jeudi 29 août 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - III - Correspondances symboliques


                                        LE PHÉNIX SUR LA MONTAGNE POLAIRE
 
 
La première de ces données est celle de Montsalvage même, la Montagne du Salut, où, dit Wolfram, l'on trouve « des splendeurs qui n'ont pas leurs pareilles sur terre ». C'est là que le Graal réside, à la garde des chevaliers « aussi purs que des anges ». Les profanes n'y ont pas accès : « Qui met ses soins à la chercher ne la découvre malheureusement jamais... Il faut y parvenir sans en avoir formé le dessein. » Et « nul ne peut accomplir la Quête du Graal sans être en telle estime auprès du Ciel qu'on le désigne d'En-Haut pour être admis dans son voisinage ».
Montsalvage est le Lieu central, le medium mundi, la « Montagne polaire » dont parlent toutes les traditions. C'est, notamment, l'équivalent de la Tula hyperboréenne, de l'Avallon celtique, du Meru hindou, de l'Alborj mazdéen, de la Mshunia Kushta mandéenne, du Luz hébraïque, du Mont Garizim des Samaritains, de l'Olympe grec, de la « Montagne aux Pierre précieuses » mentionnée sur la stèle nestorienne de Si-ngan-fou, au sud de laquelle se trouve le Royaume de T'sin ou Syrie primordiale, le Pays de la Paix. En Islam, c'est la Montagne Qâf, qui est la « Montagne des Saints » (Jabalu-l-Awlyia), la « Montagne Blanche » (el-Jabal el-Abiod) située dans l' « Ile Verte » (el-Jezirah el-Khadrah), et que l'on ne peut atteindre « ni par terre ni par mer » (lâ bi-l-barr wa lâ bi-l-bahr) (29).

Pour le Christianisme comme pour le Judaïsme, le medium mundi était identifié avec la Colline de Sion. Mais, dans le Judaïsme même, ce n'était là qu'une localisation secondaire, et certains textes hébraïques gardent la trace d'une tradition primitives concernant la situation polaire de l'Arbre de Vie et de la Montagne sainte (30). Il semble, d'autre part, qu'il ait existé une tradition analogue dans le Christianisme médiéval, dont parait témoigner la mention du Mons victorialis dans le fragment du « Livre de Seth » conservé dans l'Opus imperfectum in Matthaeum (31). Le Mons victorialis est donné comme le lieu d'origine des Rois Mages, ce qui ne laisse aucun doute sur sa signification (32). Mais c'est avec le cycle du Graal que cette notion s'incorpore, du moins visiblement, au symbolisme chrétien proprement dit. Or, dans ce cycle même, il n'est guère que deux oeuvres dont on puisse dire qu'elles s'y réfèrent directement : celle de Chrétien et celle de Wolfram. Encore, chez Chrétien, la référence est-elle tout implicite, et ne peut être induite que par analogie avec le symbolisme général des centres spirituels, et par recoupement avec ce que Wolfram permet de déceler de la tradition dont ils étaient tous deux tributaires. En fait, Montsalvage, dans l'ensemble du symbolisme du Graal, représente à bien des égards, avec le Titurel qui continue le Parzival, un enseignement isolé en contraste évident avec les données de source chrétienne transmise par Robert de Boron. Il nous faut donc voir dans quelle mesure il s'apparente à l'enseignement correspondant de l'ésotérisme islamique, puisque c'est là, selon ce que laisse entendre Wolfram, la première source de Kyot sur ce point.

La doctrine à laquelle se rattache le symbolisme de la Montagne polaire est très répandue en Islam ; elle est restée, en particulier, très vivante dans le Çufisme iranien, de tradition shiïte, où elle a été reprise à l'époque moderne par les écoles Shaïkî et Ishrâqî. Comme l'a montré Henry Corbin, notamment dans sa pénétrante étude, Terre céleste et Corps de résurrection, à laquelle nous empruntons la plupart des renseignements qui suivent, cette doctrine a d'étroits rapports avec la doctrine mazdéenne de la « Terre transfigurée », au point que le géographe Yaqût pouvait dire que la Montagne Qâf s'était autrefois appelée Alborj. Qâf est, comme l'Alborj, la Mère de toutes les montagnes. Elle entoure et domine l'univers. Pour certains elle est faite d'une seule émeraude, d'où provient l'azur céleste ; pour d'autres, cette couleur vient du rocher (sakhra) qui se trouve à sa base et qui forme la clef de la voûte céleste. C'est vers elle que tend le héros spirituel, car c'est d'elle que part la voie verticale vers Allâh (eç-çirât el-mustaqim). Auprès d'elle sont deux villes d'émeraude, bâties en mode quaternaire comme la Jérusalem céleste, Jâbalsa vers l'Orient et Jâbalqâ vers l'Occident. Au-dessus de celles-ci est une troisième ville, Hûrqaliyâ, qui a donné son nom à l'ensemble de cette Terre mystérieuse. Les habitants de ces villes ne connaissent pas Iblis (l'Adversaire) et sont semblables à des anges. C'est la lumière de Qâf qui les éclaire, car il n'y a ici « ni soleil, ni une ni étoile ». Pour y atteindre, il faut marcher quatre moi dans les Ténèbres, traverser mainte région au-delà du monde sensible et passer par le point central, micro et macrocosmique, de la Source de Vie (à laquelle, disons-le en passant, correspond chez Wolfram la Fontaine Salvage).

Qâf est à la fois au centre et à l'extrémité du monde. Elle est la limite entre le visible et l'invisible, le lieu intermédiaire et médiateur (barzakh) entre le monde terrestre (mulk) et le monde angélique (malakût), celui où « s'incorporent les esprits et se spiritualisent les corps », celui des Similitudes divines, des Archétypes ou réalités essentielles des êtres et des choses d'ici-bas ('alam-l-mithâl, littéralement le « Monde du Modèle »). C'est pourquoi Mohyddîn Ibn Arabî l'appelle Ardu-l-Haqîqah, terre de la Réalité, car elle est le lieu des théophanies (tajallîyât ilâhîyah).

Cette terre, précise Mohyiddîn, est faite d'un restant de l'argile dont fut pétri Adam. Elle n'est autre que le Paradis terrestre subsistant nécessairement, quoique oblitéré aux yeux de l'homme déchu, puisqu'il est le principe immédiat et exemplaire de l'existence de ce monde, et le lieu réel, pour tout être de ce monde, de sa propre vérité. C'est pourquoi il est dit que « l'argile de chaque gnostique fidèle a été prélevée de la Terre de son Paradis ». Mais cette argile primordiale n'existe plus dans la nature propre (dans ce que saint Paul appelle « ce corps de mort »), si ce n'est à l'état de trace essentielle et de simple virtualité. Elle ne peut plus être désormais, pour la généralité des croyants, que le fruit longuement et durement cherché des transmutations spirituelles de cette nature, où il faut d'abord retrouver cette trace essentielle, cette mémoire ontologique, de la terre céleste, qui est une Pierre cachée dans les profondeurs de la terre naturelle. Cette Pierre, le Moyen initiatique (al-Iksîr), Dieu voulant, la rendra vivante, puis vivifiante, et puissante pour engendrer de la nature ce corps transfiguré ou corps de résurrection dont il est dit aussi : « Le Paradis du gnostique fidèle, c'est son corps même (33). »

Ce sommaire aperçu d'une vaste et complexe doctrine de géographie sacrée et d'alchimie spirituelle permet, non seulement de restituer par analogie celle que Montsalvage, par lui-même, suppose, mais aussi de placer dans son véritable jour toute l'eschatologie du Graal. Nous ne prétendons pas, pour autant, que la donnée de Montsalvage ait été empruntée telle quelle à l'ésotérisme islamique, à la façon dont peut l'être un thème littéraire ou un système philosophique. L'appareil symbolique d'un courant traditionnel authentique, comme l'était sans conteste le courant du Graal, répond à une doctrine originale, développée de soi-même et homogène à elle-même. Il est nécessairement approprié aux réalités spirituelles exprimées dans cette doctrine, dès lors qu'il en est le reflet et le support intelligible. Organiquement lié à la vérité qu'il manifeste, et ne pouvant en être dissocié sans perdre toute raison d'être, un symbole véritable ne peut passer d'une forme traditionnelle à une autre que sur l'exigence spontanée de cette vérité même, connue comme telle de part et d'autre : il ne peut pas s'emprunter, mais seulement se transmettre. Cette transmission, rendue possible par l'universalité inhérente à la nature même du symbolisme, et d'observation courante dans le grand passé traditionnel, est donc, quand elle a lieu, la marque, à la fois d'un point d'appel qui en est la raison suffisante, et d'un « acte commun » réel entre les partenaires sur le plan intellectuel et spirituel. Encore la constatation des mêmes symboles dans deux traditions distinctes ne suffit-elle pas à affirmer la transmission de l'une à l'autre, chacune pouvant les avoir reçus séparément de la source commune de toutes les traditions. La certitude ne se fonde, éventuellement, que sur les caractéristiques particulières dont ils peuvent être affectés, ou sur celles du contexte où ils apparaissent. Tel semble être le cas du Phénix, mentionné par Trévrizent à propos du lapsît exillis : « C'est, dit-il, par la vertu de cette Pierre que le Phénix se consume et devient cendre ; mais de ces cendres renaît la vie ; c'est grâce à cette Pierre que le Phénix accomplit sa mue pour reparaître ensuite dans son éclat, aussi beau que jamais. » Cette indication ne se retrouve dans aucun autre des romans du Graal, et n'est donnée par le saint ermite qu'en complément de celle du lapsît exillis, pour illustrer ses vertus singulières. Le Phénix ne jouant aucun rôle dans l'économie du mystère, il s'agit là, manifestement, d'une référence doctrinale précise, c'est-à-dire d'une sorte de cachet d'identification.

Le Phénix (de φονιξ, Rouge) est un symbole solaire et cyclique très ancien, que l'on ne trouve jamais qu'en connexion avec le symbolisme du Centre du Monde. C'est ainsi que, dans les légendes arabes, il est dit ne se poser jamais sur terre qu'au sommet de la montagne Qâf. D'après Hérodote (II, 73), sa patrie est l'Arabie. C'est de là que, tous les cinq cents ans, peu après sa naissance, il s'envole vers Héliopolis (la « Ville du Soleil »), où il ensevelit la dépouille de son père (de laquelle il est né) dans le Temple du Soleil. Pour Tacite également (Ann., XIV, 28) il est originaire d'Arabie ; ici la dépouille paternelle n'est pas ensevelie, mais brûlée sur l'autel du Soleil. D'autres récits le font résider en Syrie, aux Indes, en Ethiopie, mais il s'agit là, en fait, de localisations secondaires de la véritable « Syria » primitive, la terre primordiale du Soleil dont parle Josèphe, et où se trouve la première Héliopolis. C'est ce qui explique que l'Oiseau immortel n'ait jamais été donné comme habitant l'Egypte, et que l'on n'en ait trouvé aucune mention dans les textes hermétiques (34). Quant à l'opinion du Moyen-Age, qui surtout compte ici, elle est donnée par Brunetto Latini dans son Trésor :

« Féniz est uns oisiaus en arrabe, dont il n'a plus que un sol en trestout le monde. »

Tout cela est de nature à confirmer la connexion du lapsît exillis avec le symbolisme oriental, et plus spécialement arabe, du Centre du Monde, mais ne suffit pas à établir que la mention du Phénix dans le Parzival est le fait d'une transmission islamique à proprement parler. C'est ici qu'interviennent les caractéristiques de contextes auxquelles nous faisions allusion plus haut. Le Phénix apparaît chez Wolfram en liaison avec une représentation du mystère du Graal qui n'a pas d'analogue dans le reste du cycle, ni de répondant précis dans aucun enseignement chrétien. On se rappelle que ce mystère est évoqué sous les espèces d'une Pierre, venue du Ciel en Terre, lieu des théophanies, dont le lien avec son Origine et les vertus opératives sont maintenus et renouvelés une fois l'an, le Vendredi Saint, par une « petite hostie toute blanche » apportée du Ciel sur elle par une Colombe. Lors de sa présentation rituelle, cette Pierre est portée sur une étoffe en tissu d'achmardi, de couleur émeraude, et déposée devant le Roi du Graal sur une table de grânât Jachant (Hyacinthe rouge). Support et moyen de la Présence divine, elle se situe nécessairement au point ontologique central du Monde et de l'Homme, et l'on comprend pourquoi le Phénix a en elle le principe de la perpétuation cyclique ; pourquoi aussi, toute présente qu'elle soit sur terre, il y a, entre elle et le monde de la conscience ordinaire, cette limite métaphysique que l'on ne peut franchir que par décret particulier de Dieu et si l'on est devenu « aussi pur que les Anges ».
On aura déjà noté les rapports assez caractéristiques entre le lapsît exillis et le Rocher d'émeraude (sakhra) du pays de Qâf, rapports qui, du reste, apparaîtront mieux par la suite. Mais en outre, l'on trouve dans la cosmologie métaphysique islamique un symbolisme dont la similitude d'ordonnance et les correspondances de détails avec celui de Wolfram sont telles que l'on en saurait y voir de simples coïncidences. Sans vouloir développer ici cette doctrine fort complexe, nous préciserons, d'après Mohyiddîn Ibn Arabî, que la hiérarchie des degrés de l'Existence universelle comprend, en série descendante :

l'Intellect Premier (el-'Aql el-Awwal) ;

l'Ame Universelle (en-Nafs el-Kullyiah) ;

la Nature Universelle (et-Tabî'at el-Kulliyah) ;

la Matière Primordiale ou Hylé (el-Hayulâ ou el-Habâ) ;

le Corps Universel (el-Jism el-Kull).

Il s'agit là, bien tendu, de principes cosmologiques, et non d'états de manifestation. L'Intellect Premier, encore appelé er-Rûh (l'Esprit), est la première existenciation de l'Essence divine, le Principe immédiat de la Manifestation, et par suite le Médiateur universel, auquel s'identifie ésotériquement le Prophète. C'est par sa descente illuminante sur la Matière Primordiale que sont produits et ordonnés les autres principes ou degrés cosmologiques, et l'Ame Universelle est sa première manifestation, son réceptacle et son support. La présence de la Matière Primordiale à l'intérieur de cette hiérarchie s'explique par sa relation causale directe à l'égard du Corps Universel. Mais en réalité, comme le précise d'ailleurs le Sheikh el-Akbar, en tant que principe plastique universel ou pôle substantiel de toute la Manifestation - dont la Nature Universelle est la détermination par rapport au cosmos - elle est en dehors de la succession des degrés cosmologiques. C'est en conformité avec ce dernier point de vue que les Rasâil Ikhwân eç-Çafa (Encyclopédie des Frère de la Pureté) définissent le quaternaire fondamental de la Manifestation en considérant l'Être pur (en tant que Créateur, El-Bâri) la Hylé Primordiale, et, entre eux, comme deuxième et troisième terme, l'Intellect Premier et l'Ame Universelle. Quoi qu'il en soit, chacun de ces termes ou degrés est représenté, d'une façon très générale, par des symboles, Oiseaux, Pierre, Couleurs, qui sont, respectivement :

pour l'Intellect Premier, l'Aigle (Uqâb), la Perle Blanche (Durrah Baïdâ) ;

pour l'Ame Universelle, la Colombe (Warqâ), l'Émeraude Verte (Zumurrudha Khadrah) ;

pour la Matière Primordiale, le Phénix ('Anqâ) ;

pour le Corps Universel, le Corbeau (Ghurâb), le Jais Noir (Sabajah Sawdâ).

 
En outre, l'Ame Universelle est souvent représentée par l'Hyacinthe Rouge (Yaqûtah Hamrâ), « en tant, dit Jurjâni, que sa luminosité est mélangée avec l'obscurité de l'attachement au Corps », ce qui correspond, en somme, à un degré cosmologique intermédiaire. C'est dans ce sens que Mohyiddîn, dans une « Prière sur le Prophète », désigne Seyidnâ Mohammed comme « la Perle Blanche qui descend sur l'Hyacinthe Rouge ».

On retrouve ici, non seulement le Phénix, avec ses caractères d'insaisissabilité, de permanence et de renouvellement cyclique à partir de ses propres « cendres » (le mot Habâ, qui désigne - avec le mot Hayulâ transcrit du grec λη - la Matière Primordiale, signifie proprement « poussière impalpable ») sous l'action de l'Intellect divin, mais tous les autres éléments du schéma de Wolfram : la « petite hostie toute blanche », sous une figuration presque identique et dans une correspondance symbolique évidente, la Colombe et la Pierre, qui se révèlent ici comme deux aspects corrélatifs d'une même réalité spirituelle, à rapprocher d'un autre enseignement du même fonds doctrinal : celui de la Table d'Émeraude concernant les deux parties, l'une supérieure et « volatile », l'autre inférieure et « fixe », de la Pierre Philosophale (35). Il n'est pas jusqu'à la Table de grânât Jachant dont le lien avec le lapsît exillis ne soit explicité par celui de l'Hyacinthe Rouge avec l'Émeraude Verte. On pourra faire encore une autre remarque : à savoir que le Phénix, bien qu'évoqué par Trévrizent pour illustrer les vertus et fonctions du Graal, reste en dehors de son système cosmologique, et de même que la Matière Primordiale, en tant que pôle inférieur de la Manifestation, est, en réalité, en dehors de la succession de ses degrés.

Ajoutons que l'on peut encore discerner une série de correspondances avec un autre symbolisme bien connu en Islam, connexe du précédent : celui qui représente l'Intellect Premier et l'Ame Universelle sous les espèces respectives de la Plume ou du Calame Suprême (el-Qalam el-A'lâ, autre désignation du Prophète) et de la Table Gardée (el-Lawh el-Mahfûz), d'après cette parole de Seydinâ Mohammed : « La première chose que Dieu créa est le Calame ; Il créa la Table, et dit au Calame : Écris ! Celui-ci répondit : Qu'écrirai-je ? (Dieu) lui dit : Écris ma Science de la Création jusqu'au Jour de la Résurrection. - Alors le Calame traça ce qui lui était ordonné. »

Les Paroles divines s'inscrivent de même sur le lapsît exillis : lui aussi, il est le Réceptacle de l'Écriture (Mahallu-t-Tadwînî wa-t-Tastîr). Si, en raison d'autres exigences symboliques, il ne reproduit pas formellement l'horizontalité de la Table, cet aspect, outre qu'il est impliqué dans sa passivité à l'égard du Principe, est évoqué par son support, e tissu d'achmardi (dont la couleur émeraude est précisément celle de l'Ame Universelle), et réalisé d'ailleurs par la Table de grânât Jachant, degré cosmologique immédiatement inférieur.

Signalons enfin que, dans l'Hermétisme islamique, selon une acception symbolique différente, le Phénix est une représentation du « Soufre Rouge » (el-Kebrît el-ahmar, ou de l'être qui est parvenu à l'achèvement de l'OEuvre, c'est à dire à la réalisation en lui-même de l' « Homme Universel » (el-Insân el-Kâmil) (36). Selon cette dernière ligne d'interprétation - non exclusive, bien entendu, de la première -, il faudrait voir, dans la mention de l'Oiseau sacré par Trévrizent, l'une des marques de l'appartenance du magistère du Graal à l'ordre des « Grand Mystères ».

Tout ceci nous amène à examiner de plus près la donnée du lapsît exillis en elle-même. On sait que la désignation du Graal sous cette forme n'a pas de référence celtique ni chrétienne ; elle constitue de plus un fait isolé dans le corpus légendaire du Graal, sur lequel la critique n'a pas fini de s'interroger (37). Les affinités qu'elle présente avec la « Pierre Noire » de la Kaaba en sont d'autant plus remarquables. La Pierre du Graal a été apportée sur terre par des anges, et elle sera emportée plus tard aux Indes, où l'on situait alors le Paradis terrestre. Elle est le principe eucharistique dont se nourrissent exclusivement les élus. Elle guérit les maladies, conserve la jeunesse, préserve de la mort. Elle attire les hommes en grand nombre, mais nul ne la découvre en dehors des prédestinés. Elle désigne elle-même, par une inscription miraculeuse, les membres de la communauté sainte et les rois du Graal.

La Pierre de la Kaaba a été apportée du Ciel par Jibrâïl, l'Ange Gabriel. Elle est, d'après un hadîth, la Main droite de Dieu sur la terre. Elle retournera au Paradis au Jour du Jugement. Elle a un pouvoir de guérison, diminué toutefois par le contact des pécheurs. Elle est l' "aimant" des hommes Elle voit et elle parle, elle témoignera au Jour dernier. Ésotériquement, c'est elle qui nomme les Imans (38).

Il y a donc similitude, tant dans l'origine, la nature et la destination, que dans les vertus préservatrices et oraculaires. La seule différence, du point de vue qualitatif, concerne la vertu eucharistique qui spécifie naturellement le symbole chrétien. Il en est une autre, toutefois, et fort importante, du point de vue fonctionnel : alors que le Graal est purement ésotérique, la Pierre Noire assume en outre l'aspect et le rôle correspondants sur le plan exotérique. Leur relation est donc réelle mais indirecte, l'homologue du lapsît exillis étant plutôt, la Pierre de la Kaaba céleste, archétype de la Pierre Noire. Celle-ci fait aussi l'objet d'un pèlerinage initiatique, ou d'une Quête, et c'est à elle que les écoles ésotériques ismaéliennes identifient l'Iman. Henry Corbin cite à ce propos le passage suivant du Diwân de Nasire Khosraw dans son étude sur cet auteur : « Tu me disais : en tel lieu il est une Noble Pierre ; quiconque y accomplit son pèlerinage est sanctifié d'expérience. Azar (père d'Abraham) appelait au culte des idoles, et toi au culte d'une Pierre. En vérité, tu es donc maintenant pour moi Azar. » Henry Corbin commente ainsi ce passage : « La Quête de l'Imam est la Quête de la Pierre (comme le Graal), « Pierre » conservée en la Kaaba, non pas dans l'édifice cubique sis à la mekke en Arabie, mais dans la Mekke céleste des Anges, le Dâr el-Ibdâ (39). »

Les correspondances ne se bornent pas là. Ainsi la Pierre de la Kaaba est appelle communément al « Pierre de l'Angle » (Hajar er-Rukn). Mais il ne s'agit pas seulement de sa situation dans l'édifice sacré : dans son Pèlerinage à la Mekke, Gaudefroy Demombynes indique en effet que « quand Abraham construit la Maison d'Allâh, disparue au moment du Déluge, il trouve aisément toutes les pierres qui lui sont nécessaires, sauf une qu'il demande en vain à Ismaïl : c'est la pierre qui complétera l'édifice et qui en sera le point essentiel (40) ». Cette Pierre, c'est Allâh lui-même qui la lui donne par l'intermédiaire de Jibrâïl pour faire l'« Angle » de sa Maison. Elle n'a pas toujours été noire : d'après un hadîth rapporté par Tha'lab, lorsque Allâh fit descendre Adam à l'endroit de la Kaaba, « Il y envoya également la Pierre noire, qui (à ce moment-là) brillait comme une Perle blanche. »

L'Angle en question est en réalité l' « Angle des angles » (Rukn el-Arkân), désignation qui, dans un édifice voûté, est appliqué à la clef de voûte, laquelle correspond également au principe de l'édifice, par rapport auquel celui-ci est ordonné. Ce symbolisme est rigoureusement parallèle à celui de la Pierre Angulaire des Écritures, qui est aussi la Clef de voûte (keystone dans la Maçonnerie anglaise) ou le Chef, l'achèvement de l'édifice (capstone). Or, comme l'a montré René Guénon, le lapsît exillis s'identifie symboliquement avec la Pierre Angulaire, descendue du Ciel comme lui. L'hostie qui descend sur lui chaque Vendredi Saint souligne son rapport immédiat avec le « Pain descendu du Ciel » comme aussi avec la « Main droite de Dieu (41) ».

Précisons d'autre part que le mot rukn a aussi le sens de « fondement ». C'est dans ce sens qu'on l'applique en général aux différents quaternaires, et Rukn el-arkân, qui, disons-le à ce propos, est l'une des désignations du Prophète, représente alors le cinquième, principe et réduction transcendante des quatre : ainsi, dans le domaine cosmologique, il est l'Ether (el-athîr) ou Quintessence. Dans la terminologie alchimique, il désigne la Pierre Philosophale, chef et achèvement de l'« opération secrète de l'Art » ('amal el-sanâ'at el-maklum). La cohérence de tout ce symbolisme avec celui du lapsît exillis apparaîtra clairement si l'on se souvient que les Hermétistes chrétiens ont souvent désigné le Christ aussi bien comme la véritable Pierre Philosophale que comme la véritable Pierre de l'Angle.

Signalons enfin un fait qui, s'il en était besoin, viendrait authentifier du point de vue documentaire tous ces rapprochements. On aura sans doute remarqué que le lapsît exillis se présente spontanément comme une projection verticale de la clef de voûte céleste, identique au Rocher d'émeraude (sakhra) qui forme le seuil du Pays de Qâf. Or voici ce que rapporte Clermont-Ganneau dans la Revue d'Histoire des Religions : « Une relation anonyme, conservée par Paul Diacre, décrivant la Qoubbet es-Sakhra, devenue le Templum Domini des Croisés, dit qu'au milieu de l'édifice, au-dessus de la Roche (la Sakhra des Musulmans), est suspendue une candela en or dans laquelle se trouve du sang du Christ (super saxum in medio templi pendet candela aurea in qua sanguis Christi, ap. It. hierosol., p. 108). La légende vise ici clairement le vase du saint Graal... (42). » Ce concours traditionnel se trouve complété par une autre indication du même auteur, à savoir qu'à l'époque des Croisades, c'est précisément en ce lieu du Templum Domini qu'était localisé l'épisode biblique du Songe de Jacob, c'est-à-dire, au témoignage de ce patriarche, « la Maison de Dieu et la Porte des Cieux (43) », et que, dans la Sakhra, l'on s'accordait à reconnaître Bethel. Cette croyance ne faisait que rejoindre la tradition musulmane qui vénérait en la Sakhra la Pierre de Jacob elle-même, et le point de départ terrestre de l'Échelle qui, lors du Voyage Nocturne, servit au Prophète, guidé par Jibraïl, pour son Ascension (Mirâj) à travers les Cieux.
La Lance apparaît dans tous les romans du Graal, mais si son rôle a toujours un caractère surnaturel, il est d'importance très inégale suivant les versions, et aucune ne lui donne le développement qu'il reçoit chez Wolfram. Agent du châtiment divin, elle ne blesse pas seulement le roi du Graal dans son corps, mais dans sa fonction régissante et dans la vie de son royaume même qui est frappé d'un mal mystérieux. La blessure s'avive par l'influence des astres. Tous les remèdes sont essayés en vain, car « c'est Dieu lui-même qui les empêche d'agir ». Seul le fer qui l'a causée est capable de la soulager. De ce fer découlent sans cesse des gouttes de sang. Dans le cortège du Graal, elle apparaît la première et seule, portée par un valet qui parcourt avec elles les quatre côtés de la salle avant de l'emporter.

Dans un symbolisme traditionnel très général, la lance est une représentation de l'Axe du Monde, analogue à la Montagne, à l'Arbre du Monde, ou encore au « pilier axial » du symbolisme architectural. Les quelques traits résumés ci-dessus soulignent ce rôle axial : la blessure surnaturelle causée au Roi pour s'être écarté de sa position centrale ; l'expiation cosmique qui l'accompagne, modulée par la rotation des astres ; l'ambiguïté de ses pouvoirs ; le sang qui découle de son fer analogue à la rosée qui découle de l'Arbre du Monde ; le rite de qualification de l'espace. Elle est l'aspect destructeur ou réducteur de la Loi divine, dont le Graal lui-même, Centre du Monde, est l'aspect dispensateur et conservateur. C'est pourquoi elle n'apparaît comme telle que comme sanction d'une déchéance ou jugement d'un cycle.
Or le porteur de cette lance, « celui qui bataillait contre lui (Anfortas)... était un païen né au pays d'Ethnise, qui est celui où le Tigre sort du Paradis. Ce païen se croyait sûr de conquérir le Graal par sa vaillance ; il en avait fait graver le nom sur sa lance. Il cherchait la chevalerie lointaine ; mû par rien si ce n'est la force du Graal (niht wan durch des grâles kraft), il parcourait les mers et les terres (44) ».

La Lance vient donc des confins du Paradis, c'est-à-dire du Centre suprême où la Tradition primordiale est conservée. Le nom du Graal gravé sur son fer indique leur identité essentielle. Et son détenteur, chargé de la sanction divine, et venu lui aussi de ses confins, est un chevalier « païen » mû uniquement par la force du Graal. Là encore on constate une intervention « païenne » à un moment crucial de l'Aventure ; intervention bénéfique, elle aussi, malgré les apparences car la mise en sommeil d'un Centre initiatique est toujours préférable à son égarement. Il serait vain, bien entendu, de chercher à savoir si cette circonstance correspond à quelque événement précis. Elle comporte toutefois un indice, dont l'importance apparaîtra plus loin, en ce que la lance, sous la forme du vexillum, était au Moyen-Age le symbole par excellence de l'Empire.

Il importe de noter que tout ce symbolisme n'a aucun rapport apparent, pas plus ici que chez Chrétien, avec le Calice de la Cène et la lance de Longin. Cette indépendance n'est pas la moindre des énigmes qui se posent à propos du Graal, si l'on tient compte des résonances profondes que venait d'éveiller en Chrétienté la légende du saint Vaisseau, et de celle qu'avaient suscitées, particulièrement en Provence, patrie de Raimond de Saint-Gilles, les circonstances mystérieuses entourant l'Intervention de la sainte Lance, à laquelle la première Croisade doit principalement son succès. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry estimait autrefois que Kyot pouvait être « un agent de transmission de la légende raimondienne », et que, « dans la mesure où l'influence galloise ne prédomine pas, le héros messianique Raimond de Saint-Gilles aura été, plus encore que Joseph d'Arimathie, le prototype des rois du Graal (45) ». A la vérité, on ne trouve chez Wolfram, seul porte-parole connu de Kyot, aucun trait de ressemblance avec cette légende, pas plus qu'on n'en trouve entre le lapsît exillis et le Vase du Saint Sang. C'est là, à notre avis, a contrario, l'une des plus forte preuves en faveur de l'originalité et de l'indépendance de la  transmission de Wolfram-Kyot, et de sa source d'inspiration authentiquement islamique ; preuve que vent singulièrement renforcer le fait que, par ce silence remarquable à l'endroit des symboles de la Passion corporelle, le Parzival rejoint tacitement les données islamiques, qui, du moins dans leur acception ordinaire (46), excluent la crucifixion personnelle et la mort effective du Christ. Le rôle cyclique assigné au Vendredi Saint ne contredit pas cette observation ; il s'agit là, probablement, d'un facteur de la mise en forme chrétienne, qui, en tout cas, n'affecte en rien al structure du symbolisme proprement dit. Cette réserve fera naturellement songer au principal chef d'accusation contre le Temple, celui du crachement rituel sur la croix, et, dans la mesure où l'on peut lui trouver quelque apparence de fondement, à l'imputation faite aux grands maîtres d'avoir, à l'instigation des Musulmans, ouvert la Règle à des doctrines étrangères. Elle rappellera aussi le Catharisme, et surtout le Docétisme, longtemps répandu dans les milieux chrétiens proche-orientaux, comme en témoignent les Acta Johannis, et qui, dans son fond, est fort proche de certaines conceptions islamiques. Mais il ne faudrait pas se hâter pour cela de conclure à l'hétérodoxie du Parzival. Il s'agit là, de toute façon, d'une position doctrinale plutôt devinée que perçue, et qui ne met nullement en question les données scripturaires et la tradition de l'Église sur ce point. La perspective qui s'y dessine est, comme celle qui inspirait le rite templier de réception, d'ordre purement ésotérique (« le Temple est mort d'un symbole non compris », disait justement Michelet), et se réfère au problème des deux natures du Christ, sur lequel nous ne pouvons insister ici. Il y a, entre les hérésies susdites et ce qui se laisse discerner dans la pensée de Wolfram, une différence radicale : celle qui sépare un courant primitivement initiatique, mais dénaturé par extériorisation et devenu hétérodoxe de ce fait même (processus ordinaire de la formation des hérésies au Moyen-Age), et une tradition ésotérique demeurée régulière. Les affinités qui peuvent subsister entre eux, voire la possession commune de certains symboles, n'autorisent pas à conclure que la seconde est hérétique, mais que ces éléments constituent, pour le premier, la part de vérité intrinsèque qu'il garde encore e sa régularité primitive, et sans laquelle il n'aurait du reste aucune espèce de réalité (47).

On se demandera sans doute si, en dehors de la signification axiale très générale de la Lance, il n'existe pas à ce propos un symbolisme plus spécifiquement arabe, en connexion avec celui du Parzival. Il s'en trouve un, en effet, dans la Science des Lettres, science traditionnelle sans équivalent en Occident, fondée sur a notion de la langue arabe, langue sacrée et langue de Révélation, donc issue directement de la Source divine du Verbe, comme moyen efficace d'une herméneutique spirituelle (ta'wîl) appliquée au Coran. Selon cette science, le monde a été créé, non par la première lettre alif (formée d'un trait vertical rectiligne), mais par la seconde (formée d'un point surmonté d'une courbe à concavité supérieure). Dans ce rôle primordial, où il est à la fois le « moyen » et le « lieu » de la Création, le , dit René Guénon, « représente Er-Rûh, l' « Esprit », qu'il faut entendre comme l'Esprit total de l'Existence universelle... Il est produit par le commandement divin, et, dès qu'il est produit, il est en quelque sorte l'instrument par lequel ce « commandement » opérera toutes choses, qui seront ainsi toutes « ordonnées » par rapport à lui ; avant lui, il n'y avait donc qu'el-amr, affirmation de l'Être pur et formulation première de la Volonté suprême, comme avant la dualité il n'y a que l'unité ou avant le il n'y a que l'alif. Or l'alif est la lettre polaire dont la forme est celle de l' « axe » suivant lequel s'accomplit l'ordre divin ; et la pointe supérieure de l'alif, qui est le « secret des secrets » (sirru-l-asrâr), se reflète dans le point du en tant que ce point est le centre de la « circonférence première » qui délimite et enveloppe le domaine de l'Existence universelle... (48) »


                                                                              L'alif
 
 

On aperçoit aussitôt la correspondance entre le lapsît exillis et le point du : son rôle d'instrument du commandement divin apparaît spontanément ; son caractère principiel est souligné par Wolfram lui-même, disant que « cette chose parfaite à qui rien ne manquai » état « tout ensemble racine et floraison », de même que sa situation de centre de la Circonférence première lorsqu'il précise que « tout ce que les planètes enferment dans leur course, tout ce qu'illuminent leurs rayons, ce sont là les limites du royaumes (du Graal) ». De même apparaît le rapport de la Lance et de l'alif : le fer s'identifie essentiellement au Graal comme la point de l'alif s'identifie au point du , et c'est à son caractère transcendant que sa blessure doit d'échapper à tous les remèdes du domaine cosmique, de n'être soulagée que par elle, et de n'être guérie que par le nouveau « pôle » qui s'est identifié lui-même à l'axe, Parzival, celui qui, comme elle, selon l'étymologie de Wolfram, « perce au travers ».

                                                 Le  " bâ "

Nous ne prétendons pas, bien entendu, qu'il s'agisse ici et là du même symbolisme, mais seulement d'une même signification de symboles se correspondant à travers le symbolisme géométrique. On conviendra pourtant que de tels rapprochements, jusque dans le détail, avec une doctrine islamique constituée et précise ne peuvent guère être fortuits. Faisons à ce propos une remarque que paraîtra sans doute assez singulière : la première « création » du point du est la courbe à concavité supérieure constitutive de cette lettre elle-même ; or cette courbe est considérée comme un équivalent schématique de la coupe. Cette concordance représente, à notre connaissance, la seule référence doctrinale où puisse se constater une cohérence parfaite des symbolismes de la Lance, et de la Pierre et de la Coupe.

Signalons enfin, pour compléter ces quelques aperçus, que le ternaire formé par la pointe supérieure de l'alif et les deux extrémités du , opposés horizontalement, trouve une correspondance immédiate dans le triangle initiatique dont nous avons parlé plus haut. Le sommet de ce triangle est occupé par le Pôle suprême (El-Qutb el-Gawth) et les deux angles de base par les deux Imams de la Droite et de la Gauche. René Guénon a signalé à ce propos un rapprochement significatif avec le symbolisme hermétique de la « Pierre cubique à pointe », représentation de la Pierre Philosophale, et montré que, dans la figure en forme de hache qu'elle porte à son sommet dans les anciens documents maçonniques, il ne fallait pas voir un hiéroglyphe de la lettre hébraïque qoph, mais bien de sa correspondante arabe, qâf. Cette lettre, qui a le sens général de force ou de puissance, a donné son nom à la Montagne sacrée, et représente d'autre part une désignation abréviative du Pôle (Qutb). Elle équivaut numériquement à maqâm, siège ou station (spirituelle). Or il est dit que le siège du Pôle suprême se situe symboliquement entre ciel et terre, en un point à la verticale de la Kaaba. La figure en question s'interprète donc, selon René Guénon, comme une représentation de la Kaaba, détermination islamique du Centre du Monde, surmontée de la Montagne Qâf, elle-même chargée à son sommet de l'hiéroglyphe du Pôle (49).

Il va sans dire que l'Hermétisme chrétien transposait ce symbolisme, pour l'appliquer à son propre magistère. Mais cela n'enlève rien, bien au contraire, à la valeur probatoire que comporte, en lui-même, l'échange des symboles, quant au partage profond de la doctrine.

 
La première parole sortie du point du bâ est bismillâhi-r-rahmâni-r-rahîm : « Au nom d’Allâh le Clément, le Miséricordieux » Eulogie inaugurale et sacralisante par excellence, c’est par elle que s’ouvre la première sourate du Coran, qui est elle-même l’Ouvrante (Fâtiha) du Livre.



29 Cf. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. VIII et IX. V. aussi Mircea Eliade, Traité d'histoire des Religions, Payot, Paris, 1953, ch. X; Images et Symboles, Gallimard, Paris, 1952, pp. 52 sq. Sur le Royaume de Ts'in, v. F. Nau, L'expansion nestorienne en Asie, in Annales du Musée Guimet (s. d.), Conf. de 1913.

30 V. I. Hénoch, XV, 7-8; ibid., XXV, 4-8 : « Il (l'Arbre de Vie) sera planté du côté du Nord, dans un lieu saint près de la demeure du Seigneur »; Isaïe, XIV, 13 : « ... Je m'assiérai sur la Montagne de l'Assemblée, dans les profondeurs du Septentrion »; Ézéchiel, XXVIII, 13, associe le symbolisme de l'Éden à celui de la Montagne polaire. V. à ce sujet l'intéressante étude du P. Jean Daniélou, Terre et Paradis chez les Pères de l'Église, Eranos Jahbruch, 1953, Band XXII, Rhein-Verlag, Zürich, 1954, à laquelle nous empruntons ces références.

31 Cf. Henry Corbin dans l'étude citée plus bas, Terre céleste et Corps de Résurrection, in Eranos Jahbruch 1953, op. cit., p. 125, note. 32 Pour justification des rapports des Rois-Mages avec le centre du Monde et Melki-Tsedeq, v. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. IV et VI.

33 Citations de Maîtres musulmans, d'après Henry Corbin, op. cit.

34 Cf. R. P. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, Gabalda, Paris, 1953, préf., p. XI.

35 Voici ce que dit Hortulain dans son commentaire sur la Table d'Émeraude: « Ensuite il (Hermès Trismégiste, Père des Philosophes) touche l'opération de la Pierre, disant, Que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il est dit cela parce que la Pierre est divisée en deux parties principales par le Magistère; savoir en la partie supérieure qui monte en haut, et en la partie inférieure qui demeure en bas, fixe et claire. Et toutefois ces deux parties s'accordent en vertus. » La Partie non fixe ou volatile de la Pierre doit séparer la Partie fixe et l'élever, de façon que « toute la Pierre, par la vertu de l'Esprit, soit portée en haut, la sublimant et la faisant subtile ». Puis la Pierre, volatile, doit derechef être fixée. « Et ainsi elle reçoit la force des choses supérieures en sublimant, et des inférieures en descendant; c'est-à-dire que ce qui est corporel sera fait spirituel dans la Sublimation, et le spirituel sera fait corporel dans la Descension ou lorsque la Matière descend » (Bibliothèque des Philosophes chimiques, Paris, 1741, t. I).

36 Ce qualificatif de « Souffre Rouge » a été appliqué à Mohyiddîn Ibn Arabî.

37 L'énigme posée par son nom même demeure entière. Entre toutes les hypothèses qui ont été avancées la plus probable semble celle qui en fait une contraction de lapis lapus ex coelis.

38 Gaudefroy-Demombynes, Le Pélerinage à la Mekke, Geuthner, Paris, 1922, pp. 41 à 47. Sur la nomination des Imâms, E. Blochet, Le Messianisme dans l'hétérodoxie musulmane, J. Maisonneuve, Paris, 1903, p. 9. L'auteur signale qu'il existe au-dessus de la Kaaba un double escalier montant au Ciel, semblable à l'échelle de Bethel.

39 Henry Corbin, Études préliminaires pour le Livre réunissant les deux Sagesses de Nâsir-e Khosraw, A. Maisonneuve, Paris, 1953. La première parenthèse est de nous, la seconde de l'auteur. Le Dâr el-Ibdâ est ce que Mohyiddîn appelle El-Mala'u-l-A'alâ, l' « Assemblée sublime » ou le « Plérôme suprême », désignation par laquelle il entend aussi bien le cercle supérieur de la hiérarchie initiatique que celui de la hiérarchie céleste.

40 Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 48.

41 René Guénon, La Pierre angulaire, in Études Traditionnelles, 1940, p. 25. Cf. aussi Lapsit exillis, ibid., 1946, p. 331.

42 Revue d'Histoire des Religions, 1920, p. 239.

43 Gen., XXVIII, 10-19. « ... L'Écriture ajoute: « Et sur ce firmament qui était au-dessus de leurs têtes, on voyait comme un trône qui ressemblait au saphir » (Ézéchiel, I, 26). Ces paroles désignent la Pierre fondamentale (schethiyâ) qui forme le point central de tout le Monde et sur laquelle est basé le Saint des Saints (du Sanctuaire de Jérusalem). Et qu'est-ce que cette Pierre fondamentale? C'est le Trône sacré et céleste placé au-dessus des quatre figures gravées aux quatre côtés du char céleste. Ce trône est symbolisé par la Loi traditionnelle... » « L'Écriture dit: « Et cette Pierre que j'ai dressé comme un monument s'appellera la Maison d'Elohim (Gen., XXVIII, 3). Ces paroles désignent la Pierre fondamentale qui servit de point de départ à la création du Monde, et sur laquelle a été édifié le Sanctuaire... » « Il est écrit: « Mais pour moi, je paraîtrai devant Toi avec la Justice; je serai rassasié lorsque Tu auras fait paraître Ta Gloire » (Ps. XVIII, 15). Tout l'amour et tous les désirs du roi David n'avaient pour objet que cette Pierre fondamentale (qu'il désigne par le mot Justice); et c'est à cette Pierre que David fait allusion dans les paroles: "La Pierre que ceux qui bâtissaient avaient rejetée a été placée à la tête de l'Angle." Quand David souhaitait contempler de près la Gloire de son Maître, il prenait d'abord entre ses mains cette Pierre; et ce n'est qu'après qu'il pouvait pénétrer dans le Sanctuaire; car quiconque veut paraître devant son Maître ne peut y parvenir que par cette Pierre, ainsi qu'il est écrit: « C'est avec "cela » qu'Aaron pénétra dans le Sanctuaire. » On observera que le texte identifie la Pierre fondamentale et la Pierre de l'Angle. Elles désignent en effet la même Réalité théophanique, mais en deux situations symboliques, c'est-à-dire en deux fonctions spirituelles différentes.

44 Tonnelat, op. cit., t. II, pp. 44-45.

45 P. Alphandéry, Notes sur le Messianisme médiéval latin, Imp. Nat. Paris, 1912, pp. 11-12. On trouvera dans cette étude, à propos de Raimond de Saint-Gilles, et d'après Raimond d'Aguilers, un exemple précis de baptême d'investiture à caractère initiatique, à rapprocher de ce que nous disons d'autre part de Kyot et de Feirefiz.

46 Nous faisons cette restriction pour ne pas paraître négliger l'un des points de divergence les plus importants entre les perspectives théologiques de l'Islam et du Christianisme. Il ne nous est pas possible de traiter ici au fond une question qui demande une étude spéciale, mais nous pouvons dire que les textes sacrés respectifs peuvent parfaitement se concilier dans une commune interprétation ésotérique. Encore faut-il préciser que celle-ci ne viserait pas à faire coïncider les textes islamiques (Coran et Hadîth) avec l'acception théologique des textes chrétiens (Évangiles, exégèses patristiques, décisions conciliaires, etc.) enseignée par l'Église, mais à éclairer conjointement la signification transcendante de ces deux séries de textes sans contredire, sur son plan particulier, leur sens immédiat tel qu'il est traditionnellement reçu.

47 Sur les Acta Johanis, v. Festugière, op. cit., t. IV, pp. 233 à 238. Pour la thèse cathare, v. Déodat Roché, Le Graal pyrénéen; Cathares et Templiers, in Cahiers d'Études cathares, Toulouse, juillet-septembre 1949.

48 René Guénon, Er-Rûh, in Études Traditionnelles, 1938, pp. 287-288. Sur la Science des Lettres, id., La Science des Lettres, in Études Traditionnelles, février 1931; Louis Massignon et Paul Kraus, Akhbar al-Hallâj, Laorse, Paris, 1936.

49 René Guénon, Un hiéroglyphe du Pôle, ibid., 1937, p. 192. On remarquera là encore, que le symbolisme du Pôle dans le Taçawwuf est identique à celui de l'Imâm dans l'Ismaëlisme.

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