dimanche 11 août 2013

Humour et religion en Islam - Pierre Lory


 

Pierre Lory, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire de mystique musulmane


Il pourrait sembler paradoxal de rapprocher le thème de l’humour des données de la religion musulmane. L’Islam offre en effet une apparence générale de gravité, de sérieux, voire de sévérité. Cette impression est en partie justifiée. Toute la tradition lettrée insiste sur le ‘principe de sérieux’ (jidd) qui anime la vie religieuse, opposé au pôle de la distraction vaine, mondaine et délétère (hazl). L’homme a été créé pour rendre un culte à Dieu sur terre, sa récompense principale lui sera accordée dans l’au-delà. Sans valoriser pour autant le dolorisme ou la componction, les thèmes de la morale islamique tournent autour de cette idée essentielle : tous les avantages et plaisirs que l’homme recherche si ardemment sur terre sont périssables, seules demeureront les joies du Paradis. L’adoption de cette attitude de ‘sérieux’ reprend tout bonnement des thèmes fréquents dans le Coran : Nous n’avons pas créé ce monde « en jouant », dit Dieu dans le texte sacré (XXI 16 ; XLIV 38), lequel attaque violemment les mondains prenant à la légère les avertissements des prophètes.

Mais il serait faux d’imaginer toute la communauté musulmane plongée dans une lugubre attente de l’au-delà. Le modèle suprême de tout croyant, le prophète Muhammad, n’est pas présenté comme un ascète austère et triste. En fait, il eut un débat sur la question de savoir si le Prophète riait, et comment. Car la question était de taille, comme le fut au Moyen Age celle du rire de Jésus mentionnée par Umberto Eco dans son roman Le nom de la rose. Définir le rire du Muhammad revenait à donner un modèle de comportement à toute la communauté musulmane. Or nous trouvons dans les recueils de traditions prophétiques - les hadîths, qui relatent les dires et actes du Prophète - des attestations divergentes. Selon les unes, Muhammad ne riait pas vraiment, il ne faisait que sourire, on ne voyait jamais ses gencives ; c’est l’attitude de gravité des chefs bédouins que l’on retrouve de nos jours chez les dignitaires séoudiens ou émiratis. Mais selon d’autres traditions, attestées notamment par Bukhârî dans son recueil de hadîths le Sahîh, Muhammad était « le plus rieur des hommes » ; au point que lorsqu’il riait, on pouvait voir ses molaires – tout autre profil humain, on le constate, que dans le premier tableau.

En fait, il existe des rires d’origine et d’intentions très différentes. Le rire de simple détente n’est nullement blâmé dans la bienséance sociale de l’Islam. Ce qui est par contre violemment dénoncé, c’est la raillerie, la dérision, en matière de religion plus précisément. Muhammad pardonna à plusieurs de ses grands adversaires païens mecquois qui l’avaient rejeté et combattu par les armes ; mais il se montra intraitable contre tous ceux qui s’étaient moqué de sa prédication, des poètes satyriques persifleurs cherchant à ridiculiser sa mission notamment. Le rire dans cette forme précise de dérision plutôt, représente pour l’ordre religieux une attaque plus grave que la polémique des adversaires des autres religions. De nos jours, les attaques virulentes de certains missionnaires ou évangélistes chrétiens contre l’Islam donnèrent lieu à de multiples réfutations de la part d’essayistes musulmans ; mais le roman de Salman Rushdie Les versets sataniques, dont le ton et le contenu persifleur était manifeste, donna lieu à la fatwa que l’on sait. Bref, l’humour n’est pas absent de la culture arabo-islamique classique, il s’y trouve simplement canalisé. Il est multiple, occupant plusieurs fonctions dans le système symbolique et social des pays musulmans. On pourrait consacrer plusieurs volumes à ses différentes facettes. Nous nous bornerons ici à en évoquer très schématiquement trois qui nous paraissent jouer un rôle essentiel.

 

La dérision ‘anticléricale’

Il a existé depuis les premiers siècles de l’ère musulmane un humour frondeur. Nous ne considérons pas ici celui des ‘anti-religieux’, considérant les prophètes comme des imposteurs et les prescriptions de la Loi comme des absurdités nuisibles, car ils se placent par définition en–dehors du champ communautaire musulman (v. notre article « Islam : l’athéisme est-il pensable ? » dans le Bulletin de la SASR n°1). Nous envisageons plutôt un courant que l’on pourrait appeler faute de mieux ‘anticlérical’. Le terme n’est pas adéquat, car on sait qu’il n’existe pas de clergé à proprement parler dans la société musulmane. Mais il existe cependant des ‘hommes de religion’ occupant des fonctions divers : juges et hommes de Loi (la Loi était pour l’essentiel d’origine religieuse), enseignants dans les medersas, personnel des mosquées etc, sans parler des membres des confréries soufies, ou des derviches ne relevant parfois d’aucune organisation précise.

Un certain humour s’est donc porté sur ces groupes, accusés de d’être composés d’hypocrites ne respectant pas les interdits qu’ils imposent aux autres. De multiples histoires épinglent les professeurs des écoles, rapaces à la recherche de cadeaux de la part de leurs élèves, ou encore essayant d’abuser d’eux sexuellement. La vénalité des juges est également un des thèmes les plus anciens et les plus répandus. Les fonctions religieuses, selon ces récits inventés ou caricaturant des faits réels, seraient devenues de simples sources de revenus. Même les Soufis, qui devraient avoir tout abandonné pour la prière continuelle de Dieu, se présenteraient souvent comme de simples feignants cherchant à trouver une justification à une lucrative mendicité. Revêtus d’un froc rapiécé, habit distinctif des derviches, ils parcourent villes et campagne pour échanger leurs bénédiction contre des aumônes ou des repas. « Vends ton froc » aurait-on conseillé à l’un d’entre eux. « Si le pêcheur vend son filet, avec quoi pêchera-t-il ? » aurait répondu l’intéressé (Obeyd-e Zâkânî, Risâle-ye delgûsheh). Leur malhonnêteté se double de bêtise, selon le prosateur rationalisant Jâhiz (m. 868), car l’intelligence se développe par la fréquentation des hommes, et eux cultivent l’isolement (al-Bayân wa-al-tabyîn).

Plus grave, le rite est devenu pour eux un comportement mécanique, privé de toute intention ou ferveur religieuse, et en cela ils contaminent les autres croyants. Un pèlerin s’étant rendu à La Mecque s’assoupit au moment de la station sur le plateau de ‘Arafât ; il entendit deux anges se lamenter de ce que sur les 70.000 pèlerins, seule la prière de 7 d’entre eux serait agréée par Dieu – par bonheur, la ferveur de ces sept saints venait compenser l’indifférence des autres (Sulamî, Haqâ’iq al-tafsîr). Parfois, la critique se fait plus incisive. Les religieux sont accusés de prêcher des attitudes qui abrutissent le peuple. Sharaf al-dîn Dâmgânî voit le gardien de la mosquée expulser un chien qui s’y était introduit. Il aide le chien à s’enfuir, puis dit au gardien : « Lui est un animal sans raison, c’est pour cela qu’il est entré dans ta mosquée ; nous, tu ne nous y vois jamais ». La raillerie s’étend bien sûr à tous les bigots qui masquent leurs propres impuissances ou mensonges sous un voile de piété. Le ‘héros comique’ de plaisanteries populaires turques Molla Nasreddine, selon une histoire, se rend chez un tailleur et lui demande :

- Pourrais-tu me faire un manteau dans ce tissu gris ?

- Certainement, avec l’aide de Dieu, répond le tailleur.

- Quand sera-t-il prêt ?

- Dans une semaine, avec l’aide de Dieu !

- Veux-tu être payé maintenant ?

- Avec l’aide de Dieu, oui, j’aimerais bien !

Nasreddine lui règle ce qu’il lui doit puis revient la semaine suivante.

- Mon manteau est-il prêt ?

- Non, je n’ai pas pu. Ma femme est tombée malade. Mais elle a guéri maintenant, avec l’aide de Dieu.

- Quand penses-tu le finir alors ?

- Dans trois jours, avec l’aide de Dieu.

Trois jours plus tard :

- Alors, mon manteau ?

- Il me manque du tissu, mais avec l’aide de Dieu …

- Ecoute, interrompt Nasreddine, maintenant je suis pressé. Essaie de travailler sans l’aide de Dieu, ça te retarde !

Ces récits ne traduisent pas un rejet de la religion en tant que telle, mais le refus d’une attitude sociale qui conduit précisément à en adultérer l’intention religieuse. On pourrait citer ici ce vers du corpus attribué à Omar Khayyam :

« Mieux vaut Te parler (= à Dieu) dans l’intimité au fond du cabaret

que venir sans Toi prier au pied d’un minaret »

 

La dérision pieuse

L’humour ne servit toutefois pas seulement d’armes aux esprits forts. Les religieux l’utilisèrent à leur tour. L’exemple le plus fameux est constitué par les Récits des imbéciles et des stupides (Akhbâr al-hamqâ wa-al-mughaffalîn) d’Ibn al-Jawzî (m. 1201), qui fut un savant, juriste, prédicateur de premier plan à Baghdad. Son œuvre colossale porte sur le droit, l’histoire, la morale, mais comprend aussi plusieurs recueils d’anecdotes légères ou comiques qui sont intéressantes pour l’histoire de la pensée. Dans l’introduction de ces Récits des imbéciles…, Ibn al-Jawzî répond par avance aux lecteurs qui s’étonneraient qu’un des hommes de religion les plus en vue du monde musulman de cette époque entreprennent de recueillir des anecdotes frivoles. Trois raisons, répond-il, poussent un Musulman à s’intéresser à l’humour et à la bêtise. Elles sont ‘sérieuses’, utiles pour la foi :

1) Le lecteur, lisant ces récits, est conduit à remercier Dieu de ne pas être un stupide, d’être doté de la raison qui lui permettra d’obtenir la félicité post mortem ; cette reconnaissance envers Dieu est un des piliers de l’attitude religieuse.

2) Un tel ouvrage fait comprendre quelles sont les causes de la bêtise, ce qui est très salutaire pour l’obtention du salut éternel

3) La détente et l’humour sont licites et même utiles. Ibn al-Jawzî cite ici le récit de Hanzala, un des Compagnons du Prophète, qui écouta les larmes aux yeux un sermon de Muhammad sur les peines de l’Enfer. Rentré chez lui, il se mit à plaisanter avec les membres de sa famille. Soudainement, il eut honte de son attitude et revint voir le Prophète pour s’excuser d’avoir ri si peu de temps après le sermon. Muhammad lui répondit : « O Hanzala, il y a un temps pour tout ! » En effet, poursuit Ibn al-Jawzî, un travailleur qui ne se reposerait jamais s’épuiserait et finirait par mal travailler. De même, un croyant qui ne se détend jamais devient aussi un mauvais pratiquant.

En fait, on s’aperçoit vite qu’Ibn al-Jawzî obéit à une stratégie culturelle à peine masquée : il s’agit de disqualifier tous ceux qui échappent au contrôle moral des religieux, et c’est eux dont la bêtise est dénoncée ici. Il fait le partage entre les ‘imbéciles’ et les ‘stupides’. Sa dérision porte d’abord sur les ‘imbéciles’. Ces gens ne comprennent rien en matière religieuse, ils sont bornés dès leur naissance, ce sont des incurables. « Al-Awzâ‘î rapporte que l’on avait demandé à Jésus fils de Marie : - O esprit de Dieu, peux-tu ressusciter les morts ? Il répondit : - Certes, avec la permission de Dieu. On lui dit : - Peux-tu guérir un lépreux ? Il répondit : - Oui, avec la permission de Dieu. - Et comment soigner un imbécile ? lui demanda-t-on. - Cela, reprit Jésus, je n’en ai pas la capacité ». Qui sont ces imbéciles ? Au fond, tous ceux qui refusent le dogme sunnite : les Mazdéens avec leur croyance absurde en deux dieux, les Chrétiens qui croient que Dieu est devenu un homme et a eu besoin de manger et boire, les Juifs qui ont vu Moïse accomplir des miracles stupéfiants devant eux et qui lui ont quand même désobéi par la suite, ainsi que Chiites qui dénoncent les premiers califes alors que leur premier Imam, ‘Alî, leur avait fait allégeance, etc. Un ‘imbécile’ peut être quelqu’un de cultivé, mais qui est privé d’un élémentaire bon sens dans le domaine de la religion. Une telle conception ne relève ni de l’invective ni de la simple plaisanterie. Elle pose la question de la prédestination et du libre arbitre. Certains hommes sont fondamentalement aveuglés à l’égard des vérités de la religion. Ainsi est expliqué leur refus de l’évidence du monothéisme islamique.

A la différence des ‘imbéciles’ incurables, les ‘stupides’ le sont par éducation ou fréquentation. Ils peuvent donc être amendés. Les victimes de la dérision d’Ibn al-Jawzî sont ici :

- les bédouins frustes, qui sont restés à moitié païens. Tel celui qui, parti en pèlerinage, se précipite au petit matin vers la Kaaba pour transmettre à Dieu sa demande, avant que Celui-ci ne soit trop sollicité par la foule des autres pèlerins. Un autre – durant le pèlerinage également – priait ardemment pour sa mère seule. A qui lui demanda pourquoi il ne priait pas pour son père, il répondit : « C’est un homme, il sait se débrouiller seul ! ».

- les ascètes ignares, qui récitent le Coran sans le comprendre Ibn al-Jawzî cite un récit d’après Jâhiz d’un homme dont le voisin était ultra-pratiquant et récitait indéfiniment un verset du Coran en pleurant et se frappant la tête. Impressionné et intrigué, l’homme s’approcha de la maison de son voisin et entendit qu’il récitait le verset  II 222 : «  Ils t’interrogent au sujet de la menstruation des femmes. Réponds : c’est une souillure … ». Un autre ascète ignorant, fut scandalisé lorsqu’il comprit enfin le sens du récit de Joseph en Egypte et de la tentative de séduction par la femme de son maître, et se mit à exhorter les Musulmans à ne pas lire ces versets de débauche. Un autre serait enduit un œil de goudron pour le tenir fermé, jugeant le monde d’ici-bas trop vil pour mériter d’être regardé avec deux yeux.

- les semi-lettrés, qui se servent uniquement de livres et n’ont pas accès à la transmission  orale en présence d’un maître, et commettent de ce fait des fautes de langue et de compréhension grossières.

- les gouverneurs de province qui ne connaissent rien du droit, tels celui qui, embarrassé par les réquisitoires de deux plaignants s’accusant mutuellement, les aurait fait flageller tous les deux, se félicitant d’avoir ainsi certainement châtié le coupable.

Toute autre est la dérision religieuse transmise dans les milieux populaires. Dans ces histoires et mises en scène, le petit peuple prend une revanche. Les princes et les grands de ce monde, eux aussi, sont mortels, faibles, pervers, vicieux, et en tant que tel soumis au Jugement de celui qui est plus grand et plus puissant que tous. Les héros de ces types d’anecdotes sont les ‘fous sages’ ; une de nos sources principales à leur endroit est le traité Les fous sensés  (‘Uqalâ’ al-majânîn) rédigé par Abû al-Qâsim al-Naysâbûrî (m. 1015) Leurs comportements  sont erratiques : ils sont souvent présentés comme de pauvres hères nus, chevauchant un bâton comme si c’était une monture, vivant dans les cimetières « où je fréquente des gens qui ne me font aucun mal, qui ne me calomnient pas derrière mon dos » précise Bahlûl, l’une des plus célèbres de ces figures. Ils tiennent des discours délirants mais où pointe souvent une sagesse insolente. Pénalement irresponsable, le fou ne peut se voir imputer aucun crime de lèse-majesté ou de blasphème. Pas plus, par conséquent, que celui qui rapporte ses dires réels ou supposés.

Il s’agit là pour des cas assez nombreux de prétextes littéraires pour attaquer les riches, les puissants sous l’angle de la religion. Pauvre parmi les pauvres –il n’a même pas sa raison – le ‘fou sage’ peut rappeler aux grands de ce monde leur condition essentielle de pauvres devant la mort et devant Dieu. Bahlûl, qui aurait habité Bassora, aurait eu un entretien mémorable avec le calife Hârûn al-Rashîd au moment où celui-ci se rendait en pèlerinage à La Mecque. Par humilité réelle ou piété feinte, le souverain écouta la harangue de Bahlûl qui l’accusait de folie pour vivre dans tant de richesse alors que le Jugement de Dieu était imminent. Puis Hârûn transmit une bourse d’argent à Bahlûl, à quoi le fou répondit en offrant un quignon de pain au calife ; mais celui-ci était si sec et dur que le calife ne put y mordre, et le rendit à Bahlûl en lui disant : « Je ne peux le digérer ». Bahlûl lui rendit alors la bourse en lui disant : « Moi non plus, je ne peux pas digérer ton cadeau ». Au final, il s’agit donc de montrer que les vrais fous, ce sont les hommes immergés dans les plaisirs ou les soucis du monde.

Le ‘fou sage’, lui, est souvent un homme immergé dans la présence divine, et c’est ce qui rend ses comportement incompréhensibles au commun des hommes. A un intellectuel qui lui disait qu’on le prenait pour un dément (majnûn), le ‘fou’ Sa‘dûn répondit : « Les gens affirment que je suis dément, alors que nulle folie ne m’affecte. Mais l’amour pour mon Seigneur a envahi mon cœur et mes entrailles, il circule dans ma chair, mon sang et mes os. Et moi, je suis emporté de passion pour Lui ». Cette dernière affirmation nous permet de passer à un dernier versant de l’humour religieux en Islam : celui qui concerne la mystique et ses paradoxes.

 

Les paradoxe des mystiques

Le rire n’est en effet pas du tout absent de la littérature mystique. Certes, la mystique musulmane connut des individualités assez sombres, tels Fudayl ibn ‘Iyâd qui, paraît-il, ne rit qu’une seule fois durant sa vie : le jour de la mort prématurée de son fils. A qui l’interrogeait sur ce comportement surprenant, il répondait : « J’avais aimé une chose, et Dieu l’a aimée aussi ». Toutefois, les anecdotes humoristiques sont fréquentes dans les milieux soufis. Les porte-paroles de cette tendance sont des extatiques qui sont ‘restés sur l’autre rive’, les ravis en Dieu, ceux qui ont connu une expérience d’illumination soudaine et qui sont restés commotionnés pour le restant de leurs jours. Le grand historien et penseur Ibn Khaldoun (m. 1406) s’interroge dans sa Muqaddima sur cette question paradoxale : un fou peut-il éventuellement être un saint, sachant que pour être un croyant ordinaire, il est nécessaire de jouir de toutes ses facultés mentales ? Il répond qu’il existe deux formes de raison : un raison ‘logique’, qui permet de vivre en société, exercer une profession et des responsabilités etc ; et une raison métaphysique, qui permet de saisir les vérités d’ordre religieux. Les fous ‘ravis’ ont perdu leurs facultés rationnelles ordinaires, mais ils restent conscients, pleinement, face au monde divin. Ils peuvent donc éventuellement être considérés comme des saints. De tels saints peuvent parler ‘en-dehors’ de la Loi, tenir des propos des plus surprenants, provocants. Grâce à eux, la Loi n’est plus un absolu.

Un thème qui leur est souvent attribué est le paradoxe du mal ; Helmut Ritter, dans Das Meer der Seele, y consacre un chapitre éloquent. De même qu’un fou comme Bahlûl a pu faire des remontrances au calife, de même arrive-t-il que le ‘ravi’ en fasse à Dieu. Un fou accuse Dieu de gouverner le monde comme s’Il avait perdu la raison. Le plus grave problème de la créature, dit un autre ‘saint’, c’est son Créateur. Son excuse, lorsqu’il fait mourir des enfants en bas âge, dira un homme qui vient d’apprendre le décès d’un de ses fils, c’est qu’Il n’a pas d’enfant et ne peut comprendre la souffrance d’un père. « Si tu te conduis ainsi avec ceux que Tu aimes, dit un Soufi pauvre et souffrant, qu’est-ce que cela sera avec tes ennemis ! ». Un autre encore, vivant dans la misère et la maladie : « Surtout, ne me donne rien, prends moi plutôt ce que Tu m’as donné, cette vie ne me convient plus ». Un autre vivait en Egypte à un moment où le pays fut frappé par une terrible famine : « Si Tu n’arrives pas à nourrir tout ce monde, Tu n’as qu’à en créer moins ! ». A un Soufi à qui l’on demandait s’il connaissait Dieu, il répondit par l’affirmative : cela faisait tant d’années que Celui-ci le faisait souffrir de mille manières par la faim, la nudité, la honte. Sur un registre moins pathétique, on raconte que Molla Nasreddine fut placé en position d’arbitre pour partager équitablement neuf dattes entre trois enfants qui se disputaient à ce sujet. Il leur proposa de délaisser l’imparfaite justice des hommes, et d’agir « selon la parfaite justice de Dieu », ce que les enfants acceptèrent. « Vous êtes de bons Musulmans, répondit Nasreddine. Tiens, Ahmet, tu auras cinq dattes. Malik en aura trois. Quant à toi, mon pauvre Mahmut, tu n’auras rien du tout ».

La clé de tous ces dires paradoxaux voire choquants réside, selon l’optique des mystiques, dans le caractère équivoque de toute la création. Dieu ne peut se montrer aux hommes tel qu’Il est en Lui-même : l’univers serait pulvérisé en un clin d’œil s’Il Se manifestait ainsi. Il doit passer par la médiation d’un monde limité. Dieu est partout présent, mais masqué. Il Se manifeste ainsi dans le mal, la souffrance, le manque, lesquels sont inhérents à la création. Le fou vient clamer haut et fort que c’est bien Dieu Qui a voulu cela, qu’il n’y a pas à adoucir la cruauté de cette vie en cherchant des excuses au Tout-Puissant, et que c’est en vivant totalement cette souffrance qu’on peut atteindre quelque chose du Vrai.

 

Conclusion

L’humour permet ainsi de parler du plus inconcevable. Il exprime une vérité non logique. C’est toute la littérature religieuse de l’Islam qui se trouve traversée par des éléments humoristiques. L’exemple vient de haut, puisque selon des textes traditionnels, Dieu Lui-même rit. Daniel Gimaret, dans son livre Dieu à l’image de l’homme sur les anthropomorphismes dans le hadîth, consacre même un chapitre complet à ce sujet. Ces thèmes de l’humour rappellent un point essentiel : malgré tout l’effort des juristes, des théologiens et des philosophes pour ‘rationaliser’ la foi, pour lui donner un cachet clair et accepté par tous, il restera toujours un pivot essentiel relevant de la foi seule, d’une expérience qu’au fond rien ne peut justifier complètement par de simples arguments. Naysâbûrî raconte qu’un lettré, sortant de chez lui, aperçoit des enfants en train de jeter des pierres sur un vieux mendiant – il s’agissait du ‘fou’ Sa‘dûn. Il se met à morigéner les enfants pour se montrer aussi durs envers le vieillard. « Mais c’est un hérétique, disent les enfants pour se justifier ; il dit qu’il a vu Dieu ! ». Le lettré se tourne alors vers Sa‘dûn : « Malheureux ! comment pourrais-tu voir Dieu ? ». Et le pauvre hère de répondre : « Mais comment pourrais-je ne pas Le voir ? ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

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