jeudi 13 octobre 2016

Éric Geoffroy : « On ne peut nier le besoin spirituel en France »


Propos recueillis par Clémentine Garnier


Islamologue et spécialiste du soufisme, Éric Geoffroy préside la fondation Conscience Soufie, qui œuvre à promouvoir la sagesse universelle de cette voie intérieure de l’islam. Pour lui, la spiritualité donne des clés pour comprendre notre monde.

Les écoles soufies se rattachent habituellement à une confrérie mais ce n'est pas le cas de votre fondation Conscience Soufie. Pourquoi ?
Certains qualifient, hâtivement, notre fondation de «néo-confrérie dissimulée». Le système confrérique n’est pas toujours adéquat à notre époque, dans la mesure où il a parfois – je dis bien parfois – tendance à privatiser, voire à enfermer la sagesse du soufisme au lieu de l'ouvrir à l'universel. Le but de la fondation est exactement le contraire.
Pour autant, les membres qui constituent le cercle de la fondation sont le plus souvent rattachés à une confrérie. Je chemine moi-même avec le cheikh Khaled Bentounès, qui défend d’ailleurs l'idée selon laquelle «les confréries doivent sortir au grand jour». Son ONG, l'Association internationale soufie Alawiyya (Aisa), reconnue auprès de l’ONU, œuvre dans ce sens. Si le système confrérique est actuellement en fin de course, la pertinence de l'affiliation à une lignée initiatique remontant au Prophète demeure ; cela apporte une protection dans le cheminement spirituel. Ainsi, la fondation ne se pose pas comme étant une voie initiatique, mais les membres du conseil souhaitent être des accompagnants, des « accoucheurs » dans le sens de la maïeutique. Nous sommes profondément musulmans et prônons l'approfondissement de notre islamité dans le sens de l’universel ; le Coran et les paroles du Prophète bien compris ne font que prôner cela.
Qu'en est-il de l'universalisme de vos « enseignement et transmission », selon l’intitulé de l'un des cinq axes de la fondation ? S'adressent-ils seulement aux personnes de confession musulmane ?
Notre public se divise en trois catégories. Il y a ceux qui sont déjà membres d'une confrérie, mais qui en sont déçus pour diverses raisons – l'absence d'un maître vivant, une confrérie à l’expansion internationale qui empêche le disciple d’accéder au maître, une confrérie trop prosélyte... Un second cercle, plus large, est constitué de musulmans qui ne se retrouvent plus dans le discours normatif et ritualiste de l'islam. Ceux-là ont une soif spirituelle, mais se méfient d’un système confrérique trop fermé ou refusent la personne du cheikh qu’ils perçoivent faussement comme un intermédiaire entre eux et Dieu. Une troisième catégorie concerne les non-musulmans que la laïcité à la française ne satisfait plus. Il y a un besoin spirituel que l'on ne peut plus nier, et il est intéressant de noter que les femmes sont les premières à franchir le pas. Elles ont généralement moins de carapace que les hommes. Un public de tous âges s'intéresse à ce que nous proposons et allons proposer. Les demandes d'adhésion ne viennent pas seulement de France mais aussi de Suisse, de Belgique, du Maghreb et du Sénégal.
La connaissance du soufisme par le grand public émerge lentement. Comment expliquer qu'il ait été marginalisé ?
Un lavage de cerveau a été effectué par le wahhabisme et ses avatars salafistes, qui ont présenté le soufisme comme une secte, alors que tous les grands oulémas ont été soufis de près ou de loin, même le très sévère Ibn Taymiyya (1263-1328) ! Or, lors d'un récent congrès en Tchétchénie, il a été déclaré que le wahhabisme ne fait pas partie du sunnisme ( lire l'article de Al-Manar ). Encore une fois, l'élite qui gère l'islam, les grands responsables musulmans (le cheikh de l’université al-Azhar, au Caire, que je connais, les grands muftis, les ministres des Affaires religieuses…) sont le plus souvent des soufis, ou des sympathisants du soufisme. Les médias ont une part de responsabilité dans cette méconnaissance du soufisme : ils ne lui laissent pas assez de place. Le cheikh Bentounès n'a jamais été interviewé par un grand média français. En 2006, une rencontre internationale a rassemblé des imams et des rabbins à Séville (Espagne). Le journal télévisé français y a consacré une minute, en toute fin, après le sujet sportif. Veut-on réellement la paix ?
Dans votre livre L'Islam sera spirituel ou ne sera plus (Seuil, nouvelle édition 2016), vous défendez « une spiritualité lucide qui pourfende l'hypocrisie religieuse et politique ». Dans quelle mesure ce souci pourrait-il être pris en compte dans les débats politiques ?
L'élévation de la conscience, que doit susciter chez la personne sa pratique spirituelle, s’impose face à l'urgence des défis universels. L'Algérie a compris la portée du soufisme et l'a promu dès le premier mandat de Bouteflika, depuis la présidence de la République jusqu’aux divers ministères et milieux universitaires. Naturellement, il existe des risques que le soufisme soit instrumentalisé. Il n’empêche que le dialogue interreligieux a été mené, en grande partie, par des soufis et des milieux soufis qui ont dû, à leur corps défendant, s’impliquer dans la politique.
Aujourd'hui, la spiritualité vivifie des débats qui sont d'habitude normatifs et fades ; elle leur apporte une teneur et une saveur. Les prises de conscience environnementale, éthique et bioéthique passeront par une ouverture spirituelle, car la spiritualité donne des clés de compréhension du monde. La France ne règlera pas ses problèmes avec des discours aseptisés du genre « vous devez être citoyens »,« vous êtes des musulmans citoyens » ou «défendons la laïcité». Il faut donner du sens, et encourager une « laïcité d'ouverture », telle que la nomme Régis Debray dans son rapport qui date de 2002.
Le gouvernement français tente pourtant d'engager des mesures dans ce sens. Que pensez-vous de la création de la Fondation pour l'islam de France, annoncée par Bernard Cazeneuve en août dernier ?
La sénatrice de Paris Bariza Khiari a vivement critiqué le fait qu’un non-musulman, Jean-Pierre Chevènement, soit nommé à la tête de cette fondation. « N’y a-t-il pas un musulman capable de la diriger », s’interrogeait-elle ? L'écrivain Tahar Ben Jelloun, que je respecte par ailleurs, fera partie du conseil d'administration de cette fondation, mais comment les musulmans pourraient-ils se reconnaître en lui ? L'État français choisit toujours des « têtes », quelques intellectuels parisiens dont la pensée abonde dans son sens. Pendant ce temps-là, en Allemagne, cinq universités théologiques d'État ont vu le jour en quelques années, et elles fonctionnent très bien. En France, nous sommes paralysés ! C'est une bonne chose de créer des postes en islamologie académique – bien sûr – mais que propose-t-on concrètement au musulman lambda? Il faut agir à d'autres niveaux : former les publics professionnels, par exemple. Un des axes de la fondation Conscience soufie est la médiation sociale : tout corps professionnel, y compris les journalistes, doit être sensibilisé à un discours différent sur l'islam. D’ailleurs, le milieu médiatique français bouge dans le bon sens, et beaucoup de journalistes me disent attendre un autre discours sur l’islam que celui que la plupart des politiques nous assènent ! Je donne personnellement des cours en ce sens à des cadres pénitentiaires, et cela va être bientôt fait au nom de la fondation. Celle-ci va également afficher un programme de séminaires d’éveil à la spiritualité, destiné aux jeunes, aux adolescents, notamment des quartiers difficiles, qui en ont bien besoin. Plusieurs partenariats avec des institutions sont en voie d’être finalisés. Un premier séminaire aura lieu à Paris le week-end des 15 et 16 octobre, il visera d’abord à déconstruire les préjugés que les uns et les autres nourrissent très souvent sur le soufisme. Tout cela est sur notre site et notre page Facebook.

Éric Geoffroy, une quête spirituelle plurielle
Né en 1956 à Belfort, Éric Geoffroy a reçu une éducation chrétienne catholique. Adolescent, il a «fait partie d'un groupe de rock», confie-t-il, comme beaucoup de jeunes. À l'âge de 22 ans, au cours d'un séjour en Afrique, il contracte une contamination parasitaire intestinale l’ayant profondément affecté. En langue arabe, explique-t-il, « le terme est le même pour désigner le ventre ou les intestins et l’intériorité, la voie ésotérique ». Il a donc compris qu’il lui fallait passer du voyage extérieur, horizontal, au voyage intérieur, vertical. Guéri, Éric Geoffroy a pratiqué plusieurs voies spirituelles, dont le bouddhisme zen, et a lu l’œuvre du métaphysicien René Guénon, lui-même devenu soufi. C'est dans un centre bouddhiste tibétain (en France) qu'il a «redécouvert Jésus», qui lui manquait dans le bouddhisme, mais qui est « tellement présent en islam », ainsi que Marie. La métaphysique de l'islam, « son principe de non-dualité et d'unicité », l'ont conquis. Il a poursuivi son apprentissage au Caire avant son retour en France où il enseigne l'islamologie et le soufisme, à l'Université de Strasbourg et ailleurs. Il est aujourd'hui l'auteur d'ouvrages dont certains ont été traduits dans différentes langues. Membre de groupes de recherche internationaux, il est régulièrement sollicité à propos de l'islam et du soufisme. Il mène des conférences en Europe, dans le monde arabe, en Afrique, en Asie et aux États-Unis.



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