par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville
et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage
prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de
publication)
Le VIIIe/XIVe siècle voit se développer la littérature
historique de la ville de Fès54 qui introduit « l’idée d’une continuité
historique qui conduit, à partir de Fès comme centre, de l’état fondateur des
Idrissides jusqu’aux Mérinides »55. Suite à l’avènement du règne mérinide en
612/1215, la ville de Mawlāy Idrīs abrite la cour et devient le point de départ
d’une réforme du système éducatif qui est censée, à travers l’établissement des
médersas étatiques, lier l’élite intellectuelle à l’administration de l’empire.
La valorisation du chérifisme entre également dans ce cadre. Il est probable
que cette politique a joué un rôle actif dans le développement de
l’historiographie de Fès, dont l’objet d’étude privilégié est la fondation et
l’histoire de la dynastie idrisside56.
Moulay Idriss Zerhoun (en arabe : مولاي إدريس زرهون) est une ville du Maroc, située dans la région de Meknès-Tafilalet. Cette ville abrite le sanctuaire du fondateur de la dynastie Idrisside, Idrîs Ier.
La ville est perchée sur le piton rocheux qui domine la vallée de l'Oued Erroumane et la plaine de l'ancienne ville romaine de Volubilis. Elle est un lieu de pèlerinage qui donne lieu à un grand rassemblement (moussem) annuel.
L’al-Anīs al-muṥrib bi-rawḍ al-qirṥās fī akhbār mulūk
al-Maghrib wa tārīkh madīna Fās57 de ‘Alī b. ‘Abdallāh Ibn Abī Zar‘ (m.
710-720/1310-1320) se présente d’abord comme la chronique des souverains de Fès
à partir de sa fondation par les Idrissides jusqu’au règne du sultan mérinide
‘Uthmān b. Ya‘qūb b. ‘Abd al-Ḥaqq (m. 731/1331). S’il s’agit essentiellement
d’une historiographie politique, les hagiographes ultérieurs, notamment
l’auteur de la Salwa al-Kattānī58 (m. 1345/1926), ont cité plusieurs passages,
devenus classiques59, pour illustrer la sainteté de la ville de Fès et son rôle
comme centre spirituel et intellectuel du Maghreb. « Le Rawḍ al-qirṥās »,
remarquent M. Garcia-Arenal et E. Manzano Moreno60, « est ce texte qui établit
le modèle de Fès comme espace sacré, ville objet de la protection sainte et
attribue sa fondation à Idris II » et pour M. Mezzine61 « le livre d’Ibn Abī
Zar‘ est le produit local de la tradition orale fassie, qui se veut idrisside
par ses origines et mérinide par son présent ».
La Zaouia Moulay Idriss II
Le Janā zahra al-ās fī binā’ madīna Fās62 de ‘Alī
al-Jaznā’ī (m. après 766/1365) se consacre davantage à l’étude topographique
de la ville. Souvent cité par les hagiographes ultérieurs, cet ouvrage comporte
entre autres des notices biographiques sur Darrās Ibn Ismā‘īl (m. 357/968) et
sur tous ceux qui ont contribué à l’aménagement de la ville et de ses deux
mosquées majeures. C’est aussi une source précieuse quant aux pratiques
cultuelles et à l’enseignement des sciences religieuses à Fès. Comme la plupart
des ouvrages historiques de cette époque, le Janā est rédigé sur la commande du
gouvernement mérinide. Al-Jaznā’ī appartient à un milieu de savants et de
lettrés qui est associé à l’appareil administratif. Travaillant probablement
comme notaire, il s’occupe des awqāf et des affaires juridiques de certaines
mosquées. Dans son livre se révèle la vénération qu’il éprouve vis-à-vis des
shurafā’ et de Mawlāy Idrīs63.
Dans ce contexte il semble opportun d’évoquer un autre
ouvrage digne d’intérêt. Il s’agit du Dhikr ba‘ḍ mashāhīr a‘yān al-qadīm connu
comme Buyūtāt Fās al-Kubrā64 d’Ismā‘īl Ibn al-Aḥmar (m. 808/1405), un lettré
qui est aussi l’ami d’al-Jaznā’ī. Dans son texte il est question des anciennes
familles de Fès. L’auteur mentionne de manière très succincte l’origine
ethnique de chaque famille, l’histoire de son établissement à Fès ainsi que les
savants et les saints qui en sont issus. Les hagiographes se sont servi de cet
ouvrage pour fournir des informations concernant l’origine familiale de
certains saints. Deux siècles plus tard un soufi, ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Abd al-Qādir
al-Fāsī (m. 1096/1685), écrira un ouvrage du même genre, le Dhikr ba‘ḍ mashāhīr
ahl Fās fī al-qadīm65 et ‘Abd al-Kabīr b. Hishām al-Kattānī (m. 1350/1931)
portera le genre à son sommet avec son Zahrat al-ās fī buyūtāt ahl Fās66. Les
ahl Fās, communauté d’une ville sainte dont le prototype est l’ahl al-Madīna de
la ville du Prophète, forment désormais un élément important du discours
hagiographique. Défini comme ceux « qui ont le droit de la citoyenneté par le
fait d’avoir adopté les manières et les coutumes de la ville ainsi que son code
de bienséance » 67, les ahl Fās sont imprégnés d’une culture urbaine où la
sainteté du fondateur de Fès et de ses saints68 tient une grande place.
Tirant son origine dans le milieu de la cour,
l’historiographie naissante, bien que ne représentant aucun lien avec le
soufisme, sert à partir du Xe/XVIe siècle aux hagiographies comme une référence
historique qui encadre en quelque sorte leur « histoire » spirituelle. Si les
deux genres sont tout à fait distincts, point sur lequel a insisté E.
Lévi-Provençal69, l’hagiographie de Fès s’appuie toutefois, sur l’idée,
documentée par les historiographes, que la ville remplit, grâce à sa fondation
par Idrīs, une fonction privilégiée par rapport à la sainteté et au savoir
islamique. C’est pour cela que quelques siècles plus tard, l’hagiographie et
l’historiographie tendent à s’entremêler70, comme s’il s’agissait de décrire
une même réalité d’un point de vue politique, topographique et social et d’un
point de vue sacral. La Salwat al-anfās d’al-Kattānī, chef-d’oeuvre de la
tradition hagiographique marocaine, montre bien la complémentarité entre les
deux littératures, du fait que les saints sont présentés selon le lieu
topographique de leur sépulture. Le récit de la vie des saints fait partie de
l’histoire de Fès, de ses quartiers, de ses habitants, de ses lieux de culte et
de ses souverains, et l’histoire d’une ville sainte, ne saurait ignorer
l’oeuvre des hommes qui perpétuent son éthos.
54 Parmi huit ouvrages connus de ce genre six sont
perdus. Il s’agit entre d’autres du Miqbās fī akhbār al-Maghrib wa al-Andalus
wa Fās de ‘Abd al-Malik b. Mūsā al-Warrāq (m. après 578/1182) et du Muqtabas fī
akhbār al-Maghrib wa Fās wa al-Andalas d’Ibn Ḥamādā al-Sibtī (m. ?). Pour un
aperçu général de l’écriture historiographique à l’époque mérinide cf. BECK,
Herman L., L’image d’Idris II, ses descendants de Fās et la politique
sharifienne des sultans marinides, Brill : Leyde, 1989, p. 53-153 ; MEZZINE,
Mohamed, « La mémoire effritée », Fès médiévale, idem (dir.), Paris : Éditions
Autrement, 1992, p. 38-58 ; SHATZMILLER, Maya, L’historiographie mérinide, Ibn
Khaldūn et ses contemporains, Leyde : Brill, 1982. Cf. aussi BENḤADDA, ‘Abd al-Raḥīm,
(dir.), Écriture de l’histoire du Maghreb, Rabat : Faculté des lettres et
sciences humaines, 2007.
55 Cf. KABLY,
Mohamed, « tārīkh », EI2, vol. X, p. 277-325.
56 Selon H. L. Beck (op. cit.), la littérature
historiographique de l’époque mérinide vise à contrôler la renaissance du culte
de Mawlāy Idrīs qui pourrait servir comme un moyen d’exprimer des ressentiments
anti-mérinides.
57 Imprimerie Royale : Rabat, 1999 (2ème édit.). La
traduction d’Auguste Beaumier, datant de 1860, a été rééditée (Rawd al-Ḳirtās –
Histoire des Souverains du Maghreb et annales de la ville de Fès. Rabat :
Éditions La Porte, 1999.
58 Vol. I, p. 3-4.
59 Pour M. Shatzmiller « les détails qu’il fournit sont
devenus une tradition sacrée » (L’historiographie mérinide, Ibn Khaldūn et ses
contemporains, op. cit., p. 136).
60 GARCIA-ARENAL, Mercedes, MANZANO MORENO, Edouardo, «
Idrissisme et villes idrissides », SI, n° 82, 1995/2, p. 12.
61 Op. cit. p. 47.
62 Imprimerie
Royale : Rabat, 1991 (2ème édit.).
63 Cf. l’introduction de l’édition critique par ‘Abd
al-Wahhāb Ibn al-Manḵūr (p. dāl).
64 Dār al-Manḵūr : Rabat, 1972.
65 L’ouvrage a été publié en 2007 par AL-ḴQALI, Khālid à
Fès (sans éd.).
66 AL-KATTĀNĪ, ‘Abd al-Kabīr b. Hishām, Zahra al-ās fī
buyūtāt ahl Fās, 2 vol., Casablanca : al-Mawsū‘a al-Kattāniyya li-Tārīkh Fās,
2002. Cf. MEDIANO, Fernando R., Familias de Fez (ss. XV-XVII), Madrid : CSIC,
1995.
67 LE TOURNEAU, Roger, « al-Fāsiyyūn », EI2, vol. II, p.
854-855.
68 Un certain nombre des familles évoquées dans les ouvrages
sur les ahl Fās était dans le service de Mawlāy Idrīs et la plupart sont
qualifiées comme « maison de science et de sainteté (ṣalāḥ) ».
69 Op. cit., p. 53.
70 Cf. à ce propos SEBTI, Abdelahad, « Akhbar al-manāqib
wa manāqib al-akhbar », al-Tārīkh wa adab al-manāqib, FERHAT, Halima (dir.),
Rabat : Publications de l’Association Marocaine pour la Recherche Historique,
1988, p. 93-113.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire