Aperçus sur
l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, René Guénon, éd. Gallimard, 1973
CHAPITRE VII
La
chirologie dans l’ésotérisme islamique*
Nous avons eu souvent l’occasion de faire
remarquer combien la conception des « sciences traditionnelles » est, dans les
temps modernes, devenue étrangère aux Occidentaux, et combien il leur est
difficile d’en comprendre la véritable nature. Récemment encore, nous avions un
exemple de cette incompréhension dans une étude consacrée à Mohyiddin ibn
Arabi, et dont l’auteur s’étonnait de trouver chez celui-ci, à côté de la
doctrine purement spirituelle, de nombreuses considérations sur l’astrologie,
sur la science des lettres et des nombres, sur la géométrie symbolique, et sur
beaucoup d’autres choses du même ordre, qu’il semblait regarder comme n’ayant
aucun lien avec cette doctrine. Il y avait d’ailleurs là une double méprise,
car la partie proprement spirituelle de l’enseignement de Mohyiddin était
elle-même présentée comme « mystique », alors qu’elle est essentiellement
métaphysique et initiatique ; et, s’il s’agissait de « mystique », cela ne
pourrait effectivement avoir aucun rapport avec des sciences quelles qu’elles
soient. Au contraire, dès lors qu’il s’agit de doctrine métaphysique, ces
sciences traditionnelles dont le même auteur méconnaissait d’ailleurs
totalement la valeur, suivant l’ordinaire préjugé moderne, en découlent
normalement en tant qu’applications, comme les conséquences découlent du
principe, et, à ce titre, bien loin de représenter des éléments en quelque
sorte adventices et hétérogènes, elles font partie intégrante d’et-taçawwuf,
c’est-à-dire de l’ensemble des connaissances initiatiques.
De ces
sciences traditionnelles, la plupart sont aujourd’hui complètement perdues pour
les Occidentaux, et ils ne connaissent des autres que des débris plus ou moins
informes, souvent dégénérés au point d’avoir pris le caractère de recettes
empiriques ou de simples « arts divinatoires », évidemment dépourvus de toute
valeur doctrinale. Pour faire comprendre par un exemple combien une telle façon
de les envisager est loin de la réalité, nous donnerons ici quelques
indications sur ce qu’est, dans l’ésotérisme islamique, la chirologie (ilm
el-kaff), qui ne constitue d’ailleurs qu’une des nombreuses branches de ce que
nous pouvons appeler, faute d’un meilleur terme, la « physiognomonie », bien
que ce mot ne rende pas exactement toute l’étendue du terme arabe qui désigne
cet ensemble de connaissances (ilm el-firâsah).
La
chirologie, si étrange que cela puisse sembler à ceux qui n’ont aucune notion
de ces choses, se rattache directement, sous sa forme islamique, à la science
des noms divins : la disposition des lignes principales trace dans la main
gauche le nombre 81 et dans la main droite le nombre 18, soit au total 99, le
nombre des noms attributifs (çifûtiyah). Quant au nom d’Allah lui-même, il est
formé par les doigts, de la façon suivante : l’auriculaire correspond à l’alif,
l’annulaire au premier lam, le médius et l’index au second lam, qui est double,
et le pouce au he (qui, régulièrement, doit être tracé sous sa forme « ouverte
») ; et c’est là la raison principale de l’usage de la main comme symbole, si
répandu dans tous les pays islamique (une raison secondaire se référant au
nombre 5, d’où le noms de khoms donné parfois à cette main symbolique). On peut
comprendre par là la signification de cette parole du Sifr Seyidna Ayûb (Livre
de Job, XXXVII, 7) : « Il a mis un sceau (khâtim) dans la main de tout homme,
afin que tous puissent connaître Son œuvre » ; et nous ajouterons que ceci
n’est pas sans rapport avec le rôle essentiel de la main dans les rites de
bénédiction et de consécration.
D’autre part, on connaît généralement la
correspondance des diverses parties de la main avec les planètes (kawâkib), que
la chiromancie occidentale elle-même a conservée, mais de telle façon qu’elle
ne peut plus guère y voir autre chose que des sortes de désignations
conventionnelles, tandis que, en réalité, cette correspondance établit un lien
effectif entre la chirologie et l’astrologie. De plus, à chacun des sept cieux
planétaires préside une des principaux prophètes, qui en est le « Pôle »
(El-Qutb) ; et les qualités et les sciences qui sont rapportées plus
spécialement à chacun de ces prophètes sont en relation avec l’influence astrale
correspondante. La liste des sept Aqtâb célestes est la suivante :
Ciel de la Lune (El-Qamar) : Seyidna Adam.
Ciel de Mercure (El-Utârid) : Seyidna Aïssa.
Ciel
de Vénus (Ez-Zohrah) : Seyidna Yûsif.
Ciel du Soleil (Es-Shams) : Seyidna Idris.
Ciel
de Mars (El-Mirrîkh) : Seyidna Dâwud.
Ciel de Jupiter (El-Barjîs) : Seyidna
Mûsa.
Ciel de Saturne (El-Kaywân) : Seyidna
Ibrahîm.
A Seyidna Adam se rapporte la culture de la
terre (Cf. Genèse, II, 15 : « Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin
d’Éden pour le cultiver et le garder ») ; à Seyidna Aïssa, les connaissances
d’ordre purement spirituel ; à Seyidna Yûsif, la beauté et les arts ; à Seyidna
Idris, les sciences « intermédiaires », c’est-à-dire celles de l’ordre
cosmologique et psychique ; à Seyidna Dâwud, le gouvernement ; à Seyidna Mûsa,
auquel est inséparablement associé son frère Seyidna Harûn, les choses de la
religion sous le double aspect de la législation et du culte ; à Seyidna
Ibrahîm, la foi (pour laquelle cette correspondance avec le septième ciel doit
être rapprochée de ce que nous rappelions récemment à propos de Dante, quant à
sa situation au plus haut des sept échelons de l’échelle initiatique).
En outre,
autour des prophètes principaux se répartissent, dans les sept cieux
planétaires, les autres prophètes connus (c’est-à-dire ceux qui sont nommément
désignés dans le Qorân, au nombre de 25) et inconnus (c’est-à-dire tous les
autres, le nombre des prophètes étant de 124000 d’après la tradition).
Les 99 noms
qui expriment les attributs divins sont également répartis suivant ce
septénaire : 15 pour le ciel du Soleil, en raison de sa position centrale, et
14 pour chacun des six autres cieux (15 + 6 × 14 = 99). L’examen des signes qui
se trouvent sur la partie de la main correspondant
à chacune des planètes indique dans quelle proportion (s/14 ou s/15) le sujet
possède les qualités qui s’y rapportent ; cette proportion correspond elle-même
à un même nombre (s) de noms divins parmi ceux qui appartiennent au ciel
planétaire considéré ; et ces noms peuvent être déterminés ensuite, au moyen
d’un calcul d’ailleurs très long et très compliqué.
Ajoutons que
dans la région du poignet, au-delà de la main proprement dite, se localise la
correspondance des deux cieux supérieurs, ciel des étoiles fixes et ciel
empyrée, qui, avec les sept cieux planétaires, complètent le nombre 9.
De plus,
dans les différentes parties de la main se situent les douze signes zodiacaux
(burûj), en rapport avec les planètes dont ils sont les domiciles respectifs
(un pour le Soleil et la Lune, deux pour chacune des cinq autres planètes), et
aussi les seize figures de la géomancie (ilm er-raml), car toutes les sciences
traditionnelles sont étroitement liées entre elles.
L’examen de
la main gauche indique la « nature » (et-tabiyah) du sujet, c’est-à-dire
l’ensemble des tendances, dispositions ou aptitudes qui constituent en quelque
sorte ses caractères innés. Celui de la main droite fait connaître les
caractères acquis (el-istiksâb) ; ceux-ci se modifient d’ailleurs
continuellement, de telle sorte que, pour une étude suivie, cet examen doit
être renouvelé tous les quatre mois. Cette période de quatre mois constitue, en
effet, un cycle complet, en ce sens qu’elle amène le retour à un signe zodiacal
correspondant au même élément que celui du point de départ ; on sait que cette
correspondance avec les éléments se fait dans l’ordre de succession suivant :
feu (nâr), terre (turâb), air (hawâ), eau (mâ). C’est donc une erreur de
penser, comme l’ont fait certains, que la période en question ne devrait être
que de trois mois, car la période de trois mois correspond seulement à une
saison, c’est-à-dire à une partie du cycle annuel, et n’est pas en elle-même un
cycle complet.
Ces quelques
indications, si sommaires qu’elles soient, montreront comment une science
traditionnelle régulièrement constituée se rattache aux principes d’ordre
doctrinal et en dépend entièrement ; et elles feront en même temps comprendre
ce que nous avons déjà dit souvent, qu’une telle science est strictement liée à
une forme traditionnelle définie, de telle sorte qu’elle serait tout à fait
inutilisable en dehors de la civilisation pour laquelle elle a été constituée
selon cette forme. Ici, par exemple, les considérations qui se réfèrent aux
noms divins et aux prophètes, et qui sont précisément celles sur lesquelles
tout le reste se base, seraient inapplicables en dehors du monde islamique, de
même que, pour prendre un autre exemple, le calcul onomantique, employé soit
isolément, soit comme élément de l’établissement de l’horoscope dans certaines
méthodes astrologiques, ne saurait être valable que pour les noms arabes, dont
les lettres possèdent des valeurs numériques déterminées. Il y a toujours, dans
cet ordre des applications contingentes, une question d’adaptation qui rend
impossible le transport de ces sciences telles quelles d’une forme
traditionnelle à une autre ; et là est aussi, sans doute, une des principales
raisons de la difficulté qu’ont à les comprendre ceux qui, comme les
Occidentaux modernes, n’en ont pas l’équivalent dans leur propre civilisation1.
Mesr, 18 dhûl-qadah 1350 H. (Mûlid
Seyid Ali El-Bayûmi).
[*] Le Voile d’Isis, mai 1932, p.
289-295.
[1] Les données qui ont servi de base à ces
notes sont tirées des traités inédits du Sheikh Seyid Ali Nûreddin El-Bayûmi,
fondateur de la tarîqah qui porte son nom (bayûmiyah) ; ces manuscrits sont
encore actuellement en la possession de ses descendants directs.
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