traditionnelles, la plupart sont aujourd’hui complètement perdues pour les Occidentaux, et ils ne connaissent des autres que des débris plus ou moins informes, souvent dégénérés au point d’avoir pris le caractère de recettes empiriques ou de simples « arts divinatoires », évidemment dépourvus de toute valeur doctrinale. Pour faire comprendre par un exemple combien une telle façon de les envisager est loin de la réalité, nous donnerons ici quelques indications sur ce qu’est, dans l’ésotérisme islamique, la chirologie (ilm el-kaff), qui ne constitue d’ailleurs qu’une des nombreuses branches de ce que nous pouvons appeler, faute d’un meilleur terme, la « physiognomonie », bien que ce mot ne rende pas exactement toute l’étendue du terme arabe qui désigne cet ensemble de connaissances (ilm el-firâsah).

La chirologie, si étrange que cela puisse sembler à ceux qui n’ont aucune notion de ces choses, se rattache directement, sous sa forme islamique, à la science des noms divins : la disposition des lignes principales trace dans la main gauche le nombre 81 et dans la main droite le nombre 18, soit au total 99, le nombre des noms attributifs (çifûtiyah). Quant au nom d’Allah lui-même, il est formé par les doigts, de la façon suivante : l’auriculaire correspond à l’alif, l’annulaire au premier lam, le médius et l’index au second lam, qui est double, et le pouce au he (qui, régulièrement, doit être tracé sous sa forme « ouverte ») ; et c’est là la raison principale de l’usage de la main comme symbole, si répandu dans tous les pays islamique (une raison secondaire se référant au nombre 5, d’où le noms de khoms donné parfois à cette main symbolique). On peut comprendre par là la signification de cette parole du Sifr Seyidna Ayûb (Livre de Job, XXXVII, 7) : « Il a mis un sceau (khâtim) dans la main de tout homme, afin que tous puissent connaître Son œuvre » ; et nous ajouterons que ceci n’est pas sans rapport avec le rôle essentiel de la main dans les rites de bénédiction et de consécration.

 D’autre part, on connaît généralement la correspondance des diverses parties de la main avec les planètes (kawâkib), que la chiromancie occidentale elle-même a conservée, mais de telle façon qu’elle ne peut plus guère y voir autre chose que des sortes de désignations conventionnelles, tandis que, en réalité, cette correspondance établit un lien effectif entre la chirologie et l’astrologie. De plus, à chacun des sept cieux planétaires préside une des principaux prophètes, qui en est le « Pôle » (El-Qutb) ; et les qualités et les sciences qui sont rapportées plus spécialement à chacun de ces prophètes sont en relation avec l’influence astrale correspondante. La liste des sept Aqtâb célestes est la suivante :

 

    Ciel de la Lune (El-Qamar) : Seyidna Adam.

 

    Ciel de Mercure (El-Utârid) : Seyidna Aïssa.

 

    Ciel de Vénus (Ez-Zohrah) : Seyidna Yûsif.

 

     Ciel du Soleil (Es-Shams) : Seyidna Idris.



     Ciel de Mars (El-Mirrîkh) : Seyidna Dâwud.

 

     Ciel de Jupiter (El-Barjîs) : Seyidna Mûsa.

 

     Ciel de Saturne (El-Kaywân) : Seyidna Ibrahîm.

 

 A Seyidna Adam se rapporte la culture de la terre (Cf. Genèse, II, 15 : « Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder ») ; à Seyidna Aïssa, les connaissances d’ordre purement spirituel ; à Seyidna Yûsif, la beauté et les arts ; à Seyidna Idris, les sciences « intermédiaires », c’est-à-dire celles de l’ordre cosmologique et psychique ; à Seyidna Dâwud, le gouvernement ; à Seyidna Mûsa, auquel est inséparablement associé son frère Seyidna Harûn, les choses de la religion sous le double aspect de la législation et du culte ; à Seyidna Ibrahîm, la foi (pour laquelle cette correspondance avec le septième ciel doit être rapprochée de ce que nous rappelions récemment à propos de Dante, quant à sa situation au plus haut des sept échelons de l’échelle initiatique).

En outre, autour des prophètes principaux se répartissent, dans les sept cieux planétaires, les autres prophètes connus (c’est-à-dire ceux qui sont nommément désignés dans le Qorân, au nombre de 25) et inconnus (c’est-à-dire tous les autres, le nombre des prophètes étant de 124000 d’après la tradition).

Les 99 noms qui expriment les attributs divins sont également répartis suivant ce septénaire : 15 pour le ciel du Soleil, en raison de sa position centrale, et 14 pour chacun des six autres cieux (15 + 6 × 14 = 99). L’examen des signes qui se trouvent sur la partie de la main correspondant à chacune des planètes indique dans quelle proportion (s/14 ou s/15) le sujet possède les qualités qui s’y rapportent ; cette proportion correspond elle-même à un même nombre (s) de noms divins parmi ceux qui appartiennent au ciel planétaire considéré ; et ces noms peuvent être déterminés ensuite, au moyen d’un calcul d’ailleurs très long et très compliqué.

Ajoutons que dans la région du poignet, au-delà de la main proprement dite, se localise la correspondance des deux cieux supérieurs, ciel des étoiles fixes et ciel empyrée, qui, avec les sept cieux planétaires, complètent le nombre 9.

De plus, dans les différentes parties de la main se situent les douze signes zodiacaux (burûj), en rapport avec les planètes dont ils sont les domiciles respectifs (un pour le Soleil et la Lune, deux pour chacune des cinq autres planètes), et aussi les seize figures de la géomancie (ilm er-raml), car toutes les sciences traditionnelles sont étroitement liées entre elles.

L’examen de la main gauche indique la « nature » (et-tabiyah) du sujet, c’est-à-dire l’ensemble des tendances, dispositions ou aptitudes qui constituent en quelque sorte ses caractères innés. Celui de la main droite fait connaître les caractères acquis (el-istiksâb) ; ceux-ci se modifient d’ailleurs continuellement, de telle sorte que, pour une étude suivie, cet examen doit être renouvelé tous les quatre mois. Cette période de quatre mois constitue, en effet, un cycle complet, en ce sens qu’elle amène le retour à un signe zodiacal correspondant au même élément que celui du point de départ ; on sait que cette correspondance avec les éléments se fait dans l’ordre de succession suivant : feu (nâr), terre (turâb), air (hawâ), eau (mâ). C’est donc une erreur de penser, comme l’ont fait certains, que la période en question ne devrait être que de trois mois, car la période de trois mois correspond seulement à une saison, c’est-à-dire à une partie du cycle annuel, et n’est pas en elle-même un cycle complet.

Ces quelques indications, si sommaires qu’elles soient, montreront comment une science traditionnelle régulièrement constituée se rattache aux principes d’ordre doctrinal et en dépend entièrement ; et elles feront en même temps comprendre ce que nous avons déjà dit souvent, qu’une telle science est strictement liée à une forme traditionnelle définie, de telle sorte qu’elle serait tout à fait inutilisable en dehors de la civilisation pour laquelle elle a été constituée selon cette forme. Ici, par exemple, les considérations qui se réfèrent aux noms divins et aux prophètes, et qui sont précisément celles sur lesquelles tout le reste se base, seraient inapplicables en dehors du monde islamique, de même que, pour prendre un autre exemple, le calcul onomantique, employé soit isolément, soit comme élément de l’établissement de l’horoscope dans certaines méthodes astrologiques, ne saurait être valable que pour les noms arabes, dont les lettres possèdent des valeurs numériques déterminées. Il y a toujours, dans cet ordre des applications contingentes, une question d’adaptation qui rend impossible le transport de ces sciences telles quelles d’une forme traditionnelle à une autre ; et là est aussi, sans doute, une des principales raisons de la difficulté qu’ont à les comprendre ceux qui, comme les Occidentaux modernes, n’en ont pas l’équivalent dans leur propre civilisation1.

 

          Mesr, 18 dhûl-qadah 1350 H. (Mûlid Seyid Ali El-Bayûmi).

 

  [*] Le Voile d’Isis, mai 1932, p. 289-295. 

 

 [1] Les données qui ont servi de base à ces notes sont tirées des traités inédits du Sheikh Seyid Ali Nûreddin El-Bayûmi, fondateur de la tarîqah qui porte son nom (bayûmiyah) ; ces manuscrits sont encore actuellement en la possession de ses descendants directs.

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