Le Caire, 19 juin 1949
Cher Monsieur,
Je viens de recevoir votre lettre du 9 juin ; entre
temps, M. Rocco m’avait dit aussi que vous étiez allé récemment le voir à
Naples ; je suis heureux que vous ayez fait sa connaissance directement, car il
pourra certainement vous donner des informations sur beaucoup de choses.
Parmi ceux de mes livres que vous voudriez avoir
maintenant, il y en a plusieurs qui sont épuisés, et il paraît qu’il est
impossible de les trouver actuellement ; mais « Orient et Occident », «
Autorité spirituelle » (dont M. Rocco termine en ce moment la traduction) et
les « États multiples de l’être » ont été réédités l’année dernière, et le «
Symbolisme de la Croix » doit l’être prochainement ; quant à la « Grande Triade
», qui est le dernier ouvrage paru, elle existe encore. Pour se procurer tous
mes livres, le mieux est de s’adresser toujours à la librairie Chacornac, qui a
un dépôt de ceux qui ont paru chez différents éditeurs ; il est en effet
beaucoup plus simple de n’avoir affaire ainsi qu’à une seule librairie.
Je ne peux qu’approuver tout à fait ce que vous dites
pour la pratique de l’exotérisme catholique, car j’ai moi-même insisté sur la
nécessité d’un exotérisme traditionnel, aussi bien pour ceux qui veulent aller
plus loin que pour les autres. Le seul inconvénient dans ce cas, c’est que le
Catholicisme, du moins dans son état actuel, ne semble laisser aucune porte
ouverte, si l’on peut dire, sur l’ésotérisme et l’initiation. –
L’interprétation que vous envisagez d’autre part à propos du Catholicisme serait
justifiée si ce mot pouvait être pris dans son sens étymologique, puisque
celui-ci exprime une idée d’universalité ; mais, en fait, ce qui porte ce nom
de Catholicisme est tout autre chose : ce n’est bien qu’une forme particulière
de tradition, et qui de plus se limite strictement au point de vue exotérique.
Du reste, il n’y a qu’à voir de quel exclusivisme ses représentants font preuve
à l’égard des autres traditions ; je ne crois pas que, sauf dans le Judaïsme,
on puisse le trouver ailleurs à un degré aussi accentué. – Je ne voudrais
certainement pas me substituer à M. Schuon pour l’interprétation de ce qu’il a
écrit, surtout en ce qui concerne le Christianisme, qui soulève souvent bien
des questions difficiles et plus ou moins obscures ; mais, pour ce qui est du
passage que vous citez, il me semble que c’est très clair et qu’il n’y a pas à
y chercher autre chose que ce qu’il exprime formellement et qui s’applique à
toutes les formes d’exotérisme traditionnel, aussi bien au Catholicisme qu’aux
autres. J’ajoute que le cas du Catholicisme est loin d’être le seul exemple
d’un mot que l’usage qui en a été fait a complètement détourné de sa
signification originelle, de telle sorte qu’il n’est plus possible de revenir à
celle-ci. – Je ne crois pas qu’on puisse dire que M. Schuon connaisse mieux le
christianisme orthodoxe ; mais la vérité est qu’il pense, et avec raison
d’après tout ce que j’ai pu en savoir, qu’il s’y est conservé jusqu’à
maintenant certaines choses dont l’équivalent a cessé depuis longtemps d’exister
dans l’Église latine.
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 24 juillet 1949
Cher Monsieur,
Vos deux lettres me sont arrivées presque en même
temps, et je m’excuse de n’avoir pu y répondre tout de suite ; j’ai beaucoup de
correspondance en retard en ce moment, et il ne m’est pas toujours facile de la
tenir à jour comme je le voudrais, car le temps me fait trop souvent défaut
pour arriver à tout.
Il me serait malheureusement bien difficile de vous donner
un avis sur les considérations que vous exposez dans votre lettre à M. Schuon,
et cela pour deux raisons principales, dont la première est que, comme je crois
vous l’avoir déjà dit, il ne m’appartient pas de répondre à des questions
posées au sujet de ce qui a été écrit par quelqu’un d’autre, et que, ne sachant
pas exactement ce que M. Schuon lui-même pourra en penser, il ne m’est vraiment
pas possible de me substituer en quelque sorte à lui en l’occurrence, ou de
vous donner une réponse qui risquerait peut-être de ne pas concorder
entièrement avec la sienne, faute de voir assez nettement sur quels points
précis portent les objections soulevées par vous. La seconde raison est
celle-ci : je dois dire que ces considérations, en elles-mêmes, ne me paraissent
pas entièrement claires, peut-être en partie parce qu’elles se rapportent à un
point de vue que je n’ai pas l’habitude d’envisager, mais sans doute aussi
parce qu’il y a réellement dans le Christianisme, et surtout en ce qui concerne
son caractère original, quelque chose qui est très obscure et difficile à
préciser, et qui semble même bien avoir été obscurci intentionnellement ; vous
avez d’ailleurs dû remarquer que, quand il m’est arrivé d’avoir à toucher
quelque peu à ces questions, je ne l’ai jamais fait qu’avec la plus grande
réserve. S’il ne paraît pas douteux que le Christianisme original avait surtout
le caractère d’un ésotérisme, il n’en est pas moins certain qu’il les a perdus
très tôt, quelles qu’en aient été les raisons, et qu’il est arrivé à les perdre
si complètement que le Catholicisme notamment, dans son état actuel, est
l’exotérisme le plus rigide et le plus exclusive qu’on puisse concevoir, à tel
point que ses représentants nient expressément l’existence même de tout
ésotérisme, ce dont il n’y a peut-être d’exemple dans aucune autre tradition
(les Juifs mêmes ne nient pas la Kabbale, même quand ils reconnaissent n’y rien
comprendre ou ne pas vouloir s’en occuper). Bien entendu, cela n’empêche pas le
sens profond et ésotérique d’exister, mais il est entièrement en dehors du
domaine dans lequel la religion chrétienne comme telle entend se renfermer
volontairement ou involontairement, et sa forme occidentale plus exclusivement
encore que ses formes orientales, qui laissent toujours au moins une
possibilité de dépasser le point de vue exotérique, ce que le Catholicisme
actuel ne veut au contraire admettre en aucune façon.
Quant à la distinction entre l’exotérisme et
l’ésotérisme, ce que vous dites dans votre dernière lettre me paraît juste en
un certain sens, mais on peut aussi marquer plus nettement leur différence à la
fois par leur domaine et par leur but : le domaine de l’exotérisme est toujours
celui de l’individualité humaine (avec ses prolongements indéfinis), tandis
que, pour l’ésotérisme, il s’agit au contraire essentiellement de dépasser
celle-ci, alors même qu’il la prend comme un point de départ et un support
nécessaire ; le but de l’exotérisme est le « salut » (état encore individuel),
tandis que le but ultime de l’ésotérisme est la « Délivrance » ou l’« Identité
Suprême », c’est-à-dire l’état absolument inconditionné.
La question des rapports du Judaïsme et du
Christianisme est certainement beaucoup plus complexe que vous l’envisagez, car
cela n’expliquerait pas l’existence persistante de la tradition judaïque
jusqu’à nos jours, qui pourtant doit bien avoir aussi sa raison d’être ; mais
c’est à un sujet qui nous entraînerait sans doute bien loin…
Je regrette de ne pas pouvoir vous donner plus
complètement satisfaction pour cette fois, et je vous prie, cher Monsieur, de
croire à mes sentiments les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 5 septembre 1949
Cher Monsieur,
Il a déjà quelque temps que j’ai reçu votre lettre du 8
août, et je m’excuse de n’avoir pu y répondre plus tôt ; j’ai tant de
correspondance que j’ai souvent bien de la peine à la tenir à peu près à jour.
Vous avez certainement raison de vouloir approfondir le
plus possible l’étude de la tradition catholique, puisque c’est la vôtre ; mais
malheureusement, pour ce qui est de trouver dans le Catholicisme, tel qu’il est
actuellement en fait, une possibilité effective de dépasser l’exotérisme, c’est
là une chose qui me paraît extrêmement douteuse, pour ne pas dire plus…
L’objection soulevée par votre ami contre la nécessité
d’un rattachement initiatique régulier, du moins dans certains cas, montre
seulement chez lui une incompréhension des lois cycliques et des conditions qui
en résultent. Tant que dure le Kali-Yuga (et il est bien évident que nous y
sommes encore), la « descente » se continue, et même d’une façon de plus en
plus accentuée et rapide, jusqu’à la catastrophe finale. Le retour aux origines
se produit, par une sorte de « retournement » instantané, au début même du
cycle suivant, et non pas d’une façon graduelle au cours du cycle actuel. La
possibilité dont il s’agit n’existe donc pas dans les dernières périodes de
celui-ci, et même la simple qualification pour l’initiation y devient toujours
de plus en plus rare ; c’est là toute la réponse à cet argument.
Je suis étonné que vous n’ayez eu aucune réponse au
sujet des livres et des revues, mais, si vous êtes allé dernièrement à Paris
comme vous vous le proposiez, j’espère que vous aurez pu y trouver sans
difficulté tout ce que vous vouliez avoir.
Croyez, je vous en prie, cher Monsieur, à mes
sentiments les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 22 septembre 1949
Cher Monsieur,
J’ai bien reçu, dès la semaine dernière, votre lettre
du 12 septembre. – Je pense, d’après ce que vous me dites, que vous avez bien
compris que l’argument de votre ami n’était pas valable, par là même que nous
sommes toujours dans le Kali-Yuga et que, tant qu’il durera, l’obscuration
spirituelle ne peut qu’aller en
augmentant encore. Il va de soi que, par là même, les initiés (je veux dire
naturellement les initiés effectifs) seront toujours de moins en moins
nombreux, ainsi que vous le dites ; mais je ne comprends pas pourquoi certains,
tout en étant vraiment qualifiés, se trouveraient en fait, même dans les
circonstances les plus défavorables, dans l’impossibilité de recevoir
l’initiation dans quelqu’une des formes traditionnelles où elle existe encore…
Quant à trouver dans le Catholicisme un moyen pour
dépasser l’exotérisme, il faudrait pour cela qu’il existe une initiation
prenant pour base cette forme exotérique qu’est le Catholicisme lui-même ; cela
n’a évidemment rien d’impossible en principe, et il y en a sûrement eu au moyen
âge, mais malheureusement je doute fort qu’il en existe encore actuellement, ou
alors elles sont tellement cachées et limitées à un nombre de membres si
restreints qu’elles sont pratiquement inaccessibles ; ce n’est là qu’une
situation de fait, bien entendu, mais on n’est est pas moins obligé d’en tenir
compte.
Je ne vois pas du tout pourquoi ni comment la
difficulté ne commencerait qu’en ce qui concerne les « grands mystères », car
ne peut aborder ceux-ci que celui qui a tout d’abord parcouru entièrement la
voie des « petits mystères ». L’« état primordial » est la perfection et le
terme des « petits mystères », et il me paraît bien évident que, avant d’y
parvenir (et de passer de là aux « grands mystères »), il faut nécessairement
être passé par les degrés précédents, et, tout d’abord et avant tout, avoir
reçu la première initiation donnant l’entrée au domaine des « petits mystères
». Je ne vois donc pas comment une question se rapportant à l’« état primordial
» pourrait se poser pour quelqu’un qui n’a même pas encore reçu cette première
initiation, ni quel intérêt elle pourrait présenter dans ces conditions, car,
en cela comme en toutes choses, on ne peut pas prétendre commencer par la fin.
Je regrette que mes réponses ne soient sans doute pas
aussi satisfaisantes que vous l’auriez souhaité, et je vous prie, cher
Monsieur, de croire à mes sentiments les meilleures.
René Guénon
Le Caire, 29 septembre 1949
Cher Monsieur,
J’ai reçu votre lettre du 17 septembre peu après avoir
répondu à la précédente, et vous verrez que précisément j’avais été assez
étonné de la phrase sur laquelle vous revenez. Je vous remercie des
explications que vous me donnez à ce sujet, mais je dois dire franchement
qu’elles me paraissent bien loin d’être entièrement claires. – Je remarque
d’abord que, quand vous parlez des « traditions de famille, de race, etc. »,
vous employez ce mot de tradition dans un sens qu’on lui donne en effet souvent
dans le langage courant, mais que je me refuse absolument à accepter ; pour
nous, en effet, comme je l’ai souvent expliqué, ce nom ne peut être donné
légitimement qu’à ce qui est essentiellement caractérisé par la présence d’un
élément supra-humain, ce qui évidemment n’est pas le cas ici. – D’autre part,
tout ce que vous dites de l’intégration d’éléments traditionnels, même dans la
mesure où il s’agit réellement de tradition religieuse, reste entièrement dans
les limites du domaine exotérique et n’a par conséquent absolument rien de
commun avec les « petits mystères ».
Il est possible qu’on arrive par là, dans le cas le
plus favorable, à obtenir certains états « mystiques » ou quelque chose de
comparable à ceux-ci, mais non pas, très certainement, la restauration de l’«
état primordial ». Il est d’ailleurs à craindre que, en fait, les résultats ne soient
le plus souvent que d’ordre psychologique ou « subjectif », c’est-à-dire tout à
fait inexistants et illusoires au point de vue d’une réalisation quelconque. –
Il y a sûrement dans tout cela bien autre chose que de simples questions de
terminologie ; au fond, j’y vois surtout une confusion entre l’exotérisme et
l’ésotérisme, qu’il faudrait que vous vous attachiez avant tout à dissiper pour
que nous puissions arriver à mieux nous comprendre…
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 8 novembre 1949
Cher Monsieur,
J’ai reçu votre lettre du 25 octobre ; je vois que vous
n’avez pas réalisé votre projet d’aller à Paris, mais il faut espérer que, sans
avoir besoin de faire ce voyage, vous allez pouvoir vous faire envoyer ceux de
mes livres qui vous manquent, ou du moins ceux qu’il est possible de se
procurer actuellement, car il y en a qui sont épuisés et qui n’ont pas encore
été réédités.
Je comprends bien que les questions dont vous m’aviez
parlé demandent de la réflexion et de la méditation, et il n’est pas étonnant qu’il
y ait dans tout cela des choses qui ne vous paraissent pas encore parfaitement
claires. – Bien que vous ne me demandiez pas de réponse cette fois, il y a
cependant un ou deux points sur lesquels je voudrais appeler votre attention.
D’abord, pour le sens qu’on donne communément au mot « tradition », et
notamment, quand on parle de « traditions de famille, de race, etc. », comme
vous le faisiez dans une précédente lettre, il me paraît bien douteux que ce
qu’on a en vue puisse être considéré comme représentant des restes même
dégénérés de la véritable tradition ; ce sont plutôt de simples « coutumes »,
c’est-à-dire quelque chose de purement humain et qui n’a jamais été rien de
plus que cela. Les restes ou les « dépouilles » de la tradition sont ce que désigne
proprement le mot de « superstition » entendu dans son sens étymologique, et
c’est là quelque chose de tout à fait différent. – D’autre part, il est vrai
qu’il faut, d’une certain façon, traverser le domaine psychique pour aller
au-delà ; mais cela ne peut pas être considéré réellement comme une préparation
en vue d’atteindre le spirituel, mais seulement comme une chose inévitable en
fait, et en tout cas il est dangereux de s’y arrêter. Il faut au contraire
viser constamment au-delà, sans se laisser détourner de la voie qui doit
conduire au spirituel ; ce n’est qu’ensuite qu’on pourra aborder le psychique
par en haut et y redescendre sans avoir plus aucun danger à en redouter, si
toutefois cela présente encore un intérêt
pour des raisons quelconques.
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 12 février 1950
Cher Monsieur,
Je viens de recevoir votre lettre du 2 février ; je
comprends bien que votre mariage et votre nouvelle installation n’ont guère dû
vous permettre d’écrire ni d’étudier tous ces temps-ci, mais du moins est-ce là
un empêchement qui n’est dû qu’à d’heureuses circonstances ! – Je vois qu’en
somme on peut vous écrire indifféremment à l’une ou à l’autre des deux adresses
indiquées ; naturellement, je ne savais pas que vous gardiez l’ancienne pour
votre bureau.
Je suis content d’apprendre que vous avez enfin pu recevoir
de Paris quelques-uns de mes livres, et aussi plusieurs années des « E. T. » ;
celles-ci doivent être probablement les seules qui ne sont pas encore
complètement épuisées.
Pour ce qui est de mes articles sur « Christianisme et
Initiation », qui ont en effet eu un certain rapport avec les questions dont
nous avons parlé précédemment, signalez-moi, quand vous aurez retrouvé un peu
plus de calme, ce qui vous paraîtra avoir besoin d’éclaircissements ; je vous
les donnerai bien volontiers dans la mesure où je le pourrai. Je dois
d’ailleurs dire franchement qu’il y a là-dedans bien des points qui restent
obscurs malgré tout et sur lesquels il serait bien difficile d’apporter des
affirmations précises (par exemple les changements qui se sont produits à certaines
époques dans le rituel des sacrements, car on ne sait pas exactement ce
qu’était celui-ci dans le Christianisme primitif, et il y a bien d’autres
choses sur lesquelles on n’est pas mieux informé). Ce qui est même singulier,
c’est que plus on cherche à examiner tout cela de près, plus on y découvre des
complications et des difficultés inattendues, de sorte qu’il est bien douteux
que tout puisse jamais être complètement élucidé… C’est pourquoi j’ai hésité
longtemps avant d’écrire ces articles, et je ne m’y suis décidé que parce que
je m’y suis trouvé en quelque sorte obligé par les questions et les réflexions
de nombreux correspondants ; je ne sais pas encore s’il y aura lieu de revenir
sur ce sujet un peu plus tard, et cela dépendra sans doute surtout de ce que
pourront me communiquer des personne qui sont mieux placées que moi pour faire
certaines recherches, pour lesquelles il faudrait d’ailleurs pouvoir disposer
de beaucoup de temps.
Veuillez, je vous prie, présenter mes respects à Madame
Pistoni, et croire à mes sentiments les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 26 mars 1950
Cher Monsieur,
Il y a déjà assez longtemps que j’ai reçu votre lettre
du 14 février, mais cette fois il ne m’a pas été possible d’y répondre plus
tôt, ayant été continuellement pris ces temps-ci par diverses choses urgentes.
– J’ai été heureux de savoir que votre santé s’était améliorée, et je veux
croire que depuis ce temps vous êtes complètement rétabli.
Ce que j’ai dit dans mes articles au sujet de la
permanence du caractère initiatique dans les rites répondait directement à une
objection qui avait été présentée sous cette forme par un de mes
correspondants. Il est bien entendu que ce n’est là qu’un côté de la question ;
mais, d’autre part, je dois vous faire remarquer que je n’ai pas dit que le
caractère original du Christianisme avait été « perdu », puisqu’il s’agit d’un
changement qui, en raison des conditions du monde occidental, présentait un
caractère nettement providentiel. Pour que des initiés transmettent ce qu’ils
ont reçu, il faut évidemment qu’ils en aient l’intention (et cela même dans le
cas où il s’agit de simples initiés virtuels n’ayant pas clairement conscience
de la véritable nature de ce dont il s’agit) ; les initiés chrétiens ont très
bien pu, à partir d’un certain moment, cesser d’avoir cette intention, et cela
par leur propre initiative, puisqu’il y a eu là une action providentielle,
mais, suivant le langage de la tradition chrétienne, sous l’inspiration du
Saint-Esprit. Il n’est d’ailleurs pas prouvé que les rites eux-mêmes n’aient
pas subi alors certaines modifications plus ou moins importantes ; c’est là une
question très difficile à résoudre d’une façon précise, mais il y a tout au
moins des indices que de telles modifications se sont produites en fait au
cours des premiers siècles du Christianisme. – J’ajouterai à ce propos que la
cessation voulue d’une transmission initiatique n’est pas une chose absolument
exceptionnelle ; actuellement, certaines initiations sont précisément sur le
point de s’éteindre par suite d’une décision de ne plus les transmettre à
personne, pour des raisons qui sont en rapport avec les conditions de la
période cyclique où nous sommes ; j’en connais notamment un cas ici même chez
les Coptes.
Entre l’« extériorisation » du Christianisme, ou ce
qu’on pourrait appeler sa « descente » dans le domaine exotérique, et
l’apparition du mysticisme, il s’est écoulé un assez grand nombre de siècles,
de sorte que la question que vous envisagez à ce sujet ne peut pas se poser
réellement.
L’être qui a obtenu le « salut » n’a rien réalisé
effectivement ; il a seulement acquis une virtualité qui lui permettra
d’arriver à une certaine réalisation dans le cours de ses états posthumes ;
cette réalisation, se situant dans les prolongements de l’état humain, doit
naturellement aboutir à l’« état primordial », mais elle peut être différée
jusqu’à la fin du cycle actuel.
La « divinification », pour reprendre l’expression que
vous employez, implique nécessairement la sortie du Cosmos (c’est-à-dire du
monde manifesté) ; elle ne peut donc pas consister dans une harmonisation avec
le rythme cosmique, et celle-ci ne peut être dans tous les cas qu’une simple
étape préparatoire. – Par ailleurs, ce que vous dites au sujet de la présence
d’êtres ayant en quelque sorte pour fonction de « restaurer l’équilibre » est
certainement juste, et j’ajouterai même que, s’il n’y en avait pas constamment,
le monde finirait aussitôt. Suivant la tradition islamique, il y a un tel être
qui, chaque année, prend sur lui-même les trois quarts des maux qui doivent
survenir en ce monde…
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 9 mai 1950
Cher Monsieur,
J’ai reçu depuis une semaine déjà votre lettre du 17
avril, mais je n’ai pas pu arriver jusqu’ici à trouver quelques instants pour y
répondre. – Au sujet des remarques faites par votre ami, je suis bien d’accord
avec lui pour penser que l’initiation est plus nécessaire que jamais, mais à la
condition d’ajouter : pour ceux qui sont réellement qualifiés pour la recevoir
; or c’est un fait que ceux-là sont de moins en moins nombreux, et c’est
pourquoi il est naturel que les organisations initiatiques se ferment de plus
en plus, surtout si l’on songe que celles qui sont demeurées trop facilement
accessibles ont subi par là même une certain dégénérescence plus ou moins
accentuée suivant les cas. D’un autre côté, s’il est possible maintenant
d’exposer certaines choses plus facilement qu’en d’autres temps, c’est parce
qu’autrefois elles auraient pu être mal comprises par beaucoup, tandis
qu’aujourd’hui elles risquent seulement de n’est pas comprises du tout, ce qui
est beaucoup moins grave et moins dangereux, puisque la plupart des gens n’y
font aucune attention et qu’elles sont pour eux comme si elles n’existaient pas
; il est donc tout à fait erroné de parler en cela de « divulgation », ces
choses étant au contraire exclusivement destinées à servir d’indications au
très petit nombre de ceux qui sont encore capable d’en profiter ; il n’y a donc
là rien de contradictoire en réalité. – Puisque le nom de J. Evola a été
mentionné incidemment, vous savez sans doute que, malgré l’intérêt
incontestable de ses travaux, j’ai toujours été obligé de faire de très
sérieuses réserves sur certains points qui, chez lui, ne sont pas en accord
avec l’orthodoxie traditionnelle.
Pour en venir à votre propre question, il n’est
aucunement douteux qu’il y a eu un ésotérisme spécifiquement chrétien pendant
tout le moyen âge (il se peut même qu’il en existe encore des vestiges, surtout
dans les Églises orientales ; vous avez tout à fait raison de citer à cet égard
Maître Eckhart, et il y en a d’autres qu’on a tort aussi de prendre aujourd’hui
pour des « mystiques ». Cette coexistence de l’exotérisme et de l’ésotérisme
dans une forme traditionnelle est parfaitement normale, et on en a un autre
exemple dans le cas de l’Islam ; ce qui n’est pas normal, c’est la négation de
l’ésotérisme de la part des représentants de l’exotérisme… Mais je vois qu’il y
a lieu de dissiper une confusion : le but de l’ésotérisme est bien de conduire
au-delà de toutes les formes (but qui au contraire n’est pas et ne peut pas
être celui de l’exotérisme) ; mais l’ésotérisme lui-même n’est pas au-delà des
formes, car, s’il l’était, on ne pourrait évidemment pas parler d’ésotérisme
chrétien, d’ésotérisme islamique, etc. ; du reste, l’existence même de rites
initiatiques en est aussi une preuve suffisante. Comme ceci modifie forcément
les considérations de la fin de votre lettre, je n’y insiste pas davantage, car
il sera préférable que vous repreniez la question en en tenant compte.
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
Le Caire, 25 juillet 1950
Cher Monsieur,
Vos 3 lettres des 7, 14 et 19 juin me sont parvenues il
y a quelques temps à peu d’intervalle, mais non pas dans l’ordre de leurs
dates, car c’est même la première que j’ai reçue en dernier lieu. Il faut dire
qu’y a eu tous ces temps-ci dans les courriers un désordre extraordinaire et
tout à fait inexplicable : des lettres envoyées par avion sont restées jusqu’à
2 et 3 mois en route, et j’ai fini par en recevoir en une seule fois une
cinquantaine qu’on aurait pu croire perdues ; je ne suis pas encore arrivé à
remettre à jour toute cette correspondance arriérée…
Pour l’objection faire par votre ami à propos de «
vulgarisation » ou de « divulgation », je vois que vous et moi sommes bien
d’accord ; il me semble que, quand il parle d’une si grande quantité de gens
qui aujourd’hui s’intéressent à l’ésotérisme, il fait une confusion, car, en
réalité, la plupart de ces gens ne sont attirés que par des caricatures ou des
contrefaçons de l’ésotérisme, qui sont tout à fait dans leurs goûts et à leur
portée, tandis que, si on leur présente le véritable ésotérisme, ils sont bien
incapables d’y comprendre quoi que ce soit. La multiplication des
pseudo-ésotérismes à notre époque est d’ailleurs aussi une des raisons pour
lesquelles il convient de présenter certaines notions traditionnelles
authentiques, pour éviter à ceux qui méritent mieux, si peu nombreux qu’ils
soient, de se laisser tromper et égarer par toutes ces choses ; et, si ces
notions sont exposées telles qu’elles sont et sans déformation ni
simplification abusive, comme il n’est pas dans leur nature d’être « à la
portée de tout le monde », on ne peut pas parler en cela de « vulgarisation ».
Ce n’est pas parce qu’une chose est mise sous les yeux de tous qu’elle en est
mieux comprise ; les anciens hermétistes usaient même parfois volontairement,
dans leurs écrits, d’un procédé qui consistait à mettre précisément en évidence
ce qu’ils se proposaient de dissimuler plus particulièrement… D’un autre côté,
si au moyen âge il n’y avait pas besoin de donner certaines indications par
écrit, c’est que ceux qui cherchaient et qui étaient réellement qualifiés
pouvaient trouver, en Occident même, des organisations initiatiques répondant à
leurs aspirations, mais il n’en est plus de même aujourd’hui. Quant au
Christianisme actuel, il serait assurément à souhaiter que votre ami ne se
trompe pas, mais je crois qu’il se fait bien des illusions ; du reste, je ne
vois pas plus que vous ce que pourrait signifier une « reconstruction » de
l’ésotérisme s’il y avait une initiation chrétienne encore vivante, celle-ci
devant, par définition même, avoir conservé cet ésotérisme intact.
Pour ce qui est de votre propre question, il doit être
bien entendu que la constitution du Christianisme en exotérisme n’a pas eu pour
effet de faire disparaître l’ésotérisme, qui s’est au contraire maintenu encore
pendant bien des siècles avec des organisations correspondantes, bien que
l’Église extérieure n’ait pu que l’ignorer « officiellement », puisque ce sont
là des choses qui ne relèvent pas de son domaine, celui-ci étant exclusivement
celui de l’exotérisme. Quant aux « lueurs » d’intuition dont vous parlez, en
dehors de toute transmission régulière, je suis bien loin de les contester,
mais je ne pense pas qu’elles puissent jamais cesser d’être fragmentaires et
dispersées, ni par conséquent remplacer l’initiation ; tant qu’on reste dans le
seul exotérisme, il ne peut pas y avoir plus que cela ; en outre, ce sont
toujours des cas d’exception, dont on ne peut pas faire une règle, et parmi
lesquels personne n’est en droit de penser qu’il pourra se trouver lui-même,
car il n’y a là rien de volontaire.
Pour en revenir à votre ami, au sujet de ce que vous me
citez de lui dans votre 2e lettre, il n’y a en somme pas grand’chose à ajouter,
car il revient beaucoup sur les mêmes choses ; je ne peux que maintenir qu’il
n’y a pas de « divulgation », et je me demande ce que peut bien être cette «
avalanche de publications » dont il parle, car je n’en vois au contraire qu’un
nombre infime qui aient réellement une valeur traditionnelle. Il est d’ailleurs
évident que, par la marche même du cycle, les initiables doivent être toujours
de moins en moins nombreux, et cela jusqu’à la fin même du Kali-Yuga, car c’est
alors seulement que la « descente » sera achevée (il faut bien comprendre que
la remontée, pour rejoindre l’origine, ne s’effectue que par un « retournement
» soudain et non pas graduellement). Je ne m’explique pas ce qu’il peut trouver
qui ne soit pas suffisamment clair dans tout cela ; s’il ne comprend pas mes
explications, je n’y peux véritablement rien… – Ce que je viens de dire répond
déjà en partie aux questions que vous avez ajoutées vous-même ; par ailleurs,
il est possible que, comme vous le dites, la nécessité d’« anticiper » soit en
un certain sens moindre vers la fin du cycle, mais il ne faut pas oublier qu’il
y a aussi une autre nécessité, celle que quelques-uns au moins gardent jusqu’au
bout le dépôt intégral de la tradition pour la transmettre au cycle futur. Ce
que je ne comprends pas bien, c’est que vous pensiez que l’exotérisme soit
préférable dans certains cas à l’ésotérisme, car ce n’est pas du même ordre, et
vous paraissez envisager par là une voie ésotérique en dehors des organisations
initiatiques, tandis qu’il ne peut s’agit alors que d’une simple étude théorique
dont je ne vois pas le danger. Enfin, il est bien entendu que tout exotérisme a
forcément un côté « social » (cela n’est pas propre au seul Christianisme), et
on peut dire en effet que cela explique en partie ses limitations.
Je vous remercie de m’avoir communiqué aussi dans votre
3e lettre, les nouvelles précisions données par votre ami ; naturellement, cela
ne change rien à ce que j’ai déjà dit, malgré la distinction qu’il cherche à
faire entre différents types d’initiation ; les « qualifications » initiatiques
sont d’ailleurs tout autre chose que les « qualités » profanes avec lesquelles
il semble avoir tendance à les confondre. J’ajoute seulement que certaines
similitudes extérieures entre le langage des mystiques et la terminologie
initiatique ne doit pas faire illusion ; les mêmes mots, comme celui d’« union
» par exemple, ne sont aucunement pris dans le même sens, et je crois
d’ailleurs l’avoir signalé en diverses occasions.
Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments
les meilleurs.
René Guénon
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