lundi 10 février 2014

René Guénon - Questions d'orientation






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La Grande Triade, René Guénon, éd. Gallimard, 1957

CHAPITRE VII - QUESTIONS D’ORIENTATION 



À l’époque primordiale, l’homme était, en lui-même, parfaitement équilibré quant au complémentarisme du yin et du yang ; d’autre part, il était yin ou passif par rapport au Principe seul, et yang ou actif par rapport au Cosmos ou à l’ensemble des choses manifestées ; il se tournait donc naturellement vers le Nord, qui est yin (1), comme vers son propre complémentaire. Au contraire, l’homme des époques ultérieures, par suite de la dégénérescence spirituelle qui correspond à la marche descendante du cycle, est devenu yin par rapport au Cosmos ; il doit donc se tourner vers le Sud, qui est yang, pour en recevoir les influences du principe complémentaire de celui qui est devenu prédominant en lui, et pour rétablir, dans la mesure du possible, l’équilibre entre le yin et le yang. La première de ces deux orientations peut être dite « polaire », tandis que la seconde est proprement « solaire » : dans le premier cas, l’homme, regardant l’Étoile polaire ou le « faîte du Ciel », a l’Est à sa droite et l’Ouest à sa gauche ; dans le second cas, regardant le Soleil au méridien, il a au contraire l’Est à sa gauche et l’Ouest à sa droite ; et ceci donne l’explication d’une particularité qui, dans la tradition extrême-orientale, peut paraître assez étrange à ceux qui n’en connaissent pas la raison (2).
En Chine, en effet, le côté auquel est généralement attribuée la prééminence est la gauche ; nous disons généralement, car il n’en fut pas constamment ainsi dans tout le cours de l’histoire. À l’époque de l’historien Sseu-ma-tsien, c’est-à-dire au IIe siècle avant l’ère chrétienne, la droite semble l’avoir au contraire emporté sur la gauche, tout au moins en ce qui concerne la hiérarchie des fonctions officielles (3) ; il semble qu’il y ait eu alors, sous ce rapport du moins, comme une sorte de tentative de « retour aux origines », qui avait dû sans doute correspondre à un changement de dynastie, car de tels changements dans l’ordre humain sont toujours mis traditionnellement en correspondance avec certaines modifications de l’ordre cosmique lui-même (4). Mais, à une époque plus ancienne, quoique assurément fort éloignée des temps primordiaux, c’est la gauche qui prédominait comme l’indique notamment ce passage de Lao-tseu : « Dans les affaires favorables (ou de bon augure), on met au-dessus la gauche ; dans les affaires funestes, on met au-dessus la droite » (5). Il est dit aussi, vers la même époque : « L’humanité, c’est la droite ; la Voie, c’est la gauche » (6), ce qui implique manifestement une infériorité de la droite par rapport à la gauche ; relativement l’une à l’autre, la gauche correspondait alors au yang et la droite au yin.
Maintenant, que ceci soit bien une conséquence directe de l’orientation prise en se tournant vers le Sud, c’est ce que prouve un traité attribué à Kouan-tseu, qui aurait vécu au VIIe siècle avant l’ère chrétienne, et où il est dit : « Le printemps fait naître (les êtres) à gauche, l’automne détruit à droite, l’été fait croître en avant, l’hiver met en réserve en arrière. » Or, suivant la correspondance qui est partout admise entre les saisons et les points cardinaux, le printemps correspond à l’Est et l’automne à l’Ouest, l’été au Sud et l’hiver au Nord (7) ; c’est donc bien ici le Sud qui est en avant et le Nord en arrière, l’Est qui est à gauche et l’Ouest à droite (8). Naturellement, quand on prend au contraire l’orientation en se tournant vers le Nord, la correspondance de la gauche et de la droite se trouve inversée, aussi bien que celle de l’avant et de l’arrière ; mais, en définitive, le côté qui a la prééminence, que ce soit la gauche dans un cas ou la droite dans l’autre, est toujours et invariablement le côté de l’Est. C’est là ce qui importe essentiellement, car on voit par là que, au fond, la tradition extrême-orientale est en parfait accord avec toutes les autres doctrines traditionnelles, dans lesquelles l’Orient est toujours regardé effectivement comme le « côté lumineux » (yang) et l’Occident comme le « côté obscur » (yin) l’un par rapport à l’autre ; le changement dans les significations respectives de la droite et de la gauche, étant conditionné par un changement d’orientation, est en somme parfaitement logique et n’implique absolument aucune contradiction (9).
(1) C’est pourquoi, dans le symbolisme maçonnique, la Loge est censée n’avoir aucune fenêtre s’ouvrant du côté du Nord, d’où ne vient jamais la lumière solaire, tandis qu’elle en a sur les trois autres côtés, qui correspondent aux trois « stations » du Soleil.
(2) Dans les cartes et les plans chinois, le Sud est placé en haut et le Nord en bas, l’Est à gauche et l’Ouest à droite, ce qui est conforme à la seconde orientation ; cet usage n’est d’ailleurs pas aussi exceptionnel qu’on pourrait le croire, car il existait aussi chez les anciens Romains et subsista même pendant une partie du moyen âge occidental.
(3) Le « conseiller de droite » (iou-siang) avait alors un rôle plus important que le « conseiller de gauche » (tso-siang).
(4) La succession des dynasties, par exemple, correspond à une succession des éléments dans un certain ordre, les éléments eux-mêmes étant en relation avec les saisons et avec les points cardinaux.
(5) Tao-te-king, ch. XXXI.
(6) Li-ki.
(7) Cette correspondance, qui est strictement conforme à la nature des choses, est commune à toutes les traditions ; il est donc incompréhensible que des modernes qui se sont occupés de symbolisme lui aient souvent substitué d’autres correspondances fantaisistes et tout à fait injustifiables. Ainsi, pour en donner un seul exemple, le tableau quaternaire placé à la fin du Livre de l’Apprenti d’Oswald Wirth fait bien correspondre l’été au Sud et l’hiver au Nord, mais le printemps à l’Occident et l’automne à l’Orient ; et il s’y trouve encore d’autres correspondances, notamment en ce qui concerne les âges de la vie humaine, qui sont brouillées d’une façon à peu près inextricable.
(8) On peut également rapprocher de ceci ce texte du Yi-king : « Le Sage a le visage tourné vers le Sud et écoute l’écho de ce qui est sous le Ciel (c’est-à-dire du Cosmos), il l’éclaire et le gouverne. »
(9) Il peut d’ailleurs y avoir encore d’autres modes d’orientation que ceux que nous venons d’indiquer, entraînant naturellement des adaptations différentes, mais qu’il est toujours facile de faire concorder entre elles : ainsi, dans l’Inde, si le côté de la droite (dakshina) est le Sud, c’est que l’orientation est prise en regardant le Soleil à son lever, c’est-à-dire en se tournant vers l’Orient ; mais, du reste, ce mode actuel d’orientation n’empêche aucunement de reconnaître la primordialité de l’orientation « polaire », c’est-à-dire prise en se tournant vers le Nord, qui est désigné comme le point le plus haut (uttara).
Ces questions d’orientation sont d’ailleurs fort complexes, car non seulement il faut toujours faire attention de n’y commettre aucune confusion entre des correspondances différentes, mais il peut encore se faire que, dans une même correspondance, la droite et la gauche l’emportent l’une et l’autre à des points de vue différents. C’est ce qu’indique très nettement un texte comme celui-ci : « La Voie du Ciel préfère la droite, le Soleil et la Lune se déplacent vers l’Occident ; la Voie de la Terre préfère la gauche, le cours de l’eau coule vers l’Orient ; également on les dispose en haut (c’est-à-dire que l’un et l’autre des deux côtés ont des titres à la prééminence) » (10). Ce passage est particulièrement intéressant, d’abord parce qu’il affirme, quelles que soient d’ailleurs les raisons qu’il en donne et qui doivent plutôt être prises comme de simples « illustrations » tirées des apparences sensibles, que la prééminence de la droite est associée à la « Voie du Ciel » et celle de la gauche à la « Voie de la Terre » ; or la première est nécessairement supérieure à la seconde, et, peut-on dire, c’est parce que les hommes ont perdu de vue la « Voie du Ciel » qu’ils en sont venus à se conformer à la « Voie de la Terre », ce qui marque bien la différence entre l’époque primordiale et les époques ultérieures de dégénérescence spirituelle. Ensuite, on peut voir là l’indication d’un rapport inverse entre le mouvement du Ciel et le mouvement de la Terre (11), ce qui est en rigoureuse conformité avec la loi générale de l’analogie ; et il en est toujours ainsi lorsqu’on est en présence de deux termes qui s’opposent de telle façon que l’un d’eux est comme un reflet de l’autre, reflet qui est inversé comme l’image d’un objet dans un miroir l’est par rapport à cet objet lui-même, de sorte que la droite de l’image correspond à la gauche de l’objet et inversement (12).
Nous ajouterons à ce propos une remarque qui, pour paraître assez simple en elle-même, est pourtant loin d’être sans importance : c’est que, notamment lorsqu’il s’agit de la droite et de la gauche, il faut toujours avoir le plus grand soin de préciser par rapport à quoi elles sont envisagées ; ainsi, quand on parle de la droite et de la gauche d’une figure symbolique, veut-on entendre réellement par-là celles de cette figure elle-même, ou bien celles d’un spectateur qui la regarde en se plaçant en face d’elle ? Les deux cas peuvent se présenter en fait : lorsqu’on a affaire à une figure humaine ou à celle de quelque autre être vivant, il n’y a guère de doute sur ce qu’il convient d’appeler sa droite et sa gauche ; mais il n’en est plus de même pour un autre objet quelconque, pour une figure géométrique par exemple, ou encore pour un monument, et alors on prend le plus ordinairement la droite et la gauche en se plaçant au point de vue du spectateur (13) ; mais il n’en est pourtant pas forcément toujours ainsi, et il peut arriver aussi qu’on attribue parfois une droite et une gauche à la figure prise en elle-même, ce qui correspond à un point de vue naturellement inverse de celui du spectateur (14) ; faute de préciser ce qu’il en est dans chaque cas, on peut être amené à commettre des erreurs assez graves à cet égard (15).
(10) Tcheou-li.
(11) Nous rappellerons encore que le « mouvement » n’est ici qu’une représentation purement symbolique.
(12) Il en est d’ailleurs de même pour deux personnes placées l’une en face de l’autre, et c’est pourquoi il est dit : « tu adoreras ta droite, où est la gauche de ton frère (le côté de son cœur) » (Phan-khoa-Tu cité par Matgioi, La Voie rationnelle, ch. VII).
(13) C’est ainsi que, dans la figure de l’« arbre séphirothique » de la Kabbale, la « colonne de droite » et la « colonne de gauche » sont celles qu’on a respectivement à sa droite et à sa gauche en regardant la figure.
(14) Par exemple, Plutarque rapporte que « les Égyptiens considèrent l’Orient comme le visage du monde, le Nord comme en étant la droite, et le Midi la gauche » (Isis et Osiris, 32 ; traduction Mario Meunier, p. 112) ; en dépit des apparences, ceci coïncide exactement avec la désignation hindoue du Midi comme le « côté de la droite », car il est facile de se représenter le côté gauche du monde comme s’étendant vers la droite de celui qui le contemple et inversement.
(15) De là viennent par exemple, dans le symbolisme maçonnique, les divergences qui se sont produites au sujet de la situation respective des deux colonnes placées à l’entrée du Temple de Jérusalem ; la question est pourtant assez facile à résoudre en se reportant directement aux textes bibliques, à la condition de savoir que, en hébreu, la « droite » signifie toujours le Sud et la « gauche » le Nord, ce qui implique que l’orientation est prise, comme dans l’Inde, en se tournant vers l’Est. Ce même mode d’orientation est d’ailleurs également celui qui, en Occident, était pratiqué par les constructeurs du moyen âge pour déterminer l’orientation des églises.
Une autre question connexe de celle de l’orientation est celle du sens des « circumambulations » rituelles dans les différentes formes traditionnelles ; il est facile de se rendre compte que ce sens est déterminé en effet, soit par l’orientation « polaire » soit par l’orientation « solaire », dans l’acception que nous avons donnée plus haut à ces expressions. Si l’on considère les figures ci-contre (16), le premier sens est celui dans lequel, en regardant vers le Nord, on voit les étoiles tourner autour du pôle (fig. 13) ; par contre, le second sens est celui dans lequel s’effectue le mouvement apparent du Soleil pour un observateur regardant vers le Sud (fig. 14). La circumambulation s’accomplit en ayant constamment le centre à sa gauche dans le premier cas, et au contraire à sa droite dans le second (ce qui est appelé en sanscrit pradakshinâ) ; ce dernier mode est celui qui est en usage, en particulier, dans les traditions hindoue et thibétaine, tandis que l’autre se rencontre notamment dans la tradition islamique (17). À cette différence de sens se rattache également le fait d’avancer le pied droit ou le pied gauche le premier dans une marche rituelle : en considérant encore les mêmes figures on peut voir facilement que le pied qui doit être avancé le premier est forcément celui du côté opposé au côté qui est tourné vers le centre de la circumambulation, c’est-à-dire le pied droit dans le premier cas (fig. 13) et le pied gauche dans le second (fig. 14) ; et cet ordre de marche est généralement observé, même lorsqu’il ne s’agit pas de circumambulations à proprement parler, comme marquant en quelque façon la prédominance respective du point de vue « polaire » ou du point de vue « solaire », soit dans une forme traditionnelle donnée, soit même parfois pour des périodes différentes au cours de l’existence d’une même tradition (18).
Fig. 13
Fig. 14


Ainsi, toutes ces choses sont loin de se réduire à de simples détails plus ou moins insignifiants, comme pourraient le croire ceux qui ne comprennent rien au symbolisme ni aux rites ; elles sont au contraire liées à tout un ensemble de notions qui ont une grande importance dans toutes les traditions, et l’on pourrait en donner encore bien d’autres exemples. Il y aurait bien lieu aussi, à propos de l’orientation, de traiter des questions comme celles de ses relations avec le parcours du cycle annuel (19) et avec le symbolisme des « portes zodiacales » ; on y retrouverait d’ailleurs l’application du sens inverse, que nous signalions plus haut, dans les rapports entre l’ordre « céleste » et l’ordre « terrestre » ; mais ces considérations constitueraient ici une trop longue digression, et elles trouveront sans doute mieux leur place dans d’autres études (20).
(16) La croix tracée dans le cercle, et dont nous aurons à reparler plus loin, marque ici la direction des quatre points cardinaux ; conformément à ce que nous avons expliqué, le Nord est placé en haut dans la première figure et le Sud dans la seconde.
(17) Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer que le sens de ces circumambulations, allant respectivement de droite à gauche (fig. 13) et de gauche à droite (fig. 14), correspond également à la direction de l’écriture dans les langues sacrées de ces mêmes formes traditionnelles. – Dans la Maçonnerie, sous sa forme actuelle, le sens des circumambulations est « solaire » mais il paraît avoir au contraire été tout d’abord « polaire » dans l’ancien rituel opératif, selon lequel le « trône de Salomon » était d’ailleurs placé à l’Occident et non à l’Orient, afin de permettre à son occupant de « contempler le Soleil à son lever ».
(18) L’interversion qui s’est produite au sujet de cet ordre de marche dans certains Rites maçonniques est d’autant plus singulière qu’elle est en désaccord manifeste avec le sens des circumambulations ; les indications que nous venons de donner fournissent évidemment la règle correcte à observer dans tous les cas.
(19) On trouvera un exemple de la représentation de ce parcours par une circumambulation dans les considérations relatives au Ming-tang que nous exposerons plus loin.
(20) Sur le caractère qualitatif des directions de l’espace, qui est le principe même sur lequel repose l’importance traditionnelle de l’orientation, et sur les relations qui existent entre les déterminations spatiales et temporelles, on pourra aussi se reporter aux explications que nous avons données dans Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. IV et V.

[René Guénon, La Grande Triade, Chapitre VII : Questions d’orientation.]


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