Propos recueillis par Clémentine Garnier
Islamologue
et spécialiste du soufisme, Éric Geoffroy préside la fondation
Conscience Soufie, qui œuvre à promouvoir la sagesse universelle de
cette voie intérieure de l’islam. Pour lui, la spiritualité donne
des clés pour comprendre notre monde.
Les
écoles soufies se rattachent habituellement à une confrérie mais
ce n'est pas le cas de votre fondation Conscience Soufie. Pourquoi ?
Certains
qualifient, hâtivement, notre fondation de «néo-confrérie
dissimulée». Le système confrérique n’est pas toujours adéquat
à notre époque, dans la mesure où il a parfois – je dis bien
parfois – tendance à privatiser, voire à enfermer la sagesse du
soufisme au lieu de l'ouvrir à l'universel. Le but de la fondation
est exactement le contraire.
Pour
autant, les membres qui constituent le cercle de la fondation sont le
plus souvent rattachés à une confrérie. Je chemine moi-même avec
le cheikh Khaled Bentounès, qui défend d’ailleurs l'idée selon
laquelle «les confréries doivent sortir au grand jour». Son ONG,
l'Association internationale soufie Alawiyya (Aisa), reconnue auprès
de l’ONU, œuvre dans ce sens. Si le système confrérique est
actuellement en fin de course, la pertinence de l'affiliation à une
lignée initiatique remontant au Prophète demeure ; cela apporte une
protection dans le cheminement spirituel. Ainsi, la fondation ne se
pose pas comme étant une voie initiatique, mais les membres du
conseil souhaitent être des accompagnants, des « accoucheurs »
dans le sens de la maïeutique. Nous sommes profondément musulmans
et prônons l'approfondissement de notre islamité dans le sens de
l’universel ; le Coran et les paroles du Prophète bien compris ne
font que prôner cela.
Qu'en
est-il de l'universalisme de vos « enseignement et transmission »,
selon l’intitulé de l'un des cinq axes de la fondation ?
S'adressent-ils seulement aux personnes de confession musulmane ?
Notre
public se divise en trois catégories. Il y a ceux qui sont déjà
membres d'une confrérie, mais qui en sont déçus pour diverses
raisons – l'absence d'un maître vivant, une confrérie à
l’expansion internationale qui empêche le disciple d’accéder au
maître, une confrérie trop prosélyte... Un second cercle, plus
large, est constitué de musulmans qui ne se retrouvent plus dans le
discours normatif et ritualiste de l'islam. Ceux-là ont une soif
spirituelle, mais se méfient d’un système confrérique trop fermé
ou refusent la personne du cheikh qu’ils perçoivent faussement
comme un intermédiaire entre eux et Dieu. Une troisième catégorie
concerne les non-musulmans que la laïcité à la française ne
satisfait plus. Il y a un besoin spirituel que l'on ne peut plus
nier, et il est intéressant de noter que les femmes sont les
premières à franchir le pas. Elles ont généralement moins de
carapace que les hommes. Un public de tous âges s'intéresse à ce
que nous proposons et allons proposer. Les demandes d'adhésion ne
viennent pas seulement de France mais aussi de Suisse, de Belgique,
du Maghreb et du Sénégal.
La
connaissance du soufisme par le grand public émerge lentement.
Comment expliquer qu'il ait été marginalisé ?
Un
lavage de cerveau a été effectué par le wahhabisme et ses avatars
salafistes, qui ont présenté le soufisme comme une secte, alors que
tous les grands oulémas ont été soufis de près ou de loin, même
le très sévère Ibn Taymiyya (1263-1328) ! Or, lors d'un récent
congrès en Tchétchénie, il a été déclaré que le wahhabisme ne
fait pas partie du sunnisme ( lire l'article de Al-Manar ). Encore
une fois, l'élite qui gère l'islam, les grands responsables
musulmans (le cheikh de l’université al-Azhar, au Caire, que je
connais, les grands muftis, les ministres des Affaires religieuses…)
sont le plus souvent des soufis, ou des sympathisants du soufisme.
Les médias ont une part de responsabilité dans cette méconnaissance
du soufisme : ils ne lui laissent pas assez de place. Le cheikh
Bentounès n'a jamais été interviewé par un grand média français.
En 2006, une rencontre internationale a rassemblé des imams et des
rabbins à Séville (Espagne). Le journal télévisé français y a
consacré une minute, en toute fin, après le sujet sportif. Veut-on
réellement la paix ?
Dans
votre livre L'Islam sera spirituel ou ne sera plus (Seuil, nouvelle
édition 2016), vous défendez « une spiritualité lucide qui
pourfende l'hypocrisie religieuse et politique ». Dans quelle mesure
ce souci pourrait-il être pris en compte dans les débats politiques
?
L'élévation
de la conscience, que doit susciter chez la personne sa pratique
spirituelle, s’impose face à l'urgence des défis universels.
L'Algérie a compris la portée du soufisme et l'a promu dès le
premier mandat de Bouteflika, depuis la présidence de la République
jusqu’aux divers ministères et milieux universitaires.
Naturellement, il existe des risques que le soufisme soit
instrumentalisé. Il n’empêche que le dialogue interreligieux a
été mené, en grande partie, par des soufis et des milieux soufis
qui ont dû, à leur corps défendant, s’impliquer dans la
politique.
Aujourd'hui,
la spiritualité vivifie des débats qui sont d'habitude normatifs et
fades ; elle leur apporte une teneur et une saveur. Les prises de
conscience environnementale, éthique et bioéthique passeront par
une ouverture spirituelle, car la spiritualité donne des clés de
compréhension du monde. La France ne règlera pas ses problèmes
avec des discours aseptisés du genre « vous devez être citoyens
»,« vous êtes des musulmans citoyens » ou «défendons la
laïcité». Il faut donner du sens, et encourager une « laïcité
d'ouverture », telle que la nomme Régis Debray dans son rapport qui
date de 2002.
Le
gouvernement français tente pourtant d'engager des mesures dans ce
sens. Que pensez-vous de la création de la Fondation pour l'islam de
France, annoncée par Bernard Cazeneuve en août dernier ?
La
sénatrice de Paris Bariza Khiari a vivement critiqué le fait qu’un
non-musulman, Jean-Pierre Chevènement, soit nommé à la tête de
cette fondation. « N’y a-t-il pas un musulman capable de la
diriger », s’interrogeait-elle ? L'écrivain Tahar Ben Jelloun,
que je respecte par ailleurs, fera partie du conseil d'administration
de cette fondation, mais comment les musulmans pourraient-ils se
reconnaître en lui ? L'État français choisit toujours des « têtes
», quelques intellectuels parisiens dont la pensée abonde dans son
sens. Pendant ce temps-là, en Allemagne, cinq universités
théologiques d'État ont vu le jour en quelques années, et elles
fonctionnent très bien. En France, nous sommes paralysés ! C'est
une bonne chose de créer des postes en islamologie académique –
bien sûr – mais que propose-t-on concrètement au musulman lambda?
Il faut agir à d'autres niveaux : former les publics professionnels,
par exemple. Un des axes de la fondation Conscience soufie est la
médiation sociale : tout corps professionnel, y compris les
journalistes, doit être sensibilisé à un discours différent sur
l'islam. D’ailleurs, le milieu médiatique français bouge dans le
bon sens, et beaucoup de journalistes me disent attendre un autre
discours sur l’islam que celui que la plupart des politiques nous
assènent ! Je donne personnellement des cours en ce sens à des
cadres pénitentiaires, et cela va être bientôt fait au nom de la
fondation. Celle-ci va également afficher un programme de séminaires
d’éveil à la spiritualité, destiné aux jeunes, aux adolescents,
notamment des quartiers difficiles, qui en ont bien besoin. Plusieurs
partenariats avec des institutions sont en voie d’être finalisés.
Un premier séminaire aura lieu à Paris le week-end des 15 et 16
octobre, il visera d’abord à déconstruire les préjugés que les
uns et les autres nourrissent très souvent sur le soufisme. Tout
cela est sur notre site et notre page Facebook.
Éric
Geoffroy, une quête spirituelle plurielle
Né
en 1956 à Belfort, Éric Geoffroy a reçu une éducation chrétienne
catholique. Adolescent, il a «fait partie d'un groupe de rock»,
confie-t-il, comme beaucoup de jeunes. À l'âge de 22 ans, au cours
d'un séjour en Afrique, il contracte une contamination parasitaire
intestinale l’ayant profondément affecté. En langue arabe,
explique-t-il, « le terme est le même pour désigner le ventre ou
les intestins et l’intériorité, la voie ésotérique ». Il a
donc compris qu’il lui fallait passer du voyage extérieur,
horizontal, au voyage intérieur, vertical. Guéri, Éric Geoffroy a
pratiqué plusieurs voies spirituelles, dont le bouddhisme zen, et a
lu l’œuvre du métaphysicien René Guénon, lui-même devenu
soufi. C'est dans un centre bouddhiste tibétain (en France) qu'il a
«redécouvert Jésus», qui lui manquait dans le bouddhisme, mais
qui est « tellement présent en islam », ainsi que Marie. La
métaphysique de l'islam, « son principe de non-dualité et
d'unicité », l'ont conquis. Il a poursuivi son apprentissage au
Caire avant son retour en France où il enseigne l'islamologie et le
soufisme, à l'Université de Strasbourg et ailleurs. Il est
aujourd'hui l'auteur d'ouvrages dont certains ont été traduits dans
différentes langues. Membre de groupes de recherche internationaux,
il est régulièrement sollicité à propos de l'islam et du
soufisme. Il mène des conférences en Europe, dans le monde arabe,
en Afrique, en Asie et aux États-Unis.
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