mardi 18 septembre 2012

Synthèse et syncrétisme - René Guénon



                         L'emblème de la "Théosophie", un vrai milky-shake syncrétique



René Guénon : Aperçus sur l'initiation chap VI p 29-32


Nous disions tout à l’heure qu’il est non seulement inutile, mais parfois même dangereux, de vouloir mélanger des éléments rituéliques appartenant à des formes traditionnelles différentes, et que d’ailleurs ceci n’est pas vrai que pour le seul domaine initiatique auquel nous l’appliquions tout d’abord ; en effet, il en est ainsi en réalité pour tout l’ensemble du domaine traditionnel, et nous ne croyons pas sans intérêt d’envisager ici cette question dans toute sa généralité, bien que cela puisse sembler nous éloigner quelque peu des considérations se rapportant plus directement à l’initiation. Comme le mélange dont il s’agit ne représente d’ailleurs qu’un cas particulier de ce qui peut s’appeler proprement « syncrétisme », nous devrons commencer, à ce propos, par bien préciser ce qu’il faut entendre par là, d’autant plus que ceux de nos contemporains qui prétendent étudier les doctrines traditionnelles sans en pénétrer aucunement l’essence, ceux surtout qui les envisagent d’un point du vue « historique » et de pure érudition, ont le plus souvent une fâcheuse tendance à confondre « synthèse » et « syncrétisme ». Cette remarque s’applique, d’une façon tout à fait générale, à l’étude « profane » des doctrines de l’ordre exotérique aussi bien que de celles de l’ordre ésotérique ; la distinction entre les unes et les autres y est d’ailleurs rarement faite comme elle devrait l’être, et c’est ainsi que la soi-disant « science des religions » traite d’une multitude de choses qui n’ont en réalité rien de « religieux », comme par exemple, ainsi que nous l’indiquions déjà plus haut, les mystères initiatiques de l’antiquité. Cette « science » affirme nettement elle-même son caractère « profane », au pire sens de ce mot, en posant en principe que celui qui est en dehors de toute religion, et qui, par conséquent, ne peut avoir de la religion (nous dirions plutôt de la tradition, sans en spécifier aucune modalité particulière) qu’une connaissance tout extérieure, est seul qualifié pour s’en occuper « scientifiquement ». La vérité est que, sous un prétexte de connaissance désintéressée, se dissimule une intention nettement antitraditionnelle : il s’agit d’une « critique » destinée avant tout, dans l’esprit de ses promoteurs, et moins consciemment peut-être chez ceux qui les suivent, à détruire toute tradition, en ne voulant, de parti pris, y voir qu’un ensemble de faits psychologiques, sociaux ou autres, mais en tout cas purement humains. Nous n’insisterons d’ailleurs pas davantage là-dessus, car, outre que nous avons eu déjà assez souvent l’occasion d’en parler ailleurs, nous ne nous proposons présentement que de signaler une confusion qui, bien que très caractéristique de cette mentalité spéciale, peut évidemment exister aussi indépendamment de cette intention antitraditionnelle.

Le « syncrétisme », entendu dans son vrai sens, n’est rien de plus qu’une simple juxtaposition d’éléments de provenances diverses, rassemblés « du dehors », pour ainsi dire, sans qu’aucun principe d’ordre plus profond vienne les unifier. Il est évident qu’un tel assemblage ne peut pas constituer réellement une doctrine, pas plus qu’un tas de pierres ne constitue un édifice ; et, s’il en donne parfois l’illusion à ceux qui ne l’envisagent que superficiellement, cette illusion ne saurait résister à un examen tant soit peu sérieux. Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour trouver d’authentiques exemples de ce syncrétisme : les modernes contrefaçons de la tradition, comme l’occultisme et le théosophisme, ne sont pas autre chose au fond1 ; des notions fragmentaires empruntées à différentes formes traditionnelles, et généralement mal comprises et plus ou moins déformées, s’y trouvent mêlées à des conceptions appartenant à la philosophie et à la science profane. Il est aussi des théories philosophiques formées à peu près entièrement de fragments d’autres théories, et ici le syncrétisme prend habituellement le nom d’« éclectisme » ; mais ce cas est en somme moins grave que le précédent, parce qu’il ne s’agit que de philosophie, c’est-à-dire d’une pensée profane qui, du moins, ne cherche pas à se faire passer pour autre chose que ce qu’elle est.


Le syncrétisme, dans tous les cas, est toujours un procédé essentiellement profane, par son « extériorité » même ; et non seulement il n’est point une synthèse, mais, en un certain sens, il en est même tout le contraire. En effet, la synthèse, par définition, part des principes, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus intérieur ; elle va, pourrait-on dire, du centre à la circonférence, tandis que le syncrétisme se tient à la circonférence même, dans la pure multiplicité, en quelque sorte « atomique », et de détail indéfini d’éléments pris un à un, considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, et séparés de leur principe, c’est-à-dire de leur véritable raison d’être. Le syncrétisme a donc un caractère tout analytique, qu’il le veuille ou non ; il est vrai que nul ne parle si souvent ni si volontiers de synthèse que certains « syncrétistes », mais cela ne prouve qu’une chose : c’est qu’ils sentent que, s’ils reconnaissaient la nature réelle de leurs théories composites, ils avoueraient par là même qu’ils ne sont les dépositaires d’aucune tradition, et que le travail auquel ils ne sont livrés ne diffère en rien de celui que le premier « chercheur » venu pourrait faire en rassemblant tant bien que mal les notions variées qu’il aurait puisées dans les livres.

Si ceux-là ont un intérêt évident à faire passer leur syncrétisme pour une synthèse, l’erreur de ceux dont nous parlions au début se produit généralement en sens inverse : quand ils se trouvent en présence d’une véritable synthèse, ils manquent rarement de la qualifier de syncrétisme. L’explication d’une telle attitude est bien simple au fond : s’en tenant au point de vue le plus étroitement profane et le plus extérieur qui se puisse concevoir, ils n’ont aucune conscience de ce qui est d’un autre ordre, et, comme ils ne veulent ou ne peuvent admettre que certaines choses leur échappent, ils cherchent naturellement à tout ramener aux procédés qui sont à la portée de leur propre compréhension. S’imaginant que toute doctrine est uniquement l’oeuvre d’un ou de plusieurs individus humains, sans aucune intervention d’éléments supérieurs (car il ne faut pas oublier que c’est là le postulat fondamental de toute leur « science »), ils attribuent à ces individus ce qu’eux-mêmes seraient capables de faire en pareil cas ; et il va d’ailleurs sans dire qu’ils ne se soucient aucunement de savoir si la doctrine qu’ils étudient à leur façon est ou n’est pas l’expression de la vérité, car une telle question, n’étant pas « historique », ne se pose même pas pour eux. Il est même douteux que l’idée leur soit jamais venue qu’il puisse y avoir une vérité d’un autre ordre que la simple « vérité de fait », qui seule peut être objet d’érudition ; quant à l’intérêt qu’une telle étude peut présenter pour eux dans ces conditions, nous devons avouer qu’il nous est tout à fait impossible de nous en rendre compte, tellement cela relève d’une mentalité qui nous est étrangère.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il est particulièrement important de remarquer, c’est que la fausse conception qui veut voir du syncrétisme dans les doctrines traditionnelles a pour conséquence directe et inévitable ce qu’on peut appeler la théorie des « emprunts » : quand on constate l’existence d’éléments similaires dans deux formes doctrinales différentes, on s’empresse de supposer que l’une d’elles doit les avoir empruntés à l’autre. Bien entendu, il ne s’agit aucunement là de l’origine commune des traditions, ni de leur filiation authentique, avec la transmission régulière et les adaptations successives qu’elle comporte ; tout cela, échappant entièrement aux moyens d’investigation dont dispose l’historien profane, n’existe littéralement pas pour lui. On veut parler uniquement d’emprunts au sens le plus grossier du mot, d’une sorte de copie ou de plagiat d’une tradition par une autre avec laquelle elle s’est trouvée en contact par suite de circonstances toutes contingentes, d’une incorporation accidentelle d’éléments détachés, ne répondant à aucune raison profonde2 ; et c’est bien là, effectivement, ce qu’implique la définition même du syncrétisme. Par ailleurs, on ne se demande pas s’il n’est pas normal qu’une même vérité reçoive des expressions plus ou moins semblables ou tout au moins comparables entre elles, indépendamment de tout emprunt, et on ne peut pas se le demander, puisque, comme nous le disions tout à l’heure, on est résolu à ignorer l’existence de cette vérité comme telle. Cette dernière explication serait d’ailleurs insuffisante sans la notion de l’unité traditionnelle primordiale, mais du moins représenterait-elle un certain aspect de la réalité ; ajoutons qu’elle ne doit aucunement être confondue avec une autre théorie, non moins profane que celle des « emprunts », bien que d’un autre genre, et qui fait appel à ce qu’on est convenu de dénommer l’« unité de l’esprit humain », en l’entendant en un sens exclusivement psychologique, où, en fait, une telle unité n’existe pas, et en impliquant, là encore, que toute doctrine n’est qu’un simple produit de cet « esprit humain », si bien que ce « psychologisme » n’envisage pas plus la question de la vérité doctrinale que l’« historicisme » des partisans de l’explication syncrétique3.

Nous signalerons encore que la même idée du syncrétisme et des « emprunts », appliquée plus spécialement aux Écritures traditionnelles, donne naissance à la recherche de « sources » hypothétiques, ainsi qu’à la supposition des « interpolations », qui est, comme on le sait, une des plus grandes ressources de la « critique » dans son oeuvre destructive, dont l’unique but réel est la négation de toute inspiration « supra-humaine ». Ceci se rattache étroitement à l’intention antitraditionnelle que nous indiquions au début ; et ce qu’il faut surtout en retenir ici, c’est l’incompatibilité de toute explication « humaniste » avec l’esprit traditionnel, incompatibilité qui au fond est d’ailleurs évidente, puisque ne pas tenir compte de l’élément « non-humain », c’est proprement méconnaître ce qui est l’essence même de la tradition, ce sans quoi il n’y a plus rien qui mérite de porter ce nom. D’autre part, il suffit, pour réfuter la conception syncrétiste, de rappeler que toute doctrine traditionnelle a nécessairement pour centre et pour point de départ la connaissance des principes métaphysiques, et que tout ce qu’elle comporte en outre, à titre plus ou moins secondaire, n’est en définitive que l’application de ces principes à différents domaines ; cela revient à dire qu’elle est essentiellement synthétique, et, d’après ce que nous avons expliqué plus haut, la synthèse, par sa nature même, exclut tout syncrétisme.

On peut aller plus loin : s’il est impossible qu’il y ait du syncrétisme dans les doctrines traditionnelles elles-mêmes, il est également impossible qu’il y en ait chez ceux qui les ont véritablement comprises, et qui, par là même, ont forcément compris aussi la vanité d’un tel procédé, ainsi que de tous ceux qui sont le propre de la pensée profane, et n’ont d’ailleurs nul besoin d’y avoir recours. Tout ce qui est réellement inspiré de la connaissance traditionnelle procède toujours « de l’intérieur » et non « de l’extérieur » ; quiconque a conscience de l’unité essentielle de toutes les traditions peut, pour exposer et interpréter la doctrine, faire appel, suivant les cas, à des moyens d’expression provenant de formes traditionnelles diverses, s’il estime qu’il y ait à cela quelque avantage ; mais il n’y aura jamais là rien qui puisse être assimilé de près ou de loin à un syncrétisme quelconque ou à la « méthode comparative » des érudits. D’un côté, l’unité centrale et principielle éclaire et domine tout ; de l’autre, cette unité étant absente ou, pour mieux dire, cachée aux regards du « chercheur » profane, celui-ci ne peut que tâtonner dans les « ténèbres extérieures », s’agitant vainement au milieu d’un chaos que pourrait seul ordonner le Fiat Lux initiatique qui, faute de « qualification », ne sera jamais proféré pour lui.


1 Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXVI.
2 Comme exemple d’application de cette façon de voir à des choses relevant du domaine ésotérique et initiatique, nous pouvons citer la théorie qui veut voir dans le taçawwuf islamique un emprunt fait à l’Inde, sous prétexte que des méthodes similaires se rencontrent de part et d’autre ; évidemment, les orientalistes qui soutiennent cette théorie n’ont jamais eu l’idée de se demander si ces méthodes n’étaient pas imposées également dans les deux cas par la nature même des choses, ce qui semblerait pourtant devoir être assez facile à comprendre, du moins pour qui n’a aucune idée préconçue.
3 Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XIII.

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