mercredi 13 février 2013

Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » -3 Du Tashawwuf au Dawḥat al-nāshir - L’évolution de l’hagiographie après al-Tamīmī et le rôle de Fès - Ruggero Vimercati Sanseverino



par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)


Si le Mustafād d’al-Tamimī, en tant que premier document concernant la vie spirituelle de la ville de Fès, relève de la pure hagiographie, les ouvrages qui suivent montrent des caractéristiques assez diverses. La science de l’histoire, bien que méthodologiquement omniprésente, ne constituant pas en terre d’islam une discipline scientifique indépendante71 telle la théologie ou la jurisprudence, les vitae des saints sont parfois entremêlés à des annales dynastiques, aux traités généalogiques ou aux listes des savants.

La période qui préfigure le grand mouvement hagiographique du XIe/XVIIe a fait l’objet de plusieurs études, notamment l'article de H. Ferhat et de H. Triki72 consacré à l'évolution de l'hagiographie médiévale du Maroc, ainsi que les recherches des auteurs comme E. Lévi-Provençal73, P. Nwyia74, M. Benchekroun75, M. Miftāḥ76 et V. Cornell. Nous nous contenterons de traiter les ouvrages dont l’impact sur la tradition spirituelle de Fès semble important et qui représentent des témoignages pertinents de sa vie spirituelle77.

Les ouvrages qui succèdent au Mustafād résultent de l’émergence d’une activité littéraire qui témoigne de l’influence d’Abū Madyan et de ses disciples. La tradition initiatique issue du saint andalou, féconde l’ensemble du Maghreb, et incite un certain nombre d’intellectuels à imiter les hagiographes orientaux. Le premier de ces ouvrages78, l’al-Tashawwuf ilā rijāl al-taṣawwuf79 d’Abū Yūsuf b. Yahyā al-Association Marocaine

Tādilī « Ibn al-Zayyāt »80 (m. 617/1220), ne concerne pas spé-cialement Fès, mais inclut des récits relatifs aux saints qui fré-quentent les cercles soufis de la ville idrisside et s’y installent pour quelque temps. Comme dans le Mustafād, les personnages sont pour la plupart des disciples d’Abū Madyan et de son maître Abū Ya‘zā, bien que la figure d’Abū al-‘Abbās ‘Ab-dallāh al-Sabtī81 (m. 601/1205), un célèbre saint de Marrakech dont la doctrine initiatique se fonde sur la notion d’aumône (ṣadaqa), y occupe une place particulière. Cadi et lui-même adepte dévot du soufisme fréquentant al-Sabtī, l’auteur fait également l’éloge d’Abū Muḥammad Ḵāliḥ (m. 631/1234), fondateur du ribat d’Āsafī et, à son époque, sans doute le plus éminent continuateur marocain d’Abū Madyan. Pour al-Tādilī, qu’il s’agisse de saints (ṣulaḥā’), de savants, d’ascètes, de dévots, d’hommes scrupuleux ou tout autre « homme de vertu » (min ahl al-faḍl), les personnages dont traite son livre méritent tous le titre de « ṣūfī », qu’il définit comme « celui qui consacre son aspiration exclusivement à Dieu »82. L’auteur énonce au tout début le prétexte de l’ouvrage : Dans un premier temps, prouver l’erreur de ceux qui nient la présence des saints au Maghreb Extrême83 et puis, en raison du grand nombre des saints à Marrakech et de l’ignorance à leur propos, réunir les anecdotes, dires et récits de ces derniers84. Au fond, c’est un motif qui ressemble à celui qui a poussé al-Tamīmī à rédiger le Mustafād, quoique la tendance à dissimuler le particularisme du soufisme et son indépendance vis-à-vis de la tradition savante y transparaissent nettement moins.

Les premiers chapitres présentent les hadiths décrivant les attributs des saints (awliyā’) et les hadiths qui mettent en garde contre le fait de les contester ou critiquer. Ensuite sont exposés les hadiths qui justifient l’amour pour les saints, le fait de rechercher leur compagnie et les hadiths qui affirment le rang privilégié que les saints occupent au sein de la création. Les chapitres qui suivent portent sur les états des saints, sur leurs miracles et sur divers sujets qui posent problème aux savants de l’époque, comme la question du Khiḍr par exemple. L’introduction du Tashawwuf témoigne de la controverse dont font objet le soufisme et les saints au début du VIIe/XIIIe siècle et d’une certaine scission entre le milieu savant et la tradition initiatique. Al-Tādilī puise largement dans le corpus des hadiths, plus que dans le Coran. Les soufis, et notamment les hagiographes, sont effectivement étroitement liés à la science des hadiths, considérée comme moyen de transmission de la spiritualité prophétique et de ce fait supérieure au fiqh des savants conventionnels85.

Quoi qu’il en soit, l’introduction du Tashawwuf, vraie apologie de la sainteté fondée sur les traditions prophétiques, est tout à fait fondatrice pour la notion de sainteté en terre marocaine et son impact ne saurait être sous-estimé86. L’hagiographie ultérieure s’en inspire largement, comme le montre le fait que l'introduction d’un grand nombre de ces ouvrages vise, à l'instar du Tashawwuf, à démontrer l’orthodoxie de la sainteté et des miracles, ainsi que des états et des pratiques des saints.

Les 277 personnages mentionnés dans le Tashawwuf ont pour la plupart séjourné à Marrakech. Comme dans le Mustafād, la matière est donc limitée géographiquement et traite, comme l’a remarqué M. Miftāḥ, essentiellement de l’expérience spirituelle des personnages sans s’intéresser particulièrement aux données historiques87. Cela dit, des saints mentionnés dans le Tashawwuf, au moins une trentaine, ont vécu à Fès, et quatre apparaissent déjà parmi les dix premiers personnages du livre. S’il est vrai que Marrakech, capitale des Almohades, devient au VIIe/XIIIe siècle le centre d’un soufisme peut-être plus affirmé que celui de Fès, le Tashawwuf montre que la ville de Mawlāy Idrīs reste un centre important pour les saints du Maghreb.

Le Da‘āmat al-yaqīn wa za‘āmat al-muttaqīn88 d’Abū al-‘Abbās Aḥmad b. Muḥammad al-‘Azafī (m. 633/1236), un disciple du Qāḍī ‘Iyāḍ de Sabta, constitue le premier ouvrage consacré à un saint en particulier. A première vue, il s’agit d’un livre explicitement apologétique, visant à démontrer l’orthodoxie et l’authenticité de la sainteté d’Abū Ya‘zā. De ce fait, la justification des karamāt, les grâces spirituelles des saints, occupe une partie importante de cet ouvrage et l’auteur met en oeuvre la méthodologie des spécialistes du hadith pour assurer l’authenticité des récits qu’il rapporte. Après avoir démontré la possibilité et la véracité des karamāt en faisant référence aux premières générations de la communauté islamique et aux preuves scripturaires, al-‘Azafī rapporte environ 150 faits miraculeux d’Abū Ya‘zā. Mais l’auteur, remarque H. Ferhat « ne cesse de répéter que le miracle est la manifestation de l’élection divine »89. Il serait donc limitatif de vouloir assimiler le Da‘āmat al-yaqīn à un recueil de légendes et de miracles. Al-‘Azafī appartient en effet à une famille d’érudits qui occupe à Sabta un rôle intellectuel de premier plan90 et son ouvrage s’adresse d’abord aux savants qu’il cherche à convaincre en réfutant leurs objections possibles. Le Da‘āmat al-yaqīn apparaît plutôt comme un manifeste visant à légitimer une forme de sainteté non-savante, non-urbaine et « extatique » et comme un hommage qui affirme le rang singulier du « cheikh du Maghreb ». Particulièrement significative est la dernière partie du Da‘āmat, où il est question de la définition de la sainteté (al-walāya) et du saint (al-walī) et où la figure du Khiḍr est traitée en détail. Ce dernier point mérite d’attirer notre attention, puisque le Khiḍr, initiateur mystérieux qui se présente aux grands saints, est le symbole même de la science inspirée (al-‘ilm al-ladunnī)91 et donc du fait que la sainteté est essentiellement un don divin (mawhiba) qui ne saurait être conditionné par des acquisitions (iktisāb) intellectuelles ou même morales. Le saint, tel qu’il est défini par al-‘Azafī, est celui qui bénéficie de le prise en charge divine (man yatawallā Allāh amrahu)92.

Tombeau de Sidi Abou Ya'za Yalannour (Qu'Allâh l'agrée)
"Son tombeau se trouve actuellement au milieu du ribat qu'il construisit à Jabal Iruggan près du village du Centre-Atlas de Taghiya, entre les villes actuelle de Rommani et Oulmès"

 Le Maître d'al-‛Azafī, un certain Abū Ḵabr Ayyūb b. ‛Abdallāh al-Fihrī (m. 609/1212)93, qualifié par H. Ferhat comme « l’un des pionniers de l’enseignement mystique du Maghreb »94, était un disciple d’Abū Ya‘zā et un proche d’Abū Madyan. L'ouvrage témoigne de l'effort d'un certain milieu savant, notamment celui lié à la science des hadiths, de réhabiliter la tradition initiatique surgie issue d’Abū Madyan, aux yeux des oulémas du Maroc. L’importance du Da‘āmat al-yaqīn consiste dans le fait de constituer l'apologie d'une sainteté non-savante et d'affirmer sur la base des sciences islamiques la nature fondamentalement divine et inspirée de celle-ci. Pour la vie spirituelle de Fès, la réhabilitation d’Abū Ya‘zā, à laquelle le Da‘āmat al-yaqīn constitue une contribution importante, représente un facteur déterminatif de son évolution et reflète la tension entre le milieu soufi et la tradition savante de la ville idrisside.

Abū Muḥammad ‘Abd al-Ḥaqq b. Ismā‘īl al-Bādisī (m. VIIIe/XIVe siècle), l’auteur du Maqṣad al-sharīf wa al-munza‛ al-laṥīf fī ta‛rīf bi-ṣulaḥā’ al-Rīf95, est issu d’une famille d’origine andalouse et enseigne à Fès diverses sciences islamiques. Pour son ouvrage il s’inspire visiblement du Tashawwuf et du Da‘āmat. En effet, il reproche à al-Tādilī d’avoir exagéré l’importance des saints d’origine Maḵmūda96 et se met donc à réunir les récits hagiographiques concernant 48 saints de sa région natale au Rīf, à partir de la période d’Abū Madyan jusqu’à son époque. Le reproche d’al-Bādisī montre que le motif principal de l’hagiographie marocaine de première heure est d’abord de témoigner de la présence des saints dans une région spécifique :

« Les savants précédents ont consacré leur attention aux grâces qui sont apparues aux pieux ancêtres de cette commu-nauté […], comme l'imam singulier Abū al-Qāsim al-Qushayrī97, le célèbre savant Abū Ḷālib al-Makkī98, les maître des érudits Abū Nu‘aym al-Isbahānī99 […]. Ils ont tous chéri le souvenir des sages (ḥukamā’) illuminés de l’Orient et ne se sont guère référés aux sages du Maghreb. »100

Il s’agit de mettre en valeur une tradition spirituelle donnée face à la production hagiographique de l'Orient et, en même temps, de conceptualiser dans le cadre du savoir islamique les paradigmes, les pratiques et les personnages pionniers qui en constituent la caractéristique. Enfin, si al-Bādisī n’avait pas rédigé son petit ouvrage, la mémoire des ces saints du Rīf se serait sans doute perdue au fil des siècles101.

La centralité d’Abū Madyan en ce qui concerne l’émergence de l’hagiographie marocaine transparaît encore dans le Minhāj al-wāḍiḥ fī taḥqīq karamāt Abī Muḥammad Ṣāliḥ102 d’Abū al-‛Abbās Aḥmad b. Ibrāhīm b. Aḥmad b. Abī Muḥammad Ḵāliḥ (m. VIIIe/XIVe siècle). Il s’agit probablement du premier ouvrage consacré à une voie, la Mājiriyya, et à une famille soufie. Arrière petit-fils du saint Abū Muḥammad Ḵāliḥ (m. 631/1234), un des majeurs héritiers spirituels d’Abū Madyan au Maroc, l’auteur dénonce les déviations de certains adhérents de cette voie et s’efforce à en rétablir les vrais principes et pratiques. Le défi du Minhāj consiste à préserver un patrimoine initiatique face à l’altération qu'il a pu subir après le décès du saint fonda-teur. Nous verrons comment cette fonction conservatrice de l'hagiographie prendra le pas sur l'aspect apologétique, bien que le Minhāj, comme toute hagiographie, vise également à transmettre un enseignement initiatique. Du fait qu'il expose les doctrines et les pratiques de la Mājiriyya, cet ouvrage sert de manuel aux futurs adeptes de la voie et al-Jazūlī s'inspirera encore au IXe/XVe siècle de certains usages du ribat d’Āsafī pour sa propre tā’ifa. Véritable traité sur la voie d'Abū Madyan et hommage à l’un des saints plus célèbres du Maroc, le Minhāj marque sans doute les cercles soufis de Fès où l’héritage du maître andalou reste déterminant.

A l’époque mérinide, l’hagiographie de Fès reste dans l’ombre d’Abū Madyan.

« […] Document le plus complet sur la sainteté au XIVè S. »103, l’Uns al-faqīr wa ‛izz al-ḥaqīr104 d’Abū al-‛Abbās Aḥmad al-Qusanḷīnī Ibn Qunfudh (m. 810/1407) est un hommage au saint, désormais patron de Tlemcen, et aux adeptes de sa voie. Il fournit des informations précieuses relatives à l’enseignement et à la personnalité du maître. L’auteur met en oeuvre sa connaissance de la littérature soufie pour exposer au lecteur la doctrine initiatique du maître dans ses multiples aspects. Les poèmes, les sentences et les lettres d’Abū Madyan, ainsi que les témoignages et la présentation de ses disciples font de l’Uns al-faqīr un document de premier ordre, aussi bien comme manuel soufi que comme document hagiographique. Conçu originalement comme un récit de voyage, l’Uns al-faqīr introduit le genre de la riḥla dans l’hagiographie marocaine105. C’est aussi le premier ouvrage à évoquer l’existence des ṥā’ifa ou « communautés soufies »106 qui sont toutes rattachées au maître andalou ou à un de ses prédécesseurs. Pendant que le Sud du Maroc est dominé par ses ribâts, la ville de Fès apparaît comme l’un de principaux foyers urbains pour les disciples d’Abū Madyan. Ces saints d’une spiritualité intransigeante sont fortement imprégnés par l’enseignement de leur maître, mais leur pratique semble très discrète et ne montre aucune volonté de se constituer comme tradition indépendante.

Entre-temps, un cadi de Fès, Abū Muḥammad ‛Abdallāh b. Muḥammad al-Awrabī (m. 786/1384-85), rédige une hagiographie sur un saint du Rīf, Abū Ya‛qūb b. Muḥammad al-Zuhaylī al-Bādisī (m. 734/1332), qui reçoit son éducation spirituelle à Fès et en Egypte. L’ouvrage témoigne de l’influence de Fès sur les réseaux soufis du Nord du Maroc, mais aussi de l’intérêt que les cercles savants de la capitale portent à la sainteté.

C’est le contemporain d’Ibn Qunfudh, Muḥammad b. Abī Bakr al-Haḍramī (m. après 763/1362), qui montre l’existence d'un courant plus intellectuel107 avec Ibn ‛Āshir de Salé et son fameux disciple Ibn ‘Abbād al-Rundī, prêcheur à la Qarawīyīn de Fès. Le Salsal al-‛adhb wa al-manhal al-aḥlā108, dédié au sultan mérinide, traité de 40 saints de trois villes : Fès, Meknès et Salé. Plus que dans les autres ouvrages, dans le Salsal les sciences religieuses sont mises en valeur, ainsi que les autorités politiques. L’auteur prend soin d’évoquer les bonnes relations des Mérinides avec les saints. Néanmoins, le style de l’ouvrage n’est pas sans intérêt. Les saints sont divisés en trois générations (ṥabaqāt) et chaque personnage est qualifié par une vertu ou un état qui relève du vocabulaire du soufisme. L’auteur explique à l’aide des versets coraniques, des hadith et des paroles des anciens maîtres du soufisme les quarante notions et offre ainsi, à la manière du Ḥilyat al-awliyā’ d’al-Isfahānī, un véritable traité de soufisme basé sur l’hagiographie marocaine. Il serait limitatif de considérer le Salsal comme un simple produit d’opportunisme. Al-Haḍramī a effectivement rencontré le protagoniste de son ouvrage Ibn ‛Āshir. Son livre ne fait que refléter le contexte de la fin du VIIIe/XIVe siècle quand la politique mérinide relative à l'établissement des madrasas marque un changement important dans la vie intellectuelle et spirituelle du Maroc.

Le Dawḥat al-nāshir li-maḥāsin man kāna bi-al-Maghrib min mashāyikh al-qarn al-‘āshir109 est sans doute l’ouvrage hagio-graphique le plus intéressant du début de la période sa’dienne (917/1511-1070/1660). En effet, remarque É. Lévi-Provençal, suite à « un ralentissement de l’activité historique, c’est à partir de ce moment qu’en revanche la littérature biographique prend une extension beaucoup plus grande »110 ce qui fait que « la série des dictionnaires hagiographiques s’ouvre véritablement avec celui d’Ibn ‘Askar » 111. Le Xe/XVIe siècle est, selon E. Doutté112, témoin d’une « renaissance religieuse » qui « s’est caractérisée sous la triple forme d’un pouvoir politique nouveau, d’une mission religieuse très active et d’une littérature arabe musulmane spéciale à cette époque ».

Rédigé à Fès, la vie assez perturbée de l’auteur du Dawḥat al-nāshir, Muḥammad Ibn ‘Askar al-Shafshāwanī (m. 986/1578), marquée par les guerres contre les Portugais et les luttes de succession, fait de cet ouvrage un témoignage précieux sur les cercles soufis dans une époque cruciale. D’ascendance idrisside, l’auteur est natif du Djebel, mais la ville de Fès ne manque pas d’attirer son attention. Comme l’indique le titre, Ibn ‘Askar veut perpétuer le souvenir des saints qui lui sont contemporains dans l’intention de démontrer la véracité d’un hadith interprété comme se rapportant au Maghreb : « Un groupe (tā’ifa) de ma communauté ne cessera d’emporter la vérité jusqu’à la venue de l’Heure »113.

Le maître spirituel de l’auteur n’est pas des moindres. Abū Muḥammad ‘Abdallāh b. Muḥammad al-Habḷī114 (m. 963/1556) est le disciple d’al-Ghazwānī115 (m. 935/1528-9), le deuxième successeur d’al-Jazūlī (m. 869/1465). Ibn ‘Askar est donc le premier hagiographe de la tradition jazûlite. Il fournit des renseignements intéressants sur les profils spirituels des saints qu’il évoque, comme le montrent les deux extraits suivants :

« Le désir ardent (al-shawq) pour la Sainte Présence était l’état le plus fréquent [de ‘Abdallāh al-Habḷī]. Il suivait en cela la voie de [‘Umar] Ibn al-Fāriḍ116 dont il admirait la poésie, surtout sa Tā’īyyat al-kubra117 […]. Il a rédigé un nombre important d’écrits en prose et en forme poétique et son rang dans la science du dévoilement était tel que personne ne pouvait le saisir. Le plus étonnant est le fait qu’il n’y avait point de science exotérique ou ésotérique dans laquelle il n’était un imam qu’on suivait, surtout pour ce qui concerne la science des soufis (al-qawm) et l’éducation prophétique. Tous ses contemporains attestaient de cela, ce qui poussait le cheikh Abū al-‘Abbās al-‘Abbādī al-Akbar118 à déclarer : "Mon seigneur Abū Muḥammad ‘Abdallāh al-Habḷī est le Junayd de notre temps !" En réalité, il a dit cela parce qu’il était obstiné dans la contestation des soufis et de leur voie, jusqu’à ce qu’il ait rencontré [le cheikh al-Habḷī] à Fès pendant que le maître de celui-ci, Abū Muḥammad ‘Abdallāh al-Ghazwānī, était encore en vie. Il reconnaissait enfin son mérite et son avancement dans la voie des soufis et le prenait comme maître et comme guide spirituel […]. »119

« […] Je l’ai fréquenté longtemps, ce qui m’a apporté extérieu-rement et intérieurement un bénéfice énorme, que Dieu soit loué ! […] J’ai appris de nombreuses sciences de lui, comme la théologie, la jurisprudence et l’art du soufisme et il m’a fait prendre le pacte (al-‘ahd), comme son maître Abū Muḥammad al-Ghazwānī l’avait fait avec lui. [Il m’a donné la permission] de rapporter la filiation des maîtres spirituels de la voie de son cheikh. Je l’ai pris comme mon imam et d’accès (wasīlatī) à mon Créateur en raison de ce que j’ai vu en lui […]. »120

L’hagiographie intègre, comme le montrent ces extraits, l’évolution doctrinale du soufisme. Depuis le Mustafād, où le soufi est plutôt un individu qui se retrouve dans des cercles restreints avec ses semblables, ici le rôle du cheikh et les pratiques qui s’attachent à sa personne, tel le pacte de l’initiation (al-‘ahd) et le compagnonnage (ṣuḥba al-shaykh), sont déjà plus ou moins codifiés. L’auteur ne ressent apparemment pas le besoin de faire preuve de discrétion concernant certaines idées, comme l’interprétation soufie de la notion coranique de wasīla, et affirme la nécessité de l’intermédiaire entre Dieu et ses créatures. De nombreux personnages cités par Ibn ‘Askar ne sont pas des savants et la science n’est plus présentée comme une marque d’élévation spirituelle. La distinction entre science extérieure et intérieure, c'est-à-dire entre les sciences islamiques et le soufisme, apparaît sans aucune ambiguïté.

La majorité des saints évoqués par Ibn ‘Askar, sont originaires de la région du Djebel al-‘Alam, berceau des shurafā’ Idrissides. A cette époque le Djebel représente semble-t-il une terre propice pour les saints et la pratique du soufisme, alors que Fès apparaît plutôt comme le lieu où la sainteté se confronte au milieu savant et à l’élite politique, ce qui va changer avec la fondation de la zâwiya d’Abū al-Maḥāsin Yūsuf
71 Cf. le chapitre « Les Marocains et l’histoire » dans LÉVI-PROVENCAL, Évariste, op. cit., p. 21-33 et aussi ROSEN-THAL, Franz, A History of Muslim Historiography (2ème édit.), Leyde : Brill, 1968. Pour un regard plus différencié sur ce sujet cf. LAROUI, Abdallah, Islam et histoire, Paris : Flammarion, 1999.
72 « Hagiographie et religion au Maroc médiéval », HT, 1986, vol. XXIV, p. 17-51.
73 Op. cit., p. 218-240.
74 Ibn ‘Abbād de Ronda, un mystique prédicateur à la Qa-rawīyīn de Fès, Beyrouth : L’Institut des Lettres Orientales de Beyrouth, 1956, p. 3-11.
75 Op. cit., p. 440-442.
76 Al-Khiṥāb al-Ṣūfī, Casablanca : Maktabat al-Rashād, 1997, p.10-18.
77 Nous n’inclurons pas les hagiographies consacrées à des saints extérieurs de Fès, comme la biographie d’al-Shādhilī rédigé par un des maîtres fâsis d’Ibn ‘Abbād al-Rundī, ‘Abd al-Nūr al-‘Imrānī (cf. HONERKAMP, Kenneth, « A biography from Abû l-Hasan al-Shâdhilî dating from the fourteens century », Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, GEOFFROY, Éric (dir.), Paris : Maisonneuve & Larose, 2005, p. 73-87).
78 Pour les ouvrages perdus, cf. FERHAT, Halima, TIKRI, Hamid, loc. cit., p. 21-23.
79 IBN AL-ZAYYĀT AL-TĀDILĪ, Abū Ya‘qūb Yūsuf Yaḥyā, al-Tashawwuf ilā rijāl al-taṣawwuf wa akhbār Abī al-‘Abbās al-Sabtī, TAWFĪQ, Aḥmad (éd.), Rabat : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines (2ème édit.), 1997. L’ouvrage a très tôt attiré l’attention des chercheurs, notamment Adolphe Faure, auquel nous devons la première édition critique, et L. Massignon, qui en a signalé l’importance (cf. MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 11-12). L’édition critique du Tashawwuf par Ahmed Toufiq a été traduite en français par Maurice de Fenoyl (Regard sur le temps des soufis, Rabat : Eddif-UNESCO, 1995). Cf. aussi EL HOUR, Rachid, « Quelques reflexions sur la tracectoire intelectuelle des saints d’après al-Tachawwuf ilā rijāl al-taṣawwuf d’al-Tādilī », Mélanges Halima Ferhat, Rabat :  Association Marocaine pour la Recherche Historique, 2005, p. 23-43 ; EPHRAT, Daphna, « In Quest of an Ideal Type of Saint », SI, 2002, n° 94, p. 67-84.
80 Cf. l’introduction d’A. Tawfīq, op. cit., p. 19-24 (p. 11-23 dans la version française).
81 Cf. FERHAT, Halima, « Abu l-‘Abbas : contestation et sainteté ? », QT, 1992, n° 13/1, p.185.
82 Tashawwuf, p. 34.
83 Ibid., p. 31.
84 Ibid., p. 34.
85 Cf. « Soufisme et tradition prophétique » dans GEOFFROY, Éric, Le soufisme, Paris : Fayard, 2003, p. 80-82. 
86 « C’est le corpus le plus important par son impact et par son contenu » (FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, op. cit., p. 25).
87 Cf. MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 12. Dans son article « In Quest of an Ideal Type of Saint » (op. cit.) D. Ephrat met l’accent sur la fonction du Tashawwuf de « transformer la figure du walī Allāh, générée par la société afin de combler ses besoins spirituels et sociaux, en un modèle culturel reconnu » (p. 69). La chercheuse part de l’idée élaborée dans les recherches sur la sainteté du moyen âge chrétien que la sainteté est essentiellement un phénomène social et psychologique qui reçoit de l’hagiographie l’autorité qui lui permet de servir comme référence collective. Sans vouloir entrer ici dans le débat relatif à la nature de la sainteté, il nous semble que le modèle ou plutôt les modèles idéaux dont témoigne le Tashawwuf sont en effet avant tout d’ordre initiatique, du fait que les personnages forment une véritable élite qui se distingue par le zuhd et qui, par définition, ne se prête qu’assez difficilement à élaborer un modèle culturel pour tout le monde.
88 TAWFĪQ, Aḥmad (éd.), Rabat : Maktabat Khidmat al-Kitāb, 1989. Cf. BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit., p. 99-108 ; CORNELL, Vincent, op. cit., p. 67-79 ; FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, op. cit., p. 29-30 ; MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 12-13.
89 FERHAT, Halima, Le soufisme et les Zaouyas au Maghreb, Casablanca : Toubkal, 2003, p. 15. 
90 Cf. BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit., p. 195-200.
91 Cf. Coran, XV : 65. Cf. MASSIGNON, Louis, « Èlie et son rôle transhistorique, Khadiriya, en islam », Opera Minora, Paris : PUF, 1969, vol. I, p. 142-161. Pour une interprétation de la si-gnification de cette figure dans l’hagiographie cf. EL-BOUDRARI, Hassan, « Entre le symbolique et l’histoire – Kha-dir im-mémorial », SI, 1992, n° 76, p. 25-39.
92 Da‛āmat, p. 69.
93 Cf. Tashawwuf, p. 415-416.
94 FERHAT, Halima, Le soufisme et les Zaouyas au Maghreb, p. 16. Cf. aussi FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, op. cit., p. 50.
95 (2ème édit.), A’RĀB, Sa‘īd (éd.), Rabat : Imprimerie Royale, 1993. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 221-222 ; FERHAT, Halima et TRIKI, Hamid, op. cit., p. 31-32.
96 Cf. Maqṣad, p. 14-15. 
97 Il s’agit de l’auteur de la Risālat al-Qushayriyya (m. 465/1072).
98 C’est l’auteur du Qūt al-qulūb (m. 385/996).
99 C’est l’auteur de la Ḥilyat al-awliyā' wa ṥabaqāt al-aṣfiyā’, Abu Nu‘aym Aḥmad b. ‘Abdallāh al-Isfahānī (m. 430/1039).
100 Maqṣad, p. 13-14.
101 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 222.
102 Cf. RAÏS, Mohamed, Aspects de la mystique marocaine au VIIe-VIIIe/XIIIe-XIVe s. – al-Minhāj al-wāḍiḥ fī taḥqīq karamāt Abū Muḥammad al-Ṣāliḥ, 2 vol., thèse de doctorat, Université de Provence, 1996. Cf. aussi BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit., p. 113-116 ; FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit., p. 32-34 ; MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 13-14. 
103 FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit., p. 40.
104 ḴYĀM, Abū Sahl Najāḥ ‘Iwaḍ (éd.), Le Caire : Dār al-Muqḷam, 2002. Cf. BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit., p. 358-363 ; FATḤA, Muḥammad, « Uns al-faqīr li-Ibn Qunfudh aw al-intiḵār li-zāwiyat Malāra », Des repères dans l’histoire culturelle et religieuse du Maroc, AYADI, Mohamed (dir.), Casablanca : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Hassan II – Série Colloque et Séminaire, s.d., p. 163-169 ; FERHAT, Halima, TIKRI, Hamid, loc. cit., p. 38-40 ; MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 17-18 ; NWYIA, Paul, op. cit., p. 8-11.
105 Cf. SEBTI, Abdelahad, « Hagiographie du voyage au Ma-roc médiéval », QANT, 1992, n° 13/1, p. 167-179.
106 Cf. Uns al-faqīr, p. 106-114.
107 Cf. FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit., p. 48.
108 AL-NAJJĀR, Muḵḷafā (éd.), Salé : al-Khazānat al-‛Ilmiyya al-Ḵabīḥīyya, 1988. Cf. FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit., p. 40 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 222-223 ; MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 17 ; NWYIA, Paul, op. cit., p. 3-8. 
109 ḤAJJĪ, Muḥammad (éd.), Casablanca : Manshūrāt Markaz al-Turāth al-Thaqāfī al-Maghribī (3ème edit.), 2003. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., 231-237 ; AL-MANḴŪRĪ, ‘Uthmān, « al-Intiḵār li-l-taḵawwuf wa al-mutaḵawwifa al-shimāl min khilāl kitāb Dawḥat al-nāshir », Des repères dans l’histoire culturelle et religieuse du Maroc, op. cit., p. 171-187.
110 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 51.
111 Ibid., p. 231.
112 DOUTTÉ, Edmond, « Notes sur l’Islam maghrébin : les Marabouts », Revue de l’Histoire des Religions, Paris, 1900, t. XLI, p. 12.
113 Dawḥa, p. 11. On trouve effectivement d’autres versions de ce Hadith (cf. Kanz, n° 35130) où il est question des Ahl al-Maghrib (« les gens du Maghreb »).
114 Cf. Salwa, vol. II, p. 78. Selon al-Kattānī ce saint est enter-ré à Chefchaouen.
115 Cf. notre chapitre « Renouveau spirituel et l’émergence du chérifisme – al-Jazūlī et ses adeptes 
(IXe-Xe/XVe-XVIe siècles) ».
116 Mort en 632/1235, il s’agit du fameux poète soufi égyptien, connu comme « sultan des désireux » (al-‘āshiqīn). Notons qu’à l’époque d’Ibn ‘Askar ce saint fait l’objet de critiques virulentes de la part de certains oulémas (cf. HOMERLIN, Emil, From Arab Poet to Muslim Saint: Ibn Al-Farid, His Verse, and His Shrine, Le Caire : The American University in Cairo Press, 2001).
117 Ce poème, aussi connu comme « le poème de la voie » a été souvent commenté, notamment par les adeptes de la doc-trine d’Ibn al-‘Arabī.
118 Nous n’avons pas pu trouver d’informations sur ce personnage.
119 Dawḥa, p. 16.
120 Ibid., p. 21.

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