Nous
devons maintenant, pour prévenir certaines objections possibles, revenir sur la
question du baptême de Feirefiz. On constate d'abord que le baptême chrétien ne
suffit pas par lui-même pour ouvrir à tout autre que Parzival l'accès du Graal
; que par contre Feirefiz est toujours « païen », c'est-à-dire musulman,
lorsqu'il franchit la porte de Montsalvage et est admis dans la proximité du
Graal, ce qui démontre deux choses : à savoir qu'il est parvenu, comme
Parzival, au degré spirituel nécessaire, l'état primordial ; d'autre part que
l'Islam est considéré implicitement comme une voie d'accès possible au Château
du Graal. Montsalvage est au centre, et par suite au delà des traditions
particulières, faute de quoi Feirefiz n'aurait pu y pénétrer sans être baptisé.
Il y a donc une différence radicale entre le baptême ordinaire et celui qu'il y
reçoit. Nous avons vu plus haut que tel devait également être le cas du baptême
de Kyot. Pour comprendre ce dont il s'agit exactement ici, nous citerons les
lignes suivantes de René Guénon : « Ceux qui sont passés au delà de la forme
sont, par là même, libérés des limitations par lesquelles l'homme déchu de cet
« état primordial » dans lequel ils sont réintégrés, est lié à une forme
déterminée, puisque toutes les individualités et toutes les formes du domaine
humain ont leur principe immédiat au point même où ils sont placés. » René
Guénon écrit encore : « Celui qui est arrivé en ce point, c'est celui qui a
atteint, par une connaissance directe et profonde (et non pas théorique ou
verbale), le fond de toutes les doctrines traditionnelles, qui a trouvé, en se
plaçant au point central dont elles sont émanées, la vérité qui s'y cache sous
la diversité et la multiplicité des formes extérieures. a différence, en effet,
n'est jamais que dans la forme et l'apparence ; le fond essentiel est partout
et toujours le même, parce qu'il n'y a qu'une vérité... et que, comme le disent
les initiés musulmans « la doctrine de l'Unité est unique » (Et-Tawhîdu
wâhidu) (50). » Ailleurs le même auteur évoque le cas « d'hommes qui,
parvenus à un haut degré de développement spirituel, peuvent adopter
extérieurement telle ou telle forme traditionnelle suivant les circonstances et
pour des raisons dont ils sont seuls juges... Ceux-là sont, par l'état
spirituel qu'ils ont atteint, au delà de toutes les formes, de sorte qu'il ne
s'agit là pour eux que d'apparences extérieures qui ne sauraient aucunement
affecter ou modifier leur réalité intime ; ils ont, non pas seulement
compris... mais pleinement réalisé, dans son principe même, l'unité
fondamentale de toutes les traditions (51). »
Ces
citations feront sans doute comprendre comment Feirefiz, bien que « païen » et
bien que n'ayant pas mené la Queste, a pu entrer de plein-pied à Montsalvage,
et font apercevoir également la signification de son baptême : il ne s'agit pas
ici d'un rite de conversion mais d'investiture, et cela explique d'ailleurs les
conditions dans lesquelles il est reçu, qui auraient sans cela, dans une
circonstance si solennelle, quelque chose de frivole et de choquant. Feirefiz,
en effet, ne se fait pas baptiser pour voir le Graal à découvert, comme on s'y
attendrait, mais parce que telle est la condition posée à l'union qu'il désire
avec Repanse de Joye. Par cette union avec la vierge porteuse du Graal, il
contracte un lien sacré avec la puissance virginale du Verbe (ou sa Shakti,
pour employer la terminologie hindoue), tel qu'il se manifeste sous la forme
spécifique du Graal chrétien. Pour cela, en raison de l'originalité et de
l'autonomie interne des traditions, il doit reconnaître le Graal dans cette
forme comme il le connaît en essence, ainsi que le démontrent son entrée à
Montsalvage et sa participation à sa grâce, et cette reconnaissance implique la
consécration formelle du rite chrétien. Il pourra dès lors assurer, en
association avec son frère dont il ne se distingue pas, des fonctions plus
cachées mais que l'on devine, puisque, père du Prêtre Jean, il en assumera
avant lui le rôle sinon le titre.
La
qualité réelle de Feirefiz et sa fonction sont d'ailleurs suggérées par son
teint particulier, noir et blanc, qui en fait un être unique au monde. Pour
faire comprendre ce dont il s'agit, nous nous référerons encore à René Guénon :
« Au sens le plus immédiat la juxtaposition du blanc et du noir représente
naturellement la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, et, par suite,
toutes les paires d'opposés et de complémentaire (il est à peine besoin de
rappeler que ce qui est opposition à un certain niveau devient complémentarisme
à un autre niveau, de sorte que le même symbolisme est également applicable à
l'un et à l'autre) ; on a donc à cet égard un exact équivalent du symbole
extrême-oriental du yin-yang (52). » Ailleurs, il signale que « dans son
sens supérieur, la couleur noire symbolise essentiellement l'état principiel de
non manifestation, et (que) c'est ainsi qu'il faut comprendre notamment le nom
de Krishna par opposition à celui d'Arjuna qui signifie « blanc
», l'un et l'autre représentant respectivement le non-manifesté et le
manifesté, l'immortel et le mortel, le « Soi » et le « moi », Paramâtmâ et
jîvâtmâ... » Plus loin, René Guénon ajoute : « ... le centre est, en raison
de son caractère principiel, ce qu'on pourrait appeler le « lieu » de la
non-manifestation ; comme tel, la couleur noire, entendue dans son sens
supérieur, lui convient donc réellement... (53) ». Enfin, le même auteur
précise ailleurs, à propos du signe du yin-yang, que, « en tant que le yang
et le yin sont déjà distingués tout en étant unis, c'est le symbole
de l'Androgyne primordial », ou encore de l'Homme Universel, du Médiateur,
Pontife et Roi par excellence (54).
L'étymologie
du nom de Feirefiz est discutée. Pour Bartsch il signifie « fils de pie ». Pour
Veselosky, il voudrait dire « vrai fils ». D'après Helen Adolf, cette dernière
interprétation serait corroborée par un rapprochement avec la légende contenue
dans le livre sacré des Éthiopies, le Kebra Nagast (« Livre de la gloire
de Dieu ») où le jeune prince, fils de Bilqis, reine de Saba, est reconnu par
Salomon comme son « vrai fils ». Bélacâne, épouse de Gahmuret et mère de
Feirefiz, ne serait autre qu'une représentation de Bilqis (55)... Hélen Adolf
appuie sa thèse de l'origine abyssinienne de la légende, avec transmission par
les Arabes, sur d'autres faits : ainsi l'original du Kebra Nagast, écrit
au Xème siècle, était en arabe ; au haut Moyen-Age l'Abyssine était appelée India
; le nom des rois d'Éthiopie était presque toujours suivi du mot Zan signifiant
la majesté qui, selon elle, a pu facilement se déformer en Gian et
pourrait être l'origine du nom du Prêtre Jean. Ces rapprochement sont
intéressants en ce qu'ils paraissent confirmer le lien entre la tradition du
Graal et celle du Prêtre Jean. Mais à vrai dire, il ne saurait s'agir pour
celle-ci que d'un jalon et non de sa source, car la version éthiopienne de la
légende du Prêtre Jean est la plus tardive, et certainement postérieure à celle
qui situe le royaume du mystérieux souverain en Mongolie, aux Indes ou sur le
Pamir. Ces différentes localisations s'expliquent par le fait que ce nom ne
désignait pas un individu ou une dynastie, mais une fonction en rapport avec la
« couverture extérieure » du Centre du Monde et ayant eu plusieurs
représentants simultanés ou successifs. Il semble probable d'autre part que l'
« Éthiopie », comme la « Syrie » des Rose-Croix et des Nestoriens n'était
elle-même qu'une représentation secondaire et symbolique de la « Contrée
primordiale ».
Nous
ne pourrions, sans sortir du cadre de ce travail, développer toutes les
conséquences que comportent ces quelques aperçus où se montre d'une façon
particulièrement nette, la concordance symbolique des différentes traditions.
Ils suffisent du moins à achever de situer le personnage de Feirefiz, qui,
rappelons-le, ne se rencontre que Chez Wolfram et son continuateur Albrecht, et
de montrer en lui à la fois un envoyé des qualités du centre du Monde, et un parèdre
de Parzival, chargé au dernier acte de l'Aventure, de provoquer, par «
cristallisation » de l'oeuvre de la Queste, son intégration spirituelle, et à
travers lui, celle de l'Occident chrétien. Tous deux ne sont à la vérité, et
Wolfram ne laisse pas de doute à cet égard, que des aspects complémentaires
d'une réalité permanente, quoi que plus ou moins manifeste, de l'OEuvre divine,
celle du Sacerdoce éternel, et l'Ordre du Graal n'est autre que celui de
Melki-Tsedeq mystérieusement réaffirmé à un certain moment de l'histoire de
l'Occident. Que cet Ordre existe à travers le temps par delà la déchéance
progressive du monde humain, universel et permanent comme la Vérité essentielle
et unique, présente et cachée, qu'il prophétise ; qu'il dût se réaliser
effectivement dans l'histoire par l'accession des élites responsables d'Orient
et d'Occident à cette Vérité et à leur propre unité en elle ; que l'Islam fût
l'agent prédestiné de cette reconnaissance et de cette oeuvre, c'est là,
croyons-nous, l'essentiel du message du Parzival. Il nous reste à voir
de quelles circonstances historiques ce message tirait son opportunité.
51 Id., Initiation et Réalisation spirituelle,
Chacornac, Paris, 1952, p. 87.
52 Id. Le Blanc et le Noir, in Études
Traditionnelles, 1947, p. 164. Ce symbolisme est développé par le
pseudo-Denys l'Aréopagite dans la Hiérarchie céleste, XV, 8, à propos du
cheval: « La forme du cheval indique l'obéissance et la docilité. Si l'animal
est blanc, il signifie le l'éclat le plus voisin de la Lumière divine; s'il est
noir, l'arcane; s'il est bai, la puissance et l'activité du feu; s'il est pie,
la capacité de servir de servir de médiateur unitif entre les extrêmes, et de
joindre providentiellement, tour à tour, le supérieur à l'inférieur et
l'inférieur au supérieur », cité par V.-E. Michelet, Le secret de la
Chevalerie, Didier et Richard, Paris, 1930.
53 René Guénon, Les têtes noires, in Études Traditionnelles, 1948, p. 25.
54 Id., La Grande Triade, Gallimard,
Paris, 1957. V. particulièrement, pour la question évoquée ici, ch. XIV, XVII
et XVIII.
55 Helen Adolf, New
light on oriental sources for Wolfram's Parzival and other grail romances,
in Publications of the moderne languages, mars 1947.
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