René Guénon naquit en 1888, à Blois, dans le coeur de
la France, là où l'on dit parler le Français le plus pur, et mourut il y a
maintenant cinquante ans (ndlr : article datant de 2001) au Caire où il est enterré. De nombreux lecteurs qui
ont étudié son oeuvre et profité de son enseignement ne connaissent presque
rien de l'homme car, ainsi qu'il l'a très souvent indiqué, il s'effaçait
derrière la Doctrine métaphysique qu'il a si bien su exprimer dans un style
très accessible malgré la difficulté à rendre en langage clair les vérités
d'ordre universel.
Il acquit une formation universitaire qui lui permit
d'enseigner le Français et les mathématiques. C'est en 1910 que remonterait sa
"conversion" à l'Islam. En 1930 il partit au Caire où il s'installera
définitivement puis se maria avec une égyptienne qui lui donna quatre enfants.
Il s'affilia à la Tarîqa Shadhouliyya et fut connu sous le nom de `Abd al-Wâhid
Yahyâ.
Très tôt, il évolua dans différents milieux ésotériques
ou initiatiques, la Franc-Maçonnerie, entre autres et collabora à différentes
revues. Il participa activement, de 1925 à 1927 avec Charbonneau-Lassay,
l'auteur du Bestiaire du Christ, à la rédaction de la revue
"Regnabit" dirigée par le père Anizan. Il mit en lumière le rapport
étroit qui liait les symboles de différentes traditions passées ou orientales
au Christianisme et leur commune origine sacrée. Il écrivit dans la revue
"la Gnose" et fonda la revue "le Voile d'Isis" qui s'appela
plus tard "les Etudes Traditionnelles". C'est dans cette revue qu'il
exprima, sous forme d'articles isolés ou suivis, l'essentiel de son oeuvre qui
sera ensuite reprise et publiée dans des ouvrages d'ensemble, sous les titres
que nous connaissons actuellement.
Dans la revue "La Gnose", il signe du nom de
Palingenius, des articles remarquables par la profondeur des idées et par leur
universalisme. C'est dans cette revue qu'il définira ce qu'est justement cette
Gnose dont il n'aura de cesse de montrer les différents aspects que l'on
retrouve dans toutes les traditions authentiques :
"Ce qu'il faut entendre par "gnose",
c'est la connaissance traditionnelle qui constitue le fonds commun de toutes
les initiations et dont les doctrines et les symboles se sont transmis, depuis
l'Antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, dont la longue chaîne n'a jamais
été interrompue."
Cette perspective universelle de la connaissance
véritable et des vérités éternelles qu'elle implique est exprimée d'une manière
très forte et personnelle par Maître Eckhart de cette manière :
"Quand j'étais encore dans ma cause première, là
je n'avais pas de Dieu, et j'étais ma propre cause. Je ne voulais rien, je ne
désirais rien, me connaissant moi-même dans la jouissance de la vérité. C'est
moi-même que je voulais et rien d'autre ; ce que je voulais, je l'étais, et ce
que j'étais, je le voulais ; j'étais libre de Dieu et de toutes choses. Mais
quand je sortis de ma volonté libre et que je reçu mon être créé, j'eus un Dieu
; car avant qu'il y eût des créatures, Dieu n'était pas encore Dieu, mais Il
était ce qu'Il était. Lorsque la créature fut et qu'elle reçut sa nature de
créature, Dieu n'était pas Dieu en Lui-même, Il était Dieu dans la
créature'" (Sermon : "Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu
même", traduction de Gandillac).
Cette distinction entre l'Essence divine inqualifiable
dans Laquelle tous les êtres sont fondus et la manifestation de toutes leurs
possibilités, avec les degrés hiérarchiques qu'ils comportent, a été
magistralement mis en lumière dans les livres doctrinaux que René Guénon a
consacrés à ce thème majeur de la métaphysique. Cette perspective sera
développée surtout dans deux de ses principaux ouvrages doctrinaux : "Les
états multiples de l'être", et "l'Homme et son devenir selon le
Védanta".
L'Essence divine est infinie et éternelle, elle
contient toutes choses et n'est contenue par aucune d'elles même la plus
sublime. En tant qu'Infini, rien ne sort d'elle et rien ne peut y entrer. Elle
est à l'origine de toute chose et aucune chose n'a d'existence en dehors d'Elle.
C'est pourquoi toute manifestation est rigoureusement illusoire par rapport à
elle, ce qu'on retrouve formulé dans ce verset coranique fondamental : "O
les êtres humains ! Vous êtes les démunis jusqu'à Allâh alors qu'Allâh est le
Riche absolu qui se passe de tout et le Très-Louangé." (Coran 35-15). Nous
avons résumé, en quelques phrases concises, l'essentiel de ce qui est appelé,
dans le Soufisme des disciples d'Ibn `Arabî : Wahdat al-Wujûd, l'Unicité de
l'Existence universelle.
L'Essence divine constitue le "Soi ultime",
dont Guénon parlera en termes magistraux. Citons-le dans un passage capital de
l'"Homme et son devenir selon le Védanta" au chapitre distinction du
"Soi" et du "Moi" :
"Le "Soi" est principe transcendant et
permanent dont l'être manifesté, l'être humain par exemple, n'est qu'une
modification qui ne saurait d'ailleurs aucunement affecter le principe"…
"Le Soi en tant que tel, n'est jamais individualisé et ne peut pas l'être,
car, devant être toujours envisagé sous l'aspect de l'éternité et de
l'immutabilité qui sont des attributs nécessaires de l'Etre pur, il n'est
évidemment susceptible d'aucune particularisation qui le ferait être autre que
soi-même. Immuable en sa propre nature, il développe seulement les possibilités
indéfinies qu'il comporte en soi-même par le passage relatif de la puissance à
l'acte à travers une indéfinité de degrés et cela sans que sa permanence
essentielle en soit affectée, précisément parce que ce passage n'est que
relatif et parce que ce développement n'en est un, à vrai dire, qu'autant qu'on
l'envisage du côté de la manifestation en dehors de laquelle il ne peut être
question de succession quelconque, mais seulement d'une parfaite simultanéité,
de sorte que cela même qui est virtuel sous un certain rapport ne s'en trouve
pas moins réalité dans l'éternel présent. A l'égard de la manifestation, on
peut dire que le "Soi" développe ses possibilités dans toutes les
modalités de réalisation, en multitude indéfinie, qui sont pour l'être intégral
autant d'états différents, états dont un seul, soumis à des conditions
d'existence très spéciales qui le définissent, constitue la portion ou plutôt
la détermination particulière de cet être qui est l'individualité
humaine."
Le grand maître du Soufisme, Ibn `Arabî, né à Murcie en
560/1165 et mort à Damas en 638/1240 ne dira pas autre chose sous des formes
propres à l'Islam à propos du "Wujûd" ou de la Réalité absolue qui
manifeste Ses possibilités infinies.
Le "Wujûd" comporte des "degrés"
innombrables. Le premier est celui de l'Essence absolue ou le Mystère du
Mystère qui transcende toute relation, toute manifestation et toute
détermination et qui demeure inaccessible, inconnaissable et indicible. On ne
parle de l'Essence qu'en termes négatifs et en tant que telle, elle ne se révèle
pas.
Ibn `Arabî distinguera, dans la Possibilité infinie de
l'Essence, l'Unité absolue indivisible et indifférenciée que René Guénon
dénommera "la Non-dualité". Cette Unité contient en Elle, d'une
manière synthétique tous les Noms divins sans qu'on puisse pourtant en
distinguer un seul en Elle. Dieu Lui-même y fait allusion dans le hadîth saint
suivant :
"J'étais un Trésor (caché) ; Je n'étais pas connu.
Or, J'ai aimé être connu. Je créai les créatures et Je les fis connaître par
Moi. Alors elles Me connurent."
Ce Processus primordial sera décrit par Ibn `Arabî par
l'expression : "La Surabondance sanctissime" (al-Fayd al-aqdas).
Au degré suivant, et aux confins de la manifestation
universelle, Ibn `Arabî distingue l'Unicité divine ou l'Unité plurale, qu'il
appellera : "la Surabondance sainte" (al-Fayd al- muqaddas) en
laquelle l'Essence absolue est envisagée comme le Principe de la Manifestation
des possibilités divines. Elle comporte une infinité de propriétés et de
réalités qui sont resserrées dans le Point métaphysique qui la symbolise. René
Guénon parlera de ce principe comme de l'Etre pur, Principe de la Manifestation
universelle.
Nous pouvons remarquer que les deux points de vue,
celui de l'universalisme des doctrines traditionnelles de tous les temps que
Guénon a su si bien exprimer dans toute son oeuvre immense, et celui d'Ibn
`Arabî, coïncident mais, bien entendu, sous des modes d'expressions très
différents.
En partant de ces principes universels et essentiels
qui caractérisent l'être humain dans sa dimension divine, René Guénon va
développer, toujours en plein accord avec les Traditions authentiques de tous
les temps actuellement connues, les différents états de la constitution de cet
être humain fait à l'image même de Dieu, ainsi qu'on le retrouve explicitement
tant dans la Tradition hébraïque que dans l'Islam. Il est l'Homme universel qui
totalise aussi bien les degrés divins que les degrés cosmiques dans leurs
réalités informelles ou angéliques et formelles ou individuelles.
La conscience que l'être humain a de sa constitution
intégrale est amoindrie ou oblitérée par le jeu incessant de la manifestation
dans la multiplicité cosmique. Cette perte de conscience ou cette aliénation
spirituelle s'effectue progressivement, selon des lois cycliques rigoureuses
que les diverses traditions appellent "les quatre âges de
l'Humanité". René Guénon y fera souvent référence, surtout dans ses
ouvrages critiques, tels que "la Crise du monde moderne", "le
Règne de la quantité et les signes des temps" ou "Orient et
Occident". Il y décrit avec beaucoup de force de conviction la décadence
du monde actuel que la Tradition hindoue appelle "l'âge sombre ou l'âge de
fer". Les Messagers divins et les Prophètes, êtres parfaitement réalisés
en Dieu et possédant la connaissance essentielle et existentielle, sont envoyés
à chaque phase critique de la décadence humaine pour rappeler les vérités
essentielles et instituer les moyens de grâce adéquats pour que les êtres
humains reconnaissent, d'une manière plénière la présence du divin en eux.
Certains ouvrages de Guénon présentent cet aspect de la réalisation spirituelle
et des organisations traditionnelles qui y donnent accès. Citons :
"Initiation et réalisation spirituelle" et "Aperçus sur
l'initiation". Il mettra en garde aussi contre les pseudo-ésotérismes et
les subversions doctrinales dans deux ouvrages fondamentaux : "le
Spiritisme" et "le Théosophisme".
Après ce trop court survol de l'oeuvre de René Guénon
et de son contenu doctrinal, nous voudrions montrer pour conclure quelle a été
et quelle est encore actuellement l'influence de cette oeuvre en France et son
rayonnement à l'étranger.
Guénon a précisé à plusieurs reprises qu'il n'était pas
un maître spirituel et, par conséquent, qu'il n'avait pas de disciples au sens
strict du terme. Il faut comprendre, de cette déclaration, qu'il n'avait pas
cette charge mais que sa fonction était principalement de faire prendre
conscience, aux personnes de bonne volonté et d'aspiration spirituelle sincère,
de la Doctrine universelle et de la réalisation spirituelle qui en découle. Ses
disciples intellectuels sont alors ceux qui relèvent de cette perspective.
Ainsi, tant en France que dans d'autres pays voisins, un nombre appréciable de
personnes, formées par l'intermédiaire de son oeuvre, sont revenues à leur
tradition d'origine ou ont adhéré à l'une des formes de révélations accessibles
aux occidentaux comme par exemple l'Islam et le Soufisme qui en constitue
l'aspect intérieur. C'est à travers certaines d'entre elles, qui assimilèrent
profondément son oeuvre, que va se développer, sous la forme islamique, la
publication d'oeuvres d'Ibn `Arabî et de son Ecole. Michel Vâlsan fut, en
France, le représentant qualifié qui fit connaître, dans les Etudes
traditionnelles, par des traductions et des annotations fort pertinentes,
certains des ouvrages du Maître andalou. De plus, actuellement, des disciples
de Michel Vâlsan ou des personnes qui ont bénéficiées à la fois de l'apport de
René Guénon et de Michel Vâlsan continuent de faire connaître tant les oeuvres
du Shaykh al-Akbar, Ibn `Arabî, que celles d'autres maîtres soufis
authentiques.
René Guénon est maintenant mondialement connu, aussi
bien par la réédition et la diffusion permanente de ses ouvrages en français,
que par leurs traductions en de nombreuses langues. Puisse le contenu universel
de son oeuvre continuer de rayonner de plus en plus dans notre monde trop
souvent submergé par le progrès technique et les valeurs économiques au
détriment de l'aspect spirituel de l'être humain, et cela avant que la fin de
l'âge sombre dont parlent les différentes traditions ne vienne sceller le cycle
cosmique actuel !
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