Revue Aurores. No 37. Novembre 1983
Les démarches essentielles des rites initiatiques qui
permettent la mort du vieil homme et la renaissance de l’homme nouveau, ainsi
que les conditions de l’accès aux «penetralia», sont identiques dans le monde
entier. Firmicus Maternus dans son étude De errore profanum religionum, ch.
XVIII[1], qui traite de ce sujet, nous rappelle qu’à une juste question est
donnée une juste réponse, (habent enim propria signa propria responsa) et que
cette juste réponse, (proprium responsum), est précisément donnée par l’Aspirant
(homo moriturus) comme preuve de son droit à être admis (ut possit admiti). Un
exemple typique d’un tel «signum» de réponses justes comme de réponses fausses,
peut être trouvé dans la Jaiminiya Up. Brahmana, III 14 1-5. Quand le Mort
atteint la Porte du Soleil, on lui demande « Qui es-tu? ».
S’il répond par son nom ou celui de sa famille[2], il
est emporté par les agents temporels. Sa réponse devrait être «Ce que je suis,
c’est la Lumière que tu es (Ko’ ham asmi suvas tvam). C’est en tant que tel que
je viens à Toi, Lumière Divine». Prajapati, lui, le Soleil, répond: «Ce que tu
es, Je le suis. Ce que Je suis, tu l’es. Entre !».
Des nombreux parallèles que l’on pourrait citer, le
plus poignant peut-être serait, chez Rumi, le mythe de l’homme qui frappe à la
porte de son ami. On lui demande : «Qui es-tu? » Il répond : «Moi» — «Va-t’en»
dit son ami. Lorsqu’après un an de séparation et d’épreuve, il revient et
frappe de nouveau à la porte et que la même question lui est posée, il répond :
«C’est toi qui es à la porte». Il reçoit alors cette réponse : «Puisque tu es
Moi, entre, O Moi-même.» [3]
LE TEMPLE D’APOLLON A DELPHES
Il ne peut aujourd’hui être mis en doute que le seuil
du Temple d’Apollon à Delphes ait été au sens propre une «Porte du Soleil», la
voie pour pénétrer dans la maison, le Temple du Soleil. L’inscription
«Connais-toi toi-même» implique la connaissance de la réponse au «Qui es-tu?
»[4]; on pourrait en dire, dans la langue voilée des Mystères, qu’elle pose
effectivement cette question.
Selon ce que dit Plutarque[5], cette injonction est
donnée par le Dieu à quiconque l’approche et selon lui, la juste réponse, c’est
le fameux «E». Si, comme il le suggère, «E» est mis pour EI et si nous
conservons de ses diverses hypothèses les sens de —premièrement – le Soleil
(Apollo), et deuxièmement -Tu es; si nous prenons à notre compte que ces deux
significations sont contenues en cette énigmatique syllabe unique, nous nous
trouvons devant le «signum» :«qui es-tu (devant la porte)»? et la réponse «Le Soleil
que tu es (je le suis)». Il est certain qu’aucune autre réponse vraie ne
saurait être donnée par quiconque est «qualifié pour s’unir au Soleil»[6].
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[1] A propos de Firmicus Maternus, consulter G. van der
Leeuw, dans «Egyptian Religion» I 1933.
[2] « Les noms sont des chaînes» (Aitareya Aranyaka II
1,6). Dieu n’a aucun nom, ni familial ni personnel (Brhadaranyaka Upanisad III,
8, 8). Il ne devient personne (Katha Upanishad II, 18). Il s’ensuit qu’il ne
saurait y avoir de «retour à Dieu, de deificatio (pour laquelle, selon les
propres paroles de Nicolas de Cuse, une ablatio omnis alteritatis et
diversitatis est indispensable) pour quiconque est encore quelqu’un. L’Initié
n’a pas de nom, il n’est plus lui-même, mais Agni (Kausitaki Brahmana VII, 2,
3), cf. Gal 2 /20, vivo autem jam non ego sed Christus in me. Dieu est l’Océan,
«nostra pace : ella è quel mare, al quai tutto si move» (Paradiso, III, 85 –
86). Comme les noms des fleuves se perdent dans la mer, de même notre nom et
nos apparences sont perdues lorsque nous L’approchons. (Anguttara-Nikaya IV
198, Prasna UP. VI. 5). «Also sicht wandelt der tropfe in daz mer» (Eckhart,
Pfeiffer ed. p. 314); cf. Rumi «Afin que ta goutte d’eau devienne la mer»,
«Personne ne connais celui qui entre ni ne sait s’il est untel» (Odes XII et XV
dans «Divan»). Selon Lao Tseu (Tao te King), «tout ce qui est sous le Ciel
viendra au Tao comme les rivières aux fleuves et à la mer». Celui qui trouve
(Dieu) se perd (en Lui) : «Comme un torrent, il est absorbé par l’Océan»
(Mathnawi IV. 40-52). De même, selon l’inscription citée par Megnien dans Les
mystères d’Eleusis, Paris 1938, p. 334, «Pour mon nom, ne cherche pas qui je
suis: le rite mystique l’emmena en s’en allant vers la mer empourprée».
[3] — Mathnawi (I 3056-3065); cf. Cantiques des Cantiques
: « Si tu ne te connais, va-t’en!»
[4] — Dans les Memorabilia de Xénophon (IV 2 24), il
est clair que l’inscription pose cette question; Socrate y demande à Euthydème
: «Y avez-vous pris garde et avez-vous tenté de réfléchir à ce que vous êtes?
[5] — Moralia 384d FF (l’E de Delphes). Dans Charmides
164 d, Platon affirme de la même façon que l’injonction : «Connais-toi toi-même»
n’est pas un ‘conseil’ mais le salut de Dieu à celui qui pénètre dans son
temple «dans un autre langage que celui des hommes» et «très énigmatiquement»,
c’est-à-dire «non in doctis humanae sapientiae verbis, sed in doctrina
Spiritus» (Cor. I. 2/13). Les mots «Connais-toi toi-même» sont énigmatiques,
semble-t-il, dans la mesure où l’on peut penser qu’ils se rapportent à la
connaissance d’une des deux âmes — ou des deux «soi» — de l’homme, le «soi»
physique et mortel ou le «soi» incorporel et immortel dont il est si souvent question
dans Platon et dans la philosophie védique. Dans les Memorabilia de Xénophon
(IV 2 24 cf. 9 6), Socrate parle de la connaissance de soi comme d’une
connaissance de nos propres pouvoirs et de nos propres limitations. (cf.
Philon, De specialibus legibus I. 44 et Plutarque, Moralia 394c). Il le fait,
toutefois au cours d’une conversation avec un homme vaniteux qui s’imagine
savoir déjà lui-même «qui il est», lui dont le nom est Euthydème. Par ailleurs,
dans l’Alcibiades I. 130E ff., Socrate dit que Celui qui ordonne «Connais-toi
toi-même» nous ordonne de «connaître notre âme»; il ajoute que celui qui ne
connait «que ce qui relève du «corps» connait ce qui lui appartient mais pas ce
qu’il est».
Parallèlement à ces distinctions, on peut citer, selon
Plutarque, le ridicule de ceux qui sont incapables de distinguer Apollon du
Soleil (Moralia 393D – 400D) dans des passages qui font écho aux Lois où Platon
(898D) dit : «Tous voient le corps d’Hélios, nul ne voit son âme» et qui
rappellent (A.V. X 814) «Lui, le Soleil, tous les hommes le voient mais tous ne
le connaissent pas avec leur esprit».
[6] — Jaiminiya Upanishad Brahmana 1. 6. 1.
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