jeudi 12 mars 2015

Alioune Traoré - Islam et colonisation en Afrique - Cheikh Hamahoullah, homme de foi et résistant - V. — La politique française à l'égard de l'Islam en Afrique Occidentale





V. — La politique française à l'égard de l'Islam en Afrique Occidentale

De nombreuses études 1 ont été consacrées à ce qu'on appelle communément la politique musulmane de la France en Afrique noire. En vérité, la France n'avait pas de politique musulmane clairement définie, même si ses objectifs étaient restés les mêmes durant toute la colonisation, à savoir contenir l'Islam, soit en l'étouffant, soit en l'apprivoisant selon les « exigences » de l'ordre colonial. Cette politique était faite d'incohérences nées d'improvisations commandées, semble-t-il, par un souci « d'efficacité » dans l'administration des régions musulmanes. Elle variait au gré des convictions personnelles des administrateurs ou en fonction des événements locaux ou extérieurs.

A des époques différentes, elle avait été marquée par des orientations successives pour faire face aux idéologies considérées comme subversives, tels le pan-islamisme, le panarabisme et le bolchévisme entre autres. En vérité, le colonisateur français s'était toujours méfié de l'Islam, même s'il avait involontairement favorisé son expansion. En effet, en multipliant les infrastructures nécessaires au transport des matières premières destinées à la métropole, le colonisateur ouvrait malgré lui des voies de pénétration à la religion musulmane. En affectant des fonctionnaires déjà islamisés (Sénégalais et Soudanais) en Côte d'Ivoire par exemple, l'occupant participait sans le vouloir et peut-être sans s'en apercevoir, au développement de l'Islam dans la forêt 2. A ce sujet, le point de vue de J. Suret Canale semble très proche de la vérité :

« On ne peut dire, comme J. Richard-Molard, que l'administration coloniale française ait systématiquement favorisé les musulmans ; s'inspirant de la pratique des « bureaux arabes » en Algérie, elle chercha, il est vrai, à s'appuyer sur les cadres féodaux qui, généralement, avaient été gagnés à l'Islam.

Mais l'Islam lui-même fut toujours l'objet d'une méfiance maladive comme véhicule possible de redoutables influences étrangères.

Dans l'ensemble, de façon absolument involontaire, par les conditions économiques et sociales objectives qu'elle a créées, la colonisation a favorisé le progrès de l'Islam 3. »

Il convient de faire remarquer qu'à la fin du siècle dernier, l'Islam était considéré par certains responsables coloniaux comme une étape qui faciliterait l'insertion du Noir au monde “civilisé” : “La propagande musulmane est un pas vers la civilisation en Afrique occidentale 4.” Peu de temps après, à la veille de la Première Guerre mondiale, l'Islam devint encore suspect 5.

Les considérations relevant d'une part de la conjoncture politique internationale et d'autre part de la laïcisation de l'Etat français par la loi du 9 décembre 1905, semblent avoir été les raisons essentielles de ce changement. En effet, l'alliance éventuelle du pan-islamisme 6 et du pan-germanisme semble avoir été l'obsession des tenants de l'empire colonial français. Faut-il rappeler le voyage de Guillaume II à Constantinople, à Damas et à Jérusalem (1898) et la construction de la voie ferrée Berlin-Byzance-Bagdad (1904) ? L'Allemagne, qui voulait apparaître aux yeux du monde musulman comme une puissance protectrice de l'Islam, ne s'était-elle pas engagée à défendre l'indépendance du Maroc en 1905 ? D'autre part, il est intéressant de noter que, presque au même moment, le souverain ottoman Abdul Hamid II avait choisi comme objectif majeur de sa politique étrangère « la reconstruction à son profit du khalifat universel ».

Tout cela n'était pas fait pour rassurer les tenants de l'Empire français. Déjà en 1912, la France semble adopter une politique anti-islamique. A ce sujet, les termes de la circulaire du gouverneur William Ponty sont significatifs : « La propagande maraboutique, façade hypocrite derrière laquelle s'abritent les espoirs égoïstes des anciens groupements privilégiés, dernier obstacle au triomphe complet de notre oeuvre civilisatrice … disparaîtra complètement le jour où tous ses militants démasqués, étroitement surveillés, ne pourront plus passer à travers les mailles du vaste réseau qui les environne sur toute l'étendue de notre Ouest-africain 7. »

Plus tard, après la première conflagration mondiale, le panarabisme d'abord et, après la révolution d'octobre à Moscou, le bolchévisme ensuite, seront des sujets largement traités dans les correspondances officielles concernant les affaires musulmanes en Afrique occidentale française.
A ce propos, les extraits suivants d'une circulaire confidentielle en date du 22 juillet 1931 du gouverneur général de l' A.O.F. semblent significatifs :

« Des informations de sources diverses, transmises par le Département, concordent pour signaler une recrudescence d'un panislamisme xénophobe : des attaches communistes non douteuses ont été décelées, c'est ainsi que Cheikh Arslan se serait employé à créer, à Berlin, une école de propagandistes musulmans qui paraît être à la mode de Moscou 8. »

Faisons remarquer que cette circulaire porte en première page la mention suivante: « Islam et Communisme, 2e bureau». L'Islam fut donc très tôt surveillé, certains journaux arabes étaient considérés comme suspects (Al-Haram du Caire) et d'autres étaient purement et simplement interdits (Al-Bayân de New York) 9. Les écoles coraniques furent étroitement surveillées et il fallait une permission des autorités coloniales pour en créer 10. « Même en Mauritanie, l'intrusion coloniale aboutit à la régression de la culture arabe, surtout au niveau de l'enseignement supérieur 11. » La Mecque étant considérée comme le lieu de la subversion par excellence, les autorisations de sortie pour le pèlerinage étaient purement et simplement refusées pendant les périodes de crise. Même en temps normal, les marabouts considérés comme suspects ne pouvaient obtenir de visa de sortie pour se rendre en Arabie Saoudite 12.

Traitant de la surveillance des marabouts sénégalais par le colonisateur français, C. Coulon, qui a pu consulter des documents d'archives non encore classés, écrit dans une récente thèse de science politique :

« Reste un point sur lequel l'Administration exerça une vigilance extrêmement attentive. Nous avons rendu compte plus haut des craintes que les contacts avec le monde arabe suscitaient parmi les administrateurs. Ces craintes expliquent que les Français se soient efforcés de contrôler et de surveiller rigoureusement le pèlerinage. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le voyage à La Mecque fut soumis à des conditions draconiennes. Une autorisation était nécessaire qui n'était délivrée que très parcimonieusement, au regard de la fortune, mais aussi de l'attitude envers la cause française, du postulant. Les personnages jugés trop suspects, comme Ahmadou Bamba, étaient systématiquement écartés. Cinq autorisations furent accordées en 1923, vingt l'année suivante, quatre en 1933, onze en 1936. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, le pèlerinage fut organisé par l'Administration de l'A.O.F. elle-même, sous l'autorité d'un commissaire du gouvernement pour le pèlerinage 13. »

Au Soudan français et en Mauritanie, les marabouts hamallistes, par exemple, n'ont jamais obtenu la permission de se rendre à La Mecque. D'ailleurs, la plupart d'entre eux, imitant en cela Cheikh Hamahoullah, ne l'ont jamais demandée, estimant à juste titre que cette autorisation était une faveur que l'administration coloniale n'accordait qu'à ses proches.
Dans l'ensemble, la France, si elle a privilégié certains marabouts pour les besoins de sa politique d'exploitation, n'a jamais cessé selon la conjoncture d'être ouvertement ou sournoisement hostile à l'Islam. En effet, les administrateurs français les plus avisés avaient compris, non sans raison, que la philosophie de l'Islam et sa référence constante à la communauté (l'umma), à la justice et aux droits de l'individu, constituaient un obstacle à la poursuite de « l'oeuvre » coloniale. Ils n'avaient peut-être pas tort de penser que l'Islam était « subversif » et constituait par conséquent une menace pour la pérennité du système inique qu'ils étaient chargés de défendre. Mais leur méfiance s'était souvent muée en psychose. Même les représentants du Front populaire (1935-1938) n'ont pas fait exception. Le gouverneur-général De Coppet 14 n'était ni plus ni moins favorable ou hostile aux musulmans que ses prédécesseurs et successeurs, même s'il avait fait construire quelques mosquées pour mieux apprivoiser l'Islam. Cette tradition d'opposition à l'Islam devait se poursuivre durant toute la colonisation, avec des styles plus ou moins différents. A ce sujet, moins de dix ans avant la fin de l'empire français d'Afrique occidentale, A. Gouilly, qui connaît bien l'attitude de la France à l'égard de l'Islam puisqu'il a été lui-même administrateur colonial, écrivait :

« Jusqu'à ce jour, l'administration coloniale a toujours paru craindre, peut-être à bon droit, que l'Islam local ne suive quelque idéologie venue de l'extérieur. Elle s'est efforcée de diminuer les contacts de l'Islam noir avec l'Islam maghrébin, réputé être travaillé de vagues aspirations panarabes ; elle a surveillé les rapports de laMauritanie avec le Maroc, du Niger avec la Libye, du Tchad avec le Soudan anglo-égyptien 15. »

A l'intérieur des colonies ouest-africaines, après avoir cherché en vain à freiner les progrès de l'Islam en lui opposant l'animisme 16 ou le christianisme selon les régions, l'administration coloniale tenta avec quelque succès de rallier les marabouts les plus influents afin de les utiliser comme porte-paroles auprès des populations. Cette solution, qui semble avoir prévalu, avait été suggérée dès la fin du siècle dernier, par des officiers chargés de la surveillance de l'Islam en Algérie :

« Dans cet ordre d'idée, nous avons à méditer et à suivre l'exemple de la Russie qui obtient dans l'Asie centrale de réels résultats avec l'emploi des musulmans ralliés … des Qhadrias par exemple nous ferions des agences de renseignements ayant des correspondants dans les mille monastères disséminés de l'Afrique aux Indes … Sous notre inspiration, nous verrions leurs Cheikhs et leurs Moqhadems franchir les steppes sahariennes à la tête de caravanes inviolables, pour aller au Soudan répandre le bon renom de la France. On pourrait adopter le même programme dans un rayon plus restreint par nos Tidjanyas algériens que nous enverrions dans les pays fétichistes combattre la propagande hostile de leurs « frères » dissidents du Maroc et du Soudan occidental 17. »

Surtout à partir des années trente, l'administration ne cessa d'attiser des conflits parmi les confréries en vue de mieux exercer son contrôle sur celles-ci ; ainsi le gouverneur de la Mauritanie écrivait dans la circulaire n° 575/AP du 17 novembre 1943 :

« Il serait vain de combattre la doctrine hamalliste en vue de la détruire. Nos efforts doivent tendre au contraire à la rendre inoffensive, au même titre que d'autres confréries. Après avoir produit des adversaires plus au moins acharnés à notre cause, le tijânisme omarien, les Qadiris de Cheikh Sidya el-Kébir et les Mal Aïnin par exemple ne nous fournissent-ils pas aujourd'hui les chefs religieux les plus loyalistes ? Il doit en être ainsi du hamallisme à une échéance plus ou moins longue selon que notre politique saura mettre à profit les scissions et les divergences inévitables parmi ses adeptes et canaliser à notre profit l'activité de certains de ses dirigeants 18. »

Apprivoiser l'Islam, le rendre « inoffensif », l'affaiblir en s'appuyant sur le double principe du diviser pour régner et du contrôle et de l'utilisation des cadres maraboutiques, telle était finalement la politique des doctrinaires de la colonisation. En général, dans les ouvrages consacrés à l'étude de l'Islam en Afrique, les auteurs ont souvent présenté de longs développements sur la politique musulmane de la France. Mais ils ont rarement insisté sur ce que nous appelerons « la politique française des marabouts ». Les grands marabouts africains avaient chacun en ce qui le concerne une attitude voire une politique à l'égard du pouvoir colonial.

On ne peut, il est vrai, parler d'aucune manière d'une politique maraboutique d'ensemble à l'égard de la France. Les chefs religieux, même au niveau des petites localités, ne s'étaient jamais concertés en vue d'arrêter une attitude commune vis-à-vis des autorités coloniales.

Leurs intérêts étaient le plus souvent divergents. On peut répartir ces marabouts en trois catégories :

les marabouts proches du régime colonial
les marabouts enseignants ou chefs de zâwiya
une minorité de marabouts opposant une résistance morale, spirituelle voire culturelle, au colonisateur (dans ce groupe, il convient de classer des marabouts dont les rivaux se sont ralliés aux Français)

Les premiers, ceux qui s'étaient mis au service du régime colonial, n'étaient pas totalement étrangers à la politique musulmane de la France qu'ils orientaient très souvent dans le sens de leurs intérêts personnels, familiaux, ethniques ou, plus fréquemment, « confrériques ». Ils étaient capables de faire agir les Français contre leurs rivaux pour régler des comptes personnels. En tant que « conseillers » des administrateurs, ils étaient craints par les populations. Il ne faut pas s'y tromper, ces marabouts n'étaient pas de vulgaires instruments entre les mains des Français. Autant ces derniers les ont utilisés, autant eux-mêmes ont profité de leur position dans les rouages du système colonial pour se faire un renom et une crédibilité fondés essentiellement sur la puissance de l'administration française. En vérité, comme l'a fait remarquer C. Coulon 19, il s'agissait d'un « échange de services » entre pouvoir colonial et marabouts, d'un véritable marché où chacun croyait trouver son compte.

Ces marabouts ont été généralement couverts de décorations françaises telles que la Légion d'Honneur. Ils étaient régulièrement reçus en audience par les gouverneurs. Ils jouissaient de la protection du Pouvoir et de ses faveurs matérielles 20. Ils n'avaient jamais connu la déportation et les camps d'internement. Ils étaient invités en même temps que les personnalités officielles aux méchouis ou dîners offerts lors des fêtes françaises par les gouverneurs et les commandants de cercle. Ceux-ci leur rendaient également visite lors de leurs tournées à l'intérieur du pays. Toutes ces rencontres publiques étaient pour les marabouts l'occasion de proclamer leur loyalisme et leur dévouement à la France et à la personne du gouverneur avant de louer les « bienfaits » de la « paix » française et de la colonisation.
Curieusement, les serments de fidélité à la France étaient presque les mêmes en Mauritanie, au Soudan, en Guinée, au Sénégal ou en Algérie. On vantait la « paix française », on « priait » pour le gouverneur général et la « grandeur » de la France, on appelait les musulmans à se soumettre au pouvoir colonial. Pendant les grandes guerres, ces marabouts participèrent au recrutement des tirailleurs au Soudan, au Sénégal et en Guinée. Ils organisèrent des prières publiques pour la victoire de la France sur l'Allemagne.

Quelques marabouts noirs avaient été de véritables « chargés de mission » du gouvernement général. Ils étaient envoyés en tournée dans les colonies pour faire de la propagande en faveur de la France. A la fin de leur voyage, ils collectionnaient des « attestations de satisfaction » des administrateurs. Les thèmes généralement abordés au cours de ces déplacements avaient trait à « l'impôt, l'hygiène, les cultures, les sociétés de prévoyance, les routes, le recrutement, l'obéissance à l'administration » 21.

Parfois, les gouverneurs généraux de l'A.O.F. faisaient également appel aux marabouts maghrébins pour « porter la bonne parole chez les musulmans africains ». Nous avons déjà vu que l'administration coloniale avait fait venir en 1914 un chef religieux d'Aïn Madi dans le but de réconcilier Fah et Cheikh Hamahoullah. Cette mission avait échoué. A l'époque, l'action de ce marabout maghrébin venu dans les fourgons de l'administration avait en réalité vexé les deux cheikhs maures.

En effet, comme l'a remarqué Mme Désirée Vuillemin :

« la Mauritanie a gardé une primauté spirituelle en Afrique occidentale … Les Maures d'ailleurs sont très fiers de la pureté de leur foi, de leur culture et ils estiment qu'ils n'ont, sur ce chapitre, de leçon à recevoir de personne. »

En 1948, le marabout Si Ben Amor fit, à la demande du haut-commissaire en Afrique française, une tournée au Sénégal, en Guinée et en A.E.F. A ce sujet, le capitaine d' Arbaumont écrivait 22 :

« Les marabouts algériens viennent prêcher la bonne parole, ils invitent les musulmans à se méfier des Wahâbites et affirment que la France protège l'Islam ; si celle-ci voulait quitter l'Algérie, les Algériens lui demanderaient de rester, a affirmé Si Ben Amor à Accra (Gold Coast). Il est certain que leur action nous est favorable et leur passage a occasionné des mouvements de foule considérables. »

Au vrai, les cheikhs maghrébins n'avaient pas un grand succès en Afrique noire lorsqu'ils effectuaient des tournées de propagande en faveur des autorités françaises. Les marabouts maures ainsi que certains chefs de confréries noirs réputés pour leur science et leur savoir ne se laissaient guère impressionner par ces Nord-Africains dont la plupart auraient profité de leurs tournées africaines pour s'enrichir. Le capitaine d'Arbaumont ajoute d'ailleurs que Si Ben Amor ne suscita que peu d'enthousiasme chez certains marabouts :

« Ibrahima Niass 23 fut très réservé. Par une coïncidence bizarre, Fanta Madi, marabout de Kankan (…), se trouvait en voyage lors de la venue du Cheikh. Ces marabouts locaux, qui ont tendance à se rendre autonomes, voient en effet d'un très mauvais oeil ces Algériens qui viennent chasser jusque sur leurs terres. Ils ont dû d'ailleurs donner des consignes à leurs ouailles … »


L'utilisation des cheikhs maghrébins n'ayant pas été concluante, les autorités coloniales se rabattirent de nouveau sur les quelques marabouts locaux qui leur étaient déjà entièrement acquis. Ces chefs religieux furent chargés de tournées de propagande au cours desquelles ils n'hésitaient pas à traiter d'hérétiques 24 leurs pairs hostiles au colonisateur.

Au cours d'une tournée effectuée au Soudan français en septembre 1937 à la demande du gouverneur général, un de ces marabouts déclarait à Bamako devant la foule convoquée par le commandant de cercle :

« Je demande à tous de ne pas écouter les sollicitations intéressées des marabouts envoyés par Cheikh Hamallah qui essaye depuis quelque temps de jeter le trouble dans l'esprit musulman. Quand vous verrez un musulman encore dédoubler les prières, vous n'avez qu'à le conduire au cercle et il sera emprisonné 25. »

Dans un rapport officiel, le chef de subdivision rend compte de la « conférence » tenue par le même chef religieux :

« Le conférencier a longuement parlé d'abord sur l'acte de trouble de Chérif Hamallah, son ignorance de la doctrine musulmane et sa prétention de se faire passer pour un grand saint, alors que toute sa popularité se localise dans la région de Nioro 26. »

A Kayes, le même marabout déclarait :

— Aidez les Blancs … et ne causez pas de trouble dans leur organisation … depuis 1 355 ans l'Islam a existé et depuis 1 355 ans on n'a jamais vu les gens dédoubler 27 les petites prières. Pas un Chérif, pas un grand marabout n'a amené une telle réforme.

Mais à ces mots, il y eut une vive réaction :

— El-Hadj Mamoudou Thiam, le confident direct et le plus fanatique des talibés de Cheikh Hamallah répliqua : Nous, les gens de la confrérie des « onze », nous dédoublons les petites prières mais nous n'avons jamais apporté aucun obstacle à l'organisation du pays. Pourquoi s'attaquer à nous et ne rien dire à ces Messieurs les Blancs qui se moquent pas mal de Dieu, qui ne prient pas et n'exécutent aucun ordre de Mohammed 28.

Si certains marabouts faisaient des tournées officielles, et des déclarations publiques, d'autres s'adonnaient à la délation pure et simple. Alphonse Gouilly révèle les noms de marabouts venus dénoncer les hamallistes, même après la déportation du Cheikh Hamahoullah en Algérie (1942) 29.
Les chefs religieux qui ont collaboré ouvertement en effectuant des tournées pour le compte de l'administration ont contribué peu ou prou, selon la période ou les événements, à la définition ou tout au moins à l'application de la politique musulmane de la France. Peu importait pour eux la nature du régime français que représentaient les différents gouverneurs. Ils ont servi avec le même zèle les fonctionnaires du Front populaire, de Vichy et des IVe et Ve Républiques. Les considérations de politique intérieure française ne les intéressaient guère. Même si les plus prestigieux d'entre eux prétendaient « atténuer les rigueurs de l'arbitraire colonial, maintenir la culture islamique et apporter des conseils aux musulmans pour éviter que l'Islam en tant que tel ne fût combattu et affaibli », on ne peut reconnaître à ces marabouts une volonté de résistance qu'ils n'avaient pas et qu'eux-mêmes n'avaient jamais revendiquée. Malgré toute l'aide qu'ils apportaient à l'administration, ces marabouts étaient également surveillés. Dans des lettres confidentielles parfois manuscrites, on tentait d'évaluer leur « influence » auprès des foules, les avantages qu'ils tiraient de leur position de « notables de l'Islam officiel ». On n'hésitait pas à s'intéresser à leur vie privée et aux personnes qui leur rendaient visite au cours de leurs tournées.

Il convient cependant de préciser que la plus grande partie des marabouts cherchaient surtout à mener une vie tranquille. Il ne s'agissait pas d'hommes très influents, mais souvent de maîtres d'écoles coraniques regroupant au mieux quelques centaines de fidèles.

Mentionnons enfin une catégorie très minoritaire, celle des marabouts résistants. Ces hommes étaient d'un prestige indiscutable. Ils cherchaient à préserver leur indépendance vis-à-vis des autorités en se réfugiant dans la prière et le recueillement. Coupables aux yeux des gouverneurs de leur indifférence à l'égard du pouvoir et de leur refus de collaborer, ils étaient souvent provoqués avant d'être persécutés.

Leur exemple était selon la terminologie coloniale consacrée « dangereux et de nature à semer le trouble dans l'esprit des indigènes ». Leur attitude réservée à l'égard du colonisateur donnait mauvaise conscience aux marabouts « officiels » qui n'hésitaient pas à les calomnier et à les « enfoncer » par toutes sortes de manoeuvres. Ces marabouts, résistants, qui connurent souvent la déportation, la diffamation, la haine et parfois la mort dans les geôles françaises, sont devenus des héros et des martyrs pour les peuples africains. Dans cette catégorie, on pourrait par exemple classer Cheikh Amadou Bamba (Sénégal) et Cheikh Hamahoullah.

Ces chefs religieux qui opposaient intelligemment une vive résistance spirituelle et culturelle au colonisateur étaient étroitement surveillés, de jour comme de nuit, par de nombreux agents de renseignement. Cheikh Hamahoullah qui aperçut de nombreux espions sous la fenêtre de sa chambre à coucher ou dans sa zâwiya, tard dans la nuit, ne pouvait naturellement échapper à la règle. Son attitude à l'égard de la France et sa vie privée furent l'objet de nombreuses correspondances officielles.

Notes

1. 1. a) A. Quellien, La politique de la France dans l'Afrique occidentale française, Larose, 1910.
b) R. Arnaud, L'Islam et la politique musulmane française en Afrique occidentale française, Bulletin du Comité de l'Afrique française, Paris, 1912.
c) A. Gouilly, 1952.
2. 2. Voir, à propos du rôle des fonctionnaires coloniaux d'origine sénégalaise ou soudanaise dans le renforcement de l'islamisation en Côte d'Ivoire (Grand-Lahou, Tiassalé, Ouossou, Toumodi, Bouaké), l'article de J.L. Triaud, « La question musulmane en Côte d'Ivoire, 1893-1939 »,pp. 9-10-11.
3. J. Suret-Canale, Afrique noire, Tome I, 3e édition, 1968, p. 144.
4. A. Quellien, p. 100. Il convient de préciser que cette politique « pro-musulmane » a été très tôt préconisée par Faidherbe au début de la seconde moitié du XIXe siècle.
5. Voir à ce sujet la circulaire du gouverneur Clozel (1911), in J. Brévié, 1923, p. 157.
6. Donald Cruise O'Brien révèle en ces termes cette « hantise » du panislamisme à la veille de la Première Guerre mondiale : « A traditional subject of French administrative paranoïa. Enormous dossiers exist on this subject in the national archives, containing remarkably little hard information ». D. C. O'Brien, « Towards an “Islamic Policy” in French West Africa (1854-1914) », Journal of African History, VIII (2), 1967, p. 309.
7. Circulaire n° 117C. A/S. Surveillance de l'Islam et création d'un répertoire du prosélytisme musulman en A.O.F., 26 décembre 1912 (A.N.C.I., XIV-47-5/13). Le point de vue de William Ponty semble très proche de celui de R. Arnaud, ancien chef de section des Affaires musulmanes au Gouvernement général : « En sapant le pouvoir des grands marabouts, nous dégagerons l'avenir de chaque peuplade ». R. Arnaud, op. cit., p. 134.
8. S.E. 2/33. A.N.M. Lettre confidentielle intitulée : « Islam et Communisme », n° 254 AP/2.
A ce sujet, il paraît intéressant de rappeler les propos tenus au IVe congrès de l'Internationale communiste, en 1922, par le délégué des Indes néerlandaises (Tan Malaka) : « Que signifie le panislamisme ? Le panislamisme avait autrefois une signification historique, à savoir que l'Islam doit conquérir le monde entier, l'épée à la main … Actuellement, le panislamisme a en fait une toute autre signification. C'est la lutte de libération nationale… c'est actuellement la fraternité de tous les peuples musulmans, la lutte de libération non seulement du peuple arabe, mais des peuples hindous, javanais et de tous les peuples musulmans opprimés ». (In Hélène Carrère d'Encausse et Stuart Schram. Le Marxisme et l'Asie (1853-1964), Paris, Armand Colin, Collection U, 1965, p. 258.
9. Au sujet des journaux suspects ou interdits, cf. séries 4E1, 4E4, 109, en particulier 4E3 (A.N.C.I.) ou série 19G (A.N.S.).
10. Voir 2 G-42-3. A.N.S. Rapport pol., 1942.
11. J. Suret-Canale, Tome I, 3e édition, 1968, p. 460.
12. S.E. 2/33. A.N.M. et dossier « Questions musulmanes (1906-1918) », 19G-2 et 19G-23, A.N.S.
13. C. Coulon, 1981, p. 163.
14. Voir à ce propos la longue circulaire (19 pages) (570 AP/ 2) du gouverneur général De Coppet qui préconisait des mesures qui, selon son expression, « hâteraient sans doute le discrédit de Chérif Hamallah , et ce, après avoir cité en référence ses « circulaires générales » n°136 AP/2, 406 AP/2, 446 AP/2 des 27 février, 29 juin et 1er juillet 1937 et ses « directives d'ensemble n°106 et 190 AP/2 des 3 mars 1930 et 24 mai 1931 (qui) ont signalé à … l'attention vigilante (des gouverneurs des colonies de l'A .O.F.) une recrudescence symptomatique de l'action de propagande du tidjanisme à onze grains dont Chérif Hamallah est le directeur spirituel » (17 G-60-17, A.N.S.).
15. A. Gouilly, 1952, p. 261.
16. J. Brévié, 1923, pp. 255-257. Cette politique « animiste » de la France fut élaborée par le gouverneur Clozel à partir de 1911 (voir l'ouvrage de Brévié, p. 157, ou celui de Gouilly, p. 251 , le citant).
17. O. Depont et X. Coppolani, 1897, p. 288.
18. Voir série E, dossier 13/2, A.N.M.
19. C. Coulon, 1981, p. 174.
20. Certains marabouts ainsi que toutes leurs familles étaient exemptés d'impôts. Pour la Mauritanie par exemple, voir D. Vuillemin, 1962, p. 341, citant P. Dubié.
21. Voir à ce sujet l'article de Jean-Louis Triaud, « La question musulmane en Côte d'Ivoire, 1893-1939 », R.F.H.O.M., 1974. Il révèle les tournées d'un marabout sénégalais en Côte d'Ivoire en 1932-1933.
22. Cap. d'Arbaumont, doc. C.H.E.A.M., 1949.
23. El Hadj Ibrahima Niass était reconnu comme un savant et un cheikh digne de respect et de vénération. Son influence dépassait les limites du Sénégal et s'étendait dans les pays anglophones tels que le Ghana et le Nigéria. Il entretenait des rapports étroits avec les cheikhs Idaou Ali de Mauritanie. Il avait tendance à s'éloigner des administrateurs coloniaux. Nous l'avons personnellement rencontré à Dakar quelques mois avant sa mort. Après un long entretien sur la doctrine tijâni, il nous a laissé l'impression d'être un des chefs de confrérie les plus brillants d'Afrique occidentale.
Quant à Cheikh Fanta Madi il jouissait d'un très grand prestige en Guinée et au Soudan français. Il est cependant difficile de le considérer comme un résistant. Sur la demande du gouverneur général il tint un meeting à Bamako en 1946 « pour contrer l'action du R.D.A. » (Rassemblement démocratique africain).

[Note. — Rappellons toutefois que le Premier ministre du Ghana, Kwame Nkrumah, chercha la bénédiction et se plaça sous la protection spirituelle de ces deux cheikhs. — Tierno S. Bah.]

24. Voir à ce sujet la Note sur le hamallisme, rédigée à Dakar par A. Gouilly (45 pages) à partir des documents confidentiels conservés à la Direction générale des A.P.A.S . (Affaires Politiques et Administratives du Sénégal). Document non encore classé aux Archives du Sénégal et daté du 15 août 1948.
25. Lettre du commandant de cercle de Bamako, en date du 21 septembre 1937 (Archives A.P.A.S. AP5, Dossier Hamallisme Soudan VII.6, non classé), citée par A. Gouilly, op. cit., p . 42.
26. P.V. du chef de la subdivision de Mourdiah en date du 31 août 1937, Archives A.P.A.S. AP5 Soudan VII-G, non classé. On pourrait multiplier les citations à partir de cette note confidentielle de Gouilly et des documents non classés dont nous disposons personnellement sous forme de photocopies.
27. A ce sujet, A. Gouilly commente : « Subsidiairement, il n'est pas sans intérêt de relever ici l'expression “dédoubler les petites prières”, employée en parlant des Hamallistes. C'est tout autre chose que d'“abréger” les prières canoniques, il ne s'agit plus que de prières surérogatoires ».
28. A. Gouilly, op. cit., p. 43. Citation tirée d'un P.V. du commandant de cercle de Kayes en date du 8 septembre 1937, document non classé, A.P.A.S. APS, op. cit.

29. A. Gouilly, op. cit.

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