Jawharatu-l-Kamâli
IV. — Cheikh
Hamahoullah et le Tijânisme
1. La thèse
hamalliste
A propos des
thèses défendues par Cheikh Hamahoullah au sein du tijânisme, certains ont
parlé de « tijânisme différencié » 1 ou de « tijânisme à caractère subversif »
2 et d'autres de « secte dissidente de la Tijâniyya » 3.
Enfin, des
marabouts locaux ont crié à l'hérésie. Jugements abrupts et laconiques ! Qu'en
était-il exactement ?
Cheikh
Hamahoullah n'avait pas apporté de réformes au sein de la Tijâniyya. Il voulut
simplement que l'on revînt à la doctrine originelle du fondateur du tijânisme —
telle qu'elle fut codifiée dans Jawâhir al-ma'ânî, l'ouvrage de référence
qu'aucun tijâni ne conteste. En clair, avant l'apparition de Cheikh Hamahoullah
comme khalife du tijânisme, les fidèles récitaient la formule
Jawharatu-l-Kamâli douze fois au lieu de onze. Or, nulle part, Cheikh Tijânî
n'avait prescrit de réciter douze fois cette formule et personne avant Cheikh
Lakhdar et Cheikh Hamahoullah ne s'était, semble-t-il, interrogé à ce sujet en
Afrique occidentale.
Pour revenir
aux sources et appliquer strictement les instructions du fondateur de la
Tijâniyya clairement exposées par Ali Ḥarâzim dans Jawâhir al-ma'ânî, Hamahoullah
avait demandé à ses fidèles de réciter onze fois la formule sacrée. C'est la
seule « innovation » qu'on peut attribuer au Chérif de Nioro. En vérité, il ne
s'agissait pas d'innovation ou de réforme mais plutôt d'un retour aux sources,
aux textes anciens élaborés sous la dictée de Cheikh Ahmed Tijânî lui-même.
Jawâhir
al-ma'ânî, sur lequel se fonde Cheikh Hamahoullah, nous paraît particulièrement
important. C'est le bréviaire du tijânisme. Il a été rédigé sous la dictée de
Cheikh Ahmed Tijânî par le célèbre Ḥâjj Ali Ḥarâzim dont nous avons déjà parlé.
En effet, à la page 186 de cet important ouvrage, on peut lire ce qui suit : «
Je n'ai rien écrit dans ce livre qui n'ait été dicté et vérifié par Cheikh
Ahmed Tijânî lui-même. »
Accusé par
ses adversaires d'avoir apporté des modifications au sein de la doctrine
tijâni, Cheikh Hamahoullah s'était défendu de toute idée de réforme de
l'enseignement du Cheikh Tijânî qui lui paraissait aussi sacré que la Sunna du
prophète Mohammed : « Vous qui avez eu confiance en mon maître Cheikh Ahmed
Tijânî pour guider vos pas chancelants sur le Chemin du Salut, soyez témoins de
ce qui suit : je n'ai rien réformé, rien apporté de nouveau dans la doctrine
tijâniyya. Qu'Allah le Tout-Puissant me préserve d'une telle tentative. Bien au
contraire, je vous demande d'observer strictement les prescriptions de Jawâhir
al-ma'ânî. Après le saint Coran et la Sunna du Prophète, lui seul, lu et
médité, doit guider votre religion et votre vie. Le retour à Jawâhir al-ma'ânî
est le seul moyen pour le tijâni de rester sur la voie que lui traça notre
Grand Maître, et de pratiquer une morale inspirée par la confiance en Dieu 4. »
Il convient
d'examiner de près la question de la prière Jawharatu-l-Kamâli à laquelle
Hamahoullah fait allusion en prêchant le retour aux prescriptions du livre
Jawâhir al-ma'ânî.
2. Le
problème de la « Jawharatu-l-Kamâli »
L'une des
prières recommandées par Cheikh Ahmed Tijânî consiste à réciter un certain
nombre de fois un texte intitulé Jawharatu-l-Kamâli, littéralement la « perle
de perfection ». Au sud du Sahara, la Jawharatu-l-Kamâli constitue l'un des
points les plus controversés de la doctrine tijâni.
En Afrique
de l'Ouest, elle a pris sans raison une importance qu'on n'aurait pas dû lui
accorder par rapport au reste de la doctrine tijâni.
Prière
facultative; la Jawharatu-l-Kamâli a cependant été à l'origine des dissensions
internes de la confrérie. Les hamallistes qui la récitaient onze fois ont été
appelés les « onze » ou « onze grains ». Les autres adeptes du Tijânisme
d'obédience omarienne ou ḥâfiẓienne (de Cheikh Mohammed al-Ḥâfiẓ) la récitaient
douze fois. On les a surnommés les « douze grains » 5.
Afin de
ramener à ses dimensions véritables la Jawharatu-l-Kamâli, il nous paraît utile
de rappeler ici les prescriptions fondamentales de Cheikh Ahmed Tijânî.
Les
fondements moraux ou recommandations de la Tijâniyya sont au nombre de
vingt-trois. L'impression que nous laisse la lecture des commandements du
fondateur de la zâwiya de Fès est que seul un bon musulman peut devenir un
tijâni exemplaire.
En plus de
ses obligations canoniques 6 de musulman, l'adepte du tijânisme doit réciter
trois litanies :
Lâzim
Waẓîfa
Taḥlîl ou
al-Ḥaddratu
Cette
dernière consiste à répéter plusieurs fois Lâ ilâha illâ-llâh. Il n'est pas
précisé combien de fois cette formule doit être récitée. Elle est généralement
répétée mille à mille six cents fois. Le Taḥlîl doit être récité après la
prière de al-Asr, vers la seizième heure le vendredi et de préférence en groupe
à la zâwiya.
Le Lâzim est
la prière tijâni la plus importante, il est d'ailleurs obligatoire. Dès qu'un
affilié de la confrérie s'abstient volontairement de le faire, il rompt ipso
facto le contrat moral qui le lie à la Tijâniyya. Le Lâzim représente en effet
les recommandations les plus importantes de Cheikh Ahmed Tijânî et mérite par
conséquent d'être connu.
Cette prière
consiste à répéter chaque jour cent fois chacune des formules ou expressions
suivantes :
Astaghfirullâh
As-ṣalât
'alâ-n-nabî (Salut au prophète) et de préférence la Salâtu-l-fâtilḥa
Lâ ilâha
illâ-llâh (il n'y a de Dieu qu'Allah)
La troisième
prière spéciale, celle qui nous intéresse ici, est la Waẓîfa. Elle consiste à
réciter :
trente fois
la formule Astaghfiru-llâha-l-'aẓîma lladhî lâ ilâha illâ huwa-l-hayyu-l-qayyûm
cinquante
fois la Salâtu-l-fâtiḥa
cent fois Lâ
ilâha illâ-llâh
onze fois la
Jawharatu-l-Kamâli 7
Réciter onze
ou douze fois la formule Jawharatu-l-Kamâli ? Telle était la grande question,
voire la pomme de discorde au sein du tijânisme en Afrique occidentale au début
du XXe siècle. Selon les traditions orales recueillies en Mauritanie, notamment
chez les Idaou Ali qui ont introduit la Tijâniyya au Fouta
sénégalo-mauritanien, la Jawharatu-l-Kamâli doit être répétée douze fois et non
onze.
La pratique
des « douze Jawharatu-l-Kamâli » s'appuierait sur l'anecdote suivante rapportée
par des traditions orales que nous avons recueillies au Sénégal, en Mauritanie,
au Mali et au Maroc :
« Un jour,
Cheikh Ahmed Tijânî arriva à la zâwiya de Fès juste à la fin de la prière. Les
fidèles avaient déjà récité onze fois la Jawharatu-l-Kamâli. Mais pour que le
Cheikh participât à la prière, ils la récitèrent une douzième fois. Le Cheikh
ne dit rien. C'est depuis ce jour qu'on prit l'habitude de répéter douze fois
cette formule. »
Cette
tradition orale qui constitue l'argument principal des défenseurs des douze
Jawharatu-l-Kamâli a été recueillie dès 1923 par le capitaine André 8,
responsable des affaires musulmanes au Gouvernement général :
« El Hadj
Omar, le Prophète du Fouta, récitait douze fois la Djahourat el Kémal mais,
dans son traité Djavar el Mahani 9, il déclare que la véritable diction est de
onze. En effet, Sidi Ahmed Tidjani, devenu vieux, laissa dire par son vicaire,
devant lui, cette prière douze fois, le Cheikh ne dit rien, les fidèles prirent
le chapelet à douze grains au lieu de onze. Le tidjanisme importé de Fès au
Soudan comptait par douzegrains. »
a. L'avis
des docteurs de la Zâwiya de Fès et le «
précédent jurisprudentiel » d'Idriss Iraki, un
adversaire acharné de la récitation des Onze Jawharatu-l-Kamâli
Au sujet de
la fameuse Jawharatu-l-Kamâli, de nombreuses thèses plus crédibles que la
précédente s'affrontent toujours 10. A notre connaissance, aucune source écrite
émanant de Cheikh Tijânî ne vient corroborer cette tradition. Rien ne semble
prouver que la cérémonie dont il est question ait eu lieu.
Des faits
d'une telle importance qui marquent une évolution au niveau d'un point de
doctrine n'auraient pas manqué de retenir l'attention des compagnons ou scribes
de Cheikh Tijânî qui ont révélé la doctrine tijâni au monde.
En tout cas,
Ḥâjj Ali Ḥarâzim, l'auteur de Jawâhir al-ma'ânî, n'en parle nulle part dans ses
écrits.
Quand on
sait que Cheikh Ahmed Tijânî n'avait d'autres activités que la prière et le
recueillement, il nous est difficile de croire que le marabout de Fès se serait
présenté si tardivement à la prière. C'est pour toutes ces raisons que nous
avons mené une enquête en Afrique de l'Ouest et à Fès même, sur le problème de
la Jawharatu-l-Kamâli.
Les avis que
nous avons recueillis méritent d'être publiés ici.
Le
professeur marocain Idriss Iraki 11, moqaddem de la zâwiya tijâni de Fès,
avance la thèse selon laquelle tous ceux qui ne récitent pas la fameuse formule
douze fois ne suivent pas la vraie Voie et n'appartiennent pas à la confrérie
tijâni. Nous devons nous attarder sur cette thèse car l'homme qui la soutient
n'est pas inconnu en Afrique occidentale. En effet, il serait titulaire de
quarante-neuf diplômes décernés par des professeurs éminents tels que Mohammed
Arabî Assayih et Ahmed Sukayrij. D'une vaste érudition, il a adhéré à la
Tijâniyya depuis 1353 de l'Hégire (1942). Fils de Mohammed Ibn Ubayd al-Iraqî
al-Ḥusaynî, l'un des plus célèbres imams de la zâwiya tijâni de Fès, Idriss
Iraki, que nombre de chefs ouest-africains du tijânisme considèrent comme l'une
des voix les plus autorisées au sein de la confrérie, a reçu le wird de
l'honorable Ṭayyib Sufyânî.
Idriss Iraki
fonde sa thèse sur plusieurs points d'histoire et de jurisprudence. Il affirme
que de tout temps la Jawharatu-l-Kamâli a été récitée onze fois mais qu'« une
année avant sa mort, Cheikh Ahmed Tijânî aurait procédé à une modification de
la doctrine sur les ordres du prophète Mohammed». L'innovation essentielle
consisterait à répéter la Jawharatu-l-Kamâli douze fois.
Le moqaddem
de Fès révèle ensuite qu'il détient un document signé de Ḥâjj Ali Temasînî qui
prouverait que seule la pratique des « douze » Jawharatu-l-Kamâli serait
licite. Il s'agirait du texte d'une ijâza (diplôme de moqaddem) que ce
prestigieux compagnon de Cheikh Tijânî aurait délivré à l'un de ses fidèles.
Enfin,
Idriss Iraki se fonde sur ce qu'il appelle un « précédent jurisprudentiel ».
Selon lui, l'Imam Mâlik Ibn Anas, fondateur de l'école juridique la plus
répandue en Afrique de l'Ouest et au Maroc, précise dans l'un de ses nombreux
traités de droit musulman qu'en cas de controverse juridique sur un point de
jurisprudence islamique, l'avis des ulémas de la ville du Prophète (Médine)
devrait prévaloir sur tous les autres. Idriss Iraki déduit de ce qui précède et
par analogie que s'il y a litige sur un point de la doctrine tijâniyya l'avis
des ulémas de Fès, la ville de Cheikh Tijânî, devrait primer l'opinion des
autres ulémas de la confrérie. A la thèse du moqaddem de Fès, il faut apporter
un complément d'informations ou même des avis différents d'autres responsables
tels que le célèbre érudit Ḥâjj Mohammed Ibn Maghî, directeur et moqaddem de la
zâwiya de Meknès : « Au début on récitait onze fois la Jawharatu-l-Kamâli mais
actuellement on la récite douze fois. Toutefois, après la onzième récitation de
la formule, on dépose le chapelet car la douzième est surérogatoire. ll n'y a
ni péché, ni hérésie, si l'on récite onze ou douze fois la Jawharatu-l-Kamâli.
» Le petit-fils du célèbre Ḥâjj Ali Ḥarâzim est du même avis que le moqaddem de
Meknès :
« Réciter
onze fois, c'est bon, comme réciter douze fois c'est bon également. »
C'est la
même thèse que défend Ben Salem Tijânî (Fès), un des descendants de Cheikh
Tijânî :
« Ceux qui
récitent onze fois la Jawharatu-l-Kamâli et comme ceux qui la répètent douze
fois sont tous des adeptes du tijânisme. Ceux qui en Afrique noire tentent de
jouer sur cette divergence mineure pour diviser les membres de la confrérie ont
d'autres raisons inavouées, politiques, peut-être. En tout cas, j'ai conseillé
à des marabouts sénégalais de ne pas accorder d'importance à ces détails.
En 1970,
j'ai été en Haute-Volta où j'ai rendu visite à des fidèles qui récitent onze
fois la Jawharatu-l-Kamâli. On psalmodiait ensemble cette litanie. Eux, ils
s'arrêtaient à la onzième récitation et moi je faisais la douzième. Je n'étais
nullement gêné, ni eux d'ailleurs. Je me suis entretenu avec leurs chefs, Fodié
Abdallahi Doucouré et Mohammed Sidi Mohammed.
Je considère
que tous ceux qui sont dans la voie « onze » (les hamallistes) sont tijâni à
part entière puisqu'ils se réfèrent à Jawâhir-al-ma'ânî.
Parlant de
Jawâhir al-ma'ânî, le prophète Mohammed (que la paix soit sur lui) a dit à
Cheikh Ahmed Tijânî (en songe) : C'est ça mon livre et c'est moi qui l'ai fait.
Peut-on donc
reprocher aux hamallistes de se conformer aux prescriptions de ce livre ? Non !
Il faut cependant faire remarquer que Cheikh Tijânî était décédé douze ans
après la parution de l'ouvrage. Il est donc possible qu'il ait procédé pendant
cette période à des modifications qui n'avaient pu être communiquées à tous les
adeptes avant sa mort.
Bref, aucune
preuve écrite ne confirme que Cheikh Tijânî aurait dit de réciter douze fois la
Jawharatu-l-Kamâli.
Seulement,
l'imam Sayyidî Tijânî Ibn Bâbâ al-Alawî ash-Shinqîṭî, auteur de Munyat
al-murîd, dit au sujet de la formule qui nous intéresse ici, que du vivant de
notre Cheikh, ils ont ajouté une fois. On pourrait donc dire que cette
augmentation n'a pas été autorisée par le Cheikh. ll n'y a rien de clair à ce
sujet. Quoi qu'il en soit pour moi, on peut réciter douze ou onze fois la
formule, les deux voies sont valables 12. »
b. Le point
de vue du professeur Cheikh Tahirou Doucouré , un défenseur
de la thèse Hamalliste
L'avis
d'Idriss Iraki sur le problème de la Jawharatu-l-Kamâli n'est nullement partagé
par Cheikh Tahirou Doucouré13, une voix autorisée du hamallisme. Après avoir
pris connaissance de la déclaration du moqaddem de Fès, il donne non seulement
son point de vue sur la question, mais il entreprend aussi la réfutation, point
par point, des thèses d'Idriss Iraki. Il s'appuie également sur le droit
musulman et l'histoire.
En effet,
pour Cheikh Tahirou Doucouré, Idriss Iraki n'a pas prouvé que Cheikh Tijânî
avait reçu du Prophète Mohammed une année avant sa mort, l'autorisation de
faire réciter douze fois la Jawharatu-l-Kamâli. Il affirme que les arguments
d'Idriss Iraki selon lesquels il n'aurait été question de prescriptions abrogatives
ou additionnelles de certaines prières qu'une année avant la mort de Cheikh
Tijânî sont contestables dans la mesure où l'imam Mohammed Ibn Mushri (mort six
ans avant Cheikh Tijânî) révèle déjà dans son Kitâb al-jâmi' des modifications
de certains points de la doctrine tijâniyya. Une partie de la déclaration de
Cheikh Tahirou Doucouré a retenu notre attention :
« En
admettant avec Idriss Iraki que la modification au sujet de la formule dite de
la Perle de perfection n'ait été révélée qu'une année avant la mort du Cheikh
Tijânî, donc après la parution de Jawâhir al-ma'ânî et de Kitâb al-jâmi', on
peut cependant s'étonner du fait que cette fameuse modification tardive dont on
fait provenir l'initiative non seulement de Cheikh Tijânî mais du Prophète
n'ait pas été évoquée dans les ouvrages de références de la Tijâniyya rédigés
après le décès du fondateur de la confrérie. En tout état de cause, dans Mîzâb
al-raḥma al-rabbâniyya, dans Kashf al-ḥijâb, dans Fatḥ al-rabbânî, dans Ifâdat
al-Aḥmadiyya et dans Durrat al-kharîda de Nawifî qui n'ont rien omis de
l'histoire et de la doctrine du tijânisme (même les détails les plus
insignifiants), il n'est nulle part question de cette fameuse modification
tardive dont le Prophète serait responsable, d'après Idriss Iraki. »
Continuant à
réfuter les thèses d'Idriss, le professeur Doucouré relève, entre autres, un
point de la déclaration du moqaddem de Fès :
« En effet
notre frère semble se fonder sur une citation tirée de Munyat al-murîd dans le
but de nous faire accepter le point de vue selon lequel “l'augmentation” aurait
été prescrite ou acceptée par Cheikh Tijânî : Du vivant de notre Cheikh, ils
ont ajouté une fois 14. N'est-ce pas qu'on dit ils (au pluriel) ont ajouté. Ce
n'est donc pas le Cheikh (il au singulier) qui a ajouté une fois. En tant
qu'adepte du tijânisme nous suivons le Cheikh et non ses « talibés » …
Toujours à
propos de cette modification concernant la Jawharatu-l-Kamâli qu'il faut
réciter onze fois ou douze n'est-ce pas que Mohammed Assayih, auteur de Bughyat
al-mustafîd (qui n'est pas moins crédible que l'auteur de Munyat al-murîd),
écrit à la page 360 en commentant justement la citation tirée par Idriss Iraki
de Munyat al-murîd :
Cette
augmentation peut être considérée comme acceptée par le Cheikh. Ceci prouve
bien … que l'augmentation ne provient pas de l'initiative du Cheikh Tijânî. »
Cheikh
Tahirou Doucouré aborde ensuite le raisonnement par analogie proposé par Idriss
Iraki. Il conteste l'analogie établie par le moqaddem de Fès, entre le Coran et
la Sunna d'une part, et la doctrine tijâni d'autre part, en ce qui concerne
l'abrogation d'une prescription par une autre plus récente. Pour lui, le Cheikh
Tijânî n'a jamais procédé à des abrogations dans la doctrine tijâni mais à des
allègements, d'où le caractère facultatif des dernières prescriptions.
Rappelons que Cheikh Tahirou Doucouré insiste sur le fait que Cheikh Ahmed
Tijânî emploie dans les textes où il est question de nouvelles prescriptions
l'expression « Si vous voulez » (in shi'tum) ou la conjonction « ou » (aw), qui
impliquent un choix et non une obligation.
En ce qui
concerne la seconde analogie établie par Idriss Iraki entre les ulémas médinois
au sein de l'Islam et les ulémas de Fès dans la confrérie des tijâniyya, Cheikh
Tahirou Doucouré se fonde sur deux ouvrages pour faire remarquer que la thèse
de l'imam Mâlik avait été vivement contestée par l'imam al-Shâfi'î et par al-'Âṣ
Ibn Sa'd, l'un des plus grands jurisconsultes égyptiens de la génération de
Mâlik 15.
Il s'étonne
dès lors que le moqaddem de Fès puisse étayer son argumentation par une thèse
que Mâlik lui-même ne défendit pas après la controverse qu'elle suscita. Après
avoir dit que les ulémas de Fès n'étaient pas plus crédibles que ceux
d'ailleurs à l'instar de ceux de Médine par rapport à leurs collègues des
autres régions du monde, le professeur Doucouré termine sa déclaration en
prêchant le retour au bréviaire tijâni, Jawâhir al-ma'ânî, qui prescrit la
récitation de la Jawharatu-l-Kamâli onze fois.
Toutefois,
il se garde de condamner ceux qui récitent douze fois la fameuse formule.
Il convient
de faire remarquer que la plupart des personnes interrogées semblent faire
preuve de modération au sujet de la récitation de la formule en question. Elles
pensent qu'on peut la répéter onze ou douze fois.
C'est là, à
notre avis, la voie la meilleure, puisqu'elle est celle de la tolérance.
La waẓîfa
n'étant que facultative, en ne faisant pas l'une des prières qui la composent,
il n'y a aucune entorse à la doctrine tijâni.
On peut donc
s'abstenir de réciter la Jawharatu-l-Kamâli et rester un bon tijâni.
Dans ces
conditions, il est difficile de partager l'avis d'Idriss Iraki lorsqu'il
déclare que les fidèles de la Tijâniyya qui ne répètent pas douze fois la
Jawharatu-l-Kamâli s'excluent eux-mêmes ipso facto de la confrérie.
D'autre
part, le diplôme de moqaddem qu'aurait rédigé Ali Temasînî et sur lequel Idriss
Iraki semble s'appuyer, ne nous a pas été présenté. Mais il est peu probable
que la publication de ce diplôme de moqaddem puisse renforcer la thèse des
douze Jawharatu-l-Kamâli dans la mesure où, au sein de la Tijâniyya, Ali
Temasînî n'avait pas autant d'autorité qu'Ali Ḥarâzim, l'auteur de Jawâhir
al-ma'ânî.
Il ne nous
semble guère possible et souhaitable de vouloir trancher ce débat où
s'affrontent ulémas, jurisconsultes et moqaddem. La tolérance et la
compréhension dont firent preuve presque tous ceux qui ont bien voulu nous
informer, nous paraissent les attitudes les plus recommandables en ce domaine
où la passion enflamme plus que la raison ne le permet. Dans son humilité
d'historien, Marc Bloch ne nous proposait-il pas une attitude de prudence et de
compréhension? :
« Pour
séparer dans la troupe de nos pères les justes des damnés, sommes-nous donc si
sûrs de nous-mêmes et de notre temps? »
c. Essai de
synthèse des positions
Qu'il nous
soit simplement permis, à partir des ouvrages de référence de la Tijâniyya, de
dégager un point de vue sinon une synthèse. Si on se fonde sur Jawâhir
al-ma'ânî, l'ouvrage rédigé sous la dictée de Cheikh Ahmed Tijânî lui-même, la
Jawharatu-l-Kamâli doit être récitée onze fois. Dans le Kitâb al-jâmi' de
l'imam Ibn Mushri 16, il est question de répéter la pieuse formule « onze fois
ou plus ».
Dans son
traité ar-Rimâḥ (Les lances), El-Hadj Omar écrit sans toutefois donner ses
sources :
« La Waẓîfa
comprend douze fois la récitation de la prière Jawharatu-l-Kamâli 17. »
Plus près de
nous, Mohammed al-Arabî Assayih écrivait dans Bughyat al-mustafîd (en citant
Munyat al-munâ) :
« On récite
la Jawharatu-l-Kamâli onze fois précisément ; mais du vivant de notre Cheikh,
ils ont ajouté une fois. Cette augmentation est louable 18. »
Cette phrase
de Mohammed Arabî a déjà suscité des commentaires tels que ceux de Ben Salem
Tijânî que nous avons rapportés plus haut.
Cette
version a été citée par Idriss Iraki 19. Elle nous suggère cependant quelques
questions : qui sont-ils, ceux qui ont ajouté une fois ? S'agirait-il du Cheikh
Tijânî et de ses fidèles ou de ces derniers seulement ? Il est bien regrettable
que Mohammed al-Arabî Assayih n'ait pas donné plus de précisions. Et lorsqu'il
poursuit : « cette augmentation est louable », on peut penser que la douzième
récitation de la Jawharatu-l-Kamâli n'est pas une prière obligatoire mais
surérogatoire.
Son texte
aurait eu beaucoup plus d'intérêt pour nous s'il avait donné les raisons
profondes et les circonstances de cette « augmentation ». Etant lui-même tijâni
« douze grains », Assayih ne pouvait que qualifier cette « augmentation » de
louable.
d. Cheikh Hamahoullah
et le problème de la Jawharatu-l-kamâli
Rappelons-le,
les hamallistes sont des membres à part entière de la Tijâniyya qui récitent la
Jawharatu-l-Kamâli onze fois. Ils s'appuient sur l'autorité de Cheikh
Hamahoullah et de son maître, Cheikh Lakhdar.
Il nous a
paru intéressant de reconstituer, avec l'aide des moqaddem hamallistes,
l'argumentation de Cheikh Hamahoullah à propos de la Jawharatu-l-Kamâli. Le
Cheikh se fondait d'abord sur le livre Jawâhir al-ma'ânî 20, le bréviaire de la
Tijâniyya rédigé sous la dictée du Cheikh Ahmed Tijânî lui-même. Il s'appuyait
sur la valeur ésotérique du nombre « onze » dans la Waẓifa, argument de poids
qui permit à Lakhdar de s'imposer à tous les ulémas qu'il avait rencontrés.
C'est cette
connaissance de toute la valeur mystique du nombre onze, qui permit à Cheikh
Hamahoullah de convaincre des érudits et des hommes de sciences tels que
Thierno Bokar de Bandiagara et Moulaye Idriss de Banamba. Il s'appuyait
également sur une thèse admise par tous les membres de la Tijâniyya, selon
laquelle les règles de la confrérie auraient été communiquées à Cheikh Tijânî
21 au cours d'une retraite spirituelle, par le Prophète Mohammed lui-même.
Il en
déduisait que la doctrine et les pratiques cultuelles du marabout de Fès
avaient valeur de Sunna 22 avant d'exprimer sa méfiance vis-à-vis de toute
pratique non prescrite dans le livre Jawâhir al-ma'ânî. Il invitait par
conséquent ses fidèles à respecter scrupuleusement les prescriptions exposées
dans cet ouvrage. Mais il ne condamnait pas ceux qui récitaient la
Jawharatu-l-Kamâli douze fois, même s'il affirmait n'avoir aucune raison de
faire comme eux.
Ainsi se
trouvent présentées et commentées les différentes exégèses des textes, des
traditions ou des usages, ayant abouti à la fixation des diverses tendances de
la Tijâniyya. La divergence essentielle et unique entre les deux écoles de la
confrérie se situe au niveau de la formule Jawharatu-l-Kamâli. La contradiction
est mineure et sans intérêt, surtout quand on sait que l'ensemble de la prière
Waẓîfa, dont la Jawharatu-l-kamâli n'est qu'une des parties, est facultative.
A priori, on
peut penser que le problème de la Jawharatu-l-Kamâli n'était qu'une question de
détail sans importance dans la doctrine tijâni et qu'elle ne pouvait susciter
d'intérêt que chez des marabouts passionnés par les arguties juridiques et les
controverses religieuses.
En vérité,
la Jawharatu-l-Kamâli ou tout au moins sa récitation onze fois avait pris en
Afrique de l'Ouest, sous le régime colonial, un sens politique.
Voici
comment un point de détail de la doctrine tijâni, qui aurait dû rester
l'affaire des maîtres de zâwiya, avait pu glisser dans les rapports politiques
des gouverneurs de l'A.O.F.
En Afrique
du Nord, après le décès de Cheikh Ahmed Tijânî en 1815, il y eut des
divergences au sein de la Tijâniyya. Les principales zâwiya étaient celles de
Fès, de Tlemcen, d'Aïn Madi et de Temasîn.
Toutes, sauf
celle de Tlemcen dirigée par le célèbre Cheikh Tâhar, récitaient la
Jawharatu-l-Kamâli douze fois. Jusque-là, il n'y eut rien de particulier. Mais
lorsque l'émir Abd-el-Kader (1808-1883) entreprit de lutter contre les
envahisseurs français, il sollicita en 1832 l'appui de Mohammed Tijânî, le chef
de la zâwiya d'Aïn Madi. Ce dernier repoussa l'appel du nationaliste algérien.
A la tête de son armée, le 12 juin 1838, l'Emir Abd-el-Kader marcha sur Aïn
Madi. Sommé de se rendre, Mohammed Tijânî répondit à l'envoyé de l'émir :
« Dites à
votre maître que je ne suis ni un révolté, ni un ennemi mais le chef d'une confrérie
religieuse ne s'occupant que des choses du Ciel. Je veux éviter tout contact
avec les princes de la terre. Je proteste de nouveau de mes intentions
pacifiques ; mais si le sultan (l'émir) veut me voir, il devra d'abord
renverser les murailles de ma ville et percer la poitrine de mes serviteurs. »
Mohammed
Tijânî ne veut pas lutter contre la France, il préfère s'exiler au Maroc
(novembre 1838). En 1840, la zâwiya d'Aïn Madi apporte son aide matérielle et
son appui moral au maréchal Valée en lutte contre l'émir Abd-el-Kader.
La zâwiya de
Temasîn, dirigée par Ali Ibn Isâ, refuse également de résister aux Français,
s'alignant ainsi sur les positions d'Aïn Madi.
Seule la
zâwiya de Tlemcen, dirigée par Cheikh Tâhar, appuie l'émir et proclame la
guerre sainte contre la France.
Depuis cette
époque, les Français considéraient que le tijânisme à douze Jawharatu-l-kamâli
(Aïn Madi, Temasîn) était favorable à leur cause, tandis que la Tijâniyya à
onze Jawharatu-l-Kamâli (Tlemcen) leur était franchement hostile, donc «
subversive ».
C'est la
raison pour laquelle Cheikh Hamahoullah, qui prêchait le tijânisme à onze
Jawharatu-l-Kamâli, ne pouvait bénéficier dès le départ d'un préjugé favorable
auprès de l'administration coloniale.
Les
marabouts hostiles à Cheikh Hamahoullah et proches des autorités n'eurent aucun
mal à le présenter comme « un danger pour la France », et sa confrérie comme
l'héritière des idées politiques des tijânis algériens qui avaient soutenu
l'émir Abd-el-Kader contre les troupes françaises.
On comprend
dès lors avec quel acharnement, des administrateurs de l'A.O.F., interpellés
par certains marabouts maures et noirs, ont déclaré la guerre au hamallisme dès
son apparition, sans même savoir s'il avait des revendications politiques. En
fait, ces chefs de zâwiya impliquèrent très adroitement les autorités
françaises dans un conflit d'ordre strictement religieux qui les opposait à
Hamahoullah à propos de la Jawharatu-l-Kamâli. Ils étaient inquiets de la
montée du hamallisme qui exerçait un attrait irrésistible sur leurs fidèles.
En vérité,
dès la désignation de Cheikh Hamahoullah comme chef de confrérie, il y eut de
nombreuses réactions dans les milieux maraboutiques.
3. Les
réactions à l'apparition de Cheikh Hamahoullah comme khalife et les raisons du succès
hamalliste
a. Les
réactions favorables
Les premiers
ralliements à la thèse hamalliste ont été signalés dans des villes imprégnées
de culture islamique. En effet, ce sont des ulémas, des poètes et des
jurisconsultes de Oualata, de Kaëdi, de Tichitt (Mauritanie), de Nioro, de
Mourdiah et de Banamba (Mali) qui répondirent en premier lieu aux appels de
Cheikh Hamahoullah. Ces premières adhésions furent incontestablement l'une des
causes essentielles du succès de l'école hamalliste. C'est pourquoi il nous
paraît utile d'insister non seulement sur ces adhésions mais sur la manière
dont elles étaient faites. Le plus souvent, ce sont les représentants des
villes, des familles ou des tribus qui se rendent à Nioro pour informer Cheikh
Hamahoullah de leur intention et de celle de leurs mandants d'adhérer à la
nouvelle confrérie. Généralement, les délégués s'exprimaient publiquement. Les
textes de leurs déclarations sont encore conservés à Nioro, dans la famille de
Cheikh Hamahoullah. Selon une tradition établie au Sahel soudano-mauritanien,
ces adhésions étaient exprimées sous forme de poèmes. Il convient cependant de
faire remarquer que les affiliations individuelles étaient les plus nombreuses.
Le
ralliement qui fit à l'époque le plus de sensation dans les milieux
maraboutiques du Sahel fut celui de la famille du célèbre jurisconsulte
mâlikite, Mohammed Yahya, de Oualata. Cette famille était considérée comme
l'une des plus instruites de toute la Mauritanie.
Elle se fit
représenter à Nioro par Mohammed Mokhtar ould Mohammed Yahya et son frère
Hassan ould Mohammed Yahya. Ce dernier s'exprima en ces termes dans un poème
célèbre, le jour de son arrivée à Nioro, devant une assistance nombreuse où
prenait place Cheikh Hamahoullah lui-même :
« L'homme
chez qui nous arrivons aujourd'hui est devenu mon guide spirituel. C'est le
protégé de Dieu, c'est le plus grand mystique de notre temps. Il a surclassé
tous les mystiques connus de notre époque, sur le plan de la générosité, de
l'honnêteté intellectuelle parce qu'il a deux couronnes sur la tête, la
couronne du « Pôle » et celle du saint. C'est l'homme dont nous respectons les
paroles et les actes. Il a mérité toute notre admiration. »
Peu de temps
après, des hommes influents, des marabouts, des poètes et des chefs de tribu
accoururent de toutes parts. De la région de Kiffa, arriva l'homme qui était
considéré comme le plus instruit des Idaou el-Haj, Cheikh Mohammed Lémine ould
Khtour. Dans son poème de ralliement, il s'exprimait ainsi :
« A partir
d'aujourd'hui, je n'ai plus qu'un seul guide, qu'un seul maître au plan
spirituel, c'est Cheikh Hamahoullah. »
C'est à la
suite de ces premières adhésions que les ulémas de Tichitt, ville natale du
père de Cheikh Hamahoullah, se réunirent en congrès en vue d'arrêter une
position commune à l'égard du nouveau « Pôle » de la Tijâniyya. Ils décidèrent,
à l'issue de leur réunion, d'envoyer l'un des hommes les plus cultivés de
Tichitt auprès de Chérif Hamahoullah pour lui exprimer de vive voix leur
adhésion à la nouvelle confrérie hamalliste. Il est à noter que le délégué de
Tichitt s'appelait Mohammed el-Mokhtar ould M'Ballé et que cet homme était
considéré comme le plus grand spécialiste de la jurisprudence mâlikite au Hodh.
S'adressant à Cheikh Hamahoullah en termes poétiques, il déclare :
« Le
représentant de Cheikh Ahmed Tijânî s'est imposé à nous, à nos esprits et à nos
conceptions. Ses méthodes et ses idées font jaillir la lumière qui nous
éclaire. Je parle de Cheikh Hamahoullah, le « Pôle » de l'Univers et le
défenseur de la vérité. C'est grâce à sa venue que les nuages du doute qui
planaient sur la Tijâniyya se sont dissipés. »
Quant à
Sidati ould Baba Aïnina de Néma, les éloges qu'il présenta dans son poème de
ralliement n'étaient pas moins dithyrambiques :
« Chérif
Hamahoullah que je suis venu voir aujourd'hui est l'homme parfait, c'est le
dépositaire de l'héritage spirituel de Cheikh Tijânî. Nous en avions eu les
indices et nous en avons aujourd'hui les preuves irréfutables. Une fois qu'on
prend contact avec cet homme dont le rôle est de guider sur le chemin de Dieu,
on se rend compte qu'il tire sa force d'un océan de connaissances 23. »
Venue des
lointaines rives du fleuve Sénégal, la délégation de Kaëdi, composée d'érudits
aux cheveux blancs, se présenta à la zâwiya de Cheikh Hamahoullah.
Tour à tour,
Fodié Bakary Doucouré, Fodié Abdallahi Diagana, Fodié Cheikhou Diagana et
Mohammed Youssouf Diagana, tous, anciens disciples de Lakhdar, demandèrent un
chapelet d'élève au Chérif de Nioro qui ne tarda pas à les élever au rang de
moqaddem.
Quant à
Moulaye Idriss de Banamba (Mali), son adhésion causa une grande surprise dans
tous les confins soudano-mauritaniens. Cet homme d'ascendance chérifienne était
à la fois jurisconsulte, grammairien, poète et surtout thaumaturge. Il était craint
et respecté. Il aurait décidé d'adhérer au hamallisme après avoir fait des
investigations d'ordre ésotérique sur la ṭarîqa (Voie) proposée par le Chérif
Hamahoullah. Dans son poème de ralliement il révèle qu'il avait mené de longues
recherches non seulement sur la valeur mystique du nombre onze et la récitation
de la Jawharatu-l-Kamâli, mais aussi sur les origines chérifiennes de l'élève
de Lakhdar. Dans ce poème de toute beauté, Moulaye Idriss rétablit pour la
première fois la généalogie de Chérif Hamahoullah en remontant au Prophète
Mohammed. Pour lui, le fils d'Assa Diallo est « notre guide, le Choisi de Dieu
et le descendant de la famille la plus illustre du monde musulman ».
On comprend
dès lors le souci de la plupart de ces hommes de faire remarquer qu'il
s'agissait pour eux de prêter un serment de fidélité mais non d'effectuer une
simple adhésion 24.
Après s'être
renseigné sur la nouvelle confrérie, Mohammed Doucouré, le grand muftî de
Mourdiah (Mali) réunit tous ses proches en vue de dégager une position commune
à l'égard du hamallisme. La tradition rapporte que des hommes de culture tels
que Demba Wagué et Baye Doucouré avaient participé à cette réunion où il fut
décidé d'adhérer à la confrérie de Cheikh Hamahoullah. En conséquence, Mohammed
Doucouré se rendit à Nioro.
Là, il lut
un poème d'adhésion que nombre de hamallistes récitent encore par coeur. Ce
texte, qui luî valut un réel succès au plan littéraire, était intitulé Yâ ṣâhib
al-waqt (Oh ! l'homme de notre temps !). Dans ce texte, il présente Cheikh
Hamahoullah comme un homme hors de l'ordre commun :
« Tu es le
guide dont les bienfaits ont comblé tous les hommes de bonne foi. De tes
actions jaillit la lumière qui éclaire les villages, les villes, les campements
et les déserts. Tu me connais mieux que moi-même, tu peux également me défendre
plus que je ne le peux. Oh mon Cheikh ! (…) qui ne dévie pas d'un pas du chemin
de la vérité ! Oh ! qu'ils sont à plaindre ceux qui te contestent ! »
De Touba
(Mali) arriva Madiou Sylla, un autre juriste noir de grande renommée. Il lut
également un poème, marquant ainsi son adhésion au hamallisme.
Sept ans
seulement après sa désignation par Cheikh Sîdî Mohammed Lakhdar comme son
successeur, la réputation de Cheik Hamahoullah avait dépassé les frontières des
territoires du Sahel.
i. L'hommage
de Thierno Aliou Ɓouɓa Ndiyan
Dès 1916, un
érudit aux cheveux blancs, le Cheikh Thierno Aliou Ɓuuɓa Ndiyan (1850-1927),
prend position en faveur du Chérif de Nioro.
Chef
spirituel incontesté de Labé, Thierno était lui-même un soufi, un exégète du
Coran, un théologien émérite et un juriste distingué. Sa perception théologique
était des plus rigoureuses. Considéré comme un des saints musulmans les plus
dignes de respect et de vénération, Thierno Aliou était pour les marabouts du
Fouta-Djallon le maître, le guide inspiré dont toute la vie n'aurait été qu'une
imitation de celle du Prophète Mohammed.
Thierno, qui
excellait dans l'enseignement du fiqh et le commentaire des ḥadîth, était
lui-même une sommité de la Tijâniyya douze grains.
Panégyriste
du Prophète et chantre du soufisme, le marabout Peul était attiré par tous les
hommes de Dieu. Il n'avait jamais rencontré personnellement Cheikh Hamahoullah,
mais après avoir pris connaissance d'opinions discordantes sur le marabout de
Nioro, il se livra, à la demande de ses proches, à une longue méditation
doublée d'une investigation mystique. Son verdict était clair. Pour que
personne au Fouta ne doutât plus de la sainteté du Cheikh maure, Thierno lui
dédia un beau poème.
Dans son
oeuvre poétique, Thierno ne parle pas d'adhésion à la confrérie du Chérif de
Nioro, mais il atteste devant Dieu et les hommes que Cheikh Hamahoullah est un
saint, titre combien édifiant qu'un homme de la trempe de Thierno Aliou Ɓuuɓa
Ndiyan ne pouvait attribuer à quelqu'un qui ne lui paraissait pas proche de
Dieu et digne de vénération.
Cet hommage
appuyé du savant Peul eut de grandes répercussions dans tout le Sahel
soudano-mauritanien et bien évidemment en Guinée, où Cheikh Hamahoullah jouit
encore d'une réputation d'ascète et de saint auprès des marabouts de Labé et de
Kankan. Le poème de Thierno, dont la tombe constitue un lieu de pélerinage pour
de nombreux musulmans de la Moyenne Guinée, est un chef-d'oeuvre littéraire. Il
est de nos jours récité en choeur dans les zâwiya du Sahel 25.
ii. Adhésion
des soufis
De nombreux
soufis noirs tels que Fodié Abdoulaye Doucouré de Ouahigouya (Haute-Volta),
Aboubacar Mangané de Bron (Mali) ont adhéré au hamallisme dès les premières
heures de la confrérie. A Nioro même, le célèbre poète et juriste soninké,
Bakary Cissé le frère de Madi Assa Diakité, l'imam de Nioro, devint non
seulement le disciple de celui qu'il qualifia lui-même de revivificateur du
tijânisme, mais aussi son secrétaire particulier. Cet homme était considéré
comme l'un des plus instruits de Nioro. N'est-il pas aussi de la lignée du
grand Dioumou Kaba Diakité, chef religieux de la ville avant l'intrusion des
armées omariennes ? Quoi qu'il en soit, Bakary Cissé adhéra sans complexe à la
Voie de celui qu'il considérait comme l'héritier spirituel de Cheikh Ahmed
Tijânî. Il récita le panégyrique de son nouveau maître à l'instar des autres
poètes qui l'ont précédé. Dans son oeuvre poétique, il dit que Chérif
Hamahoullah est « une lumière qui attire et ramène vers elle l'homme béni, mais
qui reste invisible à l'homme maudit ».
Ce verdict
rendu par un homme de la trempe de Bakary Cissé ne pouvait laisser indifférents
ceux qui hésitaient encore à Nioro. On peut donc penser que le succès de Cheikh
Hamahoullah est essentiellement dû à l'adhésion des grands lettrés du Sahel
soudano-mauritanien et à l'appui d'érudits tels que Thierno Aliou Ɓuuɓa Ndiyan,
qui avait une ancienne réputation de sainteté et qui, de surcroît, ne lui
devait rien et n'avait à priori aucune raison — en dehors des motifs religieux
— de le soutenir. Les adhésions telles que celles de Tierno Bokar Salif de
Bandiagara dont nous parlerons plus loin, confirmèrent, aux yeux de beaucoup,
que Cheikh Hamahoullah n'était pas un marabout comme les autres mais bien le
défenseur désigné de l'héritage spirituel de Cheikh Ahmed Tijânî.
Le
ralliement d'un seul marabout pouvait entraîner celui de tous ses disciples.
Lorsque les
foules affluèrent dans les zâwiya de Cheikh Hamahoullah, il ne se laissa pas
griser par le succès. Il ne changea en rien ses habitudes et son train de vie.
Il resta isolé dans la prière et le recueillement. Rien ne troubla son
existence recluse.
Sous les
tentes du Hodh, les caravaniers rentrant de Nioro ne cessaient de présenter son
comportement de tous les jours et sa piété comme un modèle à suivre. Mais son
succès rapide lui suscita de nombreux rivaux parmi les marabouts maures. Il fut
contesté et critiqué violemment par des adversaires de taille dont les plus
célèbres furent Mohammed Qadir ould Mayaba et Fah ould Cheikh el-Mehdi.
b. Les
réactions hostiles
i.
L'opposition d'Ould Mayaba
Mayaba 26
est le surnom donné par un griot à Sidi Ahmed ould Abdallah, un dignitaire de
la prestigieuse tribu des Tajakant, mort vers la fin du XVIIIe siècle à Togba
27.
Considérée
comme une pépinière de savants, la tribu des Tajakant, qui se réclame de la
lignée des célèbres Lemtouna, nomadisait dans tout le Trab-Chinguît, notamment
dans la région de Kiffa.
Parmi les
fils de Mayaba, Mohammed el-Qadir s'est particulièrement distingué comme
théologien et grammairien. Il fit de brillantes études chez les Ahel Mohammed
Salem de l'Inchiri, une famille réputée pour sa vaste culture. L'influence et
l'action de Mohammed el-Qadir n'avaient pas échappé à l'administration
coloniale qui lui avait consacré de nombreuses correspondances officielles et
d'intéressantes notices de renseignements dans lesquelles on pouvait lire
notamment : « Notable très cultivé, c'est un juriste, un grammairien et un
théologien remarquable. Appartient à une famille instruite administrant la
justice dans la tribu (Tadjakant) avec un réel souci d'honnêteté et de
loyalisme. Il appartient à la sous-fraction des Ahel Aya de la fraction
d'Idechef (tribu Tadjakant) qui habite le cercle de l'Assaba, chef-lieu Kiffa
(Mauritanie).
Il est à
noter que ce personnage est parti en dissidence vers 1905 avec son frère
Mohammed Habib Allah. Les deux frères ont ensuite continué leur marche
jusqu'aux lieux saints ; puis, après avoir fait le pèlerinage à La Mecque, ils
allèrent séjourner à Médine où Mohammed el-Qadir fut élu cadi officiel. A
l'occupation du Hedjaz par les Wahabites, ceux-ci expulsèrent les deux frères
non seulement de Médine mais de tout le pays dépendant d'Ibn Séoud.
Maintenant,
Mohammed Habib Allah habite Le Caire (Egypte) où il enseigne dans la medersah
de la mosquée Azhar ; Mohammed el-Qadir demeure à Chark l'Ardane (Palestine) …
Mohammed el-Qadir et son frère entretiennent une correspondance régulière avec
leurs parents et disciples demeurés en Mauritanie (cercles d'Assaba et du
Trarza) 28. »
Ces
renseignements concordent fort bien avec ce que rapportent les traditions
orales recueillies en Mauritanie. Il faut tout simplement ajouter que le second
frère et compagnon de voyage de Mohammed el-Qadir dont le nom n'est pas
mentionné dans la notice de renseignements précitée s'appelle Mohammed
Taghiyoullah. C'est donc en Palestine que Mohammed el-Qadir a rédigé le livre intitulé
Mushtahâ al-khârif al-jânî fî zalaqât at-Tijânî al-jânî (Lumière sur les
élucubrations mensongères de Tijânî le pécheur) qui a paru en Mauritanie vers
1928 29.
Cet ouvrage
était déjà connu en 1929 dans les milieux musulmans de l'ex-A.O.F. Des extraits
de ce livre furent publiés par la revue Al-Fatḥ du Caire : « Le numéro du 23
mai 1935 contient un article où l'accusation de plagiat est lancée contre le
fondateur de la confrérie des Tidjanis, Abou Abbas Ahmed Tidjani. D'après
l'auteur de l'article, le Kitab Jawahirou el maani jusqu'à présent attribué à
ce personnage et où se trouvent exposées la doctrine et les pratiques du
Tidjanisme, serait la copie d'un ouvrage écrit bien antérieurement … Cet
article dont la traduction analytique jointe 30 serait susceptible, s'il venait
à être diffusé en Afrique occidentale française, de ranimer les vives
controverses déchaînées en 1929 dans les milieux musulmans de la Fédération par
l'apparition du livre Mochtaha el-kharif serait écrit par Mohammed ould Khattar
ould Mayaba 31 contre le Cheikh Tidjani et sa Voie 32. »
Dans son
livre, Ould Mayaba présentait ainsi Cheikh Hamahoullah :
« Le
principal Cheikh actuel de cette confrérie (la Tijâniyya) en Afrique
occidentale est un homme qui habite au chef-lieu d'un cercle du Soudan dirigé
par les Français (Que Dieu les extermine). Il demeure au voisinage des
chrétiens ; les gardes-cercles et les tirailleurs forment la majeure partie de
ses disciples. Il jouit au milieu d'eux d'un grand respect et d'une parfaite
considération. Il a une influence très florissante.
Il reçoit
des visites de tous les côtés. Il est considéré comme le Pôle de ette époque.
Cet homme est d'accord avec les infidèles, il n'a même pas voulu s'éloigner
d'eux, même de quelques centimètres, il croit peut-être qu'à courir vers les
infidèles et habiter avec eux est le sens du ḥadîth suivant : celui qui émigre
pour sa religion à un autre lieu même de quelques centimètres méritera d'être
agréé au Ciel et deviendra le compagnon du Prophète Mohammed et d'Abraham. (Que
Dieu répande sur eux le salut). Cet homme s'appelle Hamahoullah 33. »
Il convient
de faire remarquer qu'en portant des jugements d'une telle sévérité sur la
personne du Chérif de Nioro, Ould Mayaba semble avoir été guidé par plus de
passion que de raison.
En effet
toutes les accusations avancées par Mayaba pour ternir l'image de l'ancien
élève de Lakhdar sont sans fondement. A l'époque nul n'ignorait que Cheikh
Hamahoullah était en résidence surveillée à Méderdra, justement parce qu'il ne
voulait collaborer ni de près ni de loin, peu ou prou, avec ceux que l'auteur
de Mushtahâ appelle les « infidèles ».
Entaché
d'assertions visiblement contraires à la vérité, ce réquisitoire ne servit
finalement qu'à jeter le discrédit sur Ould Mayaba qui apparut alors à nombre
de ses contemporains comme un adversaire trop sévère et parfois injuste de la
Tijâniyya.
Son Mushtahâ
consacré à la réfutation des thèses de Cheikh Ahmed Tijânî a servi cependant,
mais de façon absolument involontaire, à faire connaître le nom de Cheikh
Hamahoullah en Jordanie, en Egypte, en Arabie Saoudite et au Maghreb où le
prestige et l'influence du fondateur de la Tijâniyya étaient restés intacts.
Pour de
nombreux moqaddem hamallistes, les attaques de Mayaba, « l'ennemi de Cheikh
Tijânî », dirigées contre Cheikh Hamahoullah, constituaient une preuve
supplémentaire que le Chérif de Nioro était sur la « bonne voie tijâni ».
ii.
L'opposition de Fah Ould Cheikh El-Mehdi
Comme
l'indique son nom, Fah était le fils du vénérable Cheikh el-Mehdi, l'un des
érudits les plus respectés de la Mauritanie à la fin du XIXe siècle. Fah
lui-même était considéré comme un brillant exégète du Coran et un thaumaturge.
Il s'était distingué en particulier par son hostilité à l'égard des soufis de
son temps. Il s'était violemment attaqué aux grandes familles maraboutiques du
Hodh.
Il
apparaissait aux yeux de ses contemporains comme un théologien dogmatique
résolument opposé aux confréries, au soufisme et au culte des saints dans
l'Islam, alors qu'il était lui-même vénéré par la plupart des Tinouajiou. Même
s'il se voulait sunnite fondamentaliste, on reste surpris de son opposition
presque maladive aux soufis respectueux des données de la loi 34.
Il semblait
mettre en doute sans raison la sainteté (walâya) de certains de ses
contemporains les plus dignes de cette qualité.
Au plan
purement dogmatique, ses diatribes contre Cheikh Hamahoullah ne se justifiaient
guère. Mais dès 1910, le marabout tinouajiou s'attacha avec passion à jeter le
discrédit sur le Chérif de Nioro — qui venait d'être désigné comme khalife du
tijânisme par Cheikh Sîdî Mohammed Lakhdar.
Les
autorités coloniales s'inquiétèrent du mécontentement général qu'avaient
provoqué les imprécations de Fah contre Cheikh Hamahoullah dans la plupart des
tribus du Hodh. William Ponty, gouverneur général de l'A .O.F. de 1908 à 1916,
fit venir au Soudan, peu avant la guerre de 1914, Sî Ahmed Ben Sayyid
al-Abd-al-Alawî, un marabout d'Aïn Madi, pour réconcilier Fah et Cheikh
Hamahoullah 35.
Mais cette
médiation aboutit à un échec car les motivations de Fah n'étaient pas
essentiellement religieuses. Ce que l'administration ne comprit que bien plus
tard, en 1924, année où le marabout tinouajiou fut envoyé en résidence
surveillée au Trarza. De toute évidence, c'est du contexte social qui était le
sien qu'il convient de partir pour comprendre l'attitude de Fah ould Cheikh
el-Mehdi à l'égard de Cheikh Hamahoullah.
Une longue
tradition d'inimitié s'était établie entre les tribus Laghlal et les Tinouajiou
(celle de Fah), bien avant la pénétration coloniale et l'émergence du mouvement
hamalliste dans la région.
Elles se
pillaient mutuellement et tout les opposait 36.
L'adhésion
massive des Laghlal au tijânisme onze grains accrut la méfiance de Fah à
l'égard de Cheikh Hamahoullah. Elle coïncida avec une période de tensions entre
les tribus rivales.
En effet, à
partir de 1923, les rixes se multiplièrent 37. La même année, Fah s'attaqua à
Cheikh Hamahoullah dans une dizaine de philippiques présentées sous forme de
poèmes. Le Cheikh ne réagit pas. Mais deux de ses lieutenants, Mohammed Lémine
ould Khtour et Sidi ould Brahim, de redoutables polémistes, donnèrent la
réplique à Fah qui cherchait vainement à arrêter la progression du hamallisme
au Hodh.
Malgré les
mises en garde réitérées de Fah, nombre de marabouts tinouajiou plus sensibles
aux questions religieuses qu'aux rivalités tribales, se rallièrent à Cheikh
Hamahoullah.
L'échec de
Fah dans sa tentative d'étouffer le hamallisme fut d'autant plus grand qu'il
contribua lui-même à faire connaître de façon absolument involontaire le nom de
Cheikh Hamahoullah sous les tentes de sa tribu.
En
définitive, ni Ould Mayaba, ni Fah ould Cheikh El Mehdi n'avaient réussi à
disloquer la confrérie hamalliste. Grâce à l'action de ses moqaddem et au charisme
de Cheikh Hamahoullah, la nouvelle confrérie s'imposa dans certaines parties de
l'Afrique de l'Ouest comme le véhicule de la doctrine originelle de la
Tijâniyya.
4.
L'organisation et l'expansion de la confrérie hamalliste
Avant d'en
venir à l'organisation et à la diffusion du tijânisme « onze grains », il nous
paraît utile de faire remarquer que le vocabulaire théologique et sociologique
de la langue française pose souvent problème dans l'étude de l'Islam. Par
exemple, nous venons de parler de confrérie hamalliste. D'aucuns parleraient
volontiers de secte. Mais à la vérité, en Afrique de l'Ouest, les notions de
confrérie et de secte comme celles de « cheikh » ou de « khalife » restent très
ambiguës, elles se confondent parfois ou s'emploient différemment selon les
pays ou les régions. Quelques remarques générales s'imposent.
En principe,
le « cheikh » est le fondateur d'une ṭarîqa (confrérie ou Voie) qui offre, par
les règles mystiques et les prières qu'elle propose, le moyen d'une démarche
spirituelle permettant une approche personnelle de Dieu.
Les
successeurs du « cheikh » sont ses « khalifes » ; ses délégués et représentants
sont ses moqaddem. En Afrique occidentale, la plupart de ceux qu'on appelle «
cheikhs » n'ont pas fondé de confrérie (au sens de ṭarîqa) mais ont regroupé
autour d'eux des fidèles en poursuivant l'enseignement des cheikhs maghrébins
ou moyen-orientaux.
C'est le cas
d'El-Hadj Omar, de Mohammed al-Ḥâfiẓ ou de Ahmédou Hamahoullah, qui sont
pourtant tous des cheikhs. Mais aucun d'entre eux n'a fondé une ṭarîqa
nouvelle. Au plan du dogme, ils se réclament tous à juste titre d'un seul
cheikh, Ahmed Tijânî. Ils se situent tous, en effet, dans la continuité
spirituelle et historique de la confrérie tijâni. Pour cette raison, on ne peut
appeler « sectes » ces branches de la Tijâniyya.
Pour la
commodité de l'expression, nous nous permettrons de parler de confrérie
hamalliste, bien qu'il n'y eut pas de ṭarîqa hamalliste selon Cheikh
Hamahoullah lui-même, car il s'agissait plus exactement de ṭarîqa tijâni. Ce
sont en effet les adversaires de Cheikh Hamahoullah qui parlaient de ṭarîqa Ḥamâwiyya
estimant que les « onze grains » n'étaient pas du tijânisme orthodoxe. Quant
aux néologismes « hamallisme » et « hamalliste » que nous utilisons tout au
long du texte faute de trouver une expression plus heureuse, ils ont été forgés
et imposés dans la langue française par les administrateurs coloniaux.
Dans
l'organisation de la confrérie qu'il dirigeait, Cheikh Hamahoullah n'apporta
aucune innovation par rapport aux autres formations religieuses qui se
réclamaient de la Tijâniyya. On distinguait dans la foule de ses fidèles, le
moqaddem (l'initié) et le murîd (le postulant, l'adepte). C'était la même
hiérarchie qu'on retrouvait dans toutes les confréries islamiques répandues
dans l'Ouest africain. C'est pourquoi nous donnerons des extraits d'ar-Rimâḥ 38
où El-Hadj Omar définit le rôle du Cheikh, de l'initié et de l'adepte dans la
confrérie tijâni :
« Sache que
le successeur du Cheikh est celui qui enseigne aux disciples les mêmes
remémorations, prières et séances liturgiques (wird et ḥizb), secrets,
directions, résolutions, retraites, morale, sciences et connaissances que son
Cheikh lui enseignait. En résumé, il doit traiter les disciples de la même manière
que son Cheikh le traitait, tout en ayant sur eux les mêmes droits de la
succession. Si tu désires connaître la différence qu'il y a entre un successeur
et un initié, la voici : l'initié est celui à qui le Cheikh donne l'ordre ou
l'autorisation d'enseigner les remémorations nécessaires ou particulières à
ceux qui vivent sur terre et d'en faire l'héritage de Dieu. Cette autorisation
a des limites, mais, tout initié sincère jouit d'un rang élevé qui lui mérite
obéissance et respect… Le successeur diffère de l'initié. Il remplace le
Cheikh, absolument sur tous les plans. Les initiés et leurs disciples font
partie de ses ouailles. Ils lui doivent obéissance. En effet, la loi de la Voie
exige de tous les adeptes l'obéissance au successeur, que ce soit de la part de
ses propres disciples, ou de la part de ceux des autres. »
Quant à
l'autorité et à la légitimité spirituelles du Cheikh, elles sont fondées
essentiellement sur la silsila, la chaîne mystique ou chaîne d'initiation
(liste des saints dont le fondateur a reçu son enseignement). Chaque fondateur
de confrérie se prévaut d'une chaîne d'initiation qui le rattache au Prophète
Mohammed.
La silsila
de Cheikh Ahmed Tijânî est des plus simples car il tiendrait directement les
préceptes de sa confrérie du Prophète Mohammed 39.
La chaîne
mystique de Hamahoullah le rattache à Cheikh Ahmed Tijânî par l'intermédiaire
de Cheikh Sîdî Mohammed Lakhdar et de son maître, Cheikh Sîdî Tâhar Bû Tayyib
de Tlemcen. D'après de nombreux ulémas et marabouts du Soudan (Mali actuel) et
de la Mauritanie, Cheikh Hamahoullah aurait reçu de Cheikh Mohammed Lakhdar une
formule secrète qui confère la puissance mystique et permet de réaliser des
miracles.
Pour Thierno
Bokar, l'érudit de Bandiagara, « l'homme de Dieu » de Théodore Monod, Hamahoullah
était par son savoir, sa baraka, ses origines, ses karâmât et la volonté
souveraine d'Allah, le Quṭb zamânihi (le Pôle de son temps).
Pour
l'esprit cartésien, les saints en général n'ont qu'une réalité historique assez
difficilement saisissable. Selon l'expression d'Emile Dermenghem, « personne
n'est d'ailleurs forcé de croire » aux miracles ou karâmât qu'on attribue aux
saints 40. »
Mais en pays
musulman, notamment en Afrique occidentale, les saints n'ont jamais cherché à
prouver leur sainteté. En bon musulman, on y croit ou on n'y croit pas. Mais il
y a surtout, nous dit-on, des signes qui ne trompent pas, les miracles qu'ils
accomplissent.
Le Pôle
c'est aussi par définition pour les soufis le « Choisi », l'Elu de Dieu, il n'a
pas d'égal parmi les hommes de son temps. Le Chérif est un descendant du
Prophète de l'Islam ; à ce titre, il doit être respecté. Enfin, tout musulman
doit du respect à n'importe quel cheikh, même si ce dernier n'est pas le sien.
On comprend dès lors que toute une mystique naquit autour du Chérif de Nioro et
trouva son épanouissement dans une profonde affection populaire.
Le marabout
exerçait un attrait irrésistible sur les foules. Celles-ci se présentèrent
spontanément dans sa zâwiya pour s'organiser en confrérie.
Les premiers
adhérents à la nouvelle confrérie furent les anciens disciples de Cheikh Sîdî
Mohammed Lakhdar. Ce dernier avait en effet demandé à tous ses élèves de se
joindre à la communauté religieuse dirigée par Hamahoullah. Mais trois moqaddem
nommés par le missionnaire de la zâwiya de Tlemcen avaient refusé de
reconnaître l'autorité du Chérif de Nioro. Il s'agit de Chérif Mohammed
el-Mokhtar, Fadel Mowla 41 et Abdallahi ould Limam, un célèbre jurisconsulte du
Hodh. Pour ces trois contestataires, il n'était pas question de reconnaître
comme guide spirituel un jeune homme de vingt ans.
L'administrateur
de Kayes semble bien informé au sujet de Chérif Mohammed el-Mokhtar et de
Mourtada, lorsqu'il écrit :
« Chacun
d'eux caressait intérieurement le dessein de se créer un fief religieux dès
qu'ils auront en main le secret de la Baraka. Quand Mourtada et Chérif Mohammed
Mokhtar furent convaincus que Cheikh Sidi Mohammed n'avait pas l'intention de
confier ni à l'un ni à l'autre le secret du nom qui procure la Baraka, ils résolurent
de s'en débarrasser, ils le calomnièrent si bien que Cheikh Sidi Mohammed fut
expulsé de Nioro. Arrivé à Saint-Louis, Cheikh Sidi Mohammed Lakhdar réussira à
se justifier et obtint l'autorisation de revenir à Nioro où il mourut en 1909
42. »
Dès lors, il
n'était pas étonnant de voir Chérif el-Mokhtar et ses amis s'attaquer à
l'héritier de la Baraka qui confère la puissance mystique et le pouvoir sur les
esprits et la nature. Finalement, abandonnés par leurs propres partisans en
faveur de Hamahoullah, les contestataires moururent dans l'oubli.
Le
successeur de Cheikh Sîdî Mohammed Lakhdar désigna de nombreux moqaddem dans la
plupart des colonies françaises de l'Ouest africain. Ces maîtres de zâwiya
avaient pour mission d'implanter le tijânisme à onze Jawharatu-l-Kamâli dans
leurs régions et d'assurer aux fidèles un enseignement religieux fondé
essentiellement sur le Coran, la Sunna et Jawâhir al-ma'ânî. La plupart d'entre
eux étaient habilités à nommer de nouveaux moqaddem selon des critères bien précis.
En effet, pour être moqaddem de Cheikh Hamahoullah, il fallait avoir une solide
connaissance de l'Islam et être surtout d'une grande probité intellectuelle et
morale.
Les moqaddem
désignés par le Chérif de Nioro étaient surtout des ulémas, des cadis et des
enseignants respectés pour leur savoir et leur piété.
Une liste
complète de ces moqaddem, même fastidieuse, permettrait d'avoir une idée sur le
niveau intellectuel et l'implantation de la confrérie hamalliste. La plupart de
ces hommes sélectionnés par Hamahoullah lui-même sont encore très connus dans
leurs régions comme des érudits d'une piété exemplaire.
Voici la
liste de ces moqaddem par pays :
Mauritanie
Tribu Ahel Mohammed ben Sidi Chérif
Mohammed ben Amar dit Dada Ahmed ben Chérif
Ahmed ould Dou
Ahmed ould Bouyahmed dit Deh
Ahmed ould Lillé
Tribu Ahel Abdel Moumine
Bouyé Ahmed ould Bouasrié
Ahmed ould el-Hassan
Tichitt et
tribu Ahel Moulaye Brahim
Moulaye
Idriss ould Moulaye el-Mehdi et les fils de son frère
Moulaye Zeïn
et Moulaye Idriss ould Amar
Baba ould
Moulaye Idriss (celui-ci a été en réalité nommé par Demba ben Maaye Sylla)
Mohammed Abderahmane
Tribu Ahel Chérif Lékhâl
Chérif Ahmed ould Maaye
Tribu Taggât
Brahim ould Abd Daïm
Tribu Idaou el-Haj
Mahmoud ould Ahmed Taleb dit Lemrabott
Cheikh Mohammed Lémine ould Taleb ould Khtour
Moustapha Saleck
Sidi Mahrnoud ould Sid' Ahmed
Ahmed ould Cheikh
Dah ould Touérijenné
Mohammed Lemine ould Siam
Sidi Mohammed ould Brahim
Ahmed ould Lemrabott
Mohammed ould Abdérahmane
Mohammed Lémine ould Tlamide
Tribu Idowblal (Hodh)
Mohammed ould Khyar
Cheïbani ould Abdidé
Tribu Idaou Ali (Tagant)
Taleb Ahmed ould Limam
Sidi ould Abd-el-Baghi
Sidi Mohammed ould Ahmed Maloum
Kankossa
Chérif Ali ould Moulaye Idriss
Tintane
Sidné
Chinguetti
Mohammed Yehdih
Néma
Sidi Mohammed ould Baba Aïnina
Ouadi Atoullah
Mohammed Lémine ould Abdâwa
Sidi Mohammed Chamsidine ould Abdâwa
Mohammed Lémine ould Taleb Ahmed Khaïry el-Hachimi
Oualata
Mohammed Mokhtar ould Mohammed Yahya
Cheïbani ould Ahmed ould Abd Chemsidi
Méderdra
Mohammed Mokhtar
Tamchakett
Bouh ould Sid' Ahmed el-Haj Ouadane
Mohammed ould Baba
Salek ould Dah
Mali
Tombouctou
Chérif
Moulaye Eli
Gao
Moussa
Chérif
Abd-al-Jalil
Moulaye
Abdérahmane
Baba ould Brahim Khalil
Kayes
Bounafou Nimaga
Babiné
Balayara
Souaïbou
Cissé
Touba
Madiou Sylla
Youba Chérif
Hassan
Chérif
Haute-Volta
(actuel Burkina Faso)
Bobo-Dioulasso
Fodié
Abdallahi Doucouré
Sénégal
Malikounda
(M'Bour)
Fodié Ben
Lamba Doucouré
Côte
d'Ivoire
Daloa
Sanoufin
Diaby
Comme nous
l'avons déjà fait remarquer, partout où se retrouvaient des adeptes de Cheikh
Hamahoullah, ils se regroupaient autour d'un ou de plusieurs moqaddem pour
construire une zâwiya. Le moqaddem est le représentant personnel du Cheikh. Il
dirige les prières, initie les néophytes, leur confère le chapelet tijâni dès
qu'ils sont en mesure de réciter toutes les prières et remémorations prescrites
dans Jawâhir al-ma'ânî. Il doit être capable de répondre correctement aux
questions des fidèles sur l'ensemble des passages du Coran et de la Sunna et
sur les principes essentiels de la doctrine de Cheikh Ahmed Tijânî. Il doit
veiller au bon fonctionnement de la zâwiya, le lieu de prières des membres de
la confrérie. C'est là qu'étaient communiquées aux fidèles les instructions du
Chérif de Nioro.
C'est aussi
dans les zâwiya qu'on offrait l'hospitalité à de nombreux hamallistes en
déplacement. C'est grâce aux Soninkés et aux Maures, animateurs de zâwiya par
excellence, que la confrérie a connu une expansion rapide en Afrique de
l'Ouest. Les premiers sont par tradition ou vocation colporteurs ou marchands,
les seconds des nomades, tous sont de grands voyageurs. Ce sont des commerçants
maures qui ont fait connaître le nom du Chérif de Nioro sous les tentes du Hodh
et de l'Assaba (Mauritanie).
On comprend
dès lors pourquoi la Mauritanie orientale fut l'une des premières régions à
basculer dans le camp hamalliste. A ce propos, l'administrateur Descemet
écrivait en 1925 dans un rapport politique :
« On peut
dire que la plupart des nomades sahéliens sont acquis à la ṭarîqa de Cheikh
Hamallah, particulièrement la grande confédération des Mechdouf depuis
l'adhésion des Ahel M'Haïmid et la Hellé du chef général Ely Mahmoud. Cette
adhésion fut pour Hamallah une véritable victoire qui eut dans le Hodh une
grosse répercussion. D'autre part, Oualata presqu'en entier est avec Hamallah,
Néma par contre semble résister quoique déjà entamée. »
Quant aux
marchands soninkés, ils furent les principaux responsables de la diffusion du
tijânisme « onze grains » en Afrique de l'Ouest, surtout le long des grands
axes commerciaux. C'est en effet dans les villes marchandes de l'époque,
situées le long des grandes voies de communications, que l'administration
coloniale avait repéré de nombreux hamallistes :
« … Et si le
long de la voie ferrée comme le long du Niger, Hamallah ne paraît pas avoir
encore de moqaddem, il n'en est pas moins certain qu'il compte des adeptes,
notamment dans les cercles de Bafoulabé, Ségou, Sansanding et Tombouctou. Son
nom, d'autre part, n'est pas ignoré dans la boucle (…) Sa tariqa, enfin, a
commencé à s'infiltrer au Sénégal, en Mauritanie et dans la Haute-Guinée 43 »
En 1942, le
gouverneur du Soudan signale dans son rapport politique annuel qu'« il y a 53
000 tidjanistes « onze grains » à Ouahigouya (Haute-Volta), sans compter ceux
des circonscriptions voisines du Niger et de la Côte d'Ivoire 44. » Cette
diffusion du hamallisme est décrite par Alphonse Gouilly de façon plus précise
:
« La secte,
à l'heure actuelle, a son foyer principal dans la région de Nioro d'où la
doctrine gagne le nord par les terrains de parcours des nomades jusqu'à
Chinguetti, Ouadane et quelques localités de l'Adrar, puis elle se propage dans
le désert à partir de Oualata. Elle rayonne également en direction du fleuve
Niger, notamment vers Bamako et Ségou. Elle s'infiltre le long du Sénégal
jusqu'à Saint-Louis. Par la voie ferrée, elle parvient à Dakar où elle rejoint
un rameau arrivé de Kayes par la voie du chemin de fer Dakar-Niger. Dakar
constitue un deuxième foyer, moins ardent, de prosélytisme, avec environ cinq
cents adeptes. De même, la région de Kayes constitue un centre de rassemblement
hamalliste … De Kayes, le hamallisme pénètre par les communications fluviales
et routières jusqu'en Guinée, notamment les régions de Labé et de Mamou. A
Dabola, il atteint le chemin de fer de Conakry au Niger, et de là il pousse
deux pointes le long du rail, l'une sur Conakry, l'autre sur Kankan.
A l'est, le
hamallisme gagne la colonie du Niger 45 par le chapelet des Etats peuls : Dori,
Haribinda, etc.
Un petit
foyer existe en Haute-Volta, dans la région de Yoko et s'étend au nord-ouest,
en direction de Ouahigouya et de Bandiagara, au nord-est, vers Kaya et Dori. Un
autre foyer se maintient à Bobo-Dioulasso. Un troisième centre actif s'est
constitué à Sassandra où Yacouba Sylla fut mis en résidence obligatoire. Il est
à noter qu'ils ont déterminé de façon directe des conversions en milieu
animiste.
Enfin, ceux
des adeptes de Hamallah qui, en punition d'avoir trempé dans l'affaire de l'
Assaba, ont été internés dans la région de l'Ansongo, ont provoqué des
conversions locales. A leur tour, les nouveaux convertis, lorsqu'ils se
montraient turbulents, ont été refoulés du Niger où la doctrine se répand grâce
à eux 46. »
Si
l'adhésion de Moulaye Idriss de Banamba (Mali) au hamallisme (1909) eut un
grand retentissement sous les tentes de la Mauritanie orientale et sur les
contreforts des plateaux mandingues, celle de Thierno Bokar Salif Tall
(1884-1940), même tardive (1938), eut également des répercussions dans toute la
région de Bandiagara et jusqu'au Nigeria (Hodeïja et Sokoto).
Si nous
avons exposé les raisons du succès hamalliste sans évoquer le nom de Thierno
Bokar, c'est parce que son ralliement fut tardif. Cette adhésion fut cependant
l'une des dernières victoires du « Sage de Nioro ». Elle renforça beaucoup de
hamallistes du Macina dans leur conviction que la voie tijânienne de Cheikh
Hamahoullah était orthodoxe.
ll convient
de le rappeler, Thierno Bokar était l'un des petits-neveux d'El-Hadj Omar Tall.
Tout le monde respectait son exemple et admirait son savoir.
Malgré
l'opposition de la plupart des membres de sa famille, Thierno avait choisi
d'abandonner le tijânisme « douze grains » dont il était l'un des moqaddem les
plus prestigieux pour devenir l'élève de Cheikh Hamahoullah. ll était âgé de
cinquante-quatre ans. Depuis le jour de son entrée dans la zâwiya hamalliste de
Nioro (1938) jusqu'à sa mort (1940), la plupart de ses proches parents
toucouleurs ne lui adressèrent plus la parole.
Mais le
marabout de Bandiagara était sûr de sa vérité car il n'avait adhéré à la
nouvelle voie qu'après de longues retraites spirituelles d'investigation. La
pratique des onze Jawharatu-l-Kamâli lui parut une démarche spirituelle
permettant une approche personnelle plus intime et plus sûre de Dieu. Son
ralliement au Chérif de Nioro entraîna de nombreux fidèles du Macina dans le
camp hamalliste.
Du côté
officiel, c'est à la suite du ralliement de Thierno Bokar au camp hamalliste
que certains administrateurs coloniaux avaient commencé à s'interroger avec
discernement sur la personnalité et l'enseignement de Cheikh Hamahoullah qu'on
leur présentait depuis une trentaine d'années comme un hérétique ou un vulgaire
charlatan.
D'ailleurs,
quelques années plus tard, un administrateur français d'origine arménienne fit
paraître sous son pseudonyme de Gouilly un ouvrage où il écrivait :
« Thierno
Bokar avait atteint sa maturité intellectuelle avant de se placer sous
l'obédience du Cheikh. Il n'était pas l'homme des engouements faciles et s'il a
donné son adhésion à la doctrine, c'est qu'apparemment, elle n'était pas vide
de tout contenu philosophique ou moral 47. »
Pourtant la
position des autorités françaises ne varia pas. Celles-ci restèrent hostiles au
hamallisme jusqu'à la loi-cadre votée le 23 juin 1956.
Avant le
départ de Cheikh Hamahoullah pour son troisième internement administratif
(1941), le hamallisme s'était solidement implanté dans de nombreuses colonies
de l'Ouest africain. Durement touchés par une répression constante et aveugle,
les hamallistes travaillaient au renforcement et à l'élargissement de leur
confrérie dans la clandestinité. C'est la raison pour laquelle on ne dispose
pas de statistiques sûres quant au nombre des hamallistes. Ceux-ci étaient
beaucoup plus nombreux que ne le laissent croire les rapports politiques de
l'époque 48.
Cheikh
Hamahoullah était devenu le chef spirituel vénéré de centaines de milliers de
fidèles disséminés mais organisés dans au moins sept colonies de l'ex-A.O.F. Il
était obéi par de nombreux chefs de tribus maures, des goumiers nomadisant au
Hodh et en Assaba, des chefs de cantons, des éleveurs, des paysans, des ulémas
influents, de certains fonctionnaires noirs appartenant au fameux « cadre
secondaire » de l'époque coloniale, ainsi que de nombreux marchands ambulants
soninkés et maures qui sillonnaient les pistes de l'Ouest africain. En un mot,
il représentait une force que l'administration coloniale ne pouvait et ne
voulait ignorer. L'entente entre le hamallisme et le colonialisme paraissait
impossible. Tout devait opposer le marabout de Nioro aux administrateurs
coloniaux. Pour mieux comprendre cette situation, il est indispensable de
prendre d'abord connaissance des grandes orientations de la politique musulmane
de la France en Afrique occidentale au cours de la première partie du XXe
siècle.
Notes
1. L. Albert, Bull. I.F.A.N., 1943, 3-4, p. 467.
2. J. Vieroz, S.E. 2/33, A.N.M.
3. H.
Deschamps et J. Ganiage, 1966, p. 361.
4. Cette
déclaration a été retrouvée dans les archives privées de feu Fodié Bakary
Doucouré, l'un des moqaddem les plus prestigieux de Cheikh Hamahoullah, qui
residait, peu avant son décès en 1968, à Malicounda, au Sénégal, non loin de
M'Bour.
5. Sur le
chapelet hamalliste, les onze premiers grains sont séparés du reste par une
grosse perle, tandis que sur celui des autres tijâni de l'obédience d'El-Hadj
Omar ou de Cheikh Mohammed al-Ḥâfiẓ, la séparation est faite après le douzième
grain, ce qui permet de réciter la Jawharatu-l-Kamâli onze ou douze fois sans risque
de se tromper.
6. Voir au
sujet de ces prières : Ḥâjj Ali Ḥ arâzim, Jawâhir al-ma'ânî, pp. 122-124, ou
encore Mohammed Ibn Abdallah, FaḤh al-Rabbânî, pp. 119-121.
7. Voir A. Ḥ
arâzim, 1963, pp. 122-124.
8. Rapport
du 10 août 1923 du capitaine André, versement 108 (19G-23), A.N.S., ou encore
série E 2/33, A.N.M .
9. Une
erreur de la part du capitaine André ou de la part de ses informateurs ;
Jawîhir al-ma'ânî a été rédigé par Harâzim et non par El-Hadj Omar.
10. Voir en
annexe la déclaration du professeur Iraki.
11. Nous
l'avons rencontré plusieurs fois à Fès où nous avons effectué une mission de
recherches en 1974 à la zâwiya de Cheikh Ahmed Tijânî.
12. Extrait
de la déclaration que Ben Salem Tijânî nous a faite à Fès en octobre 1974.
13. Voir en
annexe la déclaration du professeur Doucouré de Dakar.
14. Nous
reviendrons plus loin sur cette citation.
15. A ce
sujet, Cheikh Tahirou Doucouré se fonde d'une part sur Abû Yûsuf Fasâri, Kitâb
târikh al-ma'rifa (livre de l'histoire de la connaissance) et d'autre part sur
Ibn Al-Qayyim, l'lâm al-muwaqqi'în, tome III.
16. Kitâb
al-jâmi' : Il s'agit d'un important manuscrit qui complète Jawâhir al-ma'ânî
sur certains points essentiels de la doctrine de Cheikh Ahmed Tijânî. Ce
document est menacé de disparition. Nous l'avons consulté en 1974 chez un
marabout de Fès.
17. Ar-Rimâḥ
in édition de 1963 de Jawâhir al-ma'ânî, p. 229.
18. Mohammed al-Arabî Assayih, Bughyat al-mustafîd,
1re édition, 1959, p. 360.
19. Voir
déclaration en annexe.
20. Il est
bien précisé à la page 124 de Jawâhir al-ma'ânî que la Jawharatu-l-Kamâli doit
être récitée onze fois.
21. A propos
des apparitions du Prophète Mohammed aux soufis au cours des retraites
spirituelles ou des visions extatiques de ces derniers, voir les explications
qu'en donne El-Hadj Omar dans ar-Rimâḥ, traduit par Puech, 1967, pp. 35-36.
22. Pour
rappeler l'importance de la sunna à ses fidèles Cheikh Hamahoullah citait
souvent les paroles suivantes prononcées par le Prophète Mohammed en l'an 10 de
l'Hégire dans son sermon d'adieu : « Et en vérité, j'ai laissé auprès de vous
de quoi empêcher l'égarement : le Livre de Dieu (le Coran) et la Conduite de
son Prophète. »
23. Sidati
ould Baba Aïnina, l'auteur de ce poème dont il est ici question, est très connu
dans les milieux hamallistes pour avoir rédigé un ouvrage réfutant avec une
sévérité rare les thèses de Mayaba dont nous parlerons dans le paragraphe
concernant les réactions hostiles à Cheikh Hamahoullah.
24. Puisque
la plupart de ces hommes furent d'abord des élèves de Lakhdar.
25.
L'existence de ce poème nous a été révélée par des hamallistes du Hodh
oriental. Nous en avons obtenu le texte original par l'intermédiaire d'un des
petits-fils du marabout Peul. Le texte retrouvé en Mauritanie est absolument
identique à celui qu'on nous a envoyé de Guinée. Il est publié en annexe.
26. Mayaba
signifie en langue hassaniyya « Qui ne refuse pas » (généreux). Voir en annexe
la liste des descendants du célèbre Mayaba.
27. Togba :
Tell constitué aujourd'hui d'une petite ville en ruines, située à une
cinquantaine de kilomètres au nord-est de Tamchakett (Mauritanie).
28. Extraits
de la notice de renseignements sur Mohammed el-Qadir ould Mayaba. 15 G 8,
A.N.S.
29. D'après
la notice de renseignements, op. cit.
30. Voir en annexe
cette traduction analytique.
31. Il
s'agit de Mohammed el-Qadir ould Mayaba.
32. Extrait
d'une lettre (du gouverneur général). Réf. : D.A.P. n°297/DF en date du 17
juillet 1935. (Série IV -48-1, n° 3327, A.N.C.I.).
33. Texte
retrouvé dans le dossier n° 39, série E. 2/ 33, A.N.M. Voir en annexe la
traduction exacte de ce document qui est également cité par le grand poète du
hamallisme, Mohammed Mokhtar ould Marouf qui répond à Ould Mayaba.
34. Sur les
rapports du soufisme et du sunnisme, Henri Laoust donne des précisions
intéressantes dans son ouvrage, Les Schismes dans l'Islam, Payot, 1965, pp.
159-161.
35. Pour
plus de détails, voir les dossiers S E2/41 , SE 2/67-68, A.N.M.
36. Voir à
ce propos les dossiers de la série E 2/33, A.N.M.
37. La responsabilité
de Fah dans les rixes qui opposèrent Tinouajiou et Laghlal lui valut d'être
déporté au Trarza, dans la région de Boutilimit, en 1924 (voir dossier AIS
internement Fah, SE 2 33, op. cit.).
38. Ar-Rimâḥ,
op. cit. La responsabilité de Fah dans les rixes qui opposèrent Tinouajiou et
Laghlal lui valut d'être déporté au Trarza, dans la région de Boutilimit, en
1924 (voir dossier AIS internement Fah, SE 2 33, op. cit.)., pp. 184-185 (trad.
Puech) .
39. Ce
principe est l'un des fondements de la doctrine tijâni. Mais l'historien ou le
profane peut s'étonner de ce postulat tijâni dans la mesure où Cheikh Ahmed
Tijânî (XVIIIe siècle) et le Prophète Mohammed (XVIIe siècle) ne sont pas
contemporains l'un de l'autre. A ce sujet, nous avons déjà évoqué la possibilité
pour le prophète d'apparaître à qui il veut, même après sa mort. Ce principe
qu'expose El-Hadj Omar dans ar-Rimâḥ, est admis par tous les soufis.
40. « Il y a
une hiérarchie ésotérique qui comprend avec des variantes, outre les 4 000
saints cachés, sel de la terre, 300 Akhyar ou Nouqaba, 40 ou 70 Abdâl, 4 Abrar
correspondant aux points cardinaux, un Pôle (Quṭb), un Ghaouts (grand secours).
» (E. Dermenghem, 1954, p. 21).
41. Pour
plus de détails sur la personnalité de Fadel Mowla, voir Paul Marty, t. IV,
1920, p. 223.
42. Extraits
d'un rapport confidentiel du 14 septembre 1943 intitulé : « Sur l'origine des
onze et des douze », S.E. 2/67/ 68, A.N.M.
43. Rapport
Descemet, op. cit. (en annexe).
44. Extrait
du rapport politique du Soudan, p. 49 (2 G-42-3, A.N.S.).
45. Voir
pour plus de détails sur le hamallisme au Niger (Tera, Tillabery, etc.) et en
Haute-Volta (Ouahigouya et Bobo-Dioulasso) le rapport administratif n°1475
APA/2, en date du 31 août 1940 (objet : activité hamalliste dans la région de
Moaga). Dans ce rapport du gouverneur du Soudan, il est question du «
prosélytisme des hamallistes Raguimia Savadogo et Fodié Abdoulaye Doucouré ».
S.E. 2/13, A.N.M.
46. A.
Gouilly, 1952, p. 146.
47. A.
Gouilly, 1952, p. 149.
48. Selon le
rapport politique annuel du gouverneur du Soudan français (1942), les
hamallistes représentaient 23 % de la population du Hodh avec 28 000 fidèles et
42 % des habitants de Nioro avec 13 000 adeptes. Dans le même rapport, les
hamallistes de la seule circonscription de Ouahigouya (Haute· Volta) sont
estimés à 53 000 fidèles (2 G-42-3, A.N.S.).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire