mardi 7 janvier 2014

René Guénon - Correspondance avec Louis Charbonneau-Lassay (25 février 1925)






Paris, 25 février 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)


Cher Monsieur,

Nous avons été désolés d’apprendre que vous vous ressentiez encore des suites de votre malencontreuse asphyxie ; nous aimons à croire que vous êtes maintenant tout à fait rétabli.

Je vais tâcher de répondre à vos différentes questions, dont vous n’avez point à vous excuser, car c’est toujours avec grand plaisir que je vous donnerai, si je le peux, les renseignements qui vous seront utiles.

D’abord, si le double triangle est appelé “sceau de Salomon”, c’est parce que Salomon avait, dit-on, un anneau sur lequel était gravé ce signe, et dont la possession lui donnait le pouvoir de commander à toutes les forces de la nature ; cette tradition est commune aux Juifs et aux Musulmans. Le même signe porte encore d’autres noms, notamment celui de “bouclier de David”, et aussi celui de “bouclier de Mikaël” ; cette dernière désignation est particulièrement intéressante à cause du rôle tout spécial qui est attribué dans l’angéologie hébraïque à Mikaël, l’archange solaire, par qui se manifeste la gloire divine.

Quant au triangle dans lequel est inscrit le nom de יהוה, je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il ne soit qu’un emblème vide de sens dans les églises chrétienne ; sa signification demeure toujours. D’autre part, je ne pense pas non plus qu’il en soit question dans les prescriptions liturgiques de la Bible, ni qu’il figure actuellement dans les synagogues, où le signe le plus habituel est le double triangle avec le nom שרי (Shaddaï = le Tout-Puissant). Du reste, vous savez que les Juifs sont très réservés dans l’emploi du nom tétragrammatique יהוה, qu’ils écrivent aussi rarement que possible, et qu’ils ne prononcent jamais, le remplaçant par Adonaï (le Seigneur) dans la lecture du texte sacré. On dit qu’autrefois le Grand-Prêtre seul avait le droit de le prononcer une fois l’an, lorsqu’il pénétrait dans le Saint des Saints. Il est probable que le triangle contenant ce nom devait être un signe réservé, qu’on n’exposait pas publiquement, parce qu’il avait un caractère particulièrement sacré ; il y a quelque chose d’analogue dans l’Inde, mais le mot qui est inscrit dans le triangle est Aum.

Pour l’inscription d’Antinoé, je ne vois pas d’autre traduction littérale possible que celle-ci : “Un seul Dieu de nouveau”. Je l’ai montré à un helléniste de profession, et même à un Grec ; ils n’y ont pas vu autre chose. Maintenant, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? On ne peut naturellement faire qu’une hypothèse ; voici l’interprétation que je proposerais : retour à l’idée de l’unité divine, qui avait été connue à l’origine, puis s’était obscurcie, et qui reparaît dans toute sa pureté avec le Christianisme. Je vous donne cette explication pour ce qu’elle vaut ; en tout cas, il me semble qu’elle est assez plausible.

Je pense être arrivé presque tout de suite à lire l’autre inscription, celle de la clef sigillaire. J’y vois très nettement un nom propre au génitif : Χρυσωγονου, “de Chrysogone” (c’était probablement le nom du propriétaire de l’objet), suivi de deux lettres isolées λ. Ν. qui ne peuvent être que des initiales, et dont je n’arrive pas à deviner la signification. Vous savez que le signe  est mis habituellement pour ου ; il y a bien une faute d’orthographe, car il faudrait Χρυσογονου avec ο et non ω, mais cela arrive souvent dans les inscriptions ; il y en a une aussi dans l’autre, car παλλιν avec deux λ n’existe pas, et la seule forme correcte est παλιν. C’est sans doute parce que vous avez cru voir d’abord le chiffre du Christ que vous n’avez pas pu lire la suite ; pourtant, vous n’aviez peut-être pas entièrement tort, car il est très possible que les deux premières lettres Χρ aient été isolés intentionnellement pour rappeler ce chiffre. Si j’arrive à trouver quelque chose pour le sens des deux dernières lettres, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.

J’arrive à l’ούροϐορος  ; je vois bien ce que veut dire M. Le Cour : Aour-φορος , “porte-lumière”, ce serait un équivalent de Lucifer ; mais cette déformation du mot et cette étymologie hybride sont purement fantaisistes. C’est en hébreu qu’ Aour (ou plutôt Aor) signifie “lumière” ; mais M. Le Cour, depuis qu’il à trouvé ce mot dans les enseignements du Hiéron, veut le voir partout ; il me paraît avoir des notions linguistiques plutôt singulières ! En réalité, le mot ούροϐορος  n’a absolument rien de mystérieux : il est formé de ούρα, “queue”, et ϐορος, “qui dévore” (mot identique au latin vorax, car b et v se changent très facilement l’un en l’autre). Il y a bien, comme vous le dites, un mot ορος qui signifie “gardien”, et c’est ainsi que le nom de l’étoile Arcturus veut dire “le gardien de l’Ourse” (ce qui est curieux, c’est qu’Arthur est exactement le même nom : arth signifie “ours” en gaélique, et cette forme est très proche du grec άρχτος). Il y a aussi d’autres mots ορος : l’un désigne l’urus ou aurochs ; un autre est pour ρος, “montagne” ; il y a de même ορος pour ρος, “limite”. Mais, dans les composés, ούρα, “queue”, se change aussi en ορος, comme dans αλουρος, “chat”, c’est-à-dire l’animal à la queue changeante (et non pas le “gardien d’Éole”, comme on pourrait traduire très littéralement, et ce qui serait pourtant tout aussi faux que les interprétations de M. Le Cour).

Quant à l’origine de ce symbole du serpent qui se mord la queue, il est très possible qu’elle soit égyptienne ; rien ne prouve d’ailleurs qu’elle ne remonte pas plus loin que l’époque alexandrine. Je me méfie toujours quand on attribue quelque chose aux Gnostiques sans préciser davantage ; il y en a eu de tant de sortes, et ce qu’on en sait est si incomplet ! Du reste, il est bien probable qu’ils se sont servis de beaucoup de symboles qu’ils n’ont pas inventés. Le sens le plus habituel de l’ούροϐορος est celui, non pas d’éternité, mais de perpétuité, c’est-à-dire d’indéfinité temporelle ; c’est un symbole cyclique, ce qui ne l’empêche pas d’avoir en même temps d’autres significations. D’ailleurs, d’une façon générale, vous savez que le serpent a un aspect bénéfique et un aspect maléfique, et qu’il en est de même pour beaucoup d’autres figures symboliques ; le lion, notamment, est aussi dans ce cas. Il y aurait toute une théorie à développer là-dessus, et je crois qu’on ne l’a jamais fait ; il est vrai que ce sont là des choses assez difficiles à expliquer.

J’oubliais, à propos d’Aor, de vous signaler un rapprochement assez remarquable avec le latin aurum ; les alchimistes représentaient l’or par le soleil, et les Hindous l’appellent “lumière minérale”.

Autre chose encore : certains interprètent le nom d’Orphée par deux mots hébreux : Aor-rophê, signifiant “celui qui guérit par la lumière” (le second de ces mots se retrouve dans le nom de Raphaël, l’ange de Mercure) ; ce serait même une des raisons pour lesquelles Orphée a été pris pour représenter le Christ. Nous nous souvenons très bien d’avoir vu chez vous cette figure d’Orphée dont vous me parlez ; je lirai avec beaucoup d’intérêt la notice que vous préparez sur ce sujet.

Je ne me rappelle pas avoir vu de figures associant la croix à la grenade, mais je ne suis pas surpris qu’il en existe, car la grenade est un symbole tout à fait analogue à la rose, qui a aussi, parmi ses divers sens, celui de fécondité. Ce symbole n’est pas seulement phénicien, il est aussi hébraïque, puisque des grenades figuraient sur les chapiteaux des colonnes du temple de Jérusalem. À propos de symboles phéniciens, j’ai vu en Algérie des monuments de l’époque romaine sur lesquels étaient associés la croix et le croissant, et qui pourtant n’étaient ni chrétiens ni musulmans (le croissant était l’emblème de Tanit).

Vous me demandez comment se nomme le Verbe chez les Hindous ; il n’a pas seulement un nom, il en a un grand nombre, suivant les aspects sous lesquels on l’envisage. En effet, d’abord, la Trimûrti ne correspond pas à la Trinité chrétienne comme on l’a quelquefois supposé ; mais elle est constituée en réalité par trois aspects du Verbe, en qui toutes choses ont leur commencement (aspect producteur, Brahmâ = A), leur support (aspect conservateur, Vishnu = U), et leur fin (aspect transformateur, Shiva = M). Le monosyllabe Aum est un nom synthétique renfermant ces trois aspects, auxquels ses trois lettres correspondent comme je viens de l’indiquer, sans parler de leurs autres significations symboliques. D’autre part, un nom très général est Îshwara, “le Seigneur” ; un autre est Swayambhû, “Celui qui subsiste par soi-même” ; et il y en a encore bien d’autres. Dans le cas dont il s’agissait, celui du cheval blanc, c’est la dernière manifestation de Vishnu, à la fin de ce monde, c’est-à-dire du cycle actuel ; vous voyez que c’est identique à ce qui se trouve dans l’Apocalypse.

La semaine dernière, nous avons eu la visite de M. de Frémond, venu ici pour quelques jours ; je lui avais envoyé le manifeste de la Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur, et il m’a dit qu’il l’avait communiqué à un vicaire général de Nantes qui en avait paru tout effrayé, trouvant que c’était là un plan beaucoup trop hardi, etc. ; il est étonnant de voir combien de gens ont peur de tout ce qui sort un peu de l’ordinaire !

Jusqu’ici, je n’ai pas encore pu trouver le temps de préparer quelque chose pour “Regnabit” comme le P. Anizan me l’avait demandé ; j’espère que j’y arriverai tout de même, mais il faut d’abord que je termine des comptes rendu de livres que j’ai là depuis près d’un an ! Il me semble, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, que je pourrais prendre comme point de départ certaines des choses que contiennent vos articles déjà parus, et qui se rattachent très directement à celles que j’ai en vue (par exemple dans votre article sur les symboles égyptiens). La difficulté, c’est de présenter les choses d’une façon qui puisse sembler acceptable aux gens qui ne sont pas habitués à ces considérations.

Savez-vous quels jours et à quelles heures on peut trouver le P. Anizan chez lui ? Si j’étais sûr de le rencontrer, je tâcherais d’aller le voir un jour où j’aurai un peu de temps libre.

Ces dames vous adressent leur meilleur souvenir, et moi, cher Monsieur, je vous prie de croire à mes sentiments bien cordiaux.



René Guénon




Sur quelques-unes de ces notions lire aussi L’hermétisme et les cycles cosmiques de  Gauthier Pierozak


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