Paris, 25 février 1925
51, rue St-Louis-en-l’Île (IVe)
Cher Monsieur,
Nous avons été désolés d’apprendre que vous vous
ressentiez encore des suites de votre malencontreuse asphyxie ; nous aimons à
croire que vous êtes maintenant tout à fait rétabli.
Je vais tâcher de répondre à vos différentes questions,
dont vous n’avez point à vous excuser, car c’est toujours avec grand plaisir
que je vous donnerai, si je le peux, les renseignements qui vous seront utiles.
D’abord, si le double triangle est appelé “sceau de
Salomon”, c’est parce que Salomon avait, dit-on, un anneau sur lequel était
gravé ce signe, et dont la possession lui donnait le pouvoir de commander à
toutes les forces de la nature ; cette tradition est commune aux Juifs et aux
Musulmans. Le même signe porte encore d’autres noms, notamment celui de
“bouclier de David”, et aussi celui de “bouclier de Mikaël” ; cette dernière
désignation est particulièrement intéressante à cause du rôle tout spécial qui
est attribué dans l’angéologie hébraïque à Mikaël, l’archange solaire, par qui
se manifeste la gloire divine.
Quant au triangle dans lequel est inscrit le nom de יהוה, je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il
ne soit qu’un emblème vide de sens dans les églises chrétienne ; sa
signification demeure toujours. D’autre part, je ne pense pas non plus qu’il en
soit question dans les prescriptions liturgiques de la Bible, ni qu’il figure
actuellement dans les synagogues, où le signe le plus habituel est le double
triangle avec le nom שרי (Shaddaï = le Tout-Puissant). Du reste, vous savez que les Juifs sont très
réservés dans l’emploi du nom tétragrammatique יהוה, qu’ils écrivent aussi rarement que
possible, et qu’ils ne prononcent jamais, le remplaçant par Adonaï (le
Seigneur) dans la lecture du texte sacré. On dit qu’autrefois le Grand-Prêtre
seul avait le droit de le prononcer une fois l’an, lorsqu’il pénétrait dans le
Saint des Saints. Il est probable que le triangle contenant ce nom devait être
un signe réservé, qu’on n’exposait pas publiquement, parce qu’il avait un
caractère particulièrement sacré ; il y a quelque chose d’analogue dans l’Inde,
mais le mot qui est inscrit dans le triangle est Aum.
Pour l’inscription d’Antinoé, je ne vois pas d’autre
traduction littérale possible que celle-ci : “Un seul Dieu de nouveau”. Je l’ai
montré à un helléniste de profession, et même à un Grec ; ils n’y ont pas vu
autre chose. Maintenant, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? On ne peut
naturellement faire qu’une hypothèse ; voici l’interprétation que je
proposerais : retour à l’idée de l’unité divine, qui avait été connue à
l’origine, puis s’était obscurcie, et qui reparaît dans toute sa pureté avec le
Christianisme. Je vous donne cette explication pour ce qu’elle vaut ; en tout
cas, il me semble qu’elle est assez plausible.
Je pense être arrivé presque tout de suite à lire
l’autre inscription, celle de la clef sigillaire. J’y vois très nettement un
nom propre au génitif : Χρυσωγονου, “de Chrysogone” (c’était probablement le
nom du propriétaire de l’objet), suivi de deux lettres isolées λ. Ν. qui ne
peuvent être que des initiales, et dont je n’arrive pas à deviner la
signification. Vous savez que le signe ᴕ est mis habituellement pour ου ; il y a bien une faute d’orthographe, car il
faudrait Χρυσογονου avec ο et non ω, mais cela arrive souvent dans les
inscriptions ; il y en a une aussi dans l’autre, car παλλιν avec deux λ
n’existe pas, et la seule forme correcte est παλιν. C’est sans doute parce que
vous avez cru voir d’abord le chiffre du Christ que vous n’avez pas pu lire la
suite ; pourtant, vous n’aviez peut-être pas entièrement tort, car il est très
possible que les deux premières lettres Χρ aient été isolés intentionnellement
pour rappeler ce chiffre. Si j’arrive à trouver quelque chose pour le sens des
deux dernières lettres, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.
J’arrive à l’ούροϐορος ; je vois bien ce que veut dire M. Le Cour : Aour-φορος , “porte-lumière”, ce
serait un équivalent de Lucifer ; mais cette déformation du mot et cette
étymologie hybride sont purement fantaisistes. C’est en hébreu qu’ Aour (ou
plutôt Aor) signifie “lumière” ; mais M. Le Cour, depuis qu’il à trouvé ce mot
dans les enseignements du Hiéron, veut le voir partout ; il me paraît avoir des
notions linguistiques plutôt singulières ! En réalité, le mot ούροϐορος n’a absolument rien de mystérieux : il est formé de ούρα, “queue”, et ϐορος,
“qui dévore” (mot identique au latin vorax, car b et v se changent très
facilement l’un en l’autre). Il y a bien, comme vous le dites, un mot οὐρος
qui signifie “gardien”, et c’est ainsi que le nom de l’étoile Arcturus veut
dire “le gardien de l’Ourse” (ce qui est curieux, c’est qu’Arthur est
exactement le même nom : arth signifie “ours” en gaélique, et cette forme est
très proche du grec άρχτος). Il y a aussi d’autres mots οὐρος
: l’un désigne l’urus ou aurochs ; un autre est pour ὀρος,
“montagne” ; il y a de même οὑρος pour ὁρος,
“limite”. Mais, dans les composés, ούρα, “queue”, se change aussi en οὐρος,
comme dans αἰλουρος, “chat”, c’est-à-dire l’animal
à la queue changeante (et non pas le “gardien d’Éole”, comme on pourrait
traduire très littéralement, et ce qui serait pourtant tout aussi faux que les
interprétations de M. Le Cour).
Quant à l’origine de ce symbole du serpent qui se mord
la queue, il est très possible qu’elle soit égyptienne ; rien ne prouve
d’ailleurs qu’elle ne remonte pas plus loin que l’époque alexandrine. Je me
méfie toujours quand on attribue quelque chose aux Gnostiques sans préciser
davantage ; il y en a eu de tant de sortes, et ce qu’on en sait est si
incomplet ! Du reste, il est bien probable qu’ils se sont servis de beaucoup de
symboles qu’ils n’ont pas inventés. Le sens le plus habituel de l’ούροϐορος
est celui, non pas d’éternité, mais de perpétuité, c’est-à-dire d’indéfinité
temporelle ; c’est un symbole cyclique, ce qui ne l’empêche pas d’avoir en même
temps d’autres significations. D’ailleurs, d’une façon générale, vous savez que
le serpent a un aspect bénéfique et un aspect maléfique, et qu’il en est de
même pour beaucoup d’autres figures symboliques ; le lion, notamment, est aussi
dans ce cas. Il y aurait toute une théorie à développer là-dessus, et je crois
qu’on ne l’a jamais fait ; il est vrai que ce sont là des choses assez
difficiles à expliquer.
J’oubliais, à propos d’Aor, de vous signaler un
rapprochement assez remarquable avec le latin aurum ; les alchimistes
représentaient l’or par le soleil, et les Hindous l’appellent “lumière
minérale”.
Autre chose encore : certains interprètent le nom
d’Orphée par deux mots hébreux : Aor-rophê, signifiant “celui qui guérit par la
lumière” (le second de ces mots se retrouve dans le nom de Raphaël, l’ange de
Mercure) ; ce serait même une des raisons pour lesquelles Orphée a été pris
pour représenter le Christ. Nous nous souvenons très bien d’avoir vu chez vous
cette figure d’Orphée dont vous me parlez ; je lirai avec beaucoup d’intérêt la
notice que vous préparez sur ce sujet.
Je ne me rappelle pas avoir vu de figures associant la
croix à la grenade, mais je ne suis pas surpris qu’il en existe, car la grenade
est un symbole tout à fait analogue à la rose, qui a aussi, parmi ses divers
sens, celui de fécondité. Ce symbole n’est pas seulement phénicien, il est
aussi hébraïque, puisque des grenades figuraient sur les chapiteaux des
colonnes du temple de Jérusalem. À propos de symboles phéniciens, j’ai vu en
Algérie des monuments de l’époque romaine sur lesquels étaient associés la
croix et le croissant, et qui pourtant n’étaient ni chrétiens ni musulmans (le
croissant était l’emblème de Tanit).
Vous me demandez comment se nomme le Verbe chez les
Hindous ; il n’a pas seulement un nom, il en a un grand nombre, suivant les
aspects sous lesquels on l’envisage. En effet, d’abord, la Trimûrti ne
correspond pas à la Trinité chrétienne comme on l’a quelquefois supposé ; mais
elle est constituée en réalité par trois aspects du Verbe, en qui toutes choses
ont leur commencement (aspect producteur, Brahmâ = A), leur support (aspect
conservateur, Vishnu = U), et leur fin (aspect transformateur, Shiva = M). Le
monosyllabe Aum est un nom synthétique renfermant ces trois aspects, auxquels
ses trois lettres correspondent comme je viens de l’indiquer, sans parler de
leurs autres significations symboliques. D’autre part, un nom très général est
Îshwara, “le Seigneur” ; un autre est Swayambhû, “Celui qui subsiste par
soi-même” ; et il y en a encore bien d’autres. Dans le cas dont il s’agissait,
celui du cheval blanc, c’est la dernière manifestation de Vishnu, à la fin de
ce monde, c’est-à-dire du cycle actuel ; vous voyez que c’est identique à ce
qui se trouve dans l’Apocalypse.
La semaine dernière, nous avons eu la visite de M. de
Frémond, venu ici pour quelques jours ; je lui avais envoyé le manifeste de la
Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur, et il m’a dit qu’il l’avait
communiqué à un vicaire général de Nantes qui en avait paru tout effrayé,
trouvant que c’était là un plan beaucoup trop hardi, etc. ; il est étonnant de
voir combien de gens ont peur de tout ce qui sort un peu de l’ordinaire !
Jusqu’ici, je n’ai pas encore pu trouver le temps de
préparer quelque chose pour “Regnabit” comme le P. Anizan me l’avait demandé ;
j’espère que j’y arriverai tout de même, mais il faut d’abord que je termine
des comptes rendu de livres que j’ai là depuis près d’un an ! Il me semble, si
vous n’y voyez pas d’inconvénient, que je pourrais prendre comme point de
départ certaines des choses que contiennent vos articles déjà parus, et qui se
rattachent très directement à celles que j’ai en vue (par exemple dans votre article
sur les symboles égyptiens). La difficulté, c’est de présenter les choses d’une
façon qui puisse sembler acceptable aux gens qui ne sont pas habitués à ces
considérations.
Savez-vous quels jours et à quelles heures on peut
trouver le P. Anizan chez lui ? Si j’étais sûr de le rencontrer, je tâcherais
d’aller le voir un jour où j’aurai un peu de temps libre.
Ces dames vous adressent leur meilleur souvenir, et
moi, cher Monsieur, je vous prie de croire à mes sentiments bien cordiaux.
René Guénon
Sur quelques-unes de ces notions lire aussi L’hermétisme et les cycles cosmiques de Gauthier Pierozak
Sur quelques-unes de ces notions lire aussi L’hermétisme et les cycles cosmiques de Gauthier Pierozak
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