lundi 12 août 2013

Histoire de la Darqawiyya - Louis Rinn (1884)



  Mausolée de Moulay al-Arabi Darqawi, Bou Brih,Beni Zeroual , à 3H de Fès, Maroc





Par Louis Rinn

(MARABOUTS ET KHOUANS , ÉTUDE SUR L’ISLAM EN ALGÉRIE, chap. XVII, ORDRE PRINCIPAL DES CHADELYA p 233, 1884)
 
 
 
 
 




Mouley-Ali-el-Djemal fut un pieux Musulman et un savant théologien, qui acquit une grande réputation de sainteté, par de nombreux actes de bienfaisance et un profond mépris pour tous les biens de ce monde.

Lorsque, peu de temps avant sa mort, il transmit ses pouvoirs spirituels à son élève et coadjuteur, Mouley-el-Arbiben- Ahmed-ed-Derqaoui, la tradition rapporte qu’il lui fit, en ces termes, ses dernières recommandations :

« Les devoirs de mes frères consisteront à triompher de leurs passions. Pour accomplir ces devoirs, ils chercheront à imiter :
Notre Seigneur Moussa (Moïse), en marchant toujours avec un bâton
Notre Seigneur Abou-Beker et notre Seigneur Omar-ben-el-Khettab, en se vêtant d’étoffes rapiécées (el-mroqa ) ; Djafar-ben-Abou-Thaleb, en célébrant les louanges de Dieu par  des danses (Reqs ) ; Bou-Hariro (secrétaire du Prophète), en portant au cou un chapelet (sebha ) ; Notre Seigneur Aïssa (Jésus-Christ), en vivant dans l’isolement et le désert (es-Sahara ).
Ils marcheront pieds nus, endureront la faim, ne fréquenteront que les hommes pieux (es-salhin )
Ils éviteront la société des hommes exerçant un pouvoir. Ils se garderont du mensonge. Ils dormiront peu, passeront les nuits en prières, feront des aumônes ; ils informeront leur cheikh de leurs plus sérieuses comme de leurs plus futiles pensées, de leurs actes importants comme de leurs faits les plus insignifiants. Ils auront pour leur cheikh une obéissance passive et, tous les instants, ils seront entre ses mains comme le cadavre aux mains du laveur des morts. »

 Mouley-el-Arbi-ben-Ahmed-ben-el-Hassen-Derqaoui naquit chez les Beni-Zeroual, du Sif marocain, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle(1).


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(1) Soit de 1163 à 1214 de l’Hégire.

 

Il devait son surnom de Derquaoui à un cherif de ses ancêtres, nommé Youcef-Abou-Derqa(1).
C’était un lettré, qui, étant maître d’école à Fez, dans le quartier des Fontaines, avait suivi les leçons de Mouley-Ali-el- Djemal et était devenu son disciple de prédilection, puis son khalife et son ami.
D’un caractère très doux, d’un abord facile, bienveillant pour tous les malheureux, Mouley-el-Arbi vécut toujours sans se préoccuper des choses temporelles.

« Le monde, disait-il à ses adeptes, doit être, pour un homme voué à Dieu, comme les étincelles du feu, qui brûlent, qu’elles soient grosses ou petites ; que personne de vous ne désire donc l’exercice du pouvoir ni les biens de la terre, car celui qui aura des ambitions terrestres périra et sera déshonoré. »

Mouley-el-Arbi conforma toujours ses actes à ses principes.

 Lorsque, l’an 1220 de l’Hégire (1805-1806 de J: C.), son khalifa Abd-el-Qader-ben-eck-Cherif-es-Salih(2), enivré du succès de son prosélytisme religieux, réunit à ses Khouan tous les mécontents arabes et berbères pour marcher contre les Turcs, Mouley-el-Arbi essaya, par ses lettres et par ses émissaires,de le ramener à une ligne de conduite plus conforme aux règles de l’ordre. N’ayant pas réussi, il se rendit de sa personne auprès de lui, alors que ce dernier faisait le siège d’Oran.

« Il le trouva environné du faste des grands de la terre, et constata qu’il n’avait plus pour lui le même respect qu’autrefois.

 

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(1) Abou-Derqa. l’homme au bouclier.
(2) Voir la Revue africaine de 1873, page 37, un article de M. Delpech donnant le récit de ce soulèvement, d’après un Arabe employé du Bey et, par suite, ennemi de Derqaoua. On pourra remarquer que le rôle joué par El-Arbi reste néanmoins conforme à la version que nous donnons ici, d’après les renseignements recueillis auprès de Cheikh-el-Missoum et d’autres moqaddems Chadelya et Derqaoua.

 

Le cheikh prit alors une poignée de poussière et la jeta au vent en s’écriant : « Ainsi sera l’avenir de Ben-Cherif ! » et il rentra au Maroc. Les événements qui suivirent donnèrent raison à la prophétie du grand maître. »
 
Lorsque plus tard, en 1821 (1236-1237 de l’Hégire.) de graves insurrections compromirent au Maroc l’autorité de l’empereur Mouley-Sliman (1), et alors que les rebelles avaient reconnu comme sultan Mouley-Ibrahim : à Tanger, El-Kessar, Tétouan et El-Arach, Mouley-el-Arbi refusa de se mêler à ces désordres, empêcha ses Khouan d’y prendre part, mais leur interdit aussi de prêter leur appui aux partisans de l’empereur. Mouley-Sliman, prince très pieux et qui, dans sa jeunesse, s’était fait affilier à l’ordre des Chadelya, fut très irrité de l’attitude inerte de son ancien cheikh. Il le fit jeter en
prison et l’y maintint une année entière. Puis, une fois les troubles apaisés, l’empereur se montra clément et rendit la liberté à Mouley-el-Arbi. Mais celui-ci refusa de partir en disant :

« Je ne quitterai ma prison que lorsque Sliman quittera le trône. »

Peu de temps après, en 1822 (1237-1238 de J.-C.), l’empereur mourait et Mouley-Ali rentrait aux Beni-Zeroual. Nous ignorons l’époque précise de sa mort, nous savons seulement qu’elle suivit d’assez près celle de Si Sliman. Son tombeau est près de Fez, au lieu dit Zaouiat-bou-Berih, où est la zaouiat El-Harak-M’ta-Mouley-el-Arbi qu’il avait fondée. C’est un vaste et riche établissement où la plupart de ses successeurs sont enterrés.

 

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(1) Mouley-Sliman régna de février 1793 au 28 novembre 1822 (soit de Djoumad-et-Tsani-Redjeb 1207 au 13 Rebia-el-Ouel 1238 H).

 

Mouley-el-Arbi avait, dans sa longue carrière, fait de nombreux disciples ; plusieurs d’entre eux sont devenus chefs de branches distinctes, dont les adeptes ont conservé, pour la plupart, le nom de Chadelya ou Derqaoua.

Le tableau ci-après donne le nom des cheikhs qui ont, jusqu’à ce jour, continué la chaîne mystique des Chadelya :

 
29, Mouley-el-Arbi-ben-Ahmed-ed-Derqaoui :

A. Branche marocaine (Derqaoua-Chadelya, du Rif ; chef-lieu à Bou-Berch, près de Fez) ; annexes à Tétouan, Tanger, R’omara et peut-être Maghd’ara ;
30, Si Mohammed-el-Bouzidi;
30 bis, Sid E1-Hadj-Abd-el-Moumen-el-R’omari ;
31, Si Mohammed-et-Arag ;
31 bis, Si Mohammed-ben-Ibrahim, mort en 1810 (1255-1256 de l’Hégire) ;
31 ter, Sid Mohammed-ben-Abd-es-Sellem-et-R’omari ;
32, Sid El-Hadj-Mohammed-ould-es-soufi -es-Soussi ;
32 bis, Si El-Habib-ben-Amian ;
32 ter, si Mohammed-el-Miliani ;
33, Sid Abdallah-ben-Chouirek, mort en 1881 (1298-1299 Hégire).
AA. Branche du Tafi lalet marocain (Derqaoua-Cheurfa, de Mar’dara) ;
30, Si Ahmed-el-Bedoui, inhumé à Fez ;
31, Cherif-Mohammed-el-Hachemi-ben-el-Arbi-Cherif-el-Mar’dara,,âgé de 80 ans en 1882 (1299-1300 Hégire) ;

B. Branche algérienne (Derqaoua-Chadelya) :
30, Mouley-el-Arbi-ben-Attia-es-Sid-Abdallah-Abou-Thouil-el- Ouancherici ;
31, Sid Adda-ben-Relam-Allah ;
32, Sid Mohammed-el-Missoum-ben-Mohammed, ordinairement appelé Cheikh-el-Missoum, et chef de la branche algérienne, mort le 3 février 1883 (25 Rebia-el-Oual 1300) ;

C. Branche tripolitaine (devenue l’ordre des Madanya modernes)
30, Si Mohammed-Zaffar-ben-Hamza-el-Madani ;
31, Si Hamza-ben-Ahmed-el-Madani.

De cette dernière branche est issue celle des Derqaoua, dissidents de Sidi-Moussa, qui n’a eu qu’une existence éphémère en Algérie.

Chacune de ces branches se dit autonome et indépendante des autres ; mais, sauf peut-être en ce qui concerne les Madanya, cette séparation n’est pas bien prouvée, et il y aurait, quelque part (au Caire ?) un grand-maître général, ayant autorité sur tous les chefs des branches précitées, que nous n’en serions nullement étonnés, malgré les affirmations contraires qui nous ont été faites. L’histoire, en effet, ne saurait séparer ces différents groupes qui ont conservé les mêmes dénominations primordiales, les mêmes doctrines et la même ligne de conduite que les Chadelya au temps de Mouley-el-Arbi-ed-Derqaoui.

Nous continuons donc notre monographie de cet ordre, sans nous préoccuper plus particulièrement de l’une quelconque de ces branches, et nous ferons ressortir, plus loin, les raisons qui nous font présenter les Madanya, non comme une simple branche, mais bien comme un ordre nouveau.

Le personnage qui mérite le premier une mention spéciale, après Mouley-el-Arbi-el-Derqaoui, est Si Mohammed- ben-Brahïm, parce qu’il fut l’un de ceux qui, dans des circonstances graves, affirma les principes des Chadelya en refusant de jouer un rôle politique.

Lorsque le pouvoir turc, en s’écroulant avec la prise d’Alger, laissa le champ libre aux vieilles haines des tribus, l’anarchie fut partout. Un nombre considérable de notables étrangers des Hachem, Flitta, Harrar et autres tribus, vinrent un jour trouver Si Mohammed-ben-Brahïm, en son gourbi de l’Oued-el-Abd (Sidi-bel-Abbès), et le supplièrent d’intervenir, de sa personne, au milieu des Musulmans, pour rétablir l’ordre et ramener la paix dans le pays. On lui proposait d’être le grand juge et l’arbitre de toutes les rivalités en présence.

Cette besogne, toute politique, répugnait fort au solitaire, qui fit ce qu’il put pour se soustraire à cet honneur.

Forcé cependant d’intervenir, il alla s’établir dans la plaine d’Eghris, et, sept jours durant, il s’efforça de faire comprendre à la foule, assemblée autour de lui, que le gouvernement de Dieu était le seul l’unique, que l’homme dût établir sur terre, et que chacun devait vivre en paix avec ses voisins, sous la direction des gens de biens versés dans le Coran. Ces prédications ne faisaient pas grand effet sur les masses, et étaient loin de répondre à ce qu’auraient voulu les notables, qui comptaient sur l’aide du saint homme pour constituer, à leur profit, le gouvernement réel des tribus rassemblées.

Invité à se départir, dans l’intérêt général, de la rigidité de ses principes, et à prêter son ministère à des combinaisons politiques, Si Mohammed-ben-Brahim, pendant la septième nuit de son séjour à Eghris, s’échappa furtivement de sa tente, laissant, sur son tapis, une lettre expliquant sa conduite et les raisons qui le forçaient, lui homme de Dieu, à ne pas s’occuper ainsi des choses temporelles.

On dit que, plus tard, l’émir Abd-el-Qader, jaloux de l’ascendant moral de Mohammed-ben-Brahim, partit un jour de Mascara pour l’enlever, mais que, par suite de la protection divine, il s’égara la nuit et ne put le joindre. La vérité est que le Derqaoui refusa toujours son concours à l’oeuvre politique de l’émir, et fut au nombre de ceux qui, par inertie, entravèrent tous ses projets.

Ce fut Mohammed-ben-Brahim qui nomma moqaddem des Derqaoua Si Abd-er-Rahman-Touti, qui eut un instant de triste célébrité à l’occasion de l’affaire de Sidi-bel-Abbès en 1845 (1260-61-62 Hégire).

Si Abd-er-Rahman Touti était un fanatique et un ambitieux. Il n’avait recherché ces fonctions de moqaddem que parce qu’il comptait que l’organisation puissante d’une association religieuse, en pleine prospérité, lui permettrait de se recruter des partisans qui l’aideraient à jouer un rôle politique et à combattre les chrétiens.

Dès que ses projets se dessinèrent, Mohammed-ben-Brahim essaya de le ramener aux vrais principes des Derqaoua; ne pouvant y réussir, il le révoqua et nomma moqaddem, à sa place, El-Hadj Mohammed-ould-Soufi -es-Soussi.

Sur ces entrefaites Si Mohammed-ben-Brahim mourut (en 1840 (1) 1255-1256 Hégire) empoisonné, dit-on, par des parents de l’émir. Si El-Hadj-Mohammed-ould-Soufi - es-Soussi, privé de l’appui de son maître, se retira au Maroc avec un autre moqaddem des Douair, Si El-Habibben-Amian.

Si Abd-er-Rahman-Touti resta alors maître de la situation. Par de fréquents voyages auprès de Si El-Hadj-Mohammed-ben- Abd-el-Moumen au Rif, et auprès de Mouley-el-Arbi-ben- Attia, de 1’Ouarensenis, il fit croire à ses partisans qu’il avait l’appui des chefs de l’ordre.

On sait ce qui arriva le 21 moharem 1261 Hégire (30 janvier 1845) à Sidi-Bel-Abbès. Ce jour-là, le commandant supérieur, chef de bataillon Vinoy, avait été éloigné à dessein du bordj, par les renseignements, sciemment erronés, de l’Agha Abd-el-Qader-ould-Zin, vendu aux Derqaoua.

A dix heures du matin, Si Abd-er-Rahman-Touti, à la tête d’une bande composée de 66 individus, couverts de haillons et, la plupart, armés de bâtons « qui devaient à sa voix se changer en fusils, » se présenta à la porte du bordj, demandant à parler au commandant. Le factionnaire refusa énergiquement l’entrée et croisa la baïonnette ; mais il fut renversé et tué, pendant que le chef des rebelles, poussant son cri de guerre, se précipitait dans le fort.

Heureusement la garnison était sur ses gardes : le commandant de la redoute avait, en effet, été prévenu, le matin, d’avoir à se méfier et, en moins d’une heure, 50 des rebelles étaient tués.

L’Arabe, qui avait ainsi prévenu l’autorité française, était précisément un Derqaoua des plus austères, mais un disciple de Sid El-Hadj-Moharnmed-ould-Soufi , c’est-à-dire un de ceux qui avaient toujours refusé de se mêler aux agitateurs.

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(1) Il ne faut pas confondre ce Mohammed-ben-Brahim avec un cherif du même nom, agitateur fanatique qui fut arrêté en 1851 (1267-1268 Hégire).

 
Pendant que ces faits se passaient dans l’Ouest, un autre Derqaoui dissident essayait aussi, dans la province d’Alger, d’exploiter, au profit de son ambition personnelle, l’exaltation religieuse développée chez les Derqaoua par le mysticisme austère et intransigeant de leurs chefs spirituels.
Il se nommait El-Hadj-Moussa-ben-Ali-ben-Hoceïn et devint, plus tard, presque célèbre sous le nom de Abou-Hamar (l’homme à l’âne).

C’était un égyptien qui, compromis dans une révolte militaire, s’était réfugié à Tripoli, dans la zaouïa du cheikh Mohammed-Zaffar-ben-Hamza-el-Madani, de Mesrata, alors grand moqaddem des Derqaoua-Chadelya et chef des Khouan  de l’Est.

Moussa fut affilié à l’ordre et envoyé en mission au Maroc, vers 1243 (1827-1828 de J.-C.). Deux ans plus tard, après avoir été arrêté à Mascara, par les Turcs, il arrivait à Laghouatoù il remplit les fonctions de moueddin à la mosquée des Ahlaf.

L’entrée des Français à Alger fit sur lui une violente impression, et il ne songea plus, dès lors, qu’à organiser la résistance contre nous, et à prêcher la Guerre Sainte.

A Laghouat, l’influence prédominante des Tejanya et le bon sens de Ksouriens firent justice de ses déclamations violentes et comme on ne se sentait nullement menacé, on mit l’énergumène en demeure de quitter la ville.

Il se rendit alors auprès du cheikh Derqaoui Mouley-el- Arbi-ben-Attia-et-Ouancherici, espérant trouver, auprès de ce chef spirituel, l’appui qu’il désirait. Mais il fut fort mal reçu.

Après une discussion fort vive, Ben-Atia lui rappela ces paroles de Mouley-Arbi-el-Derqaoui : Personne ne désirera le pouvoir terrestre qu’il ne périsse. » « Dieu, ajouta le cheikh, m’a découvert tous les troubles qui doivent arriver sur terre, depuis  mon siècle jusqu’à la venue de Aïssa (Jésus-Christ). Je n’ai vu personne de notre confrérie devenir puissant en ce monde....

Or, tu as tellement à coeur le désir de te faire une situation politique, que tu es sorti de la voie des Soufi , et que tu te conduis d’une façon contraire aux règles de notre ordre. »

Au lendemain de cet entretien, plusieurs des partisans de Si Moussa l’abandonnèrent pour rentrer dans la voie dirigée par Ben-Atia.

Cela ne découragea point Si Moussa, qui continua à recruter des partisans et à se poser en chef d’ordre. En 1833 (1248-1249 Hégire) il s’alliait, à Blida, avec El-Berkani, le lieutenant de l’émir, et marchait, en 1834 (1249-50 H.) sur Médéa, où il entrait après quelques difficultés.

Peu de temps après, il eut à Ouamri, avec l’Émir Abd-el-Qader, une entrevue à la suite de laquelle, humilié dans son orgueil, il se déclara l’ennemi de l’émir, et lui offrit le combat (1835 — 1250-1251 Hégire).

Si Moussa fut complètement battu, ses partisans massacrés, et il échappa seul, avec une dizaine de cavaliers. Il se réfugia chez les Ouled-Nayl, à Msaâd, assurant qu’il avait su d’avance ce qui devait arriver, que Dieu avait envoyé ces peines à ses Fidèles pour les éprouver, qu’ils auraient encore une autre défaite à subir des Chrétiens, mais qu’au troisième combat ils seraient victorieux ; qu’alors un tiers des Français périrait, un tiers se sauverait en France sur les vaisseaux, et que le troisième tiers se ferait musulman.

Ce fut à Msaâd qu’il organisa son ordre, qu’il partagea les tribus entre ses deux khalifa : Si Ben-el-Hadj pour le Sud, Si Kouider-ben-Si-Mohammed, pour le Nord, et qu’il se prépara à une nouvelle levée de boucliers.

L’arrestation de Si Kouider par l’autorité française désorganisa le complot ; Si Moussa, chassé de Msaâd par la colonne Yusuf, s’enfuit d’abord en Kabylie, chez les Beni-Yala ; puis, en 1848, à Metlili. De là, il passa à Zaatcha où il fut tué.

Il existe à l’heure actuelle deux fils de Si Moussa l’un, Si Bou-Beker, est à la tête de la Zaouïa des Madanya de Laghouat, dite aussi Derqaoua de Sidi-Moussa ; l’autre, Mostafa, habite Tunis;
il est professeur d’arabe dans un collège fondé par S. E. le cardinal de Lavigerie et dirigé par les Pères Blancs d’Afrique. Les Madanya forment, aujourd’hui, un ordre  absolument distinct et séparé des Chadelya-Derqaoua de Cheikh-el-Missoum ou du Maroc. Le chef-lieu de cet ordre est à Tripoli, ou plutôt à Mesrata.

Le chef des Madanya a, en effet, rompu complètement avec les traditions d’abstention en matière politique, pratiquées par les Chadelya ; il est devenu, en apparence au moins, l’auxiliaire et le serviteur dévoué du sultan de Stamboul, qui essaie de se servir de ses Khouan pour combattre l’influence des ordres religieux indépendants ou hostiles, comme les Snoussya, Tidjanya, Chadelya purs, Taïbya ou autres. Mais en réalité, les Madanya jouent un double rôle et sont, à la fois, à la solde du sultan de Stamboul et à celle de Si Snoussi. Tout en conservant une autonomie qui facilite leurs intrigues, les chefs des Madanya font surtout les affaires des Snoussya. Le sultan les subit et leur obéit bien plus qu’il ne les dirige. Il y a du reste là toute une question fort délicate qui n’est pas encore bien élucidée : ce qui s’en dégage, toutefois, c’est que les Madanya, qui prêchent « l’union de tous les Musulmans pour l’expulsion des Chrétiens de l’Afrique (et de l’Asie) »,  sont en fait les alliés et les auxiliaires de Stamboul et de Cheikh Snoussi.

Mais, si on excepte ces Madanya ainsi détachés de la voie des Chadelya, les Turcs ont contre les autres associations religieuses Chadelya dont ils ne peuvent réussi: à disposer, une animosité extrêmement vive et fort ancienne; et c’est surtout vis-à-vis des Derqaoua (ou Chadelya de l’Ouest) que cette animosité est poussée à ses dernières limites.

Pour les Ottomans, pour les Hanéfites et, en général, pour pour tous les Arabes algériens qui ont été plus ou moins les  agents du Gouvernement Turc, le terme de « Derqaoui » est absolument synonyme de « rebelle, révolté » et ils dépeignent les adeptes de cet ordre comme des énergumènes insociables,
grossiers et ennemis acharnés de tous les agents d’un pouvoir temporel quelconque.

Voici comment un fonctionnaire turc, El-Mosselemben- Mohammed, secrétaire-général (bach-defter) du bey Hassan, à Oran, défi nissait les disciples de Mouley-el-Arbi : « Les Derqaoua font parade du mépris qu’ils ressentent pour toute espèce d’obéissance ; ils ne se réunissent jamais que secrètement et dans les lieux les plus déserts ; ils vont vêtus de haillons et parés de colliers de coquillages ; ils voyagent avec de longs bâtons ou à dos d’ânes; ils font montre d’un grand ascétisme et ne prononcent le nom de Dieu que dans leurs prières. »

C’est ainsi, en effet, que nos agents indigènes nous représentent volontiers les Derqaoua qui sont toujours, pour eux, des administrés peu souples. Dans le langage usuel, le mot « derqaoui » a même, communément, le sens de « déguenillé, loqueteux » en même temps que celui de « rebelle »(1).

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(1) Dans le dictionnaire pratique du savant et regretté Beaussier, on trouve le verbe (derqa), avec le sens de : insurger, soulever, révolter (tederqa), s’insurger, etc.
D’autre part, des lettrés musulmans présentent le mot derqaoui, comme formé de l’arabe (reqâa), pièce, morceau, et du préfixe berbère D , formatif des adjectifs qualificatifs berbères. — Cette formation hybride, provenant d’un mot arabe jeté dans le moule berbère, n’a rien d’extraordinaire, étant donné que Mouley-el-Arbi est un Berbère ; mais cette étymologie ne saurait être admise, un ordre religieux se désignant toujours par le relatif du nom de son fondateur, ou d’un de ses principaux cheikhs, et non par un accident de costume.
On doit donc rejeter, comme n’étant pas en situation, cette étymologie, de même que les suivantes, qui ont été, tour à tour, mises en avant par des lettrés musulmans :
1° (dorr-perle) (qaouï, grosse), c’est-à-dire science considérable ;
2° (darr-lait) (qaouï, fort, abondant), parce que le Prophète a dit : « rêver de lait signifie avoir une science considérable » ou parce que « ceux qui sucent le lait du derqaouisme sont des gens forts et robustes dans leur foi ; »
3° (derq, être caché, voilé), parce que leurs réunions sont secrètes ;
4° (Derqa), nom d’une ville dont Mouley-el-Arbi était originaire, ville qui, depuis, aurait changé de nom. Le nom de cette ville devait alors s’écrire pour donner naissance à l’ethnique


Ces appréciations passionnées sont loin d’être conformes à la réalité des faits ; et nous en avons déjà fait justice, en donnant plus haut un aperçu de ce que pensaient et professaient les principaux grands maîtres, disciples et successeurs de Choaïb-Abou-Median.

Il est bien vrai que l’on rencontre des Derqaoua sales, déguenillés, laissant croître démesurément leurs cheveux et leur barbe, ayant un gros chapelet autour du cou, voyageant un bâton à la main, sans jamais avoir de domicile fixe, et lançant des imprécations contre quiconque prend, vis-à-vis d’eux, des allures autoritaires. Mais ce genre de religieux ambulants et mendiants n’est pas spécial à l’ordre des Derqaoua ; on en trouve d’affiliés à presque toutes les congrégations religieuses : ce sont ou des fous ou des misérables, affectant ces excès de dévotion et d’ascétisme extérieurs, en vue d’exploiter la charité publique. La grande majorité des Derqaoua est loin d’être ainsi : ce sont des gens comme les autres, n’affichant pus d’une façon ridicule ou inconvenante leur caractère de derqaoua, et se bornant à mettre plus ou moins de réserve dans leurs rapports avec les détenteurs des pouvoirs temporels.

Ces relations doivent, en effet, être évitées le plus possible par les Chadelya ; un des leurs, Si Abd-el-Ouahab-el-Charani, disait à ce propos : « Grâce à Dieu, j’ai toujours vivement regretté de m’être trouvé avec les grands (émirs, etc.), pour autre chose que quelque question ou affaire de religion ou de loi, qui fût à approfondir pour le bien de tous ; et j’ai toujours eu en extrême aversion tout homme de rang élevé que la justice et l’équité ne guidaient point, m’eût-il s accordé son amitié, et m’eût-il attiré à me rendre auprès de lui pour quelque prétexte détourné. Car je ne sais pas assez me défendre contre celui pour lequel j’ai de l’amitié. Et puis, je suis homme comme les autres ; et ce que je vois faire par autrui, parmi les hauts personnages, je crains de me laisser aller à le faire.

J’ai connu un individu qui approuvait tout ce que le prince ou  émir avait en projet, et ne savait se décider à, condamner une action mauvaise, quand même il le pouvait. Bien plus, il donna des  éloges pour des actes d’abstention inique ; il disait. « Ce n’est pas toi, prince, qui as envoyé ces dures épreuves aux raias. C’est Dieu lui-même qui les envoie à ses serviteurs. » Il jetait ainsi le reproche sur Dieu et donnait la louange à l’émir; il blâmait Dieu et flattait l’émir.

La grande faute de cet individu était de manger des mets de cet émir, de ne pas refuser toute invitation. Nous avons connu des fakirs ou simples soufis qui allaient assister aux repas des émir quand la nécessité l’exigeait, mais ils n’y prenaient rien des aliments servis.
Tels furent Sidi Mohammed-Ibn-Annan, le cheikh s Abou-el-Haçan-el-R’amri, etc. ; ils emportaient avec eux, dans la large manche de leur vêtement, une galette de pain, et, à mesure qu’on servait le repas, ils ne mangeaient que de leur galette, s’arrangeant de façon que l’émir ne s’en aperçût pas.

Gardez-vous, disait le vertueux Ali-el-Khawwas, de fréquenter aucun des émirs, ou de manger de leur nourriture, ou de rester muets sur le mal que, dans leurs réunions, vous voyez commettre on paroles ou en actes.

Autrefois, les pieux et saints docteurs ou savants s’abstenaient d’aller chez les khalifes ; et si une circonstance impérieuse, ou si un prétexte supposé, les appelait à s’y présenter, ces docteurs leur donnaient des conseils, les menaçaient de la vengeance céleste, les gourmandaient, les exhortaient au bien. Aujourd’hui, hélas ! cette manière de faire n’est plus possible. »

Puis, Charani raconte qu’un jour, à La Mecque, un saint docteur nommé Tâous, ayant été forcé de se rendre aux instances du khalife Hischam, qui désirait l’entretenir, se mit à apostropher et réprimander le souverain si rudement, que celui-ci en demeura tout confus et tout tremblant ; et Charani ajoute : « Lecteur, mon frère, si tu te sens la force d’adresser des paroles de cette sorte aux émirs, va, fréquente-les; sinon, tiens-toi loin d’eux. »
L’éloignement des agents de l’autorité est, en effet, le signe distinctif du derqaoui, mais, dans la pratique, cet éloignement n’est pas absolu et n’a nullement un caractère malveillant : ainsi, nous avons des imams, des assesseurs, des cadhis, des khodja qui sont derqaoua et ont, avec nous, des relations fort courtoises.

Le rituel spécial aux Chadelya-Derqaoua ne présente non plus, en lui-même, rien qui le différencie essentiellement de ceux des autres ordres religieux.

Lorsqu’un Musulman veut se faire recevoir derqaoui, il doit d’abord ne se présenter au cheikh que dans un état parfait de pureté. Cette condition remplie, le néophyte se tient dans la posture d’un homme en prière : le cheikh lui prend les mains dans les siennes et prononce cette courte prière : « Il n’y a pas d’autre Divinité qu’Allah, Il est tout-puissant, Il n’a point d’associé à sa puissance, à Lui appartient tout, Il peut tout, Il donne la vie et la mort, répandons nos louanges sur lui. » Le cheikh Sait alors jurer au néophyte « qu’il se conformera aux statuts de l’ordre, qu’il aimera ses frères, qu’il évitera le péché, qu’il fera abnégation de lui-même pour tout ce qui concerne la vie matérielle, qu’il ne tiendra compte ni des injures, ni des coups, ni de la faim, ni de la soif, ni de la misère; qu’il ne recherchera pas les satisfactions de la chair, qu’il s’efforcera de pratiquer toutes les vertus, qu’il s’instruira tout d’abord de ses devoirs envers Dieu, qu’il accomplira strictement ses ablutions, ses prières et tout ce qui est d’obligation divine. » Le cheikh remet ensuite le néophyte au frère profès chargé de l’instruire, et il lui est permis d’assister aux hadra.

« Ces hadra(1) ont lieu les portes closes et les lumières éteintes, ou, la nuit, dans des lieux retirés, hors de portée des intrus. Les frères, pour prier, se forment en cercle compacte, sans solution de continuité. Ils psalmodient: « Il n’y a de Dieu que Dieu, d’abord sur un rythme lent et en appuyant fortement sur les longues, puis plus rapidement, et, enfin, sur un mode précipité ! Lorsqu’ils sont arrivés à un certain état de surexcitation, ils se lèvent et récitent en donnant au corps un balancement cadencé : « Allah ! » puis « hou » (lui), puis, enfin, « Ah ! » Pendant ce temps, le nekib (ou chef de section) tourne autour d’eux en récitant des vers ou des sentences propres à redoubler l’enthousiasme. Puis, à un signal du moqaddem resté au milieu du cercle, les frères s’arrêtent, le moqaddem récite des vers, des oraisons, prononce la formule : « Il n’y a pas d’autre Divinité que Dieu » et termine la cérémonie par la récitation de la fatiha. »



                        Le tombeau du Cheikh Muhammad al-Arabi al-Darqawi (Que Dieu l' agrée)
 

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