Faouzi Skali
Introduction
Les mystiques de l’Islam ont beaucoup médité le hadith qudsî où Dieu dit : " J’étais un trésor caché, j’ai aimé à être connu, j’ai alors créé le monde ".
Il s’agit là de la prière, de l’aspiration de Dieu à être connu, aspiration qui va constituer, du point de vue des soufis, la finalité même de la création. Le Coran dit : " Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils adorent [Dieu] " (LII-56), c’est à dire que pour qu’ils connaissent [Dieu].".
La prière rituelle en Islam tient une place centrale en tant que modalité d’adoration, donc, du point de vue le plus intérieur, de connaissance. Le terme qui, en arabe, est généralement traduit par " prière " est celui de " salât ". Le Coran l’emploie aussi bien pour désigner l’office accompli par le musulman cinq fois par jour que la prière divine par laquelle Dieu, dit le Coran, " est Celui qui prie sur vous ainsi que Ses anges, afin de vous faire vers sortir des ténèbres à la lumière " (XXXIII, 42). Pour les mystiques, ce passage " des ténèbres vers la lumière " désigne le processus d’une connaissance par laquelle l’orant est amené à réaliser, à travers sa propre prière, le vécu et l’aspiration du divin à être connu.
La connaissance constitue donc le point de jonction ultime entre l’aspiration divine et l’aspiration humaine, entre la prière de Dieu et la prière de l’homme.
Cependant, ces mêmes mystiques insistent sur le fait que le divin en Soi ne pourra jamais être atteint, car Il est l’Absolu, l’Inconditionné et par là même au-delà de toute connaissance. Pour Ibn ‘Arabi, sont connaissables les Archétypes ou Noms divins, qualifications ou déterminations multiples de l’Unité divine (al Ahadiya) qui, elle, restent au-delà de toute détermination et qui sont les principes ou essences de tous les êtres, chacun d’eux ayant un rapport privilégié avec l’un de ces archétypes parce qu’il constitue justement sa nature profonde, sa norme intérieure, divine, son Seigneur personnel dont il dépend en tant que vassal ou serviteur.
La prière de chaque être n’est alors que cette aspiration de l’âme à rejoindre son principe divin. Elle le rejoint dans la mesure où elle le manifeste, où Il se dévoile à elle au sommet de son aspiration intérieure. C’est ce double mouvement qui va fonder cette parabole, souvent évoquée par les mystiques, de l’âme " mère de son père " ou, comme le dit Suhrawardî, s’adressant à sa nature parfaite : " Tu es l’esprit qui m’enfanta et Tu es l’Enfant de mes pensées ".
Chaque être a une prédisposition essentielle à rejoindre son Principe, à manifester cette connaissance, celle de la " forme " du divin telle qu’il peut le concevoir. Cette conscience n’est réalisée que par ceux qui ont atteint de hauts degrés de sainteté. D’autres formes de prière comme celle qui émane d’une sensation spirituelle intense, prière qui est l’expression de notre vie intérieure, ou tout simplement la prière que l’on formule en paroles en s’adressant à Dieu sont autant d’orientations au coeur de tous les êtres.
Une louange cosmique
Tous les êtres qui ont une conscience spontanée d’être conformes à leur nature profonde, à leur norme intérieure, sont donc par là même en prière : " Ne vois-tu pas, dit le Coran, que c’est Dieu que louent ceux qui sont dans les cieux et la terre, et aussi les oiseaux par volées ; chacun, certes, connaît sa prière et sa forme de louange " (XXIV, 47). Ou encore : " Ne vois-tu pas que devant Dieu se prosternent tous ceux qui sont dans les cieux et ceux qui sont sur la terre, et le soleil et la lune, et les étoiles et les montagnes, et les arbres, et las animaux, ainsi que bien des gens… " (XXII, 18).
Cette conformité que l’homme possède à l’état natif et perd par la suite, il ne la retrouve consciemment qu’à travers les mouvements du rituel qui sont, selon l’interprétation des mystiques, une représentation symbolique et synthétique des différents modes de prière ou de célébration de tous les êtres. Lorsque l’on parle de représentation symbolique, il ne faut pas entendre par là une reproduction ou une imitation, dans la prière rituelle, des différentes attitudes de ces êtres, mais plutôt une représentation figurative des modes de louanges et donc de connaissances spirituelles qui leur sont propres. C’est selon ce mode d’expression symbolique que le verset cité ci-dessus peut évoquer les attitudes corporelles de la prière que sont la station debout (qyâm, ici les hommes, les montagnes), l’inclination profonde (rukû, ici les animaux) et la prosternation (sujûd, les arbres poussent leurs racines en profondeur), l’alternance du lever et coucher du soleil, de la lune et des étoiles représentant un cycle complet dans chaque prière. C'est aussi selon le même mode d’expression symbolique qu’Ibn ‘Arabi rapproche les sept tournées du " tawaf ", faites par les pèlerins autour du temple de la Ka’ba mecquoise, de celles accomplies par les planètes dans les sept cieux.
Cette conception du rituel comme représentation synthétique des différents modes de célébration cosmique rejoint celle de l’homme en tant que microcosme. Pour Ibn ‘Arabi, les facultés spirituelles de l’homme sont, au niveau microcosmique, l’équivalent des différents degrés d’anges ou d’intelligences universelles et, les uns comme les autres, ont une modalité de prière et de connaissance qui leur sont propres.
De fait, en Islam, tous les rites ont des prototypes célestes, cosmiques, liant chaque geste à une forme de célébration propre au monde sensible ou spirituel. Les gestes de la prière rituelle dans leur ensemble furent, selon la tradition, révélés au prophète Muhammed par l’archange Gabriel qui pria devant lui après avoir fait jaillir de sous son pied une source avec laquelle il fit ses ablutions. De la même façon, ce sont les anges tournant autour du trône divin, ou encore autour de la " Maison visitée " (el Bayt el ma’mûr), modèle céleste du temple de la Ka’ba à la Mecque, qui sont, nous dit la tradition, le prototype céleste des circumambulations des pèlerins autour de ce temple.
Histoire et rituel
Le caractère cosmique des rituels en Islam apparaît aussi dans le fait que les heures de la prière rituelle par exemple ne sont pas fixes mais liées (sauf évidemment pour les régions polaires) au mouvement solaire. Ces rituels symbolisent une vision selon laquelle tout être de par sa fidélité (consciente ou inconsciente) à sa propre nature, est nécessairement intégré dans un ordre universel, dans une louange cosmique. Cette intégration est particulièrement illustrée, pour les êtres qui se trouvent à la surface de la terre, par le jeu de déploiement et de repli involontaires de leur propre ombre qui est l’expression, à son niveau, d’un mouvement rituel : " Et devant Dieu, dit le Coran, se prosternent, volontairement ou contre leur volonté, tous ceux qui sont dans les cieux et la terre, et aussi leurs ombres les matins et les après-midi. " (XIII, 15). En dehors de la prière ou office accompli journellement par le musulman (depuis l’aurore jusqu’à environ une heure et demie après le coucher du soleil pour un cycle quotidien complet comprenant cinq prières), les autres rituels sont liés au calendrier lunaire. Il est significatif que dans la période anté-islamique les Arabes aient intercalé un mois supplémentaire (le Nasi’) toutes les trois années lunaires, pour rejoindre le comput et la fixité de calendrier solaire. Ce mois intercalaire fut supprimé par la révélation : lors du pèlerinage d’adieu, le prophète a dit : " Le temps est cycliquement revenu à la configuration qu’il avait le jour où Allah créa les cieux et la terre. "
La circularité du temps, le déplacement des mois lunaires et donc des rituels qui y sont rattachés sont à même de faire prendre conscience aux musulmans leur intégration dans un temps cosmique, dans un rituel cosmique. Cette perception est plus facilement suscitée par l’aspect cyclique du temps lunaire, le calendrier solaire pouvant, à cause de sa fixité apparente, donner au contraire l’impression d’un écoulement irréversible, continu et linéaire . Il serait intéressant de faire une étude phénoménologique du temps vécu chez les peuples d’Orient et d’Occident. Pour le musulman, la naissance et la mort d’un cycle temporel (le mois ou l’année lunaire, les quatre saisons, etc) l’ "enroulement " de la nuit dans le jour et du jour dans la nuit (Coran XIL, 5) sont autant de signes qui l’amèneront à non pas concevoir l’histoire comme une évolution et une accumulation continue de savoir et de bien-être, mais plutôt comme un support à la méditation de son propre destin. C’est aussi sur cette base que l’on peut concevoir tout l’écart qu’il peut y avoir entre la conception d’une histoire sacrée basée sur un temps rituel (le mois de jeûne, les fêtes religieuses, les temps du pèlerinage…), cyclique, et celui d’une histoire événementielle qui ne se fait qu’à la mesure d’un temps " objectif ", un temps abstrait faisant de l’histoire une réalité transcendante, même si dans la conception historiciste l’homme contribue à le créer.
La conception islamique est intermédiaire entre celle d’un " éternel retour " et celle d’une perception purement théologique de l’histoire. Les éléments majeurs de l’histoire sacrée ont des significations analogues aussi bien au niveau micro que macrocosmique. De ce dernier point de vue de l’histoire, bien qu’orientée vers un dénouement final (les musulmans attendent aussi la seconde venue de Jésus) s’inscrit dans une conception cyclique du temps, celle-là même en laquelle se situe la chaîne de succession des prophètes depuis Adam jusqu’au prophète de l’Islam. Mais en allant vers cette fin des temps, les hommes s’inscrivent, individuellement ou collectivement (par les rites du pèlerinage annuel, la prière du vendredi, etc) dans un temps rituel tel qu’il se définit par le rythme cyclique des prières et des autres rites célébrés selon le comput de l’année lunaire. Cependant, le mouvement rotatoire du temps rituel a surtout pour effet de nous faire prendre conscience que chaque nouvelle prière, chaque nouveau rite est, pour nous, un effort pour " réaliser " un moment d’ " arrêt ", une trouée dans le cycle du devenir, une entrée dans l’éternel présent.
La désacralisation qui caractérise la plus grande partie du monde contemporain n’est-elle pas précisément due à la perte, pour la plupart des hommes d’aujourd’hui, de ces moments privilégiés où l’on entre dans un rapport essentiel avec soi-même, et à la méconnaissance des voies qui mènent l’âme là où elle prend conscience de son origine et reconnaît la source de son être. Cette désacralisation va de pair avec une incapacité à s’arrêter, à tout suspendre pour se tourner vers soi, à apprendre par les différentes formes de prière à " mourir " au monde, à se désimpliquer de celui-ci et à s’ouvrir ainsi à une nouvelle dimension de la vie : " Tu fais que la nuit s’insère dans le jour et Tu fais que le jour s’insère dans la nuit, tu fais sortir la vie du sein de la mort et la mort du sein de la vie et Tu combles qui Tu veux sans compter… " (III, 27).
C’est ce rapport au Monde en tant qu’ensemble de signes renvoyant à Dieu, source de création et de puissance, qui fait accepter au musulman la fatalité du destin et non pas, comme on l’a parfois dit, la fatalité de l’histoire qui me semble, elle, plutôt être une attitude propre à l’homme moderne (fatalité du " progrès ", de la production, du nucléaire, etc).
L'ascension nocturne
Il est remarquable que la prière rituelle soit la seule parmi les cinq " piliers " ou arcanes de l’Islam à avoir été révélée au prophète de l’Islam, et rapportée par lui à sa communauté, après le voyage nocturne (isrâ’) suivi de l’ascension cosmique (mi’râj) qui devait le mener au-delà du temps et de l’espace, au-delà, nous dit le Coran, du " Lotus de la limite ", jusque dans la présence divine. On serait tenté de voir dans ces trois dimensions, horizontale qui mena le prophète du temple de la Ka’ba à la Mecque eu temple de Jérusalem, verticale ascendante qui le mena de ce temple jusqu’à la présence divine et finalement verticale descendante, par l’évocation des trois attitudes de la prière rituelle qui sont celles du " qyam " (station debout), " ru kû " (inclinaison horizontale) et " sujud " (prosternation).
Cette analogie symbolique nous est d’autant plus facilement suggérée que, selon un hadith , " la prière est l’ascension cosmique (mi’raj) du croyant " ou encore qu’elle est " un entretien intime (munâjât) entre le serviteur et son seigneur. Il faut d’ailleurs noter que l’orant reproduit dans la séquence du " tachahud " (qui signifie littéralement " rendre présent à soi "), qui suit l’accomplissement de deux cycles complets à l’intérieur de la prière rituelle, les termes mêmes de l’entretien (qu’il faut se garder de concevoir sous forme anthropomorphique) qui fut celui du prophète lorsqu’il entra lors de son " mi’râj " dans la présence divine.
Lors de ce voyage nocturne, la tradition rapporte que le prophète Muhammed va d’abord rencontrer, au temple de Jérusalem, tous les prophètes antérieurs et que tous ensemble ils prieront dans ce temple. Il retrouvera ensuite, tour à tour, chacun de ces prophètes à chaque niveau céleste qu’il va traverser. Cette relation entre le temple de la Mecque et celui de Jérusalem suggère que cette dimension historique s’inscrit dans le sens d’une histoire sainte, dans laquelle l’Islam se trouve en relation avec les traditions antérieures. La dimension verticale marque l’au-delà spirituel de l’histoire (la hiérohistoire, pour reprendre un terme consacré) celle dans laquelle on retrouve la nature ou typologie spirituelle propre à chaque prophète et à son enseignement. L’analogie entre les différents mouvements de la prière et ceux du voyage nocturne est d’autant plus intéressante qu’elle nous éclaire sur la façon dont la prière rituelle s’inscrit dans un temps historique qu’elle sacralise tout en l’ouvrant sur une dimension cosmique, trans-historique, selon laquelle doit s’opérer cette " entrée " dans la présence divine.
Je me rappelle ce que disait un jour le regretté N. Bammate qui avait vu dans un pays d’Orient les ouvriers d’une usine automobile s’arrêter et célébrer la prière en s’installant sur les tôles des voitures qui se trouvaient par terre : " J’assistais là, dit-il, à une véritable transmutation des signes ".
La prière créatrice
Cependant, il faudra remarquer à propos de cette analogie que le sens des mouvements de la prière rituelle (du moins dans les trois attitudes que nous avons mentionnées) est à l’inverse de celui des mouvements de l’ascension nocturne. Ainsi, pour l’orant, le mouvement " ascendant " est celui où il se prosterne car c’est dans cet état où, selon un hadith , " il est plus proche de son Seigneur ". Il serait donc plus exact de parler d’une analogie inverse et c’est précisément celle-ci que Ibn ‘Arabî établit entre la Prière de Dieu (laquelle dans un mouvement de pensée pure donne naissance, dans un mouvement descendant, à la création, puis ascendant, à l’Epiphanie des différents degrés spirituels jusqu’aux Nous ou Archétypes divins, et dans un mouvement horizontal, aux différents plans de médiation, d’horizons ou cieux et la prière de l’homme, prière dont le secret est, comme nous l’avons mentionné au début, cette aspiration de Dieu à être connu.
Avoir conscience de cette relation entre la prière de Dieu et la prière de l’homme, c’est comprendre le lien existant entre la puissance créatrice de Dieu et la participation de l’homme, image de Dieu, au processus même de cette création. Les différents mouvements de la prière rituelle sont alors des figures symboliques de la résorption progressive de tous les êtres dans leur source originelle et, à partir de la prosternation, ces mouvements symbolisent à nouveau la (re)manifestation ou redéploiement des différents plans de l’existence (qui aboutissent à l’homme dans la station debout).
Selon les mystiques, ce processus de création n’est pas seulement temporel mais se renouvelle à chaque instant. L’identité dans le temps des êtres que nous percevons n’est alors qu’une illusion. " La merveille des merveilles, écrit Ibn ‘Arabî, c’est que l’homme est dans une continuelle transformation, et pourtant, nous n’avons pas conscience de cela en raison de l’extrême ténuité du voile et de la similitude des formes qui se succèdent. Ainsi que l’a dit le Très-Haut : " Quelque chose de similaire leur sera donné " (2, 25) ". Si la prière rituelle est un symbole du processus de la création et de sa résorption en Dieu, chaque instant de l’être n’est alors rien d’autre qu’une forme de prière.
La tradition du temple
Selon la tradition, Adam fut invité aux rites accomplis autour du temple de la Mecque par l’Archange Gabriel. Adam, après sa sortie du Paradis, devait par cette initiation réintégrer sa nature et sa dignité primordiales.
Il est remarquable qu’Adam devait, dans les tournées rituelles autour du temple, imiter le modèle des circumambulations des anges autour du Trône divin alors qu’une tradition rapporte également que ces anges font ces tournées pour être pardonnés d’avoir tardé à reconnaître en Adam, lors de la création, sa dignité spirituelle, sa qualité d’imago Dei qui en fait un représentant (khalîfa) de Dieu sur terre. C’est ainsi qu’Adam fut dépositaire d’une science (les Noms de toutes choses) que les anges eux-mêmes ne possédaient pas et qu’il fut demandé à ces derniers de se prosterner devant lui (Coran II, 34 et ss).
Nous trouvons dans cette perspective la double affirmation de la dépendance d’Adam par rapport aux rites et à un modèle céleste (archétype de ces rites) et, en même temps, l’affirmation de la connaissance et liberté primordiales qui furent les siennes dans le Paradis et qui le situaient au-delà du rite et du modèle des anges, sa dépendance étant directement vécue comme une évidence d’ordre ontologique. Le rite est donc le moyen initiatique permettant de retrouver le sens de cette liberté et de cette connaissance.
En Islam, les gnostiques (al ‘arifîn) sont ceux qui, parvenus à retrouver en eux cet état originel, paradisiaque de la connaissance divine, n’en continuent pas moins à observer le culte rituel bien que leur rapport à celui-ci soit différent de celui du commun des croyants. Leur prière, à l’instar de celle du prophète, est une expression de gratitude envers Dieu qui leur a permis de retrouver cette connaissance et cette liberté avec lesquelles ils ont choisi cette fois, pour ne pas répéter l’acte premier de la déchéance, d’exprimer, dans le rituel lui-même, leur dépendance ontologique (leur rapport de vassalité) du principe divin. Pour l’islam, Adam fut le premier prophète et initiateur dans cette voie. Abraham en fut un autre et c’est à son nom que fut rattachée la reconstitution (après le déluge) du temple de la Ka’ba.
" Et quand nous installâmes pour Abraham le lieu de la Maison (la Ka’ba), avec ceci : " Ne m’associe rien et purifie ma maison pour ceux qui sont debout et ceux qui s’inclinent, se prosternent " (XXII, 26).
Nous retrouvons dans ces versets l’indication des principaux mouvements rituels de la prière (station debout, inclination, prosternation) et des circumambulations autour du temple.
Abraham dépositaire et initiateur d’un rituel qui, comme nous l’avons vu, a une signification cosmique, est aussi considéré comme un représentant de cette tradition primordiale (celle du monothéisme pur, des hunafâ) que le Coran identifie par ailleurs à la " fitrah " ou nature primordiale selon laquelle les hommes ont été créés (XXX, 30). Tous les rites qui vont s’établir autour de la Ka’ba, ceux de la prière ou du pèlerinage, ont justement pour but premier d’éveiller en l’homme cette positivité innée qui s’estompe en nous en même temps que cette capacité d’émerveillement devant le miracle quotidien de l’existence. Répondant à ceux qui demandaient au prophète Muhammed des prodiges, le Coran dit : " Ne considèrent-ils pas la façon dont les chameaux ont été créés ? la façon dont les cieux ont été élevés ? la façon dont les montagnes ont été établies ? la façon dont la terre a été étendue ? " (LXXXVIII, 17-20).
C’est peut-être cette conception de la religion comme conformité essentielle à la nature des choses qui fait que selon une tradition il est dit que la terre entière est pure et que l’on peut célébrer la prière rituelle en n’importe quel endroit de la nature, le monde devenant ainsi pour l’orant, selon une conception qui est elle-même antique, un temple cosmique. Le Coran souligne qu’Abraham à lui seul fut une communauté. En Islam, la célébration de tous les rites peut être faite, s’il le faut, par un homme seul qui est alors une communauté en puissance. La communauté elle-même se définit essentiellement par l’orientation de tous les hommes vers un même centre, le temple de la Ka’ba appelé la " maison de Dieu ", représentation symbolique du principe divin. Les liens qui naissent ensuite entre les hommes sont, ou ne devraient être d’abord que les fruits de cette orientation intérieure.
La vie comme prière
Selon un hadîth " le tewûf (circumambulations) autour de la Ka’ba est la (véritable) prière rituelle… ".
Ces types de rituels sont précisément mis en conjonction lors du pèlerinage. Lorsque advient l’heure de la prière rituelle, les pèlerins qui font les circumambulations autour du temple doivent alors tous s’arrêter pour se tourner en cercle vers le temple et accomplir la prière en commun.
Cette complémentarité entre une prière en mouvement (les tournées rituelles) et une prière que l’on accomplit sans déplacement – la première, comme tout le rituel du pèlerinage, étant plutôt liée à un symbolisme lunaire et la seconde à un symbolisme solaire – est évocatrice de la forme de spiritualité propre à l’Islam. Dans ce contexte, le mouvement rotatoire semble se dénouer dans la prière rituelle qui est considérée comme un entretien (munâjât) entre le serviteur et son Seigneur, comme une ascension (mi’râj) personnelle. Le mystique a conscience que la prière par laquelle il se joint à tous les êtres et participe à leur célébration et louange cosmique, n’est pas seulement ce moment privilégié où il fait ses ablutions et prie en se tournant vers la " qibla " (direction du temple de la Mecque) mais tous les moments qui se trouvent " entre " les cinq prières rituelles, dans lesquels sa prière est sa conscience de participer aux mouvements de tous les êtres, à leurs relations et dépendances réciproques, qui constituent le mouvement de la vie et qu’il perçoit comme une forme de prière.
Passant près d’un homme qui s’adonnait à des exercices compliqués, un soufi lui demande ce qu’il essaie de faire. " J’essaie, répond-il, de me mettre en harmonie avec l’univers ". " Tiens, dit le soufi, c’est bien ce que je fais et c’est ainsi qu’un poisson m’a sauvé la vie ". " Comment est-ce possible ?, demanda notre homme, Depuis les nombreuses années que je m’adonne à ces exercices, jamais une chose pareille ne m’est arrivée ! " " Un jour, dit le soufi, j’avais très faim au point que je crus que la mort était proche, et à ce moment un homme charitable m’offrit un poisson qui me sauva la vie ! "
L'initiation
Décrivant la signification spirituelle de la prosternation rituelle, le cheikh al ‘Alawi écrit : " Avant sa prosternation, le gnostique (ou le connaissant) se tenait debout dans la position de l’existence, mais après sa prosternation, il est anéanti, disparu, effacé en lui-même et éternel en son Seigneur ". Donnant ensuite l’indication d’un degré encore plus élevé, symbolisé par la deuxième prosternation qui vient, dans la prière rituelle, immédiatement après la première, il ajoute :
" Quand l’orant est parvenu au degré de prosternation, anéanti à l’égard de l’existence, il se prosterne une deuxième fois afin d’anéantir son premier anéantissement. Cette prosternation est donc un redressement… "
La réalisation complète est alors celle de l’attitude assise qui suit l’accomplissement des deux prosternations précédentes, position intermédiaire où le gnostique rétablit des rapports avec le monde des hommes tout en étant intérieurement " noyé " dans la contemplation de la réalité divine.
Sur le plan de la réalisation spirituelle, les différents mouvements de la prière décrivent le passage graduel de l’état d’une conscience égocentrée (an nafs ), représentée par la station debout, à l’effacement progressif de celle-ci et finalement son annihilation symbolisée par l’attitude de la prosternation. Dans cette perspective, une connaissance théorique du symbolisme de la prière est loin d’être suffisante. L’initiation implique un processus de transformation et celle-ci – dans la prière – passe, au-delà d’une conception théorique, par la participation effective du corps à une expérience vécue. Les attitudes rituelles du corps contiennent potentiellement les réalisations spirituelles correspondant à chacune d’entre elles. Il appartiendra cependant au pratiquant de rendre cette réalisation effective par une " présence d’esprit " continue dans chaque parole et geste de la prière. C’est pour cela que d’une part la prière est " orientée " (l’orientation extérieure vers le temple n’étant qu’un support à l’orientation intérieure vers Dieu) et que, d’autre part, le temps de la prière est sacré, l’orant ne devant ni interrompre celle-ci, ni se laisser distraire, ne serait-ce que d’un simple regard, par ce qui l’entoure. Plusieurs hadîth insistent sur la nécessité de cette présence spirituelle de l’orant : " Nombreux sont ceux qui passent des veillées en prière pour ne récolter que fatigue ", dit l’un d’eux.
On retrouve cette participation du corps comme support symbolique dans le rite des ablutions qui précèdent la prière. Le support corporel est là encore fondamental puisque, rituellement, le renouvellement des ablutions est établi de telle façon qu’il est profondément lié à notre rythme biologique. Partant de ce support, le rite des ablutions revêt alors la signification vécue d’un changement d’état, d’une régénération spirituelle, l’eau étant en Islam un symbole de la vie. Mais l’eau naturelle n’est elle-même que le symbole sensible de "l’eau de l’invisible"(ma’al ghayb), eau spirituelle, par laquelle s’opère la véritable purification intérieure.
Les mystiques de l’Islam ont beaucoup médité le hadith qudsî où Dieu dit : " J’étais un trésor caché, j’ai aimé à être connu, j’ai alors créé le monde ".
Il s’agit là de la prière, de l’aspiration de Dieu à être connu, aspiration qui va constituer, du point de vue des soufis, la finalité même de la création. Le Coran dit : " Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils adorent [Dieu] " (LII-56), c’est à dire que pour qu’ils connaissent [Dieu].".
La prière rituelle en Islam tient une place centrale en tant que modalité d’adoration, donc, du point de vue le plus intérieur, de connaissance. Le terme qui, en arabe, est généralement traduit par " prière " est celui de " salât ". Le Coran l’emploie aussi bien pour désigner l’office accompli par le musulman cinq fois par jour que la prière divine par laquelle Dieu, dit le Coran, " est Celui qui prie sur vous ainsi que Ses anges, afin de vous faire vers sortir des ténèbres à la lumière " (XXXIII, 42). Pour les mystiques, ce passage " des ténèbres vers la lumière " désigne le processus d’une connaissance par laquelle l’orant est amené à réaliser, à travers sa propre prière, le vécu et l’aspiration du divin à être connu.
La connaissance constitue donc le point de jonction ultime entre l’aspiration divine et l’aspiration humaine, entre la prière de Dieu et la prière de l’homme.
Cependant, ces mêmes mystiques insistent sur le fait que le divin en Soi ne pourra jamais être atteint, car Il est l’Absolu, l’Inconditionné et par là même au-delà de toute connaissance. Pour Ibn ‘Arabi, sont connaissables les Archétypes ou Noms divins, qualifications ou déterminations multiples de l’Unité divine (al Ahadiya) qui, elle, restent au-delà de toute détermination et qui sont les principes ou essences de tous les êtres, chacun d’eux ayant un rapport privilégié avec l’un de ces archétypes parce qu’il constitue justement sa nature profonde, sa norme intérieure, divine, son Seigneur personnel dont il dépend en tant que vassal ou serviteur.
La prière de chaque être n’est alors que cette aspiration de l’âme à rejoindre son principe divin. Elle le rejoint dans la mesure où elle le manifeste, où Il se dévoile à elle au sommet de son aspiration intérieure. C’est ce double mouvement qui va fonder cette parabole, souvent évoquée par les mystiques, de l’âme " mère de son père " ou, comme le dit Suhrawardî, s’adressant à sa nature parfaite : " Tu es l’esprit qui m’enfanta et Tu es l’Enfant de mes pensées ".
Chaque être a une prédisposition essentielle à rejoindre son Principe, à manifester cette connaissance, celle de la " forme " du divin telle qu’il peut le concevoir. Cette conscience n’est réalisée que par ceux qui ont atteint de hauts degrés de sainteté. D’autres formes de prière comme celle qui émane d’une sensation spirituelle intense, prière qui est l’expression de notre vie intérieure, ou tout simplement la prière que l’on formule en paroles en s’adressant à Dieu sont autant d’orientations au coeur de tous les êtres.
Une louange cosmique
Tous les êtres qui ont une conscience spontanée d’être conformes à leur nature profonde, à leur norme intérieure, sont donc par là même en prière : " Ne vois-tu pas, dit le Coran, que c’est Dieu que louent ceux qui sont dans les cieux et la terre, et aussi les oiseaux par volées ; chacun, certes, connaît sa prière et sa forme de louange " (XXIV, 47). Ou encore : " Ne vois-tu pas que devant Dieu se prosternent tous ceux qui sont dans les cieux et ceux qui sont sur la terre, et le soleil et la lune, et les étoiles et les montagnes, et les arbres, et las animaux, ainsi que bien des gens… " (XXII, 18).
Cette conformité que l’homme possède à l’état natif et perd par la suite, il ne la retrouve consciemment qu’à travers les mouvements du rituel qui sont, selon l’interprétation des mystiques, une représentation symbolique et synthétique des différents modes de prière ou de célébration de tous les êtres. Lorsque l’on parle de représentation symbolique, il ne faut pas entendre par là une reproduction ou une imitation, dans la prière rituelle, des différentes attitudes de ces êtres, mais plutôt une représentation figurative des modes de louanges et donc de connaissances spirituelles qui leur sont propres. C’est selon ce mode d’expression symbolique que le verset cité ci-dessus peut évoquer les attitudes corporelles de la prière que sont la station debout (qyâm, ici les hommes, les montagnes), l’inclination profonde (rukû, ici les animaux) et la prosternation (sujûd, les arbres poussent leurs racines en profondeur), l’alternance du lever et coucher du soleil, de la lune et des étoiles représentant un cycle complet dans chaque prière. C'est aussi selon le même mode d’expression symbolique qu’Ibn ‘Arabi rapproche les sept tournées du " tawaf ", faites par les pèlerins autour du temple de la Ka’ba mecquoise, de celles accomplies par les planètes dans les sept cieux.
Cette conception du rituel comme représentation synthétique des différents modes de célébration cosmique rejoint celle de l’homme en tant que microcosme. Pour Ibn ‘Arabi, les facultés spirituelles de l’homme sont, au niveau microcosmique, l’équivalent des différents degrés d’anges ou d’intelligences universelles et, les uns comme les autres, ont une modalité de prière et de connaissance qui leur sont propres.
De fait, en Islam, tous les rites ont des prototypes célestes, cosmiques, liant chaque geste à une forme de célébration propre au monde sensible ou spirituel. Les gestes de la prière rituelle dans leur ensemble furent, selon la tradition, révélés au prophète Muhammed par l’archange Gabriel qui pria devant lui après avoir fait jaillir de sous son pied une source avec laquelle il fit ses ablutions. De la même façon, ce sont les anges tournant autour du trône divin, ou encore autour de la " Maison visitée " (el Bayt el ma’mûr), modèle céleste du temple de la Ka’ba à la Mecque, qui sont, nous dit la tradition, le prototype céleste des circumambulations des pèlerins autour de ce temple.
Histoire et rituel
Le caractère cosmique des rituels en Islam apparaît aussi dans le fait que les heures de la prière rituelle par exemple ne sont pas fixes mais liées (sauf évidemment pour les régions polaires) au mouvement solaire. Ces rituels symbolisent une vision selon laquelle tout être de par sa fidélité (consciente ou inconsciente) à sa propre nature, est nécessairement intégré dans un ordre universel, dans une louange cosmique. Cette intégration est particulièrement illustrée, pour les êtres qui se trouvent à la surface de la terre, par le jeu de déploiement et de repli involontaires de leur propre ombre qui est l’expression, à son niveau, d’un mouvement rituel : " Et devant Dieu, dit le Coran, se prosternent, volontairement ou contre leur volonté, tous ceux qui sont dans les cieux et la terre, et aussi leurs ombres les matins et les après-midi. " (XIII, 15). En dehors de la prière ou office accompli journellement par le musulman (depuis l’aurore jusqu’à environ une heure et demie après le coucher du soleil pour un cycle quotidien complet comprenant cinq prières), les autres rituels sont liés au calendrier lunaire. Il est significatif que dans la période anté-islamique les Arabes aient intercalé un mois supplémentaire (le Nasi’) toutes les trois années lunaires, pour rejoindre le comput et la fixité de calendrier solaire. Ce mois intercalaire fut supprimé par la révélation : lors du pèlerinage d’adieu, le prophète a dit : " Le temps est cycliquement revenu à la configuration qu’il avait le jour où Allah créa les cieux et la terre. "
La circularité du temps, le déplacement des mois lunaires et donc des rituels qui y sont rattachés sont à même de faire prendre conscience aux musulmans leur intégration dans un temps cosmique, dans un rituel cosmique. Cette perception est plus facilement suscitée par l’aspect cyclique du temps lunaire, le calendrier solaire pouvant, à cause de sa fixité apparente, donner au contraire l’impression d’un écoulement irréversible, continu et linéaire . Il serait intéressant de faire une étude phénoménologique du temps vécu chez les peuples d’Orient et d’Occident. Pour le musulman, la naissance et la mort d’un cycle temporel (le mois ou l’année lunaire, les quatre saisons, etc) l’ "enroulement " de la nuit dans le jour et du jour dans la nuit (Coran XIL, 5) sont autant de signes qui l’amèneront à non pas concevoir l’histoire comme une évolution et une accumulation continue de savoir et de bien-être, mais plutôt comme un support à la méditation de son propre destin. C’est aussi sur cette base que l’on peut concevoir tout l’écart qu’il peut y avoir entre la conception d’une histoire sacrée basée sur un temps rituel (le mois de jeûne, les fêtes religieuses, les temps du pèlerinage…), cyclique, et celui d’une histoire événementielle qui ne se fait qu’à la mesure d’un temps " objectif ", un temps abstrait faisant de l’histoire une réalité transcendante, même si dans la conception historiciste l’homme contribue à le créer.
La conception islamique est intermédiaire entre celle d’un " éternel retour " et celle d’une perception purement théologique de l’histoire. Les éléments majeurs de l’histoire sacrée ont des significations analogues aussi bien au niveau micro que macrocosmique. De ce dernier point de vue de l’histoire, bien qu’orientée vers un dénouement final (les musulmans attendent aussi la seconde venue de Jésus) s’inscrit dans une conception cyclique du temps, celle-là même en laquelle se situe la chaîne de succession des prophètes depuis Adam jusqu’au prophète de l’Islam. Mais en allant vers cette fin des temps, les hommes s’inscrivent, individuellement ou collectivement (par les rites du pèlerinage annuel, la prière du vendredi, etc) dans un temps rituel tel qu’il se définit par le rythme cyclique des prières et des autres rites célébrés selon le comput de l’année lunaire. Cependant, le mouvement rotatoire du temps rituel a surtout pour effet de nous faire prendre conscience que chaque nouvelle prière, chaque nouveau rite est, pour nous, un effort pour " réaliser " un moment d’ " arrêt ", une trouée dans le cycle du devenir, une entrée dans l’éternel présent.
La désacralisation qui caractérise la plus grande partie du monde contemporain n’est-elle pas précisément due à la perte, pour la plupart des hommes d’aujourd’hui, de ces moments privilégiés où l’on entre dans un rapport essentiel avec soi-même, et à la méconnaissance des voies qui mènent l’âme là où elle prend conscience de son origine et reconnaît la source de son être. Cette désacralisation va de pair avec une incapacité à s’arrêter, à tout suspendre pour se tourner vers soi, à apprendre par les différentes formes de prière à " mourir " au monde, à se désimpliquer de celui-ci et à s’ouvrir ainsi à une nouvelle dimension de la vie : " Tu fais que la nuit s’insère dans le jour et Tu fais que le jour s’insère dans la nuit, tu fais sortir la vie du sein de la mort et la mort du sein de la vie et Tu combles qui Tu veux sans compter… " (III, 27).
C’est ce rapport au Monde en tant qu’ensemble de signes renvoyant à Dieu, source de création et de puissance, qui fait accepter au musulman la fatalité du destin et non pas, comme on l’a parfois dit, la fatalité de l’histoire qui me semble, elle, plutôt être une attitude propre à l’homme moderne (fatalité du " progrès ", de la production, du nucléaire, etc).
L'ascension nocturne
Il est remarquable que la prière rituelle soit la seule parmi les cinq " piliers " ou arcanes de l’Islam à avoir été révélée au prophète de l’Islam, et rapportée par lui à sa communauté, après le voyage nocturne (isrâ’) suivi de l’ascension cosmique (mi’râj) qui devait le mener au-delà du temps et de l’espace, au-delà, nous dit le Coran, du " Lotus de la limite ", jusque dans la présence divine. On serait tenté de voir dans ces trois dimensions, horizontale qui mena le prophète du temple de la Ka’ba à la Mecque eu temple de Jérusalem, verticale ascendante qui le mena de ce temple jusqu’à la présence divine et finalement verticale descendante, par l’évocation des trois attitudes de la prière rituelle qui sont celles du " qyam " (station debout), " ru kû " (inclinaison horizontale) et " sujud " (prosternation).
Cette analogie symbolique nous est d’autant plus facilement suggérée que, selon un hadith , " la prière est l’ascension cosmique (mi’raj) du croyant " ou encore qu’elle est " un entretien intime (munâjât) entre le serviteur et son seigneur. Il faut d’ailleurs noter que l’orant reproduit dans la séquence du " tachahud " (qui signifie littéralement " rendre présent à soi "), qui suit l’accomplissement de deux cycles complets à l’intérieur de la prière rituelle, les termes mêmes de l’entretien (qu’il faut se garder de concevoir sous forme anthropomorphique) qui fut celui du prophète lorsqu’il entra lors de son " mi’râj " dans la présence divine.
Lors de ce voyage nocturne, la tradition rapporte que le prophète Muhammed va d’abord rencontrer, au temple de Jérusalem, tous les prophètes antérieurs et que tous ensemble ils prieront dans ce temple. Il retrouvera ensuite, tour à tour, chacun de ces prophètes à chaque niveau céleste qu’il va traverser. Cette relation entre le temple de la Mecque et celui de Jérusalem suggère que cette dimension historique s’inscrit dans le sens d’une histoire sainte, dans laquelle l’Islam se trouve en relation avec les traditions antérieures. La dimension verticale marque l’au-delà spirituel de l’histoire (la hiérohistoire, pour reprendre un terme consacré) celle dans laquelle on retrouve la nature ou typologie spirituelle propre à chaque prophète et à son enseignement. L’analogie entre les différents mouvements de la prière et ceux du voyage nocturne est d’autant plus intéressante qu’elle nous éclaire sur la façon dont la prière rituelle s’inscrit dans un temps historique qu’elle sacralise tout en l’ouvrant sur une dimension cosmique, trans-historique, selon laquelle doit s’opérer cette " entrée " dans la présence divine.
Je me rappelle ce que disait un jour le regretté N. Bammate qui avait vu dans un pays d’Orient les ouvriers d’une usine automobile s’arrêter et célébrer la prière en s’installant sur les tôles des voitures qui se trouvaient par terre : " J’assistais là, dit-il, à une véritable transmutation des signes ".
La prière créatrice
Cependant, il faudra remarquer à propos de cette analogie que le sens des mouvements de la prière rituelle (du moins dans les trois attitudes que nous avons mentionnées) est à l’inverse de celui des mouvements de l’ascension nocturne. Ainsi, pour l’orant, le mouvement " ascendant " est celui où il se prosterne car c’est dans cet état où, selon un hadith , " il est plus proche de son Seigneur ". Il serait donc plus exact de parler d’une analogie inverse et c’est précisément celle-ci que Ibn ‘Arabî établit entre la Prière de Dieu (laquelle dans un mouvement de pensée pure donne naissance, dans un mouvement descendant, à la création, puis ascendant, à l’Epiphanie des différents degrés spirituels jusqu’aux Nous ou Archétypes divins, et dans un mouvement horizontal, aux différents plans de médiation, d’horizons ou cieux et la prière de l’homme, prière dont le secret est, comme nous l’avons mentionné au début, cette aspiration de Dieu à être connu.
Avoir conscience de cette relation entre la prière de Dieu et la prière de l’homme, c’est comprendre le lien existant entre la puissance créatrice de Dieu et la participation de l’homme, image de Dieu, au processus même de cette création. Les différents mouvements de la prière rituelle sont alors des figures symboliques de la résorption progressive de tous les êtres dans leur source originelle et, à partir de la prosternation, ces mouvements symbolisent à nouveau la (re)manifestation ou redéploiement des différents plans de l’existence (qui aboutissent à l’homme dans la station debout).
Selon les mystiques, ce processus de création n’est pas seulement temporel mais se renouvelle à chaque instant. L’identité dans le temps des êtres que nous percevons n’est alors qu’une illusion. " La merveille des merveilles, écrit Ibn ‘Arabî, c’est que l’homme est dans une continuelle transformation, et pourtant, nous n’avons pas conscience de cela en raison de l’extrême ténuité du voile et de la similitude des formes qui se succèdent. Ainsi que l’a dit le Très-Haut : " Quelque chose de similaire leur sera donné " (2, 25) ". Si la prière rituelle est un symbole du processus de la création et de sa résorption en Dieu, chaque instant de l’être n’est alors rien d’autre qu’une forme de prière.
La tradition du temple
Selon la tradition, Adam fut invité aux rites accomplis autour du temple de la Mecque par l’Archange Gabriel. Adam, après sa sortie du Paradis, devait par cette initiation réintégrer sa nature et sa dignité primordiales.
Il est remarquable qu’Adam devait, dans les tournées rituelles autour du temple, imiter le modèle des circumambulations des anges autour du Trône divin alors qu’une tradition rapporte également que ces anges font ces tournées pour être pardonnés d’avoir tardé à reconnaître en Adam, lors de la création, sa dignité spirituelle, sa qualité d’imago Dei qui en fait un représentant (khalîfa) de Dieu sur terre. C’est ainsi qu’Adam fut dépositaire d’une science (les Noms de toutes choses) que les anges eux-mêmes ne possédaient pas et qu’il fut demandé à ces derniers de se prosterner devant lui (Coran II, 34 et ss).
Nous trouvons dans cette perspective la double affirmation de la dépendance d’Adam par rapport aux rites et à un modèle céleste (archétype de ces rites) et, en même temps, l’affirmation de la connaissance et liberté primordiales qui furent les siennes dans le Paradis et qui le situaient au-delà du rite et du modèle des anges, sa dépendance étant directement vécue comme une évidence d’ordre ontologique. Le rite est donc le moyen initiatique permettant de retrouver le sens de cette liberté et de cette connaissance.
En Islam, les gnostiques (al ‘arifîn) sont ceux qui, parvenus à retrouver en eux cet état originel, paradisiaque de la connaissance divine, n’en continuent pas moins à observer le culte rituel bien que leur rapport à celui-ci soit différent de celui du commun des croyants. Leur prière, à l’instar de celle du prophète, est une expression de gratitude envers Dieu qui leur a permis de retrouver cette connaissance et cette liberté avec lesquelles ils ont choisi cette fois, pour ne pas répéter l’acte premier de la déchéance, d’exprimer, dans le rituel lui-même, leur dépendance ontologique (leur rapport de vassalité) du principe divin. Pour l’islam, Adam fut le premier prophète et initiateur dans cette voie. Abraham en fut un autre et c’est à son nom que fut rattachée la reconstitution (après le déluge) du temple de la Ka’ba.
" Et quand nous installâmes pour Abraham le lieu de la Maison (la Ka’ba), avec ceci : " Ne m’associe rien et purifie ma maison pour ceux qui sont debout et ceux qui s’inclinent, se prosternent " (XXII, 26).
Nous retrouvons dans ces versets l’indication des principaux mouvements rituels de la prière (station debout, inclination, prosternation) et des circumambulations autour du temple.
Abraham dépositaire et initiateur d’un rituel qui, comme nous l’avons vu, a une signification cosmique, est aussi considéré comme un représentant de cette tradition primordiale (celle du monothéisme pur, des hunafâ) que le Coran identifie par ailleurs à la " fitrah " ou nature primordiale selon laquelle les hommes ont été créés (XXX, 30). Tous les rites qui vont s’établir autour de la Ka’ba, ceux de la prière ou du pèlerinage, ont justement pour but premier d’éveiller en l’homme cette positivité innée qui s’estompe en nous en même temps que cette capacité d’émerveillement devant le miracle quotidien de l’existence. Répondant à ceux qui demandaient au prophète Muhammed des prodiges, le Coran dit : " Ne considèrent-ils pas la façon dont les chameaux ont été créés ? la façon dont les cieux ont été élevés ? la façon dont les montagnes ont été établies ? la façon dont la terre a été étendue ? " (LXXXVIII, 17-20).
C’est peut-être cette conception de la religion comme conformité essentielle à la nature des choses qui fait que selon une tradition il est dit que la terre entière est pure et que l’on peut célébrer la prière rituelle en n’importe quel endroit de la nature, le monde devenant ainsi pour l’orant, selon une conception qui est elle-même antique, un temple cosmique. Le Coran souligne qu’Abraham à lui seul fut une communauté. En Islam, la célébration de tous les rites peut être faite, s’il le faut, par un homme seul qui est alors une communauté en puissance. La communauté elle-même se définit essentiellement par l’orientation de tous les hommes vers un même centre, le temple de la Ka’ba appelé la " maison de Dieu ", représentation symbolique du principe divin. Les liens qui naissent ensuite entre les hommes sont, ou ne devraient être d’abord que les fruits de cette orientation intérieure.
La vie comme prière
Selon un hadîth " le tewûf (circumambulations) autour de la Ka’ba est la (véritable) prière rituelle… ".
Ces types de rituels sont précisément mis en conjonction lors du pèlerinage. Lorsque advient l’heure de la prière rituelle, les pèlerins qui font les circumambulations autour du temple doivent alors tous s’arrêter pour se tourner en cercle vers le temple et accomplir la prière en commun.
Cette complémentarité entre une prière en mouvement (les tournées rituelles) et une prière que l’on accomplit sans déplacement – la première, comme tout le rituel du pèlerinage, étant plutôt liée à un symbolisme lunaire et la seconde à un symbolisme solaire – est évocatrice de la forme de spiritualité propre à l’Islam. Dans ce contexte, le mouvement rotatoire semble se dénouer dans la prière rituelle qui est considérée comme un entretien (munâjât) entre le serviteur et son Seigneur, comme une ascension (mi’râj) personnelle. Le mystique a conscience que la prière par laquelle il se joint à tous les êtres et participe à leur célébration et louange cosmique, n’est pas seulement ce moment privilégié où il fait ses ablutions et prie en se tournant vers la " qibla " (direction du temple de la Mecque) mais tous les moments qui se trouvent " entre " les cinq prières rituelles, dans lesquels sa prière est sa conscience de participer aux mouvements de tous les êtres, à leurs relations et dépendances réciproques, qui constituent le mouvement de la vie et qu’il perçoit comme une forme de prière.
Passant près d’un homme qui s’adonnait à des exercices compliqués, un soufi lui demande ce qu’il essaie de faire. " J’essaie, répond-il, de me mettre en harmonie avec l’univers ". " Tiens, dit le soufi, c’est bien ce que je fais et c’est ainsi qu’un poisson m’a sauvé la vie ". " Comment est-ce possible ?, demanda notre homme, Depuis les nombreuses années que je m’adonne à ces exercices, jamais une chose pareille ne m’est arrivée ! " " Un jour, dit le soufi, j’avais très faim au point que je crus que la mort était proche, et à ce moment un homme charitable m’offrit un poisson qui me sauva la vie ! "
L'initiation
Décrivant la signification spirituelle de la prosternation rituelle, le cheikh al ‘Alawi écrit : " Avant sa prosternation, le gnostique (ou le connaissant) se tenait debout dans la position de l’existence, mais après sa prosternation, il est anéanti, disparu, effacé en lui-même et éternel en son Seigneur ". Donnant ensuite l’indication d’un degré encore plus élevé, symbolisé par la deuxième prosternation qui vient, dans la prière rituelle, immédiatement après la première, il ajoute :
" Quand l’orant est parvenu au degré de prosternation, anéanti à l’égard de l’existence, il se prosterne une deuxième fois afin d’anéantir son premier anéantissement. Cette prosternation est donc un redressement… "
La réalisation complète est alors celle de l’attitude assise qui suit l’accomplissement des deux prosternations précédentes, position intermédiaire où le gnostique rétablit des rapports avec le monde des hommes tout en étant intérieurement " noyé " dans la contemplation de la réalité divine.
Sur le plan de la réalisation spirituelle, les différents mouvements de la prière décrivent le passage graduel de l’état d’une conscience égocentrée (an nafs ), représentée par la station debout, à l’effacement progressif de celle-ci et finalement son annihilation symbolisée par l’attitude de la prosternation. Dans cette perspective, une connaissance théorique du symbolisme de la prière est loin d’être suffisante. L’initiation implique un processus de transformation et celle-ci – dans la prière – passe, au-delà d’une conception théorique, par la participation effective du corps à une expérience vécue. Les attitudes rituelles du corps contiennent potentiellement les réalisations spirituelles correspondant à chacune d’entre elles. Il appartiendra cependant au pratiquant de rendre cette réalisation effective par une " présence d’esprit " continue dans chaque parole et geste de la prière. C’est pour cela que d’une part la prière est " orientée " (l’orientation extérieure vers le temple n’étant qu’un support à l’orientation intérieure vers Dieu) et que, d’autre part, le temps de la prière est sacré, l’orant ne devant ni interrompre celle-ci, ni se laisser distraire, ne serait-ce que d’un simple regard, par ce qui l’entoure. Plusieurs hadîth insistent sur la nécessité de cette présence spirituelle de l’orant : " Nombreux sont ceux qui passent des veillées en prière pour ne récolter que fatigue ", dit l’un d’eux.
On retrouve cette participation du corps comme support symbolique dans le rite des ablutions qui précèdent la prière. Le support corporel est là encore fondamental puisque, rituellement, le renouvellement des ablutions est établi de telle façon qu’il est profondément lié à notre rythme biologique. Partant de ce support, le rite des ablutions revêt alors la signification vécue d’un changement d’état, d’une régénération spirituelle, l’eau étant en Islam un symbole de la vie. Mais l’eau naturelle n’est elle-même que le symbole sensible de "l’eau de l’invisible"(ma’al ghayb), eau spirituelle, par laquelle s’opère la véritable purification intérieure.
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