http://www.index-rene-guenon.org/
La Grande Triade, René Guénon, éd. Gallimard, 1957
CHAPITRE VII - QUESTIONS D’ORIENTATION
À l’époque primordiale, l’homme était, en lui-même, parfaitement équilibré quant au complémentarisme du yin et du yang ; d’autre part, il était yin ou passif par rapport au Principe seul, et yang ou actif par rapport au Cosmos ou à l’ensemble des choses manifestées ; il se tournait donc naturellement vers le Nord, qui est yin (1), comme vers son propre complémentaire. Au contraire, l’homme des époques ultérieures, par suite de la dégénérescence spirituelle qui correspond à la marche descendante du cycle, est devenu yin par rapport au Cosmos ; il doit donc se tourner vers le Sud, qui est yang, pour en recevoir les influences du principe complémentaire de celui qui est devenu prédominant en lui, et pour rétablir, dans la mesure du possible, l’équilibre entre le yin et le yang. La première de ces deux orientations peut être dite « polaire », tandis que la seconde est proprement « solaire » : dans le premier cas, l’homme, regardant l’Étoile polaire ou le « faîte du Ciel », a l’Est à sa droite et l’Ouest à sa gauche ; dans le second cas, regardant le Soleil au méridien, il a au contraire l’Est à sa gauche et l’Ouest à sa droite ; et ceci donne l’explication d’une particularité qui, dans la tradition extrême-orientale, peut paraître assez étrange à ceux qui n’en connaissent pas la raison (2).
En Chine, en effet, le côté auquel est généralement
attribuée la prééminence est la gauche ; nous disons généralement, car il n’en
fut pas constamment ainsi dans tout le cours de l’histoire. À l’époque de
l’historien Sseu-ma-tsien, c’est-à-dire au IIe siècle avant l’ère chrétienne,
la droite semble l’avoir au contraire emporté sur la gauche, tout au moins en
ce qui concerne la hiérarchie des fonctions officielles (3) ; il semble qu’il y
ait eu alors, sous ce rapport du moins, comme une sorte de tentative de «
retour aux origines », qui avait dû sans doute correspondre à un changement de
dynastie, car de tels changements dans l’ordre humain sont toujours mis
traditionnellement en correspondance avec certaines modifications de l’ordre
cosmique lui-même (4). Mais, à une époque plus ancienne, quoique assurément
fort éloignée des temps primordiaux, c’est la gauche qui prédominait comme
l’indique notamment ce passage de Lao-tseu : « Dans les affaires favorables (ou
de bon augure), on met au-dessus la gauche ; dans les affaires funestes, on met
au-dessus la droite » (5). Il est dit aussi, vers la même époque : «
L’humanité, c’est la droite ; la Voie, c’est la gauche » (6), ce qui implique
manifestement une infériorité de la droite par rapport à la gauche ;
relativement l’une à l’autre, la gauche correspondait alors au yang et la
droite au yin.
Maintenant, que ceci soit bien une conséquence directe
de l’orientation prise en se tournant vers le Sud, c’est ce que prouve un
traité attribué à Kouan-tseu, qui aurait vécu au VIIe siècle avant l’ère
chrétienne, et où il est dit : « Le printemps fait naître (les êtres) à gauche,
l’automne détruit à droite, l’été fait croître en avant, l’hiver met en réserve
en arrière. » Or, suivant la correspondance qui est partout admise entre les
saisons et les points cardinaux, le printemps correspond à l’Est et l’automne à
l’Ouest, l’été au Sud et l’hiver au Nord (7) ; c’est donc bien ici le Sud qui
est en avant et le Nord en arrière, l’Est qui est à gauche et l’Ouest à droite
(8). Naturellement, quand on prend au contraire l’orientation en se tournant
vers le Nord, la correspondance de la gauche et de la droite se trouve
inversée, aussi bien que celle de l’avant et de l’arrière ; mais, en
définitive, le côté qui a la prééminence, que ce soit la gauche dans un cas ou
la droite dans l’autre, est toujours et invariablement le côté de l’Est. C’est
là ce qui importe essentiellement, car on voit par là que, au fond, la
tradition extrême-orientale est en parfait accord avec toutes les autres
doctrines traditionnelles, dans lesquelles l’Orient est toujours regardé
effectivement comme le « côté lumineux » (yang) et l’Occident comme le « côté
obscur » (yin) l’un par rapport à l’autre ; le changement dans les significations
respectives de la droite et de la gauche, étant conditionné par un changement
d’orientation, est en somme parfaitement logique et n’implique absolument
aucune contradiction (9).
(1) C’est pourquoi, dans le symbolisme maçonnique, la
Loge est censée n’avoir aucune fenêtre s’ouvrant du côté du Nord, d’où ne vient
jamais la lumière solaire, tandis qu’elle en a sur les trois autres côtés, qui
correspondent aux trois « stations » du Soleil.
(2) Dans les cartes et les plans chinois, le Sud est
placé en haut et le Nord en bas, l’Est à gauche et l’Ouest à droite, ce qui est
conforme à la seconde orientation ; cet usage n’est d’ailleurs pas aussi
exceptionnel qu’on pourrait le croire, car il existait aussi chez les anciens
Romains et subsista même pendant une partie du moyen âge occidental.
(3) Le « conseiller de droite » (iou-siang) avait alors
un rôle plus important que le « conseiller de gauche » (tso-siang).
(4) La succession des dynasties, par exemple,
correspond à une succession des éléments dans un certain ordre, les éléments
eux-mêmes étant en relation avec les saisons et avec les points cardinaux.
(5) Tao-te-king,
ch. XXXI.
(6) Li-ki.
(7) Cette correspondance, qui est strictement conforme
à la nature des choses, est commune à toutes les traditions ; il est donc
incompréhensible que des modernes qui se sont occupés de symbolisme lui aient
souvent substitué d’autres correspondances fantaisistes et tout à fait
injustifiables. Ainsi, pour en donner un seul exemple, le tableau quaternaire
placé à la fin du Livre de l’Apprenti d’Oswald Wirth fait bien correspondre
l’été au Sud et l’hiver au Nord, mais le printemps à l’Occident et l’automne à
l’Orient ; et il s’y trouve encore d’autres correspondances, notamment en ce
qui concerne les âges de la vie humaine, qui sont brouillées d’une façon à peu
près inextricable.
(8) On peut également rapprocher de ceci ce texte du
Yi-king : « Le Sage a le visage tourné vers le Sud et écoute l’écho de ce qui
est sous le Ciel (c’est-à-dire du Cosmos), il l’éclaire et le gouverne. »
(9) Il peut d’ailleurs y avoir encore d’autres modes
d’orientation que ceux que nous venons d’indiquer, entraînant naturellement des
adaptations différentes, mais qu’il est toujours facile de faire concorder
entre elles : ainsi, dans l’Inde, si le côté de la droite (dakshina) est le
Sud, c’est que l’orientation est prise en regardant le Soleil à son lever,
c’est-à-dire en se tournant vers l’Orient ; mais, du reste, ce mode actuel
d’orientation n’empêche aucunement de reconnaître la primordialité de l’orientation
« polaire », c’est-à-dire prise en se tournant vers le Nord, qui est désigné
comme le point le plus haut (uttara).
Ces questions d’orientation sont d’ailleurs fort
complexes, car non seulement il faut toujours faire attention de n’y commettre
aucune confusion entre des correspondances différentes, mais il peut encore se
faire que, dans une même correspondance, la droite et la gauche l’emportent
l’une et l’autre à des points de vue différents. C’est ce qu’indique très
nettement un texte comme celui-ci : « La Voie du Ciel préfère la droite, le
Soleil et la Lune se déplacent vers l’Occident ; la Voie de la Terre préfère la
gauche, le cours de l’eau coule vers l’Orient ; également on les dispose en
haut (c’est-à-dire que l’un et l’autre des deux côtés ont des titres à la
prééminence) » (10). Ce passage est particulièrement intéressant, d’abord parce
qu’il affirme, quelles que soient d’ailleurs les raisons qu’il en donne et qui
doivent plutôt être prises comme de simples « illustrations » tirées des
apparences sensibles, que la prééminence de la droite est associée à la « Voie
du Ciel » et celle de la gauche à la « Voie de la Terre » ; or la première est
nécessairement supérieure à la seconde, et, peut-on dire, c’est parce que les
hommes ont perdu de vue la « Voie du Ciel » qu’ils en sont venus à se conformer
à la « Voie de la Terre », ce qui marque bien la différence entre l’époque
primordiale et les époques ultérieures de dégénérescence spirituelle. Ensuite,
on peut voir là l’indication d’un rapport inverse entre le mouvement du Ciel et
le mouvement de la Terre (11), ce qui est en rigoureuse conformité avec la loi
générale de l’analogie ; et il en est toujours ainsi lorsqu’on est en présence
de deux termes qui s’opposent de telle façon que l’un d’eux est comme un reflet
de l’autre, reflet qui est inversé comme l’image d’un objet dans un miroir
l’est par rapport à cet objet lui-même, de sorte que la droite de l’image
correspond à la gauche de l’objet et inversement (12).
Nous ajouterons à ce propos une remarque qui, pour
paraître assez simple en elle-même, est pourtant loin d’être sans importance :
c’est que, notamment lorsqu’il s’agit de la droite et de la gauche, il faut
toujours avoir le plus grand soin de préciser par rapport à quoi elles sont
envisagées ; ainsi, quand on parle de la droite et de la gauche d’une figure
symbolique, veut-on entendre réellement par-là celles de cette figure
elle-même, ou bien celles d’un spectateur qui la regarde en se plaçant en face
d’elle ? Les deux cas peuvent se présenter en fait : lorsqu’on a affaire à une
figure humaine ou à celle de quelque autre être vivant, il n’y a guère de doute
sur ce qu’il convient d’appeler sa droite et sa gauche ; mais il n’en est plus
de même pour un autre objet quelconque, pour une figure géométrique par
exemple, ou encore pour un monument, et alors on prend le plus ordinairement la
droite et la gauche en se plaçant au point de vue du spectateur (13) ; mais il
n’en est pourtant pas forcément toujours ainsi, et il peut arriver aussi qu’on
attribue parfois une droite et une gauche à la figure prise en elle-même, ce
qui correspond à un point de vue naturellement inverse de celui du spectateur
(14) ; faute de préciser ce qu’il en est dans chaque cas, on peut être amené à
commettre des erreurs assez graves à cet égard (15).
(10) Tcheou-li.
(11) Nous rappellerons encore que le « mouvement »
n’est ici qu’une représentation purement symbolique.
(12) Il en est d’ailleurs de même pour deux personnes
placées l’une en face de l’autre, et c’est pourquoi il est dit : « tu adoreras
ta droite, où est la gauche de ton frère (le côté de son cœur) » (Phan-khoa-Tu
cité par Matgioi, La Voie rationnelle, ch. VII).
(13) C’est ainsi que, dans la figure de l’« arbre
séphirothique » de la Kabbale, la « colonne de droite » et la « colonne de
gauche » sont celles qu’on a respectivement à sa droite et à sa gauche en
regardant la figure.
(14) Par exemple, Plutarque rapporte que « les
Égyptiens considèrent l’Orient comme le visage du monde, le Nord comme en étant
la droite, et le Midi la gauche » (Isis et Osiris, 32 ; traduction Mario
Meunier, p. 112) ; en dépit des apparences, ceci coïncide exactement avec la
désignation hindoue du Midi comme le « côté de la droite », car il est facile
de se représenter le côté gauche du monde comme s’étendant vers la droite de
celui qui le contemple et inversement.
(15) De là viennent par exemple, dans le symbolisme
maçonnique, les divergences qui se sont produites au sujet de la situation
respective des deux colonnes placées à l’entrée du Temple de Jérusalem ; la
question est pourtant assez facile à résoudre en se reportant directement aux
textes bibliques, à la condition de savoir que, en hébreu, la « droite »
signifie toujours le Sud et la « gauche » le Nord, ce qui implique que
l’orientation est prise, comme dans l’Inde, en se tournant vers l’Est. Ce même
mode d’orientation est d’ailleurs également celui qui, en Occident, était
pratiqué par les constructeurs du moyen âge pour déterminer l’orientation des
églises.
Une autre question connexe de celle de l’orientation
est celle du sens des « circumambulations » rituelles dans les différentes
formes traditionnelles ; il est facile de se rendre compte que ce sens est
déterminé en effet, soit par l’orientation « polaire » soit par l’orientation «
solaire », dans l’acception que nous avons donnée plus haut à ces expressions.
Si l’on considère les figures ci-contre (16), le premier sens est celui dans
lequel, en regardant vers le Nord, on voit les étoiles tourner autour du pôle
(fig. 13) ; par contre, le second sens est celui dans lequel s’effectue le
mouvement apparent du Soleil pour un observateur regardant vers le Sud (fig.
14). La circumambulation s’accomplit en ayant constamment le centre à sa gauche
dans le premier cas, et au contraire à sa droite dans le second (ce qui est
appelé en sanscrit pradakshinâ) ; ce dernier mode est celui qui est en usage,
en particulier, dans les traditions hindoue et thibétaine, tandis que l’autre
se rencontre notamment dans la tradition islamique (17). À cette différence de
sens se rattache également le fait d’avancer le pied droit ou le pied gauche le
premier dans une marche rituelle : en considérant encore les mêmes figures on
peut voir facilement que le pied qui doit être avancé le premier est forcément
celui du côté opposé au côté qui est tourné vers le centre de la
circumambulation, c’est-à-dire le pied droit dans le premier cas (fig. 13) et
le pied gauche dans le second (fig. 14) ; et cet ordre de marche est
généralement observé, même lorsqu’il ne s’agit pas de circumambulations à
proprement parler, comme marquant en quelque façon la prédominance respective
du point de vue « polaire » ou du point de vue « solaire », soit dans une forme
traditionnelle donnée, soit même parfois pour des périodes différentes au cours
de l’existence d’une même tradition (18).
Fig. 13 |
Fig. 14 |
Ainsi, toutes ces choses sont loin de se réduire à de simples détails plus ou moins insignifiants, comme pourraient le croire ceux qui ne comprennent rien au symbolisme ni aux rites ; elles sont au contraire liées à tout un ensemble de notions qui ont une grande importance dans toutes les traditions, et l’on pourrait en donner encore bien d’autres exemples. Il y aurait bien lieu aussi, à propos de l’orientation, de traiter des questions comme celles de ses relations avec le parcours du cycle annuel (19) et avec le symbolisme des « portes zodiacales » ; on y retrouverait d’ailleurs l’application du sens inverse, que nous signalions plus haut, dans les rapports entre l’ordre « céleste » et l’ordre « terrestre » ; mais ces considérations constitueraient ici une trop longue digression, et elles trouveront sans doute mieux leur place dans d’autres études (20).
(16) La croix tracée dans le cercle, et dont nous
aurons à reparler plus loin, marque ici la direction des quatre points
cardinaux ; conformément à ce que nous avons expliqué, le Nord est placé en
haut dans la première figure et le Sud dans la seconde.
(17) Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer
que le sens de ces circumambulations, allant respectivement de droite à gauche
(fig. 13) et de gauche à droite (fig. 14), correspond également à la direction
de l’écriture dans les langues sacrées de ces mêmes formes traditionnelles. –
Dans la Maçonnerie, sous sa forme actuelle, le sens des circumambulations est «
solaire » mais il paraît avoir au contraire été tout d’abord « polaire » dans
l’ancien rituel opératif, selon lequel le « trône de Salomon » était d’ailleurs
placé à l’Occident et non à l’Orient, afin de permettre à son occupant de «
contempler le Soleil à son lever ».
(18) L’interversion qui s’est produite au sujet de cet
ordre de marche dans certains Rites maçonniques est d’autant plus singulière
qu’elle est en désaccord manifeste avec le sens des circumambulations ; les
indications que nous venons de donner fournissent évidemment la règle correcte
à observer dans tous les cas.
(19) On trouvera un exemple de la représentation de ce
parcours par une circumambulation dans les considérations relatives au
Ming-tang que nous exposerons plus loin.
(20) Sur le caractère qualitatif des directions de
l’espace, qui est le principe même sur lequel repose l’importance
traditionnelle de l’orientation, et sur les relations qui existent entre les
déterminations spatiales et temporelles, on pourra aussi se reporter aux
explications que nous avons données dans Le Règne de la Quantité et les Signes
des Temps, ch. IV et V.
[René Guénon, La Grande Triade, Chapitre VII :
Questions d’orientation.]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire