Traduit par Titus Burckhardt
Lettre 13
Les
foqara (pluriel de faqir) des premiers temps ne recherchaient que ce qui
pouvait tuer leurs âmes (nufus, pluriel de nafs)
et vivifier leurs coeurs, tandis que nous autres faisons le contraire: nous
recherchons ce qui tue nos coeurs et vivifie
nos âmes. Eux, ils ne s'efforçaient qu'à se défaire de leurs passions et à
détrôner leur ego; quant à nous, c'est à la
satisfaction de nos désirs sensuels et à l'exaltation de notre égo que nous
aspirons. Aussi avons-nous tourné le dos à
la porte et la face au mur. Je ne vous dis cela que parce que j'ai vu les
grâces dont Dieu comble quiconque tue son âme
et vivifie son coeur.
Certes,
nous-mêmes nous sommes heureux avec moins que cela; mais seul l'ignorant se
contente de ne pas arriver au but
de son chemin. Je me suis demandé s'il y avait, en dehors de nos passions et de
notre égoïsme, autre chose qui nous
retranche des dons divins, et j'ai trouvé, comme troisième empêchement,
l'absence de nostalgie spirituelle; car les
intuitions ne sont généralement données qu'à celui dont le coeur est percé
d'une intense nostalgie et d'un grand désir
de contempler l'Essence de son Seigneur; c'est à lui qu'affluent les intuitions
de l'Essence divine jusqu'à ce qu' il s'éteigne
en Elle, en s'affranchissant de l'illusion d'une réalité autre qu'Elle, car
c'est vers cela qu'Elle conduit tous ceux
qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n' aspire qu'à la
science ou à l'action exclusivement, ne
reçoit pas intuition sur intuition; il ne s'en réjouirait d'ailleurs pas,
puisque son aspiration vise autre chose que
l'Essence
divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de
son aspiration. Certes, chaque homme
participe de l'Esprit, de même que l'océan a des vagues, mais l'expérience
sensuelle accapare la plupart des hommes:
elle a saisi leurs coeurs et leurs membres et ne les laisse pas s'ouvrir à
l'Esprit, puisque la sensualité est à l'opposé
de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas.
Nous
voyons d'ailleurs que le but spirituel n'est pas atteint par beaucoup d'oeuvres
ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi
que le dit le saint Ibn 'Atâ-Llâli (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses
Hikam: "Si tu ne devais parvenir à Lui qu'après
l'extinction de tes défauts et l'effacement de tes prétentions, tu ne
parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu'Il veut
te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par
les Siens et te ramène ainsi vers Lui
par
ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part.
Un
des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c'est qu'on trouve le
maître qui éduque spirituellement, car sans grâce
divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait, puisqu'il est plus
difficile de connaître un saint que de connaître
Dieu, comme le dit le saint Abul-'Abbâs al-Mursi (que Dieu soit satisfait de
lui). De même, dans les Hikam de
Ibn 'Atâï-Llâh, il est dit: "Exalté
soit Celui qui ne manifeste Ses saints que pour Se manifester Lui-même, et qui
ne conduit vers eux que ceux qu
'Il veut conduire vers Lui."
Il
n'y a pas de doute que le chef des habitants du Ciel et de la Terre, notre
maître, l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse
et lui donne la paix) était manifeste ouvertement, comme un soleil sur un
étendard, et malgré cela, chacun ne l'a
pas vu, mais seulement quelques-uns. A d'autres, Dieu le voilà, de même qu'il
voile les saints aux gens de leur temps,
à tel point qu'ils les calomnient et ne leur croient pas. Témoin en est le
livre de Dieu:
"Tu
les verras regarder vers toi, et ils ne voient pas (Coran, VII, 197) et:
"Ils dirent: qu'est-ce que cet envoyé, qui mange
de la nourriture et va sur les marchés..." (Coran, XXV, 7), et ainsi de
suite, selon tous les autres passages analogues;
et il y a presque deux tiers sinon davantage du Livre divin qui parlent des
Prophètes (sur eux la paix)
calomniés
par les gens de leur temps. Parmi ceux qui ne virent pas l'Envoyé de Dieu (que
Dieu le bénisse et lui donne la
paix), il y avait Abû Jahl (que Dieu le maudisse); il ne vit en lui que
l'orphelin adopté par Abû Talib. Il en est de même
du maître spirituel qui est à la fois ravi (majdhûb) et méthodique (salik) et
qui est toujours et en même temps ivre
et sobre: quelques-uns seulement le trouvent.
Or,
si on le trouve, ce maître voit parfois que l'esprit du disciple sera libéré
par le jeûne, et le fait donc jeûner; d'autre fois,
par contre, il le fera manger à satiété dans le même but; tantôt il voit son
avantage spirituel dans un accroissement
de son activité extérieure, tantôt dans sa diminution; tantôt dans le sommeil
et tantôt dans la veille;
parfois
il veut qu'il fuie les gens, parfois par contre il lui conseille de les
fréquenter, car il se peut que la lumière intérieure
du disciple soit soudainement devenue trop forte pour lui, de sorte que le
maître craint pour lui qu'il ne perde
la raison, comme beaucoup de disciples des temps passés et de nos jours, qui
sont devenus fous; c'est pourquoi le
maître peut sortir le disciple de sa retraite et le faire fréquenter les gens,
pour que sa tension spirituelle diminue et qu'il
soit préservé de la folie; de même que, si la lumière intérieure devient trop
faible, le maître le renvoie dans la solitude
pour qu'elle acquière de la force, et ainsi de suite; et à Dieu est l'issue.
Peu
s'en fallait que la maîtrise spirituelle eût cessé de se manifester par manque
de ceux dont le coeur est animé par un
désir ardent de la suivre; mais la Sagesse divine ne tarit jamais.
Nous
voyons que la voie spirituelle (tarîqat : voie, méthode ; le même mot désigne
également une confrérie soufique) est nécessairement maintenue par la puissance et la force divines, puisqu'elle
descend par nos maîtres de l'Envoyé de Dieu
(que Dieu le bénisse et lui donne la paix). et des maîtres précédents; comme le
disait le saint AI-Mursi (que Dieu
soit satisfait de lui): "Aucun maître ne se manifeste aux disciples s'il
n'a pas été déterminé par des inspirations (warîdât)
et s'il n'a pas reçu une autorisation de Dieu et de Son Envoyé." C'est par
la bénédiction (barakah) de cette autorisation
et le secret qu'elle implique, que notre cause est soutenue et que l'état de
ses adhérents est sauvegardé; mais
Dieu est plus savant.
Pour
ce que nous disions de l'attachement du coeur à la vision de l'Essence de notre
Seigneur, aucun de nous ne le possède
tant que notre ego (nafs) n'est pas éteint, effacé, disparu, parti et annihilé,
comme le dit le saint Abul-Mawâhib
at-Tûnsi (que Dieu soit satisfait de lui): "L'extinction
est effacement, disparition, départ de toi-même et cessation"; et comme le
dît le saint Abû Madyan (que Dieu
soit satisfait de lui): "Qui ne meurt pas ne voit pas Dieu"; et comme
l'ont confirmé tous les maîtres de la Voie.
Et
gare à vous, gare a vous si vous croyez que ce sont les choses solides ou
subtiles qui nous voilent notre Seigneur; par
Dieu non, ce n'est que l'illusion (wahm) 1 qui nous Le voile, et
l'illusion est vaine, comme le dit le saint Ibn 'Atâi- Llâh
(que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: « Dieu ne t'est pas
voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu'il n'y a pas de réalité sauf Lui; ce qui
te Le voile n'est que l'illusion qu'il y ait une réalité autre que Lui. »
Nous
constatons - mais Dieu est plus savant - que l'extinction (al-fanâ) se produit,
si Dieu le veut, dans le plus bref délai
par une certaine méthode d'invoquer le Nom de la Majesté: Allâh. Je l'ai
retrouvé, cette méthode, chez le maître
vénérable, le saint Abul-Hassan ash-Shâdhilî (que Dieu soit satisfait de lui),
mentionnée dans certains livres que
possède un érudit d'entre nos frères des Benî Zarwâl, et je l'ai également
reçue de mon noble maître spirituel Abul-Hassan
'Ali (que Dieu soit satisfait de lui), sous un aspect quelque peu différent,
plus simple et plus direct. Elle consiste
à visualiser les cinq lettres du Nom en disant Allâh, Allâh, Allâh. Chaque fois
que les lettres se dissolvaient dans
l'imagination, je les reconstituais, et si elles se dissolvaient mille fois le
jour et mille fois la nuit, je les
reconstituais
mille fois le jour et mille fois la nuit. Cette méthode me procura des aperçus
immenses, lorsque je la pratiquais
au commencement de mon chemin spirituel pendant un peu plus d'un mois. Elle
m'apporta de grandes connaissances
avec une crainte révérentielle (heybah) (Al-heybah est l'état que l'âme éprouve
en face de la Majesté terrifiante
de Dieu, ce que l'expression de "crainte révérentielle" ne rend que
faiblement.) intense, mais je n'y pris pas
garde,
occupé que j'étais avec l'invocation du Nom et la visualisation de ses lettres,
jusqu'à ce que le mois s'écoula; alors
une pensée s'imposa: "Dieu (exalté soit-Il) dit qu'Il est le Premier et le
Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" (Coran LVII,
2). D'abord, je me détournai de cette insinuation, avec la résolution de ne pas
l'écouter, et je continuais à m'occuper
de mon exercice; mais cette voix ne me quitta pas; elle insista et n'accepta
point mon refus de l'écouter, de
même
que je n'acceptai pas sa manière d'agir, et je ne l'écoutai pas; mais enfin,
comme elle ne me laissait guère en paix,
je lui répondis: "Quant à Ses paroles qu'Il est le Premier et le Dernier,
et qu'Il est l'Intérieur, je les ai bien comprises;
mais je ne comprends pas Son affirmation qu'Il est l'Extérieur, car je ne vois
à l'extérieur que les choses créées."
A cela la voix répondit: "Si par Son expression l'Extérieur Il entendait
autre chose que l'extérieur que nous voyons,
ce ne serait pas à l'extérieur mais à l'intérieur (qu'il faudrait le chercher);
mais moi je te dis: Il est l'Extérieur."
Alors je réalisai qu'il n'y a pas de réalité sauf Dieu, et qu'il n'y a dans le
cosmos que Lui, louange et grâce
à Dieu.
L'extinction
dans l'essence de notre Seigneur se produit, si Dieu le veut, par la méthode
que nous venons de décrire, en
peu de temps, car par cette méthode, la méditation porte des fruits du matin au
soir, si la suspension de la pensée a été
pratiquée assez longtemps; pour moi, elle a porté ses fruits après un mois et
quelques jours, mais Dieu est plus savant.
Il est certain que si quelqu'un pratiquait cette suspension de la pensée
pendant une année ou deux ou même trois,
la pensée qui se produirait par la suite atteindrait un grand bien et un secret
éclatant 2.
De
là je compris la parole prophétique: "Une heure de méditation est
meilleure que soixante-dix ans de pratique religieuse",
étant donné que par une telle méditation, l'homme est transporté du monde créé
au monde de la pureté, et l'on
peut également dire: de la présence du créé à la présence du créateur, et Dieu
est garant de ce que nous disons.
Nous
recommandons à chacun de ceux qui reviennent de l'état de l'oubli (gaflat) 3
vers l'état du souvenir (dhikr) qu'il fixe
son coeur sur la vision de l'Essence de son Seigneur continuellement, afin
qu'Elle lui dispense Ses vérités, ainsi qu'Elle
le fait avec celui dont le coeur s'attache à Elle; et qu'il ne se laisse pas
retenir par les "phénomènes intuitifs" (wâridât)
au détriment des "récitations prescrites" (awrâd) de peur que cela ne
l'empêche d'atteindre le but (almurâd).
1Al-wahm signifie à la fois illusion et imagination; c'est l'imagination arbitraire, qui obnubile et égare, tandis que atkhayal désigne souvent l'imagination en tant que faculté normale de l'âme, réceptive à l'égard des formes archétypiques ; transposés en conceptions védantines, ce sont les deux aspects négatif et positif de maya, qui voile et révèle en même temps.
2 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici qu'il ne saurait être question de pratiquer des exercices spirituels en dehors de la forme traditionnelle à laquelle ils appartiennent et en dehors des conditions posées par elle ; agir autrement serait s'exposer à de graves dangers. - Si l'auteur de ces lettres parle d'une réalisation qui se produit "en peu de temps", - Shankara s'exprime d'une façon analogue, - c'est qu'il a en vue des aptitudes spirituelles dont on
chercherait sans doute vainement l'équivalent aujourd'hui.
3Al-ghaflah est la négligence, l'inconscience ou l'oubli, qui s'opposent au
réveil spirituel et au souvenir (dhikr) actuel de
Dieu.