samedi 19 juillet 2014

In Memoriam : Élie Lemoine - Études Traditionnelles décembre 1991







Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent ! (Luc XI, 28).

Frère Elie, pour sa communauté cistercienne de la Grande Trappe, Elie Lemoine pour les Études Traditionnelles, « Portarius » pour les contributions occasionnelles, autant de flammes qui se sont éteintes avec la mort d’« Un Moine d’Occident », autre pseudonyme derrière lequel cet être d’exception souhaitait conserver l’anonymat le plus rigoureux et le plus « traditionnel ». Car en effet – et nous le verrons par la suite –, quoiqu’on ne puisse pas exclure certes une très large part de modestie, au sens habituel du terme, un tel souci d’effacement devait évidemment avoir aussi bien d’autres raisons plus profondes. Et de fait, ce n’est assurément pas à un auteur comme lui, si familier de certains principes doctrinaux qui sont communs à toutes les traditions, qu’il aurait été nécessaire de rappeler cette simple notion métaphysique sur laquelle repose véritablement le sens traditionnel de l’anonymat, et que René Guénon formule en ces termes : « L’être qui a atteint un état supra-individuel est, par là même, dégagé de toutes les conditions limitatives de l’individualité, c’est-à-dire qu’il est au delà des déterminations de “nom et forme” (nâma-rûpa) qui constituent l’essence et la substance de cette individualité comme telle ; il est donc véritablement “anonyme”, parce que, en lui, le “moi” s’est effacé et a complètement disparu devant le “Soi”. Ceux qui n’ont pas atteint effectivement un tel état doivent du moins, dans la mesure de leurs moyens, s’efforcer d’y parvenir, et par suite, dans la même mesure, leur activité devra imiter cet anonymat et, pourrait-on dire, y participer en quelque sorte, ce qui fournira d’ailleurs un “support” à leur réalisation spirituelle à venir. Cela est particulièrement visible dans les institutions monastiques, qu’il s’agisse du Christianisme ou du Bouddhisme, où ce qu’on pourrait appeler la “pratique” de l’anonymat se maintient toujours, même si le sens profond en est trop souvent oublié ; mais il ne faudrait pas croire que le reflet de cet anonymat dans l’ordre social se borne à ce seul cas particulier, et ce serait là se laisser illusionner par l’habitude de faire une distinction entre “sacré” et “profane”, distinction qui n’existe pas et n’a même aucun sens dans les sociétés strictement traditionnelles »[1]. Comment ne pas reconnaître dans tout cela un des aspects essentiels qui caractérisaient vraiment la nature profonde d’Elie « le » moine ?
Frère Elie était né à Paris le 13 décembre 1911, et il est déjà remarquable que cette venue au monde l’ait placé d’emblée sous la protection bienveillante de sainte Lucie, dont le nom est fait tout entier de « lumière » et qui est aussi l’une des trois « Dames bénies » dont il est question dans la Divine Comédie où elle symbolise la « Grâce illuminante », sans laquelle l’homme ne peut se sauver, et que seule déclenche la divine Miséricorde que Dante voit naturellement en la personne de la Vierge Marie. Quoi d’étonnant dès lors, que toute la vie de frère Elie ait été orientée vers la recherche de la « lumière intellectuelle » (au sens que donne à cette expression René Guénon, qui ne la distingue pas de la véritable spiritualité) ? Venu au monde sous le regard de sainte Lucie, frère Elie devait mourir le 1er octobre, confiant en quelque sorte à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, le soin de remettre son destin posthume entre les mains des Saints Anges Gardiens dès le lendemain : « Je vais envoyer un ange devant toi pour te garder en chemin et te faire parvenir au lieu que je t’ai préparé » (Ex. 23, 20).
Si l’on en croit les doctrines métaphysiques exposées par René Guénon, il n’y a jamais rien de fortuit dans tout ce qui arrive à un être, car toutes les circonstances de sa vie, en tant qu’individu, seront forcément déterminées par un ensemble de conditions qui sont la résultante plus ou moins immédiate de deux éléments d’ordre différent ; d’une part et en premier lieu, « de ce que l’être est en lui-même, qui représente son côté intérieur et actif », et d’autre part, secondairement, « de l’ensemble des influences du milieu dans lequel il se manifeste, qui représentent son côté extérieur et passif » ; et ceci, dans le fond, se rattache directement à la représentation symbolique du rayon lumineux (vertical) et de son plan de réflexion (horizontal), évoquant à la fois ce qui relie entre eux tous les états de manifestation d’un même être, et le domaine de tel ou tel de ces états de manifestation, l’état humain par exemple pour ce qui nous concerne. Quoi qu’il en soit, « la situation de l’être dans le milieu étant déterminée en définitive par sa nature propre, les éléments qu’il emprunte à son ambiance immédiate, et aussi ceux qu’il attire en quelque sorte à lui de tout l’ensemble indéfini de son domaine de manifestation (et cela, bien entendu, s’applique aux éléments d’ordre subtil aussi bien qu’à ceux d’ordre corporel), doivent être nécessairement en correspondance avec cette nature sans quoi il ne pourrait se les assimiler effectivement de façon à en faire comme autant de modifications secondaires de lui-même. C’est en cela que consiste l’“affinité” en vertu de laquelle l’être, pourrait-on dire, ne prend du milieu que ce qui est conforme aux possibilités qu’il porte en lui, qui sont les siennes propres et ne sont celles d’aucun autre être, que ce qui, en raison de cette conformité même, doit fournir les conditions contingentes permettant à ces possibilités de se développer ou de s’“actualiser” au cours de sa manifestation individuelle »[2]. On voit par là combien les circonstances mêmes de la naissance et de la mort d’un être, au même titre que celles qui jalonneront toute sa vie, peuvent être autant d’indications de ce que cet être est en lui-même, et c’est pourquoi nous avons tenu tout d’abord à relever celles qui avaient marqué de façon particulière la naissance et la mort de celui que nous regrettons aujourd’hui.
Baptisé en l’église Saint-Joseph, sa paroisse du 11e arrondissement, frère Elie ne restera que quelques années à Paris, ses parents étant amenés à résider à Bordeaux où il habitera de 1917 à 1922 (son père, après avoir été ciseleur dans sa jeunesse, était devenu représentant de commerce pour une maison parisienne de médailles religieuses). De retour à Paris il passe plusieurs années à l’école de commerce de l’avenue Trudaine, dont il sort diplômé. Après avoir été appelé, en 1932, à accomplir son service militaire à Épinal, dans l’aérostation[3], il fait un premier séjour de plusieurs mois en Indochine pour le compte d’une maison de commerce de Paris. Il a alors vingt-quatre ans, et l’on peut imaginer ce que fut, pour un jeune homme de cet âge, cette prise de contact avec l’Extrême-Orient encore traditionnel de 1935, mais qui allait quelques années plus tard, être emporté dans une tourmente de feu et un déchaînement de force brutale ne lui laissant aucune chance de retrouver un jour son unité, sa culture, son identité traditionnelle et ses rapports privilégiés d’antan avec le Ciel. Sans doute marqué déjà par ce séjour, il obtint de repartir en mars 1938 en Indochine pour le compte d’une autre maison de commerce avec un contrat de trois ans. Mais la guerre l’obligera à y rester jusqu’en août 1946. De cette approche prolongée avec les traditions extrême-orientales, vient sans doute la facilité avec laquelle il percevra tout au long de son existence, l’unité fondamentale qui relie, au niveau des principes métaphysiques et universels, les diverses expressions des multiples formes traditionnelles authentiques. Mais déjà se profilaient les circonstances qui allaient le conduire une dernière fois en Extrême-Orient : sollicité en 1950 d’aller remplir à Singapour une mission de durée limitée, il accepte, et après une quinzaine de jours passés à Londres, s’embarque pour la Malaisie où il restera jusqu’en mars 1951.
C’est là que se situe véritablement le grand tournant de son existence, que vont se concrétiser les idées et les perspectives entrevues vingt ans plus tôt, et acquises quant à la décision quelques années auparavant seulement. C’est là surtout que les circonstances, ces circonstances qui sont pour l’homme attentif aux langages du Ciel, autant de « signes » jalonnant sa pérégrination terrestre, vont s’organiser de telle sorte que tout son destin d’homme va en arriver à se trouver comme subitement concentré en un point, un point qui correspond rigoureusement à l’appel profond et déjà lointain ressenti un jour, si lointain même que considéré jusque-là comme désespérément irréalisable.
Intellectuellement en effet, les ouvrages de René Guénon exercèrent très tôt sur lui une influence décisive. C’est après avoir lu Orient et Occident, vers l’âge de vingt ans, qu’il songea à se consacrer tôt ou tard à la vie contemplative dans un monastère. Puis en Indochine, vers la trentaine, la décision s’affirma. Mais c’est au début de 1951, encore à Singapour, que l’idée de sa vocation monastique se présenta à nouveau avec force à son esprit. Janvier 1951, souvenons-nous, c’est aussi la mort de René Guénon en Égypte ; et il vient précisément d’apprendre la nouvelle. De retour à Paris, il s’ouvrit à un prêtre de l’appel qu’il ressentait en lui. Toutefois, son devoir immédiat était alors de rester aux côtés de sa maman malade, dont il était l’unique soutien. Le 7 mai 1951, sa mère mourait subitement, à soixante-treize ans, au retour d’un voyage à Lourdes. Il pouvait enfin réaliser sa vocation : il choisit le 6 août, fête de la Transfiguration du Seigneur, pour entrer en communauté. Il émit ses premiers vœux le 4 octobre 1953, et les vœux solennels et définitifs furent prononcés le 7 octobre 1956.
Plutôt que de développer très largement ce parcours biographique, nous avons préféré n’en donner que quelques traits succincts, car nous avons pensé que mieux valait laisser s’exprimer à cet égard frère Elie lui-même : Au début de sa collaboration aux Études Traditionnelles, il avait en effet tenu en quelque sorte à se présenter aux lecteurs, et en trois courtes pages, il avait brossé les grandes lignes de son itinéraire à travers l’œuvre de René Guénon. Il avait intitulé ce bref article « Ma correspondance avec René Guénon », et signé discrètement sous la forme de A.L., qui sont simplement les initiales de ses nom et prénom d’état civil : Alphonse Levée. De ce fait, bien des lecteurs ne firent sans doute pas les rapprochements nécessaires avec celui qu’ils allaient connaître désormais sous le pseudonyme d’Elie Lemoine. En voici la reproduction :
« Mes premiers contacts avec René Guénon remontent aux environs des années trente, peut-être même un peu plus loin : Je flânais un après-midi devant l’étalage d’un bouquiniste d’occasion, rue de Châteaudun, à Paris, face à l’église Notre-Dame de Lorette, lorsque je tombai par hasard sur un exemplaire défraîchi dOrient et Occident. Je l’ouvris, et ce fut un éblouissement. Vite, j’emportai chez moi mon emplette (deux francs de l’époque !) pour la lire à loisir. C’était, je pense, un heureux point de départ. Ce le fut en tout cas pour moi. Je lus ensuite – en les annotant abondamment – l’Introduction générale aux Doctrines hindoues et L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, puis tous les autres à mesure de leur parution. Plus tard, je pris un abonnement aux Études Traditionnelles et acquis la collection des anciens Voile d’Isis.
Je faisais partie à l’époque d’une association d’anciens élèves et, tout rempli que j’étais d’enthousiasme pour ma récente découverte, je fis paraître dans son bulletin un très bref et très modeste article sur la distinction de l’individualité et de la personnalité d’après la doctrine hindoue, dont, naturellement, tous les éléments avaient été puisés dans Guénon. Je n’y pensais plus guère lorsque, à quelques temps de là, quelle ne fut pas ma stupéfaction en recevant au courrier une lettre de... René Guénon, où il me félicitait pour mon travail, ajoutant, il est vrai, ce qui tempérait un peu l’éloge, “surtout étant donné votre âge”. C’était ma mère qui, à mon insu, lui avait communiqué mon étude, dans sa naïve fierté d’avoir un fils écrivain. La chose était d’autant plus inattendue pour moi que jamais ma mère ne s’était intéressée à ce genre de question, pas plus d’ailleurs qu’à la spiritualité en général. Quant à mon père, il était gentiment anticlérical et disait volontiers : “Pour moi, Jésus était un grand socialiste”. Lors des réunions familiales, nombreuses à cette époque, on lui demandait de chanter, et il chantait invariablement “Le Baptême du Bourguignon” où revenait ce refrain : “La liqueur qui grise – Vaut mieux que l’eau de l’Église”. D’ailleurs mon père et ma mère ne s’étaient pas mariés à l’Église, mon père étant divorcé.
Ce fut le début d’une correspondance que j’aurais souhaité voir déboucher sur une rencontre. Malheureusement, les deux visites successives que je fis rue Saint-Louis-en-l’Île demeurèrent infructueuses : M. Guénon est en Égypte, me fut-il répondu. Je ne devais jamais le rencontrer. Dès lors, je lui écrivis poste restante au Caire, sans même songer, dans ma simplicité, à joindre un timbre pour la réponse, ne pouvant même imaginer dans quel état de dénuement il était alors plongé. Puis nos lettres s’espacèrent et ce fut la guerre.
Entre-temps, après une tentative manquée pour me rendre en Chine, je m’étais fixé en Indochine où je travaillais dans le commerce du riz. Les loisirs forcés laissés par la guerre, puis l’occupation japonaise, me permirent d’approfondir, pour autant qu’il était en moi, le “message” guénonien et, la paix revenue, la correspondance reprit entre nous. Rentrant en France en avion en 1946, je ne pus le voir au cours d’une brève escale au Caire. Reparti pour l’Extrême-Orient au début de l’année 1950, c’est à Singapour où je me trouvais alors qu’un journal local m’apprit sa mort. Je note en passant, à ce propos, combien il est significatif de constater que, malgré une relative “consigne du silence” qui tendait déjà à s’établir, son audience se soit étendue à une place commerciale anglophone telle que Singapour, qui était bien le dernier endroit où l’on se serait attendu à entendre parler de lui. Le fait était moins insolite en Indochine alors française où la bibliothèque municipale de Saïgon, notamment, possédait Orient et Occident, et où j’eus l’occasion de connaître au moins deux “guénoniens”, dont un français.
Malheureusement, toute ma correspondance avec Guénon s’est trouvée détruite, mais le mal n’est peut-être pas aussi grand qu’il y paraîtrait car, jusqu’aux tous derniers jours, je ne sais pourquoi, je m’étais toujours borné à l’interroger sur des points de détail sans grande importance réelle. Ne dit-on pas couramment que c’est lorsque quelqu’un n’est plus, qu’on commence à prendre conscience de tout ce qu’il aurait fallu lui dire ? Une seule question que je lui posai, et qui était d’ordre personnel, montrera par sa réponse à quel point il s’interdisait toute intervention directe dans la vie privée de ses correspondants. J’envisageais alors – c’était peu après la guerre – la possibilité de demander l’initiation maçonnique et je lui écrivis que je me sentais bien imparfait, ce à quoi il répondit : “Ce serait penser qu’il faut être déjà un saint pour devenir Maçon, ce qui serait grandement exagéré”.
D’autre part, catholique convaincu, j’étais fort embarrassé et lui fit part de mes hésitations : l’Église, lui écrivis-je, excommunie les Francs-Maçons. Cette mesure s’applique à tout fidèle, et ajoutai-je, qu’y a-t-il ici de plus qu’un simple fidèle ? Il ne me répondit qu’un mot : “En effet, c’est là la difficulté”. Ce fut tout. J’ai tenu à citer ce trait qui illustre parfaitement l’extrême discrétion et l’effacement de cet homme qui resta toujours inaccessible à la vanité de “conduire” les autres et de faire prévaloir son avis.
J’avais été frappé, en lisant Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, de ce qui y est dit de la supériorité, ou mieux de la transcendance de la contemplation. Puisqu’il en est ainsi, me dis-je, tu dois embrasser la vie contemplative. Je revois encore aujourd’hui l’endroit où fut prise cette décision de principe : c’était à Saïgon, derrière la cathédrale, et je roulais à vélo, rentrant chez moi. Mais il me fallut encore six années et la mort de ma mère pour que je m’engage effectivement dans la voie monastique à laquelle je me sentais appelé. Ce fut le 6 août 1951, jour de la Transfiguration du Seigneur devant Pierre, Jacques et Jean sur la montagne, en présence de Moïse et d’Elie[4]. »
Beaucoup sans doute, auront ressenti au passage un pincement douloureux bien caractéristique en lisant ou relisant aujourd’hui cette phrase de frère Elie, qui résonne maintenant de façon presque étrange : « Ne dit-on pas couramment que c’est lorsque quelqu’un n’est plus, qu’on commence à prendre conscience de tout ce qu’il aurait fallu lui dire ? » Car très nombreux étaient ceux qui avaient tenu à venir partager, dans la foi, avec ses frères de l’Abbaye de La Trappe, le repas eucharistique servi à la table du Seigneur pour la messe de ses funérailles. Et le Père Abbé, Dom Gérard Dubois, qui pourtant avait à connaître, en raison de ses fonctions, l’impact des activités de frère Elie, nous disait encore dans sa dernière lettre : « Nous sommes tout surpris du rayonnement de notre frère, tel que nous le percevons à travers les témoignages qui nous parviennent. »
Là se situe peut-être un des « malheurs » les plus graves de notre époque. Car si, dans le cas présent, les autorités monastiques ont fait preuve d’une sagesse et d’un discernement auxquels il convient de rendre absolument hommage, en comprenant et permettant que se déroule sous leur couvert, un travail d’étude des doctrines traditionnelles explicitées par René Guénon, de même qu’une sérieuse contribution à la présentation correcte de ces doctrines, combien sont les cas où l’œuvre de René Guénon est rejetée de parti pris, anathématisée, quand ce n’est pas conspuée, déformée, discréditée, généralement sans avoir pris le soin de faire l’effort intellectuel d’assimilation qui seul peut permettre d’en comprendre la portée et l’enjeu ? Hélas, cette question est probablement de celles qui auront le plus préoccupé frère Elie ces dernières années, et il suffit pour s’en convaincre, de voir le nombre d’articles qu’il a consacrés à ce sujet. Car, quand comprendra-t-on enfin que l’œuvre de René Guénon n’a pas pour but de porter atteinte à la doctrine chrétienne catholique, pas plus d’ailleurs qu’à n’importe quelle autre doctrine traditionnelle orthodoxe, mais au contraire de fournir à ceux qui en sont capables, les moyens de retrouver le sens profond qui a été perdu de vue, et dont la perte est la cause directe des difficultés sans nombre et insurmontables auxquelles sont confrontés désormais le clergé et les autorités de l’Église actuelle ? Combien de fois frère Elie n’a-t-il pas dû méditer à cet égard des passages tels que celui-ci ? « Il est bien certain (...) que c’est dans le catholicisme seul que s’est maintenu ce qui subsiste encore, malgré tout, d’esprit traditionnel en Occident ; est-ce à dire que, là du moins, on puisse parler d’une conservation intégrale de la tradition, à l’abri de toute atteinte de l’esprit moderne ? Malheureusement, il ne semble pas qu’il en soit ainsi ; ou, pour parler plus exactement, si le dépôt de la tradition est demeuré intact, ce qui est déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l’existence se manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en fait, nous ne constatons nulle part. Il s’agit donc plus vraisemblablement de ce que nous appellerions volontiers une conservation à l’état latent, permettant toujours, à ceux qui en seront capables, de retrouver le sens de la tradition, quand bien même ce sens ne serait actuellement conscient pour personne (...). Ce que nous venons de dire se rapporte proprement aux possibilités que le catholicisme, par son principe, porte en lui-même d’une façon constante et inaltérable ; ici par conséquent, l’influence de l’esprit moderne se borne forcément à empêcher, pendant une période plus ou moins longue, que certaines choses soient effectivement comprises. Par contre, si l’on voulait, en parlant de l’état présent du Catholicisme, entendre par là la façon dont il est envisagé par la grande majorité de ses adhérents eux-mêmes, on serait obligé de constater une action plus positive de l’esprit moderne, si cette expression peut être employée pour quelque chose qui, en réalité, est essentiellement négatif (...). Ce que nous avons en vue, ce ne sont pas seulement des mouvements assez nettement définis, comme celui auquel on a donné précisément le nom de “modernisme”, c’est surtout un état d’esprit beaucoup plus général, plus diffus et plus difficilement saisissable, donc plus dangereux encore, d’autant plus dangereux même qu’il est souvent tout à fait inconscient chez ceux qui en sont affectés : on peut se croire sincèrement religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire “traditionaliste” sans avoir la moindre notion du véritable esprit traditionnel, et c’est là encore un symptôme du désordre mental de notre époque. L’état d’esprit auquel nous faisions allusion est, tout d’abord, celui qui consiste, si l’on peut dire, à “minimiser” la religion, à en faire quelque chose que l’on met à part, à quoi on se contente d’assigner une place bien délimitée et aussi étroite que possible, quelque chose qui n’a aucune influence réelle sur le reste de l’existence, qui en est isolé par une sorte de cloison étanche ; est-il aujourd’hui beaucoup de catholiques qui aient, dans la vie courante, des façons de penser et d’agir sensiblement différentes de celles de leurs contemporains les plus “areligieux” ? C’est aussi l’ignorance à peu près complète au point de vue doctrinal, l’indifférence même à l’égard de tout ce qui s’y rapporte ; la religion, pour beaucoup, est simplement une affaire de « pratique », d’habitude, pour ne pas dire de routine, et l’on s’abstient soigneusement de chercher à y comprendre quoi que ce soit, on en arrive même à penser qu’il est inutile de comprendre, ou peut-être qu’il n’y a rien à comprendre ; d’ailleurs, si l’on comprenait vraiment la religion, pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations ? La doctrine se trouve donc, en fait, oubliée ou réduite à presque rien (...) ; et ce qui est le plus déplorable, c’est que l’enseignement qui est donné généralement, au lieu de réagir contre cet état d’esprit, le favorise au contraire et ne s’y adaptant que trop bien : on parle toujours de morale, on ne parle presque jamais de doctrine, sous prétexte qu’on ne serait pas compris ; la religion, maintenant, n’est plus que du “moralisme”, ou du moins il semble que personne ne veuille plus voir ce qu’elle est réellement, et qui est tout autre chose. Si l’on en arrive cependant à parler encore quelquefois de la doctrine, ce n’est trop souvent que pour la rabaisser en discutant avec des adversaires sur leur propre terrain “profane”, ce qui conduit inévitablement à leur faire les concessions les plus injustifiées ; c’est ainsi, notamment, qu’on se croit obligé de tenir compte, dans une plus ou moins large mesure, des prétendus résultats de la “critique” moderne, alors que rien ne serait plus facile, en se plaçant à un autre point de vue, que d’en montrer toute l’inanité ; dans ces conditions, que peut-il rester effectivement du véritable esprit traditionnel ? »[5].
S’il était permis d’emprunter ici à l’Évangile, on pourrait certes dire : « ces propos sont durs à entendre » ! Mais y a-t-il en cela quelque chose d’impossible à entendre ? C’est pourtant bien l’impression que l’on a lorsqu’on observe quel accueil embarrassé et quelles marques de profonde incompréhension a toujours provoqué, à quelques exceptions près, le message de René Guénon au sein de l’Église catholique, et cela depuis maintenant près de soixante-dix ans. Oh ! bien sûr, on en n’est plus aux critiques violentes et parfois injurieuses qui s’abattaient sur l’œuvre et son auteur à l’époque de Mgr Jouin, de Frank-Duquesne, ou de certains néo-thomistes. Mais le malheur n’en est pas moins grand pour autant : ces critiques avaient en quelque sorte pour avantage de dépasser souvent la mesure, et d’aboutir la plupart du temps à des effets inverses de ceux escomptés. Aujourd’hui, ce n’est plus à l’indifférence ou à l’hostilité que doit faire face l’œuvre de René Guénon, c’est à la confusion, à l’amalgame, au refus systématique ou à l’incapacité de voir plus haut et plus loin, et parfois à la volonté de nuire pour écarter ce qui gêne et qui dérange. Car que penser par exemple d’auteurs catholiques réputés et écoutés qui pensent avoir le droit ou même le devoir parce qu’ils y trouvent intérêt, de confondre sciemment (et quand ce n’est pas sciemment c’est par pure inconscience ou ignorance ce qui n’est pas moins grave) ou en tout cas sans nul souci de la vérité, l’ésotérisme et l’initiation authentiques avec leurs multiples contrefaçons ? Ne vaudrait-il pas mieux, à défaut de « connaître vraiment », d’observer une prudente réserve plutôt que de risquer l’erreur et de jeter le discrédit sur des choses dont il faudra peut-être un jour rechercher l’appui ? Ou bien se croit-on obligé d’influencer les lecteurs à n’importe quel prix ? Pourquoi ne se demande-t-on pas plutôt pour quelle raison l’œuvre de René Guénon n’a jamais été mise à l’Index par le Saint-Office, à une époque où pourtant la censure en la matière était encore rigoureuse (on sait que Gide et Sartre notamment en firent les frais), et cela en dépit des multiples requêtes qui avaient été formulées auprès de la Curie romaine par les adversaires de la perspective traditionnelle rappelée par René Guénon ? Il faut dire aussi pour être complet, que certains milieux ou publications se réclamant au contraire de cette perspective, contribuent parfois et même souvent, par manque de rigueur, par légèreté ou par insouciance des conséquences, quelquefois par excès d’imagination, pour ne rien dire du goût de l’originalité et de la célébrité, à répandre autour de l’œuvre de René Guénon des images déformées et confuses, des « combinaisons » artificielles et strictement individuelles, des rapprochements équivoques avec des points de vue ou des écrits traditionnellement douteux, exactement comme s’il s’agissait de jouer avec la tradition comme on joue avec la littérature profane, pour le seul plaisir des « sensations fortes ».
Alors, au milieu de ces manifestations diverses et incohérentes, et après avoir longtemps, longtemps, très longtemps médité, un moine s’est un jour levé. Et tout seul, ou presque, il a entrepris avec la permission de ses supérieurs, de faire entendre une voix parfaitement chrétienne, parfaitement catholique, et aussi parfaitement désintéressée. Et il s’est mis à parler de René Guénon, de son œuvre, de la métaphysique, de la doctrine, de l’exotérisme et de l’ésotérisme, de la religion et de l’initiation ; prenant tour à tour pour cible les excès de tout bord, rectifiant sans passion mais avec fermeté les déformations ou les méprises de représentants éminents de sa propre hiérarchie, reprenant avec sévérité mais courtoisie les tendances ou les glissements des autres vers des positions antitraditionnelles ou antichrétiennes. Et tout cela, tel un « moteur immobile », sans se croire obligé de sortir de son monastère pour tenir colloque, ou pour s’engager tels que certains dans quelque « action » extérieure, comme si l’action traditionnelle ou pas, n’appartenait pas en elle-même au domaine du changement, de l’individuel et du temporel : « Ceux qui sont qualifiés pour parler au nom d’une doctrine traditionnelle n’ont pas à discuter avec les “profanes” ni à faire de la “polémique” ; ils n’ont qu’à exposer la doctrine telle qu’elle est, pour ceux qui peuvent la comprendre, et, en même temps, à dénoncer l’erreur partout où elle se trouve, à la faire apparaître comme telle en projetant sur elle la lumière de la vraie connaissance ; leur rôle n’est pas d’engager la lutte et d’y compromettre la doctrine, mais de porter le jugement qu’ils ont le droit de porter s’ils possèdent effectivement les principes qui doivent les inspirer infailliblement. Le domaine de la lutte, c’est celui de l’action, c’est-à-dire le domaine individuel et temporel ; le “moteur immobile” produit et dirige le mouvement sans y être entraîné ; la connaissance éclaire l’action sans participer à ses vicissitudes ; le spirituel guide le temporel sans s’y mêler ; et ainsi chaque chose demeure dans son ordre, au rang qui lui appartient dans la hiérarchie universelle ; mais, dans le monde moderne, où peut-on trouver encore la notion d’une véritable hiérarchie ? Rien ni personne n’est plus à la place où il devrait être normalement ; les hommes ne reconnaissent plus aucune autorité effective dans l’ordre spirituel, aucun pouvoir légitime dans l’ordre temporel ; les “profanes” se permettent de discuter des choses sacrées, d’en contester le caractère et jusqu’à l’existence même ; c’est l’inférieur qui juge le supérieur, l’ignorance qui impose des bornes à la sagesse, l’erreur qui prend le pas sur la vérité, l’humain qui se substitue au divin, la terre qui l’emporte sur le ciel, l’individu qui se fait la mesure de toutes choses et prétend dicter à l’univers des lois tirées tout entières de sa propre raison relative et faillible. “Malheur à vous, guides aveugles”, est-il dit dans l’Évangile ; aujourd’hui, on ne voit en effet partout que des aveugles qui conduisent d’autres aveugles, et qui, s’ils ne sont arrêtés à temps, les mèneront fatalement à l’abîme où ils périront avec eux[6]. »
Ces divers rapprochements entre certains passages de l’œuvre de René Guénon et le travail effectué par frère Elie, montrent à l’évidence la parfaite attitude traditionnelle qui était la sienne, et en même temps la compatibilité fondamentale qui peut exister entre une vie chrétienne pleinement vécue et la pénétration des « mystères » au travers de la perspective métaphysique réintroduite par l’œuvre de René Guénon. Et cette compatibilité ne peut paraître étonnante d’ailleurs, qu’à ceux dont les idées préconçues bornent l’intelligence, car l’œuvre de René Guénon n’est en rien un « système » de pensée ou une quelconque doctrine de substitution, mais simplement un « instrument » rigoureux de pénétration des doctrines traditionnelles authentiques, à partir de ce qui existe normalement dans les civilisations où l’ordre social tout entier s’intègre dans l’expression de la tradition d’origine non-humaine qui lui donne son principe et sa raison d’être, tel que cela a été le cas au Moyen Âge notamment pour l’Occident. Ceux qui l’ont vraiment compris peuvent éventuellement être pénétrés d’une profonde reconnaissance envers l’auteur et son œuvre, et surtout de la nécessité d’en préserver le sens et la portée, mais c’est au travail spirituel, à la fois spéculatif, contemplatif et « opératif » que tout cela implique qu’ils doivent réserver exclusivement leurs ardeurs, leurs talents et le reste. De tout ceci, nul n’osera dire que frère Elie n’en était pas l’incarnation même.
Et pourtant, nul autre que lui n’avait plus la crainte de voir son travail combattu par certains théologiens catholiques, enfermés dans les limites étroites et les habitudes confortables de leur compréhension bornée. Il y a déjà plusieurs années, il avait, « avec la permission des supérieurs » et les encouragements du Père Cornelis et du cardinal Marella, publié un ouvrage où il se proposait de montrer[7], à partir des enseignements de René Guénon d’une part, de saint Thomas d’Aquin, et de sa propre connaissance des doctrines chrétiennes et des principes métaphysiques d’autre part, les possibilités d’un rapprochement entre la doctrine de la non-dualité du Vêdânta et l’idée d’un « non-dualisme chrétien », tel que l’envisageait Maître Eckhart par exemple. Il avait longtemps hésité à publier cette étude, virtuellement achevée depuis de nombreuses années, car elle demeurait d’abord, selon lui, « en son essence, libre et personnelle méditation où s’engage la vie profonde de l’auteur ». Mais aussi, il appréhendait quelque peu les réactions prévisibles de la hiérarchie catholique. En réalité, la Revue Thomiste mise à part, l’ouvrage fut accueilli très favorablement, « preuve, nous confiait-il un jour, que les choses ont évolué depuis quelques décennies », ajoutant toutefois, ce qui nuançait un peu la remarque : « Espérons qu’elles continueront à le faire dans les années à venir ». Un simple passage fera comprendre avec quelle habileté et quelle délicatesse, (on serait tenté de dire avec quelle « non-violence »), frère Elie est parvenu à écarter les arguments théologiques conventionnels. Dans l’un des derniers chapitres de l’ouvrage, où il se propose de récapituler les éléments et la méthode qui ont servi au développement de son étude, et aussi de rechercher ce qui en a inspiré et dirigé la démarche, il écrit :
« Langage symbolique et “réaccommodation” incessante de l’œil de l’intellect suivant la variation des points de vue, le déplacement des plans et la déformation des perspectives que cette variation entraîne, tels nous paraissent être les éléments essentiels de la démarche intellectuelle de l’Orient, ceux aussi par lesquels il diffère le plus profondément de l’Occident, qui, s’il a découvert la perspective dans la représentation picturale, semble l’ignorer dans la représentation intellectuelle[8] et qui utilise fort peu le symbole dans l’expression de la vérité. C’est à dessein que nous avons écrit “dans l’expression” et non “dans la recherche” de la vérité, car, et là encore on peut saisir une des plus profondes différences des deux “esprits”, alors que l’Occident part en général d’un point zéro de connaissance pour avancer progressivement vers une vérité à connaître extérieure à lui, l’Orient va de la vérité intuitivement contemplée à la vérité représentée, traduite, formulée ; et cette vérité n’est pas regardée comme quelque chose de purement spéculatif et théorique, mais comme Ce qui est qu’il faut rejoindre par tout soi-même en sorte que finalement Être et Vérité coïncident. L’esprit de l’Orient traditionnel se trouve comme en résonance quasi naturelle avec certaines formules évangéliques, notamment avec l’évangile de saint Jean : “Je suis la Voie, la Vérité et la Vie”, ou bien “que tous soient un, comme Toi, Père Tu es en Moi et Moi en Toi, afin qu’eux aussi soient Un en nous” ou encore “Vous connaîtrez la Vérité et la Vérité vous rendra libres” et bien entendu, aussi avec le mot d’Hallâj : “Je suis la Vérité”. »
« C’est pourquoi le moine se reconnaît en naturelle sympathie avec cette forme de pensée et pour ainsi dire de plain-pied avec elle, lui qui, en quelque sorte par vocation, tend à renouer en Occident avec cette “théologie monastique” dont l’apparition des Universités et de la scolastique a marqué le déclin, soit dit sans aucun dédain pour la “philosophie scolastique” à laquelle, au contraire, nous avons constamment emprunté dans cet ouvrage ses formes d’expression. Il reste qu’au témoignage de saint Thomas lui-même qui, en l’occurrence, ne devrait pas être suspect, ce n’est encore là que “de la paille”. Et encore saint Thomas est-il un géant de la vraie intelligence profondément convaincu de ses exigences. On a pu écrire de lui : “De tous les grands docteurs, je n’en connais point qui méprise autant que lui la foi comme connaissance. Qu’on le compare avec ses successeurs, aucun rapprochement ne fera plus vivement saisir la baisse des ambitions métaphysiques et de l’intellectualisme profond dans les écoles catholiques depuis le XIIIe siècle. Parmi ses prédécesseurs, la différence est frappante avec Augustin même, le fervent apôtre du crede ut intelligas. Non qu’Augustin se contente aisément des obscurités terrestres : il tend de tout son être vers la Patrie, qui est la Vision ; mais son jugement de mépris sur la connaissance de foi simple n’a pas la tranquillité sereine et définitive de celui de saint Thomas parce qu’il est moins délibérément fondé en métaphysique... Son œuvre à lui (saint Thomas) est d’inculquer la répugnance qu’éprouve pour la croyance simple l’intelligence en tout état : elle veut voir, et rien d’autre jamais ne l’apaisera (P. Rousselot s.j., L’Intellectualisme de saint Thomas d’Aquin).” Si nous avions à caractériser en une brève formule les positions respectives de l’Occidental moderne, du scolastique médiéval et de l’Oriental à l’égard de la Vérité, nous dirions volontiers que, pour le premier, la vérité est extérieure à l’intelligence, pour le second elle est dans l’intelligence, tandis que pour le troisième, c’est l’intelligence qui est dans la Vérité (...). La confusion entre langage symbolique, d’une part, et langage positif et discursif, d’autre part, est la racine de bien des erreurs d’interprétation de la pensée de l’Orient. Pour recourir une fois de plus à la terminologie scolastique, nous dirons que la démarche de cette pensée suit volontiers le schéma de l’analogie de proportionnalité : A est à B comme C est à D, ce que la pensée de l’Occident interprète trop souvent comme signifiant A égale C. Nous avons eu à signaler une de ces fausses interprétations au cours de notre analyse du premier symbole. C’est celle qui consiste à comprendre celui-ci comme signifiant que la créature est un reflet, alors que le symbole veut seulement nous faire saisir que ce que le reflet est à l’objet réel, la créature réelle et subsistante l’est à Dieu : A est à B comme C à D, et non pas C égale A. On trouverait facilement d’autres exemples de la même confusion »[9].
Comme le remarque frère Elie plus loin, « un des services les plus notables que l’Orient puisse aujourd’hui rendre au Christianisme, n’est-ce pas de l’obliger à revenir à son propre cœur au lieu de sembler vouloir laisser diluer son identité dans un monde creux et vide d’où toute intériorité, toute solitude, tout silence, tout recueillement ont été bannis ? »[10]. « Si le moine – c’est-à-dire chacun de ceux qui ont engagé leurs pas dans la voie monastique –, est un être comme les autres, ni plus ni moins privilégié que les autres par rapport à la transfiguration intellectuelle et spirituelle (la metanoia) qui est normalement une exigence s’imposant à tout chrétien, il reste que la vocation monastique, elle, suppose au moins une certaine aptitude ou qualification virtuelle en ce sens, un appel plus particulier et plus pressant à se consacrer pleinement et totalement à la “quête de Dieu” indissolublement liée à la “quête de soi”, à réaliser la Vérité dans le “lotus de son cœur”. Mais qui donc ose encore aujourd’hui rappeler à l’homme la vieille leçon de l’Ecclésiaste : “J’ai examiné toutes les œuvres qui se font sous le soleil et voici, tout est vanité et poursuite du vent” ? Ce qui ne veut pas dire que les efforts de la créature soient vanité et poursuite du vent, mais que ce qui est, très précisément, vanité et poursuite du vent, c’est de ne voir en cela qu’efforts de la créature, sans plus, là où il faudrait discerner et adorer l’Agir de Dieu par l’homme : “Mon Père agit jusqu’à présent et Moi aussi j’agis” (Jean, V, 17) – et l’infaillible déroulement d’un plan providentiel[11]. » Une telle perspective est assurément commune à la contemplation monastique ainsi comprise, au point de vue métaphysique exposé par René Guénon, et à la voie initiatique véritable, qui suppose l’effacement total du “moi” pour parvenir à la réalisation effective ou la prise de conscience réelle du « Soi » et à l’identification de l’être avec le Principe dont il n’est en réalité jamais sorti. Ou mieux encore, on pourrait dire que la voie monastique, dans ces conditions, se situe en quelque sorte à la « charnière » où à l’« articulation » entre le point de vue métaphysique et l’initiation, ce que sous-entend d’ailleurs la notion de « théologie monastique » au sens qu’indique frère Elie, c’est-à-dire une théologie dans laquelle « la connaissance purement théorique d’ordre spéculatif n’est pas considérée comme pouvant constituer une fin en soi, mais comme ordonnée à la contemplation, et pourrait-on dire, comme une simple condition préalable de la transfiguration intérieure et, en quelque sorte, comme le schéma de la transformation à opérer, moyennant la grâce de Dieu »[12]. Et cela n’a rien de surprenant si l’on songe que la voie initiatique, du moins pour ceux qui ne se contentent pas de la superficialité d’une démarche velléitaire et toute passive, comporte aussi nécessairement les applications d’une sorte de « monachisme intériorisé », et il y a fort à penser qu’à une époque certes déjà lointaine mais pas assez pour la perdre totalement de vue cependant, l’une et l’autre voie devaient coïncider beaucoup plus étroitement que ne le laissent voir les apparences aujourd’hui. C’est en tout cas l’évidence à laquelle peuvent parvenir tous ceux qui ont quelques notions précises de certaines choses, et qui ont la possibilité de fréquenter des milieux monastiques comme support exotérique à leur travail spirituel personnel. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que frère Elie, dont nous n’avons par ailleurs, pas plus que quiconque, aucun droit à supputer l’état spirituel, ait pu être aussi à l’aise dans les questions relatives à l’exotérisme que dans celles relevant de l’ésotérisme, aussi autorisé pour parler de la théologie que de la métaphysique, aussi qualifié pour traiter de la religion que de l’initiation. On pourrait d’ailleurs, à l’appui de ces remarques, rappeler simplement les relations de voyage d’Alexandra David-Neel citées par René Guénon dans une note, où il précise à la suite de remarques sur les fonctions réelles du sacerdoce – mais cela vaut aussi pour le simple état religieux : « Parfois, l’exercice des fonctions intellectuelles d’une part et rituelles de l’autre a donné naissance, dans le sacerdoce même, à deux divisions ; on en trouve un exemple très net au Thibet : “La première des deux grandes divisions comprend ceux qui préconisent l’observation des préceptes moraux et des règles monastiques comme moyen de salut ; la seconde englobe tous ceux qui préfèrent une méthode purement intellectuelle (appelée “voie directe”) affranchissant celui qui la suit de toutes lois, quelles qu’elles soient. Il s’en faut qu’une cloison étanche sépare les adhérents des deux systèmes. Bien rares sont les religieux attachés au premier qui ne reconnaissent pas que la vie vertueuse et la discipline des observances monastiques, tout excellentes et, en bien des cas, indispensables qu’elles soient, ne constituent pourtant qu’une simple préparation à une voie supérieure (c’est nous qui soulignons). Quant aux partisans du second système, tous, sans exception, croient pleinement aux effets bienfaisants d’une stricte fidélité aux lois morales et à celles qui sont spécialement édictées pour les membres du Sangha (communauté bouddhique). De plus, tous sont aussi unanimes à déclarer que la première des méthodes est la plus recommandable pour la majorité des individus” (Alexandra David-Neel, Le Thibet mystique dans la Revue de Paris, 15 février 1928) »[13]. Bien entendu, René Guénon faisait quelques réserves notamment en ce qui concerne certaines expressions, car il ne s’agit pas là de « deux “systèmes” qui, comme tels, s’excluraient forcément ». De plus, on aura compris qu’il ne s’agit pas non plus de « préférences » individuelles, et donc de se déclarer « partisan » de l’une ou l’autre méthode, mais bien de « qualifications » très précises correspondant à la nature interne des êtres. On aura remarqué aussi, en ce qui concerne l’affranchissement des lois qu’apporte la « voie directe », que ceux qui sont réellement qualifiés pour la suivre, savent pertinemment que cet affranchissement n’est que virtuel tant que le terme de la voie n’est pas atteint, et qu’ils doivent, au contraire, et à plus forte raison, observer une « stricte fidélité » à la règle communautaire et aux prescriptions traditionnelles de toute nature sans exception. Sans doute faut-il voir là encore, pour ce qui regarde frère Elie, une des raisons pour lesquelles son comportement monastique et son attitude traditionnelle semblent avoir été aussi exemplaires, réalisant ainsi, au plus haut degré qu’il lui était possible, la conformité de son apparence extérieure avec ce qui était sa réalité intérieure. Dès lors, il nous semble qu’il n’y a pas lieu de se demander s’il y a eu rattachement initiatique ou non, surtout pour satisfaire une simple curiosité, et que l’état et la « fonction spirituelle » qui étaient les siens, pleinement acceptés et assumés, présentaient, sur le plan « opératif » et vis-à-vis de sa propre évolution, le même caractère « sacrificiel » que comporte toute réalisation initiatique, c’est-à-dire la complète et parfaite dissolution du « moi » au profit du « Soi » immuable.
Mais le travail intérieur de frère Elie devait avoir aussi d’autres prolongements extérieurs. On sait que depuis plusieurs années, il était l’un des collaborateurs permanents des Études Traditionnelles, et que les très nombreux articles ou comptes rendus qu’il avait produits à ce titre viennent d’être enfin réunis en un volume comportant plus de trois cents pages[14]. En effet, depuis un certain temps déjà, il était sollicité de divers côtés et notamment par de nombreux lecteurs, qui souhaitaient pouvoir disposer d’un recueil de ses écrits sous une forme pratique et pouvant faciliter la recherche et l’étude. Durant plusieurs mois, il avait donc effectué un long travail de regroupement thématique et de raccords ou de modifications, en vue de permettre un enchaînement à la façon des chapitres successifs d’un livre. Ainsi, outre un « Avant-Propos » et aussi une « Table des noms propres » qui complète très heureusement l’ouvrage, seize chapitres de vingt à trente pages forment maintenant un ensemble homogène et d’un intérêt indéniable : I, « Sur le Verbe divin » ; II, « Doctrine métaphysique de la Non-Dualité » ; III, « Ésotérisme et Exotérisme, René Guénon et l’Église catholique » ; IV, « Des théologiens parlent de René Guénon » ; V, « Église catholique et Franc-Maçonnerie » ; VI, « YHVH est-il au milieu de nous, ou non ? » ; VII, « Une lampe sur mes pas, ta Parole (Ps. 118) » ; VII, « À propos du symbolisme » ; IX, « René Guénon et l’Islam » ; VIII, « Universel et individuel » ; XI, « Non-Dualité, Extériorité, Liberté » ; XII, « Grâce sanctifiante et Intellect transcendant, concentration et activité » ; XIII, « À propos de l’hermétisme » ; XIV, « Points de vue historiques » ; XV, « Varia » ; XVI, « De Laude Sancti Bernardi ». En outre, deux textes particuliers sont incorporés dans ces études, l’un paru sous la signature de « Portarius » dans les Cahiers de l’Herne consacrés à René Guénon en 1985, intitulé « Sur la possibilité d’un Ésotérisme dans le Christianisme », l’autre une étude inédite sur ce qu’on peut attendre de l’Église catholique dans les circonstances présentes. Mais on retiendra aussi le titre choisi par frère Elie pour cet ouvrage, qui évoque si bien, par le rapprochement nettement conditionné qu’il fait des deux termes « théologie » et « métaphysique », quel a été l’un de ses soucis constants en rédigeant ces multiples études : promouvoir une restauration de la perspective intellectuelle telle qu’on la trouve dans saint Thomas d’Aquin et dans l’œuvre de René Guénon, afin de mettre un terme à la « funeste illusion de ceux qui prétendent pouvoir revivifier la religion après l’avoir coupée de la métaphysique ». À la façon des auteurs anciens, un extrait d’Introduction Générale aux Doctrines Hindoues soutient et justifie admirablement s’il en était besoin le titre en exergue : La métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. Mais sans doute aura-t-on remarqué l’honneur particulier que réserve notre auteur à son « frère » et « maître » saint Bernard, tout à fait à la fin de l’ouvrage. La circonstance n’est pas fortuite. Elle prouve combien frère Elie souhaitait se placer, en vrai moine cistercien, sous l’autorité de sa hiérarchie et la subordination aux « protecteurs » de l’Ordre. Et cela ne donne que plus de poids à la « hardiesse » de sa réflexion, tout en expliquant peut-être pourquoi ses écrits n’ont jamais trop rencontré, contrairement à ses appréhensions, de farouche opposition dans les rangs des théologiens catholiques : il était sans doute dans ce domaine, à l’image de certains de ses illustres prédécesseurs, un chevalier sans peur et sans reproche, mais en même temps aussi tout l’inverse d’un franc-tireur sans foi ni loi. Deux caractéristiques qui forcent le respect, la considération et la réflexion. Dieu fasse que celle-ci porte maintenant ses fruits là où les vieux rameaux de la tradition s’étiolent, avant que le Jardinier céleste ne vienne réclamer son dû.
Oui, frère Elie vient de nous quitter pour la Grande Trappe d’En haut. Mais Elie Lemoine accompagnera encore un moment notre route. Collaborateur toujours dévoué, toujours attentif à la moindre suggestion, toujours soucieux de répondre aux moindres contraintes de la publication ou de l’économie rédactionnelle, il avait pris la précaution de nous confier à l’avance quelques textes ou comptes rendus, qui « orneront » encore, à travers les prochains numéros, la revue à laquelle il avait réservé toute sa loyauté, tout son talent, et aussi ses dernières forces.
Mais frère Elie n’était pas l’homme austère et grave que certains pourraient imaginer en lisant ses écrits. Il y avait en lui une jovialité, une cordialité, une chaleur humaine qui frappaient tous ses visiteurs et enchantaient ses amis. S’il avait le don de traiter avec profondeur des choses sérieuses, il savait aussi manier l’humour avec adresse et raffinement dans ses rapports avec les autres, jamais aux dépens d’autrui, mais plutôt pour éviter de se donner trop d’importance, allant alors jusqu’à se gausser de lui-même : « L’oiseau s’envole et laisse sa crotte ! » avait-il dit récemment à un correspondant, par allusion à la sortie prochaine de son ouvrage et comme par pressentiment de sa fin imminente. Tout ampleur de l’âme et exaltation de l’esprit, il avait su mieux que quiconque pratiquer cette difficile maîtrise de soi-même que saint Benoît appelle le « quatrième degré de l’humilité », qui traduit concrètement le passage du fond de l’âme aux sentiments et au comportement. Il avait surtout su préparer de tout temps cette grande et ultime rencontre avec le Seigneur, pour laquelle il faudra bien être libre de tout et de soi-même. Ici prend tout son sens cette phrase de frère Elie si souvent citée depuis le 1er octobre : « Laisser là ce que l’on a, puis suivre Celui qui est, voilà la vraie sagesse. Telle est la voie du moine. »
La Rédaction.







N.B. – Pour ceux de nos lecteurs qui n’en auraient pas eu connaissance directement ou par d’autres voies, nous reproduisons ci-après le texte de l’homélie prononcée par le Père Abbé de La Trappe à la messe des funérailles, en le remerciant de nous en avoir fait communication par télécopie dès la fin de la cérémonie. Et nous l’assurons aussi, avec sa communauté, de nos sentiments de sympathie et de communion dans la prière pour le décès subit d’un autre frère le 16 octobre dernier, quelques jours seulement après celui de frère Elie.

Die 1a mensis octobris anni Domini 1991
obiit in nostro monasterio B.M. de Trappa
Ordinis Cisterciensis Strictions Observantiae
in dicecesi Sagiensi (Gallia)
frater Elias, monachus
Pro cuius vestras precamur orationes
et sacrificiorum suffragia ex caritate
et orabimus pro vestris.

Le 1er octobre 1991, est décédé en notre monastère
Notre-Dame de la Trappe
au diocèse de Sées (France)
le frère Élie Levée
dans la 80e année de son âge et la 38e de sa profession.

D’un abord très affable, il fut longtemps chargé de la porterie ou de l’hôtellerie. Très marqué par les ouvrages de René Guénon, il chercha à promouvoir un certain rapprochement intellectuel entre doctrine orientale, enseignement ésotérique et théologie chrétienne ; il eut, à cet égard, un certain rayonnement qui se concrétisa dans diverses publications faites sous un pseudonyme.



Job 19, 1-23 ; 27a (nº 3)
1 Jn 3, 1-2 (nº 28)
Jn 17, 1-3 ; 24-26 (nº 122)

Frère Elie était dans sa quatre-vingtième année et cela fait quarante années qu’il est arrivé dans notre communauté comme postulant, un 6 août, fête de la Transfiguration, la date n’est pas fortuite. La moitié de sa vie a donc été vécue comme moine. Mais sa vocation, il la portait en lui depuis l’âge de vingt ans. C’est après avoir lu Orient et Occident, de René Guénon, qu’il décidait de se consacrer, quand il le pourrait, et il dut attendre une vingtaine d’années, « à la vie contemplative dans un monastère ». Ce sont ses propres expressions : il était fasciné par le mystère de la vérité, une vérité, la Vérité, qu’il fallait contempler, qu’il fallait devenir. « J’ai toujours été attiré par l’invisible », écrivait-il. La rencontre avec l’Orient, à travers ses lectures, mais aussi dans un contact direct, puisque, pour des raisons d’emploi, il passa plusieurs années en Indochine et à Singapour, en 1936, puis de 1938 à 1946, et enfin en 1950-1951, lui fit saisir, au-delà de l’intelligence rationnelle, l’intuition intellectuelle, l’identité entre connaître et être. Ce fut un éblouissement. Bien sûr, il en voyait la réalisation parfaite dans le mystère chrétien, dans le mystère de Dieu. Comme il l’a écrit sur un billet personnel, il faisait l’application à la vie religieuse des affirmations de Guénon en lesquelles il se reconnaissait, bien que Guénon, dans Orient et Occident, ne se soit jamais placé au point de vue religieux, et c’est à l’Esprit-Saint qu’il demandait le principe de son développement intérieur, spirituel et intellectuel. Mais il déplorait aussi que les théologiens occidentaux ne soient pas assez sensibles à l’aspect contemplatif du christianisme, à cause du manque, chez eux, d’une métaphysique profonde, comme celle que l’on trouve en Orient. Les Occidentaux modernes, pense-t-il, mettent trop en avant l’action, la transformation matérielle de l’univers, alors que ce qui est premier, c’est la contemplation. En ce sens, il voulait favoriser à l’intérieur du christianisme ce qu’on a appelé l’ésotérisme, c’est-à-dire, selon son interprétation, la prévalence de l’intériorité sur l’extériorité, de la contemplation sur l’action, du silence sur la parole, sans qu’il y ait d’ailleurs de véritable opposition : le rôle de Jean, en complémentarité de celui de Pierre. Il s’était abonné dès 1933 aux Études Traditionnelles, mais ce n’est que dans les dix dernières années de sa vie qu’il se sentit poussé à prendre la plume pour exprimer ses propres convictions, aider d’autres personnes que travaillaient les mêmes préoccupations et promouvoir un certain rapprochement intellectuel entre doctrine orientale, enseignement ésotérique et théologie chrétienne. Il a tenu à le faire, avec ma permission, bien sûr, à la façon cachée qui convenait, lui semblait-il, à un tenant de l’intériorité, du silence, de la contemplation, à savoir dans l’anonymat ou sous un pseudonyme, d’ailleurs bien transparent : « Elie Lemoine » ! Je laisse aux spécialistes le soin d’apprécier ou de nuancer le bien fondé de ses œuvres, son premier livre sur l’accord intellectuel possible entre la « non-dualité » du Vêdânta et l’enseignement de l’Église, ou ses multiples contributions, à partir de 1985, aux Études Traditionnelles, qui viennent d’être rassemblées dans un livre dont il avait corrigé les épreuves ces jours-ci : ce fut son dernier travail. Le premier exemplaire du livre lui a été envoyé de Paris, le jour même où Dieu le rappelait à lui... Il nous arrive, au lendemain de sa mort, comme son testament spirituel. Le titre, fort énigmatique pour des non-initiés, est pourtant bien révélateur de l’idée directrice de la pensée de notre frère ; il est en latin : que vaut la théologie, c’est-à-dire la science sur Dieu, la connaissance de Dieu, sans la métaphysique, c’est-à-dire sans intelligence spéculative ? Theologia sine metaphysica nihil. En exergue, une des affirmations de Guénon qui l’ont le plus marqué, sur l’intuition intellectuelle et l’identité foncière du connaître et de l’être.
Ceci est la face interne, longtemps cachée aux yeux de ceux qui le côtoyaient, de notre frère, celle qui donna un sens à sa vie de moine contemplatif, qui l’unifia de l’intérieur et assura son rayonnement à l’extérieur. Mais il faudrait ajouter que ce frère fut un excellent frère, à qui l’on pouvait demander n’importe quel service. Un frère tellement aimable que, depuis trente ans, il fut affecté sans problème à l’accueil, soit à la porterie, soit comme hôtelier. Il était plus à son aise, certes, dans l’accueil spirituel que dans le nettoyage, mais il demeurera pour longtemps sans doute une figure marquante de La Trappe auprès de nos hôtes et de nos visiteurs, jusqu’au public du magasin, puisqu’il assura un mi-temps de service à la caisse, jusqu’à ces derniers jours. Il est décédé subitement d’une crise cardiaque le 1er octobre, mais la première alerte était venue quelques jours avant Noël 1989. Ne voulant jamais déranger, il attendit que les fêtes soient passées pour prévenir l’infirmier... Cette fois-ci, le malaise ne paraissait pas aussi grave, le cœur était pourtant usé, mais il résista douze jours encore. Thérèse de l’Enfant Jésus a voulu qu’il attende le jour de sa fête : n’est-ce pas le signe, j’allais dire le symbole, de cette réconciliation de l’Occident et de l’Orient qu’il souhaitait accomplir en lui-même ? Il déplorait que certains occidentaux mésestiment le rôle de l’intelligence en se basant sur la prière de Jésus : « Je te bénis, Père, d’avoir caché cela aux sages et aux savants et de l’avoir révélé aux tout-petits. » C’était pour lui, bien sûr, une mauvaise interprétation du texte évangélique. Thérèse, le type même de ces tout-petits qui ont l’intelligence des choses du Royaume, si vénérée en Occident, si caractéristique de cet Occident, mais vénérée aussi en Orient, en Égypte notamment, est venue elle- même, comme pour l’approuver, mettre le sceau à sa vie monastique, qui avait débuté un 6 août 1951, fête de la Transfiguration du Seigneur...
Notre frère, maintenant, est pleinement initié, il contemple face à face la Vérité. La mort est l’ultime initiation qui déchire le dernier voile, les lectures bibliques que nous venons d’entendre le soulignent à merveille : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi, le seul Dieu, le vrai Dieu... » Une connaissance qui transforme : « Lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. » Il faut, pour cela, être dépouillé de tout ; le dépouillement suprême est celui de la mort. Commentant le passage évangélique du jeune riche interpellé par Jésus, notre frère Elie remarque : « Une seule chose te manque, lui dit Jésus. Pourtant il ne lui dit pas : acquiers-là. Il ne lui dit pas “achète”, mais “vends” : vends ce que tu as, c’est là précisément ce qui te manque... Dieu, Lui, est Celui qui EST : il n’A rien parce que rien ne Lui manque. Il est le Pauvre, il est le Riche. Laisser là ce que l’on a, puis suivre Celui qui est, voilà la vraie sagesse. Telle est la voie du Moine » (Theologia..., p. 172). Tel est le sens de notre mort ; tel est le sens du renoncement qui la prépare ; tel est le sens de toute initiation.
Le sacrement que nous allons célébrer maintenant, est une initiation, il nous introduit déjà dans le mystère de la Vie éternelle, à travers ce sang de l’Alliance, nouvelle et éternelle, qui sera rendu présent. En lui nous communions à Dieu, en lui notre frère nous demeure présent.



[1] René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. IX, « Le double sens de l’anonymat », pp. 66-71.
[2] René Guénon, La Grande Triade, chap. XIII, « L’Être et le milieu », pp. 109-119.
[3] Il s’agit d’une ancienne subdivision de l’aviation militaire, supprimée en 1940, qui avait pour fonction tout ce qui concernait les ballons d’observation et autres « aérostats » plus légers que l’air.
[4] Études Traditionnelles, n° 487 (janvier-février-mars 1985), pp. 24-26.
[5] René Guénon, La Crise du Monde Moderne, chap. V, pp. 77-79.
[6] Idem, pp. 81-82.
[7] Doctrine de la Non-Dualité (advaita vâda) et Christianisme – Jalons pour un accord doctrinal entre l’Église et le Vêdantâ –, par un Moine d’Occident, préface de Jean Tourniac, Dervy-Livres, coll. « Mystiques et Religions », Paris, 1982.
[8] Il est facile de voir que l’apparition en Occident de la perspective dans la représentation picturale y traduit la prédominance désormais généralisée du point de vue de l’individu, qu’elle est l’expression même de cette prédominance (N.D.A.).
[9] Doctrine de la Non-Dualité et Christianisme, par « un Moine d’Occident », pp. 138-140 (Dervy-Livres, coll. « Mystiques et Religions », 1982).
[10] Idem, pp. 143-144.
[11] Idem, p. 142.
[12] Idem, p. 142.
[13] René Guénon, Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, chap. « Fonctions du sacerdoce et de la royauté », p. 30, note 2.
[14] Elie Lemoine, Theologia sine Metaphysica Nihil, Éditions Traditionnelles, Paris, 1991.

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