Zaouia de Moulay Idriss : Abrite le tombeau de Moulay Idriss II
par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)
Ce n’est qu’au XIe/XVIIe siècle qu’une monographie
relative à Idrīs II, le fondateur de Fès, voit le jour. De plus, l’auteur n’est
pas d’origine fâsie. Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥayy al-Ḥalabī219 (m. 1120/1708), un
syrien, s’établit à Fès en 1080/1669-70, où il est très respecté pour sa
poésie. Al-Kattānī le surnomme « le laudateur du Prophète » et lui attribue
dans sa biographie des titres illustres. Le répertoire de ses ouvrages
consacrés à la figure prophétique est effectivement considérable. Les saints
font également l’objet de ses éloges, notamment les saints de souche idrisside.
Al-Yūsī, impressionné par les qualités poétiques de notre personnage, le
pourvoit d’une aide matérielle nécessaire pour son installation à Fès, dont les
raisons sont d’ailleurs inconnues. Il n’est réprimandé par son bienfaiteur que
lorsqu’il rédige un poème où il fait parler Dieu (‘alā lisān al-Ḥaqq).
Mais al-Ḥalabī n’est pas seulement un lettré. Il est
rattaché à un maître spirituel illustre, un descendant du saint irakien Aḥmad
al-Rifā‘ī al-Ḥusaynī220 (m. 578/1182). Ce dernier est connu pour un miracle qui
s’est produit durant sa visite de la tombe du Prophète à Médine. La vénération
du Prophète a surement fait partie de l’enseignement qu’al-Ḥalabī a reçu de son
maître, un certain Abū ‘Abdallāh Muḥammad al-Rifā‘ī al-Ḥusaynī221, et c’est
cela qui explique peut-être la prédilection de notre auteur pour l’éloge du
Prophète et de ses descendants, ce qui d’ailleurs l’amènera à épouser une
Kattānī, comme il lui a été prédit dans un rêve.
En tout cas, al-Ḥalabī rédige son ouvrage hagiographique
sur Mawlāy Idrīs, le Durr al-nafīs wa al-nūr al-anīs fī manāqib al-imām Idrīs
ibn Idrīs222, pour combler une lacune. Il dénonce les « historiens ignorants »
qui privilégient dans leurs ouvrages les biographies des hommes du pouvoir en
négligeant celui qui est le plus digne d’intérêt. L’ouvrage comporte une partie
généalogique qui débouche sur Idrīs I, puis une partie sur les vertus d’Idrīs
II et à la fin une autre sur les miracles de ce dernier. Par rapport au Rawḍ
al-qirṥās, où l’on peut trouver des informations généalogiques et
biographiques, la nouveauté consiste dans les chapitres consacrés aux manāqib
et surtout dans ceux consacrés aux karāmāt. Al-Ḥalabī vise visiblement à mettre
en valeur la sainteté du fondateur de Fès en l’inscrivant dans une version
sacrée de l’histoire. Les événements de la vie d’Idrīs II comme la fondation de
Fès et tout ce qui touche à sa personne post-mortem comme la sainteté de
certains de ses descendants, le sort tragique du persécuteur des Idrissides
Mūsā Ibn Abī al-‘Āfiyya, la redécouverte de sa tombe et autre, acquièrent le
caractère de grâces miraculeuses. Il s’agit d’aller contre l’image d’Idrīs II
telle qu’elle apparaît dans les annales dynastiques comme un personnage
purement historique. Les miracles qui se produisent après sa mort, notamment
ceux qui concernent la protection de Fès et la sacralité du sanctuaire
idrisside, visent à montrer que la figure de Mawlāy Idrīs dépasse celle d’un
fondateur et ancêtre. Comme les plus grands parmi les prophètes et les saints,
sa fonction spirituelle continue à s’exercer après la fin de son existence
terrestre. Dans un opuscule peu connu, al-Ḥalabī raconte, comme il a fait sa propre expérience de la fonction initiatique, que Mawlāy Idrīs continue d’exercer presque mille ans après son décès. Le Ḥulal al-sundusiyya fī al-maqāmāt al-aḥmadiyya al-qudusiyya223 relate les vingt-cinq stations (maqāmāt) des vérités muḥammediennes qu’Idrīs II aurait communiquées à l’auteur dans un rêve. Le traité reste encore à être étudié, mais on ne peut pas s’empêcher de rester émerveillé de la façon dont le fondateur de Fès, la doctrine de la réalité spirituelle du Prophète et la sainteté inspirent les écrivains et les saints de Fès.
Malgré son mérite d’avoir mis par écrit une conception sacrée du fondateur de Fès, il serait faux d’attribuer à al-Ḥalabī l’origine du culte de Mawlāy Idrīs224. Le mérite de l’auteur du Durr al-nafīs est d’avoir fait d’une réalité vécue comme telle depuis fort longtemps, un monument écrit. La vénération d’Idrīs II ainsi que la valeur symbolique et sacrée de sa personnalité ont ainsi trouvé une expression décisive et la place qui devait lui revenir dans la tradition hagiographique.
Comme hagiographe du saint fâsi par excellence, laudateur du Prophète et défenseur des Idrissides, la personnalité d’al-Ḥalabī jouit d’un prestige particulier. Bien que son rattachement soufi ne soit point mis en avant, le fait d’avoir bénéficié de la baraka du Prophète et des shurafā’ suffit pour qu’on lui voue quasiment le respect dû à un saint. Enterré dans la proximité de Darrās Ibn Ismā‘īl, sa tombe est encore visitée jusqu’au début du XIVe/XXe siècle selon le témoignage d’al-Kattānī et les invocations y sont réputées être exaucées.
219 Cf. Salwa, vol. II, p. 184 ; LÉVI-PROVENÇAL,
Évariste, op. cit., p. 286-287 ; SEBTI, Abdelahad, op. cit., p. 80-82.
220 Cf. POPOVIC, Alexandre, « La Rifâ‘iyya », Les Voies
d’Allâh, VEINSTEIN, Gilles, POPOVIC, Alexandre (dir.), Paris : Fayard, 1996, p.
492-496 ; TRININGHAM, Spencer J., op. cit., p. 37-38.
221 Cf. Salwa, vol.
II, p. 185.
222 AL-ḤALABĪ, Aḥmad
b. ‘Abd al-Ḥayy, al-Durr al-nafīs wa al-nūr al-anīs fī manāqib al-imām Idrīs
ibn Idrīs, Fès : litho., 1300 hég. (1882-23). L’ouvrage a fait
l’objet d’un article par A. Sebti (« Hagiographie et enjeux urbains au Maroc :
Une biographie d’Idrîs II », La religion civique à l’époque médiévale et
moderne, VAUCHEZ, André (dir.), Rome : Ecole Française de Rome, 1995, p. 77-88)
qui est reproduit dans son Ville et figures du charisme, p. 79-91. Cf. aussi
BECK, Herman L., L’image d’Idris II, ses descendants de Fās et la politique
sharīfienne des sultans marīnides, Leyde : Brill, 1989, p. 1-4.
223 Ms. : BG, n° 2557 d. Cf. ḴQALLĪ, Khālid, « Min
‘ulamā’ al-‘aḵr al-‘alawī al-awwal - Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥayy al-Halabī », Maqālāt
tārīkhiyya, Fès : Majlat Kulliyyat al-Ādāb wa al-‘Ulūm al-Insāniyya, 1425 hég.
(2004), n° 13, p. 223-238.
224 Nous allons traiter de cette question dans notre ch. «
Renouveau spirituel et l’émergence du chérifisme – al-Jazūlī et ses adeptes
(IXe-Xe/XVe-XVIe siècles) ».
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