vendredi 15 février 2013

Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - 8. Une hagiographie de Mawlāy Idrīs – La perle précieuse d’al-Ḥalabī



                                      Zaouia de Moulay Idriss :  Abrite le tombeau de Moulay Idriss II




par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)



Ce n’est qu’au XIe/XVIIe siècle qu’une monographie relative à Idrīs II, le fondateur de Fès, voit le jour. De plus, l’auteur n’est pas d’origine fâsie. Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥayy al-Ḥalabī219 (m. 1120/1708), un syrien, s’établit à Fès en 1080/1669-70, où il est très respecté pour sa poésie. Al-Kattānī le surnomme « le laudateur du Prophète » et lui attribue dans sa biographie des titres illustres. Le répertoire de ses ouvrages consacrés à la figure prophétique est effectivement considérable. Les saints font également l’objet de ses éloges, notamment les saints de souche idrisside. Al-Yūsī, impressionné par les qualités poétiques de notre personnage, le pourvoit d’une aide matérielle nécessaire pour son installation à Fès, dont les raisons sont d’ailleurs inconnues. Il n’est réprimandé par son bienfaiteur que lorsqu’il rédige un poème où il fait parler Dieu (‘alā lisān al-Ḥaqq).

Mais al-Ḥalabī n’est pas seulement un lettré. Il est rattaché à un maître spirituel illustre, un descendant du saint irakien Aḥmad al-Rifā‘ī al-Ḥusaynī220 (m. 578/1182). Ce dernier est connu pour un miracle qui s’est produit durant sa visite de la tombe du Prophète à Médine. La vénération du Prophète a surement fait partie de l’enseignement qu’al-Ḥalabī a reçu de son maître, un certain Abū ‘Abdallāh Muḥammad al-Rifā‘ī al-Ḥusaynī221, et c’est cela qui explique peut-être la prédilection de notre auteur pour l’éloge du Prophète et de ses descendants, ce qui d’ailleurs l’amènera à épouser une Kattānī, comme il lui a été prédit dans un rêve.
En tout cas, al-Ḥalabī rédige son ouvrage hagiographique sur Mawlāy Idrīs, le Durr al-nafīs wa al-nūr al-anīs fī manāqib al-imām Idrīs ibn Idrīs222, pour combler une lacune. Il dénonce les « historiens ignorants » qui privilégient dans leurs ouvrages les biographies des hommes du pouvoir en négligeant celui qui est le plus digne d’intérêt. L’ouvrage comporte une partie généalogique qui débouche sur Idrīs I, puis une partie sur les vertus d’Idrīs II et à la fin une autre sur les miracles de ce dernier. Par rapport au Rawḍ al-qirṥās, où l’on peut trouver des informations généalogiques et biographiques, la nouveauté consiste dans les chapitres consacrés aux manāqib et surtout dans ceux consacrés aux karāmāt. Al-Ḥalabī vise visiblement à mettre en valeur la sainteté du fondateur de Fès en l’inscrivant dans une version sacrée de l’histoire. Les événements de la vie d’Idrīs II comme la fondation de Fès et tout ce qui touche à sa personne post-mortem comme la sainteté de certains de ses descendants, le sort tragique du persécuteur des Idrissides Mūsā Ibn Abī al-‘Āfiyya, la redécouverte de sa tombe et autre, acquièrent le caractère de grâces miraculeuses. Il s’agit d’aller contre l’image d’Idrīs II telle qu’elle apparaît dans les annales dynastiques comme un personnage purement historique. Les miracles qui se produisent après sa mort, notamment ceux qui concernent la protection de Fès et la sacralité du sanctuaire idrisside, visent à montrer que la figure de Mawlāy Idrīs dépasse celle d’un fondateur et ancêtre. Comme les plus grands parmi les prophètes et les saints, sa fonction spirituelle continue à s’exercer après la fin de son existence terrestre.
Dans un opuscule peu connu, al-Ḥalabī raconte, comme il a fait sa propre expérience de la fonction initiatique, que Mawlāy Idrīs continue d’exercer presque mille ans après son décès. Le Ḥulal al-sundusiyya fī al-maqāmāt al-aḥmadiyya al-qudusiyya223 relate les vingt-cinq stations (maqāmāt) des vérités muḥammediennes qu’Idrīs II aurait communiquées à l’auteur dans un rêve. Le traité reste encore à être étudié, mais on ne peut pas s’empêcher de rester émerveillé de la façon dont le fondateur de Fès, la doctrine de la réalité spirituelle du Prophète et la sainteté inspirent les écrivains et les saints de Fès.

                                              Tombeau de Moulay Idriss II


Malgré son mérite d’avoir mis par écrit une conception sacrée du fondateur de Fès, il serait faux d’attribuer à al-Ḥalabī l’origine du culte de Mawlāy Idrīs224. Le mérite de l’auteur du Durr al-nafīs est d’avoir fait d’une réalité vécue comme telle depuis fort longtemps, un monument écrit. La vénération d’Idrīs II ainsi que la valeur symbolique et sacrée de sa personnalité ont ainsi trouvé une expression décisive et la place qui devait lui revenir dans la tradition hagiographique.

Comme hagiographe du saint fâsi par excellence, laudateur du Prophète et défenseur des Idrissides, la personnalité d’al-Ḥalabī jouit d’un prestige particulier. Bien que son rattachement soufi ne soit point mis en avant, le fait d’avoir bénéficié de la baraka du Prophète et des shurafā’ suffit pour qu’on lui voue quasiment le respect dû à un saint. Enterré dans la proximité de Darrās Ibn Ismā‘īl, sa tombe est encore visitée jusqu’au début du XIVe/XXe siècle selon le témoignage d’al-Kattānī et les invocations y sont réputées être exaucées.

219 Cf. Salwa, vol. II, p. 184 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 286-287 ; SEBTI, Abdelahad, op. cit., p. 80-82.

220 Cf. POPOVIC, Alexandre, « La Rifâ‘iyya », Les Voies d’Allâh, VEINSTEIN, Gilles, POPOVIC, Alexandre (dir.), Paris : Fayard, 1996, p. 492-496 ; TRININGHAM, Spencer J., op. cit., p. 37-38.

221 Cf. Salwa, vol. II, p. 185.

222 AL-ḤALABĪ, Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥayy, al-Durr al-nafīs wa al-nūr al-anīs fī manāqib al-imām Idrīs ibn Idrīs, Fès : litho., 1300 hég. (1882-23). L’ouvrage a fait l’objet d’un article par A. Sebti (« Hagiographie et enjeux urbains au Maroc : Une biographie d’Idrîs II », La religion civique à l’époque médiévale et moderne, VAUCHEZ, André (dir.), Rome : Ecole Française de Rome, 1995, p. 77-88) qui est reproduit dans son Ville et figures du charisme, p. 79-91. Cf. aussi BECK, Herman L., L’image d’Idris II, ses descendants de Fās et la politique sharīfienne des sultans marīnides, Leyde : Brill, 1989, p. 1-4. 

223 Ms. : BG, n° 2557 d. Cf. ḴQALLĪ, Khālid, « Min ‘ulamā’ al-‘aḵr al-‘alawī al-awwal - Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥayy al-Halabī », Maqālāt tārīkhiyya, Fès : Majlat Kulliyyat al-Ādāb wa al-‘Ulūm al-Insāniyya, 1425 hég. (2004), n° 13, p. 223-238.

224 Nous allons traiter de cette question dans notre ch. « Renouveau spirituel et l’émergence du chérifisme – al-Jazūlī et ses adeptes (IXe-Xe/XVe-XVIe siècles) ». 

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