jeudi 1 avril 2021

La demeure du Pôle et le sceau du Soleil - Turba Philosophorum

   
    Turba Philosophorum

Médaille offerte au Roi-Soleil par le duc d'Aumont. 



Article paru dans Le Miroir d'Isis N° 20 (novembre 2013)

A.A.


Notre  étude  sur  la  figure  et la  fonction  d'Hermès-Idrîs  telles  qu'elles  apparaissent  dans  la  tradition islamique a montré que celui-ci assume une fonction polaire - il est le « pôle des esprits humains » - mais aussi solaire, puisque sa demeure est dans le ciel du Soleil. Or il se trouve que cet aspect tantôt polaire, tantôt solaire n'est pas sans relation avec certaines correspondances numériques, et c'est ce que nous souhaiterions nous attacher à développer quelque peu dans ce qui suit.








samedi 19 décembre 2020

René Guénon et le retour au spirituel - Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

 

 

René Guénon naquit à Blois le 15 novembre 1886 et mourut au Caire le 7 janvier 1951. Sa vie fut simple et transparente, et s’effaça en fait devant son œuvre, une œuvre considérable qui occupe vingt-sept volumes et qui fut consacrée tout entière à la restauration de l’étude de la Tradition en Occident. Car René Guénon s’est toujours défendu de faire œuvre originale. Il s’est voulu simplement l’interprète fidèle de la connaissance traditionnelle, celle des civilisations orientales, celle du Moyen-Âge chrétien. Guénon est une mémoire, qui nous rappelle le patrimoine spirituel de l’humanité, contre l’oubli des origines qui a recouvert petit à petit de sa torpeur ténébreuse notre société repue, mais inquiète.

 

Nous voudrions tenter d’expliquer ce que fut, ce que reste encore, et plus que jamais, la fonction providentielle de Guénon. Mais peut-être serait-il plus aisé de dire d’abord ce qu’elle ne fut pas. Guénon connaissait en profondeur les traditions orientales. Et pourtant il n’était pas orientaliste et s’est séparé de ceux pour lesquels le savoir se limite à une érudition toute quantitative. Guénon a abordé dans son œuvre les « grandes questions » que chacun devrait se poser sur la réalité. Et pourtant il ne fut pas philosophe et refusa toute construction de « systèmes » et « d’idéologies ». Guénon nous a parlé de la recherche spirituelle, des religions et des Connaissances initiatiques, en homme d’expérience. Mais il n’accepta jamais d’être pour quiconque un Guide spirituel ou un directeur de conscience et dénonça avec vigueur tous les faux maîtres qui déjà, au début du siècle, prétendaient détenir seuls les clés d’un nouvel âge.

 

On parle beaucoup, aujourd’hui, d’un retour spirituel. Comme si le spirituel avait disparu et pouvait réapparaître au gré d’une mode. Mais l’Esprit demeure inaltéré en son éternel présent, au-delà du déploiement illusoire du temps. L’Esprit est immuable et pourtant intensément vivant de la vraie vie. Son invisibilité est due simplement à l’aveuglement de notre intelligence, et à l’endurcissement de notre cœur. Guénon nous indique comment retourner au spirituel, en cette époque chaotique où la véritable discrimination intellectuelle devient de plus en plus rare et où, pourtant, il importe plus que jamais de savoir à quelle porte frapper. Nous vivons en effet le triomphe sinistre de la confusion et nombreux sont ceux qui se proposent de satisfaire notre aspiration bien légitime avec des ersatz de spiritualité. Les mots eux-mêmes se sont vidés de leur sens. Guénon nous aide à nous orienter dans ce paysage mouvant et déroutant.

 

Guénon nous explique tout au long de son œuvre que la Tradition est une. Le mot « tradition » provient du latin « tradere » qui signifie « rapporter ». La Tradition est donc l’héritage spirituel qui se transmet depuis la nuit des temps. Les différentes formes traditionnelles de l’humanité constituent des adaptations providentielles d’une Tradition unique à des conditions historiques et géographiques déterminées. Ces traditions particulières naissent, vivent et peuvent même mourir. Mais la Tradition primordiale dont elles constituent des récapitulations reste immuable et éternelle. Cette Tradition est, en son principe, métaphysique, un terme que Guénon emploie dans un sens bien différent de ceux qu’il a reçus au cours de l’histoire de la philosophie, pour devenir aujourd’hui à peu près synonyme d’abstrait ou d’invérifiable. Ecoutons Guénon en parler :

 

Peut-on définir la métaphysique telle que nous l’entendons ? Non, car définir, c’est toujours limiter et ce dont il s’agit est, en soi, véritablement et absolument illimité, donc ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule ni dans aucun système. On peut caractériser la métaphysique d’une certaine façon, par exemple en disant qu’elle est la connaissance des principes universels ; mais ce n’est pas là une définition à proprement parler et cela ne peut du reste en donner qu’une idée assez vague. Nous y ajouterons quelque chose si nous disons que ce domaine des principes s’étend beaucoup plus loin que ne l’ont pensé certains Occidentaux qui cependant ont fait de la métaphysique, mais d’une manière partielle et incomplète. Ainsi, quand Aristote envisageait la métaphysique comme la connaissance de l’Etre en tant qu’Etre, l’identifiait à l’ontologie, c’est-à-dire qu’il prenait la partie pour le tout. Pour la métaphysique orientale, l’être pur n’est pas le premier ni le plus universel des principes, car il est déjà une détermination ; il faut donc aller au-delà de l’être, et c’est même là ce qui importe le plus. C’est pourquoi, en toute conception vraiment métaphysique, il faut toujours réserver la part de l’inexprimable ; et même tout ce qu’on peut exprimer n’est littéralement rien au regard de ce qui dépasse toute expression, comme le fini, quelle que soit sa grandeur est nul vis-à-vis de l’Infini. On peut suggérer beaucoup plus qu’on n’exprime, et c’est là, en somme, le rôle que jouent ici les formes extérieures ; toutes ces formes, qu’il s’agisse de mots ou de symboles quelconques, ne constituent qu’un support, un point d’appui pour s’élever à des possibilités de conception qui les dépassent incomparablement.

 

La métaphysique pure, étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités d’une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes qui peuvent être soit orientales soit occidentales ; mais, sous leur diversité, c’est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que la vérité est une.

 

Il s’agit donc de rien de moins que de la Vérité… Mais Guénon ne prétend pas détenir seul la Vérité, sa vérité. Il nous rappelle solennellement qu’il y a nécessairement une vérité. Seul celui dont l’intelligence accepte de façon intuitive cette évidence peut continuer à suivre le discours de Guénon. En effet, nul ne saurait convaincre autrui de ce qui est a priori une évidence. La vérité n’est pas devant nous, comme essaient de nous le faire croire les philosophies d’inspiration hégélienne, le scientisme et les évolutionnismes de toute nature ; elle n’est pas davantage derrière nous, comme le proclament les tenants du traditionnalisme, et les nostalgiques du passé. La vérité est au-dessus de nous. Mais la vérité, ou encore la Réalité ultime, bien qu’elle soit transcendante, ne nous est pas complètement inaccessible, paradoxalement à cause de sa transcendance même, de son infinité qui lui permet de « descendre » jusqu’à nous sans en être altérée. L’homme a pu et peut encore y avoir accès. Il nous appartient donc de faire œuvre d’humilité, et de chercher à comprendre comment les hommes des civilisations précédentes ont essayé de s’en approcher. La fonction providentielle de Guénon consiste justement à tracer quelques pistes pour nous y aider.

 

Il convient peut-être de rappeler les grandes lignes de la vie de René Guénon. Né dans une famille bourgeoise, il reçut une éducation catholique et se révéla un élève brillant, fort doué pour les mathématiques. Après avoir passé son baccalauréat, il monta à Paris en octobre 1904 pour s’inscrire en classe préparatoire et préparer les concours des Grandes Ecoles. Mais une santé fragile le força à ralentir le rythme de ses études. Peut-être aussi comprenait-il déjà que la connaissance qu’il cherchait ne se trouvait pas dans les universités. Il se mit alors à fréquenter les cercles occultistes de la capitale, très nombreux au début de ce siècle, où trônait le Dr Gérard Encausse, plus connu sous le nom de Papus. Guénon se fit facilement admettre dans plusieurs organisations qui distribuaient à leurs membres des titres prestigieux. Mais il se rendit vite compte que leurs prétentions initiatiques étaient complètement usurpées. Guénon se rapprocha alors de la Maçonnerie régulière et entra dans la Loge Thébah, relevant de la Grande Loge de France, et travaillant au Rite Ecossais Ancien et Accepté. Il devait y rester en activité jusqu’à la guerre de 1914. Par ailleurs, Guénon commença dès 1909 à rédiger des articles pour diverses revues.

 

C’est ici que se place l’un des « mystères Guénon ». Dès ses premiers articles écrits alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, Guénon semble maîtriser pleinement la doctrine traditionnelle dont toute son œuvre sera le commentaire. Il faut bien imaginer qu’à l’époque les traditions orientales n’étaient connues qu’à travers les œuvres des universitaires, qui y projetaient leurs propres préjugés scientistes ou philosophiques, ou dans le pseudo-enseignement des diverses écoles occultistes ou théosophiques, qui en utilisaient les éléments à tort et à travers. Il serait très facile de mettre en avant le « génie » de Guénon pour expliquer la justesse de son regard sur l’Orient. Mais lui-même, aurait rejeté avec force ce jugement. Il semble en fait que Guénon ait été en contact assez tôt avec des représentants qualifiés des traditions orientales. Il faut citer à ce propos la rencontre de Léon Champrenaud, Abd al-Haqq en islam, et de Ivan Aguéli, Abd al-Hâdî ou encore d’Albert de Pouvourville qui avait adopté la tradition taoïste sous le nom de Matgioï. Par leur intermédiaire, Guénon reçut l’influence spirituelle de leurs maîtres orientaux et découvrit la véritable nature de la spiritualité traditionnelle. Il est sûr que Guénon connut également un maître de tradition hindoue.

 

En 1912, Guénon épousa une jeune institutrice, Melle Berthe Loury, une collaboratrice de sa tante. La même année, semble-t-il, il se convertit à l’islam et devint Abd al-Wâhid Yahyâ. Il reçut alors la baraka du Shaykh Abd ar-Rahmân Elish al-Kebir, par l’intermédiaire de son représentant en Europe, Abd al-Hâdî, et se trouva de ce fait rattaché à une confrérie soufie, la Tarîqa Shâdhiliyya. Voici le deuxième « mystère ». Pourquoi Guénon choisit-il l’islam, alors que l’essentiel de son œuvre puise ses exemples dans les traditions hindoue et chinoise ? Guénon déclara par la suite n’avoir agi ainsi que pour des motifs strictement personnels. Bien plus, il précisa que celui qui est conscient de l’unité des traditions « est nécessairement, par là-même, ‘inconvertissable’ à quoi que ce soit. » Mais sans doute Guénon jugea-t-il que la seule possibilité qui s’offrait à lui pour vivre effectivement la Connaissance métaphysique résidait dans l’ultime Révélation. Guénon se mit à donner quelques cours de Philosophie pour subvenir aux besoins du ménage. Il fut même nommé pendant un an professeur à Sétif, en Algérie. Puis il se consacra tout entier à son œuvre et commença à collaborer à plusieurs revues.

 

Guénon va rendre clair ce qui était avant lui confus. En revenant aux sources, il présenta l’Orient de l’intérieur, comme les orientaux eux-mêmes étudient leurs propres traditions, explicita la signification des symboles et des rites. En plus du français qu’il maniait avec une clarté cristalline et fascinante, Guénon comprenait l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le russe, le polonais, le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe classique et le sanskrit. Il publia en 1921 son premier livre, l’« Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues ».

 

Guénon perdit sa femme en 1928. Cette même année, Paul Chacornac, entouré de quelques amis, lui demanda d’inspirer une transformation complète de la revue « Le Voile d’Isis » dans un sens plus conforme aux idées traditionnelles. La revue deviendra en 1933 les « Etudes traditionnelles ». Mais, le 5 mars 1930, Guénon s’était embarqué pour l’Egypte où il espérait recueillir des textes concernant le soufisme. Ce départ sera en fait définitif. Guénon s’installa au Caire, et épousa en 1934 Fatima, la fille d’un de ses amis musulmans, dont il aura quatre enfants. C’est maintenant du Caire que le Shaykh Abd al Wâhid Yahyâ va continuer à collaborer aux Etudes Traditionnelles, à rédiger ses ouvrages et à correspondre avec ses amis et tous ceux qui cherchaient des éclaircissements sur tel ou tel point. Il fuit le monde et éconduit les quelques journalistes attirés en Egypte par la présence d’un écrivain aussi peu ordinaire.

 

Sans tomber dans une hagiographie que Guénon aurait été le premier à dénoncer, il nous paraît important de citer quelques témoignages sur sa vie au Caire. Najm-ud-din Bammate décrit ainsi Guénon :

 

Respect, discrétion : ce qu’il y avait de plus oriental dans son maintien, c’est une forme de politesse qui traduit la crainte d’importuner. Cette manière d’apparaître confus est une forme de pudeur. Mais René Guénon portait la qualité au plus haut point, jusqu’à en faire une sorte de courtoisie métaphysique. Rien ne l’exprimait mieux que les bénédictions familières dont il parsemait ses conversations. avec simplicité, il donnait ainsi, à table même, une valeur rituelle au partage du pain, au geste qu’il avait pour le saler, à l’offrande qu’il vous faisait en vous tendant un pigeon grillé.

 

On peut ajouter ce jugement d’un autre visiteur :

 

Je me trouvai en face d’un homme frêle, très mince, maigre comme une harpe, aurait dit Saadi, très blanc, aux yeux bleus, vêtu de la façon la plus simple, d’une jellaba et chaussé de babouches, extrêmement poli, quoique silencieux, si transparent qu’il semblait bien avoir gagné l’autre bord, et que je regardais de temps en temps à nos pieds, pour voir si le fleuve ne passait pas entre eux.

 

Plus significatif encore, ce témoignage du Dr Abd al-Halîm Mahmûd, qui fut l’une des autorités de l’université islamique d’al-Azhar :

 

Je n’oublierai pas ce jour, un dimanche, où nous avons sonné à la porte de la villa Fatma. Après un long moment, voici que se présente à nous un shaykh de haute taille, dont le visage lumineux inspirait la vénération et exprimait la dignité et la majesté ; ses yeux rayonnaient d’intelligence et ses traits reflétaient la bonté et la piété.

 

Dans la biographie qu’il écrivit en arabe sur le Shaykh Abd al-Wâhid Yahyâ, le Dr Abd al-Halîm Mahmûd compare la profondeur de sa recherche de la vérité à celle d’al-Ghazâlî l’un des plus grands saints de l’islam. René Guénon mourut d’une maladie mal déterminée, dans la nuit du 7 janvier 1951, en répétant simplement le nom « Allâh ». Son corps repose à même le sol dans le cimetière de Darassa au Caire. Son corps est tourné dans la direction de la Mecque, selon le rite islamique.

 

Résumer en quelques pages l’œuvre de Guénon est une tâche impossible, parce que lui-même n’a jamais donné d’exposé systématique des doctrines traditionnelles. Guénon nous montre constamment que ces doctrines ont été et doivent rester des réalités vivantes. Aussi procède-t-il en multipliant les approches d’un même principe, selon des points de vue divers. Le lecteur est ainsi amené petit à petit à saisir ce principe par ailleurs difficilement exprimable. Néanmoins s’il fallait mettre l’accent sur l’essentiel, c’est d’abord sur l’affirmation de la possibilité de la connaissance métaphysique par l’« intuition intellectuelle » que nous devrions nous arrêter. Guénon aborde ainsi ces notions :

 

Nous parlerons de conceptions métaphysiques, faute d’avoir un autre terme à notre disposition pour nous faire comprendre ; mais qu’on n’aille pas croire pour cela qu’il y ait là rien d’assimilable à des conceptions scientifiques ou philosophiques ; il ne s’agit pas d’opérer des « abstractions » quelconques, mais de prendre une connaissance directe de la vérité telle qu’elle est. La science est la connaissance rationnelle, discursive, toujours indirecte, une connaissance par reflet ; la métaphysique est la connaissance supra-rationnelle, intuitive et immédiate. Cette intuition intellectuelle pure, sans laquelle il n’y a pas de métaphysique vraie, ne doit d’ailleurs aucunement être assimilée à l’intuition dont parlent certains philosophes contemporains, car celle-ci est, au contraire, infra-rationnelle. Il y a une intuition intellectuelle et une intuition sensible ; l’une est au-delà de la raison, mais l’autre est en deçà ; cette dernière ne peut saisir que le monde du changement et du devenir, c’est-à-dire la nature, ou plutôt une infime partie de la nature. Le domaine de l’intuition intellectuelle, au contraire, c’est le domaine des principes éternels et immuables, c’est le domaine métaphysique.

 

L’intellect transcendant, pour saisir directement les principes universels, doit être lui-même d’ordre universel ; ce n’est plus une faculté individuelle, et le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l’individu de dépasser ses propres limites, de sortir des conditions qui le définissent en tant qu’individu. La raison est une faculté proprement et spécifiquement humaine ; mais ce qui est au delà de la raison est véritablement « non-humain » ; c’est ce qui rend possible la connaissance métaphysique, et celle-ci, il faut le redire encore, n’est pas une connaissance humaine. En d’autres termes, ce n’est pas en tant qu’homme que l’homme peut y parvenir ; mais c’est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu’un être humain ; et c’est la prise de conscience effective des états supra-individuels qui est l’objet réel de la métaphysique, ou, mieux encore, qui est la connaissance métaphysique elle-même.

 

Ces passages fondamentaux, que nous avons cités in extenso pour faire saisir toute la profondeur de l’enseignement de Guénon, montrent que la connaissance traditionnelle se construit « par en haut » à partir des principes. Ces principes sont rappelés constamment par Guénon, d’abord dans ses œuvres plus spécialement axées sur la métaphysique, parmi lesquelles il faudrait citer : L’homme et son devenir selon le Vêdânta, Les états multiples de l’Etre et Le symbolisme de la Croix. Mais tous les autres aspects de la connaissance traditionnelle procèdent nécessairement des mêmes données, dont ils constituent des adaptations à des questions plus contingentes. Certaines adaptations ont été développées dans l’oeuvre « critique » de Guénon, qui comprend Orient et Occident, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, La crise du monde moderne ou encore Le règne de la quantité et les signes des temps. Ecoutons de nouveau Guénon parler de la conception traditionnelle de l’histoire sacrée :

 

La doctrine hindoue enseigne que la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes périodes que les traditions de l’antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yuga ou « âge sombre » et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c’est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l’histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenus de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse « non-humaine » antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir.

 

S’il en est ainsi nous explique Guénon, c’est parce que la manifestation s’accompagne nécessairement d’un éloignement progressif du Principe qui en est l’origine. La notion moderne de progrès, d’une évolution linéaire et ascendante vers des lendemains toujours plus radieux, est donc en contradiction complète avec la doctrine traditionnelle des cycles cosmiques, pour laquelle la marche du temps est descendante jusqu’au « redressement » final. Le terme d’un Manvantara est ainsi le début du Manvantara suivant. Les périodes les plus sombres seront suivies d’une restauration de l’âge d’or. La spiritualité primordiale, qui est maintenant presque invisible, brillera de nouveau dans le monde. Il convient donc d’envisager cette période sans optimisme ni pessimisme, mais avec la lucidité de ceux qui cherchent la vérité. Guénon précise que nous sommes déjà dans une époque fort avancée de l’âge sombre. En effet, toutes les civilisations passées et présentes étaient encore traditionnelles. Guénon les définit comme des civilisations reposant « sur des principes au vrai sens de ce mot, c’est-à-dire où l’ordre intellectuel domine tous les autres, où tout en procède directement ou indirectement et, qu’il s’agisse de sciences ou d’institutions sociales, n’est en définitive qu’applications contingentes, secondaires et subordonnées des vérités purement intellectuelles. » Au contraire, la civilisation européenne moderne se fonde sur des « valeurs » individualistes et matérialistes, c’est-à-dire, en pratique, sur une absence totale de principes dans le vrai sens du mot. La civilisation européenne moderne constitue à cet égard une anomalie remarquable, dont l’existence contribue à précipiter le monde entier vers les phases ultimes de l’âge sombre. Cet état de choses complètement anormal semble avoir commencé assez tôt en Europe, sans doute vers le début du XIVe siècle, quand l’autorité royale, incarné alors par Philippe le Bel, s’est révoltée, avec la complicité du Pape de l’époque, contre la plus active des autorités spirituelles et initiatiques du Moyen-âge, l’Ordre du Temple. C’est alors qu’a commencé la désacralisation progressive de la pensée, des sciences, des arts, et des institutions sociales. Les révolutions et les mouvements nationalistes virent ensuite la révolte des marchands et artisans sur une autorité royale privée de légitimation spirituelle. Et la « lutte des classes » exalte depuis le siècle dernier le combat des ouvriers contre ces mêmes artisans. L’ordre social traditionnel, sacralisé dans l’hindouisme par les quatre castes des Brahmanes, des Kshatryas, des Vaishyas et des Shudras, est mis sens dessus dessous. Et l’idôlatrie de l’égalité poursuit le nivellement par le bas, annonçant pour bientôt le règne des avarnas, des sans-castes. On aurait tout à fait tort de donner une interprétation « politique » quelconque à l’histoire sacrée, qui procède d’une perspective spirituelle. Si cette décadence s’est produite, c’est en raison de l’ordre même des choses, subordonné aux principes métaphysiques. Mais chacun peut échapper à sa caste et aux vicissitudes du temps en devenant ativarna, « au-delà des castes », ce qui constitue la véritable libération « par en haut », dans la réalisation spirituelle.

 

Guénon explique comment la prétendue libération individuelle à l’origine de la Renaissance a provoqué la réduction de l’intelligence à la pensée rationnelle et à l’affectivité, et la dégénérescence de la connaissance doctrinale en philosophie, conçue comme la simple construction de « systèmes » plus ou moins originaux.

 

Puisque nous avons parlé de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails, quelques-unes des conséquences de l’individualisme dans ce domaine : la première de toutes fut, par la négation de l’intuition intellectuelle, de mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine et relative la partie supérieure de l’intelligence, ou même d’y réduire celle-ci tout entière ; c’est là ce qui constitue le « rationalisme » dont le véritable fondateur fut Descartes. Cette limitation de l’intelligence n’était d’ailleurs qu’une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un certain caractère spéculatif ; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond, beaucoup plus préoccupé de ces applications pratiques que de la science pure. Mais ce n’est pas tout : l’individualisme entraîne inévitablement le « naturalisme » puisque tout ce qui est au-delà de la nature est, par là même, hors de l’atteinte de l’individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la métaphysique, ce n’est d’ ailleurs qu’une seule et même chose, et, dès lors que l’intuition intellectuelle est méconnue, il n’ y a plus de métaphysique possible ; mais tandis que certains s’obstinent cependant à bâtir une « pseudo-métaphysique » quelconque, d’autres reconnaissent plus franchement cette impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le « criticisme » de Kant ou le « positivisme » d’Auguste Comte ; et, la raison étant elle-même toute relative et ne pouvant s’appliquer valablement qu’à un domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul aboutissement logique du « rationalisme ».(…) Après cela il ne restait plus qu’un pas à faire : c’était la négation totale de l’intelligence et de la connaissance, la substitution de l’ « utilité » à la « vérité » ; ce fut le « pragmatisme » auquel nous avons déjà fait allusion tout à l’heure ; et, ici, nous ne sommes même plus dans l’humain pur et simple comme avec le « rationalisme » nous sommes véritablement dans l’infra-humain, avec l’appel au « subconscient » qui marque le renversement complet de toute hiérarchie normale. Voilà, dans ses grandes lignes, la marche que devait fatalement suivre et qu’a effectivement suivie la philosophie « profane » livrée à elle-même, prétendant limiter toute connaissance à son propre horizon ; tant qu’il existait une connaissance supérieure, rien de semblable ne pouvait se produire, car la philosophie était du moins tenue de respecter ce qu’elle ignorait et ne pouvait le nier ; mais, lorsque cette connaissance supérieure eut disparue : sa négation, qui correspondait à l’état de fait, fut bientôt érigée en théorie, et c’est de là que procède toute la philosophie moderne.

 

Guénon analyse ensuite avec une logique implacable, comment la négation de la véritable connaissance intellectuelle, au profit du rationalisme et du sentimentalisme, a engendré les illusions sur lesquelles repose notre société. Et d’abord la « science profane », celle des modernes, qui doit être regardée comme un «savoir ignorant» : savoir d’ordre inférieur, qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse ; ignorant de toute fin supérieure à lui-même, comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit-elle parmi les divers ordres de la connaissance intégrale ; enfermée irrémédiablement dans le domaine relatif et borné où elle a voulu se proclamer indépendante, ayant ainsi coupé elle-même toute communication avec la vérité transcendante et avec la connaissance suprême, ce n’est plus qu’une science vaine et illusoire, qui, à vrai dire, ne vient de rien et ne conduit à rien.

 

L’illusion de la science profane a entraîné la superstition du fait, la suprématie d’une pseudo connaissance analytique des phénomènes aux dépens de la seule connaissance réelle, celle qui s’identifie à son objet, et la domination de l’action sur la contemplation. La société repose toute entière sur la croyance en une évolution positive des formes et des pensées, en un progrès inéluctable promettant à tous le même bonheur prédéfini. L’homme lui-même est mu avant tout par l’individualisme, le sentiment d’être une unité indépendante et autosuffisante, qui est proprement la négation de tout principe spirituel, nécessairement supra-individuel. L’individualisme, qui considère l’homme avant tout comme une unité numérique, entraîne l’illusion de la démocratie, qui considère que sur un sujet donné, le plus grand nombre a toujours raison, et l’illusion du collectivisme qui en est l’aboutissement caricatural. Notre civilisation privée de tout principe transcendant qui est seul facteur de stabilité, vit sur le déséquilibre, en une fuite en avant vertigineuse vers des stades de matérialisation toujours croissante, et un chaos moral et social grandissant.

 

Il est certain néanmoins que l’âge sombre n’a pas frappé de façon égale toutes les civilisations. Ainsi en Orient, du moins au début de ce siècle, quand Guénon commence à écrire, la connaissance traditionnelle continue-t-elle à être transmise, de façon plus ou moins apparente. La société occidentale moderne constitue vraiment une anomalie. Certes, l’opposition entre Orient et Occident est apparemment géographique. Mais s’il en est ainsi, c’est en raison d’un symbolisme profond, car l’Orient est l’endroit d’où naît la lumière. C’est donc surtout à l’Orient symbolique que se réfère Guénon, le lever de la lumière qu’il nous faut redécouvrir en nous, contre l’occident symbolique, ce crépuscule de l’Esprit. Et celà est aujoud’hui d’autant plus vrai que la civilisation occidentale moderne a exporté ses fausses valeurs sur la Terre entière.

 

Les formes traditionnelles constituent des adaptations providentielles de la Tradition primordiale. Ces adaptations ont une origine spirituelle, c’est-à-dire « non-humaine », selon l’expression de Guénon. Une telle origine est ce qu’on appelle dans les religions monothéistes une « révélation », une parole de Dieu aux hommes par l’intermédiaire d’un messager choisi, un prophète. C’est cette révélation initiale, mot qui signifie le « revoilement » de la Vérité primordiale sous des formes nouvelles et providentielles, qui doit être transmise fidèlement et régulièrement afin de conserver sa validité et son efficacité comme lien entre l’état humain et les réalités supra-humaines. Cette transmission des enseignements et des rites véhiculant l’influence spirituelle originelle est d’abord orale. Puis des circonstances particulières nécessitent la mise par écrit de la doctrine et la codification plus systématique des rites.

 

Il se trouve que toute tradition comporte un aspect plus extérieur, qui consacre la participation indispensable de tout homme à la vie spirituelle, et un aspect plus intérieur, plus intellectuel et contemplatif, réservé en ces temps difficiles à une minorité intellectuellement qualifiée. Guénon désigne respectivement ces deux aspects par les termes « exotérisme » et « ésotérisme ». Mais cette opposition n’est que toute relative ; si elle existe bel et bien du point de vue de l’exotérisme, qui ne saurait comprendre ce qui par définition le dépasse, elle se résout en une complémentarité harmonieuse pour l’ésotérisme. Tout au long de son œuvre, Guénon utilise les enseignements provenant des grandes traditions encore en vie. La tradition hindoue, fondée sur les Védas, est la plus ancienne, avec ses quarante siècles et ses multiples approches de Dieu. Guénon montre comment coexistent au sein de cette tradition six points de vue doctrinaux, ou « darshana », dont les quatre premiers sont d’ordre logique, physique, sociologique, et rituel. Les deux derniers, le Yoga, c’est-à-dire l’ « union », et le Vêdanta, c’est-à-dire la « fin des Védas », sont d’ordre proprement métaphysique. Loin de s’exclure, ces points de vue se superposent et se complètent, bien que les deux derniers dépassent bien évidemment les autres. Le bouddhisme est comme une branche née de l’hindouisme, qui permet la participation des non-hindous, c’est-à-dire des hors-caste, à une partie du corpus doctrinal de la tradition hindoue. A l’est, en Chine, la très ancienne tradition chinoise a connu au VIe siècle avant J.-C. une adaptation importante, et s’est scindée en confucianisme, qui a pour domaine les applications sociales, et en taoïsme, qui rassemble la doctrine métaphysique et les sciences sacrées. Le troisième tronc, à l’ouest, est constitué par le monothéisme « abrahamique » dont sont issus le judaïsme, le christianisme et l’islam. Ces trois traditions ont une forme « religieuse » que Guénon caractérise, dans son aspect exotérique, par le développement de l’appareil dogmatique et théologique, et par l’importance accordée aux valeurs morales et à la dévotion. La kabbale constitue l’aspect ésotérique du judaïsme. L’islam, la dernière des grandes traditions, joue un rôle de trait d’union entre l’Occident et l’Orient, et synthétise l’aspect religieux et la dimension métaphysique, qui est conservée au sein du soufisme.

 

L’ésotérisme chrétien, explique Guénon, s’est petit à petit retiré d’Europe. Bien sûr, nul ne peut jurer qu’il n’existe plus, mais il est évident qu’il est devenu, en pratique, aujourd’hui inaccessible. En revanche, les Eglises d’Orient sont demeurées plus fidèles à leur héritage, et malgré les vicissitudes historiques, ont conservé des éléments de nature initiatique, en particulier dans l’Hésychasme. Avant leur disparition progressive, les différentes organisations initiatiques chrétiennes d’Europe occidentale, Templiers, Fedeli d’Amore et Rose-croix, déposèrent les éléments qui pouvaient être sauvés au sein d’une des deux dernières organisations initiatiques encore en activité, la Maçonnerie, Maçonnerie et Compagnonnage constituaient des « initiations de métier » en ce sens que leur méthode spirituelle était fondée sur leur pratique artisanale. Guénon explique que le passage de la Maçonnerie « opérative » à la Maçonnerie « spéculative », au début du XVIIIe siècle, lui fit perdre certains de ses supports rituels, et restreignit l’initiation à n’être que « virtuelle ». Avec l’Eglise Catholique, Maçonnerie et Compagnonnage sont les seuls éléments traditionnels qui ont survécu en Occident, malgré une pénétration grandissante des influences dissolvantes de la pensée profane.

 

Voici tracés les points de repère dans l’histoire et la géographie sacrées. Mais il est nécessaire de parler maintenant de la raison d’être des formes traditionnelles : la réalisation spirituelle. Toute connaissance véritable est une identification avec l’objet connu. C’est pourvoi il ne saurait y avoir de connaissance complète des formes, car l’identification avec elles est par nature impossible. La seule connaissance digne de ce nom est celle des réalités supra-formelles, c’est-à-dire la connaissance de l’Esprit, de l’Etre pur, et du Principe Suprême au-delà de l’Etre, dont rien ne saurait être dit. Et cette connaissance est possible. Paradoxalement, l’homme ne peut connaître le monde naturel, mais il peut connaître Dieu. Le but ultime de la vie spirituelle est donc l’identification la plus haute, qui constitue proprement la « réalisation spirituelle ». Guénon rappelle la distinction traditionnelle entre le « Soi » et le « moi » ou encore entre la « personnalité transcendante » et la simple « individualité » humaine. Le « moi » est le centre ordonnateur des éléments rationnels et affectifs de notre psyché. En revanche, précise Guénon :

 

Le « Soi » est le principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par exemple, n’est qu’une modification transitoire et contingente, modification qui ne saurait d’ailleurs aucunement affecter le principe [...]. Le « Soi » en tant que tel, n’est jamais individualisé et ne peut pas l’être, car, devant être toujours envisagé sous l’aspect de l’éternité et de l’immutabilité qui sont les attributs nécessaires de l’Etre pur, il n’est évidemment susceptible d’aucune particularisation qui le ferait être « autre que soi-même ». Immuable en sa nature propre, il développe seulement les possibilités indéfinies qu’il comporte en soi-même, par le passage relatif de la puissance à l’acte à travers une indéfinité de degrés, et cela sans que sa permanence essentielle en soit affectée, précisément parce que ce passage n’est que relatif, et parce que ce développement n’en est un, à vrai dire, qu’autant qu’on l’envisage du côté de la manifestation, en dehors de laquelle il ne peut être question de succession quelconque, mais seulement d’une parfaite simultanéité, de sorte que cela même qui est virtuel sous un certain rapport ne s’en trouve pas moins réalisé dans l’« éternel présent ».

 

La réalisation spirituelle complète est la réalisation du « Soi » c’est-à-dire de l’Identité suprême, qu’on appelle dans le monothéisme l’« union » avec Dieu. Le Principe transcendant de l’homme est en effet identique, par essence, au Principe Suprême, selon la formule vêdântine « Atma est Brahma ». Le Principe Suprême est au-delà de toute définition et rien ne peut en être dit. Il est l’Infini, l’Illimité, l’Absolu. L’Etre pur en est la première détermination, et bien qu’il soit lui aussi non-manifesté, c’est-à-dire caché, il comprend en lui toutes les possibilités de manifestation. Ce sont ces possibilités qui vont se développer dans la manifestation, selon une hiérarchie de multiples états. C’est là proprement le domaine de l’existence universelle, puisque le mot « ex stare » signifie en latin « se tenir en dehors ». La manifestation comprend la multitude des états supra-formels, ou spirituels, et les états formels, qui sont divisés traditionnellement en Monde subtil ou intermédiaire, et Monde grossier, ou corporel. L’homme participe au trois mondes, par son corps, son âme (affective et rationnelle), et par l’Esprit qui n’est pas « son » esprit, puisque nous sommes alors dans le domaine de la réalité supra-individuelle. Mais l’homme déchu de cet âge sombre n’a plus d’accès spontané au monde supra-formel, parce qu’il n’occupe plus le centre de l’état humain, symbolisé par le « Paradis terrestre » où il avait la jouissance de l’ « Arbre de Vie ». Toutes les traditions nous rappellent la chute, et la perte du « sens de l’Eternité » qui en a résulté. La voie spirituelle va consister d’abord à retrouver ce centre, par une réalisation des possibilités contenues dans la modalité individuelle de l’homme, non pas en cherchant à épuiser ces possibilités l’une après l’autre, ce qui serait impossible, mais en s’efforçant d’en totaliser synthétiquement tous les aspects. Puis il s’agira, pour ceux qui en seront capables, de remonter la hiérarchie des états de l’Etre jusqu’à la réalisation de l’Identité suprême. Ce double mouvement horizontal et vertical, de retour au centre de l’état humain et de remontée dans les états supra-individuels, est symbolisé par la croix, qui se retrouve dans toutes les traditions. Il correspond à la réalisation de l’ « Homme Véritable » et de l’ « Homme Transcendant » dans la tradition chinoise, ou encore aux « petits mystères » et aux « grands mystères ».

 

Guénon décrit en détails les multiples symboles de cette terre bénie du Centre du Monde, Paradis terrestre et terre des bienheureux, château ou caverne, invariable milieu préservé du tourbillon du Monde. Aussi nombreuses sont les représentations de l’Axe du Monde qui assure la remontée dans la hiérarchie des états de l’être, montagne sacrée ou Arbre de Vie, le long duquel coule le breuvage d’immortalité. C’est par la participation complète à une tradition, dans ses aspects intellectuels et rituels, dans ses dimensions exotérique et ésotérique, que se fait la réalisation spirituelle. Nul ne saurait se sauver lui-même. Le contact avec les influences spirituelles d’origine supra-humaine qui sont véhiculées par des formes providentielles, les symboles et les rites que Guénon définit comme des « symboles agis » nous aident à passer au-delà de la forme et à saisir l’inexprimable. Guénon insiste sur la nécessité de la participation rituelle :

 

Cette considération de l’efficacité inhérente aux rites, et fondée sur des lois qui ne laissent aucune place à la fantaisie ou à l’arbitraire, est commune à tous les cas sans exception ; cela est vrai pour les rites d’ordre exotérique aussi bien que pour les rites initiatiques, et, parmi les premiers, pour les rites relevant de formes traditionnelles non religieuses aussi bien que pour les rites religieux. Nous devons rappeler encore à ce propos, car c’est là un point des plus importants, que, comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, cette efficacité est entièrement indépendante de ce que vaut en lui-même l’individu qui accomplit le rite ; la fonction seule compte ici, et non l’individu comme tel ; en d’autres termes, la condition nécessaire et suffisante est que celui-ci ait reçu régulièrement le pouvoir d’accomplir tel rite ; peu importe qu’il n’en comprenne pas vraiment la signification, et même qu’il ne croie pas à son efficacité, cela ne saurait empêcher le rite d’être valable si toutes les règles prescrites ont été convenablement observées.

 

Ces remarques paraissent d’une importance capitale. On ne saurait se placer de soi-même au-dessus des formes traditionnelles, tendance bien moderne de celui qui pense être arrivé avant même d’être parti. Seul celui qui s’est bien avancé sur la voie à l’aide des formes rituelles, les domine.

 

Les formes traditionnelles peuvent être comparées à des voies qui conduisent toutes à un même but mais qui, en tant que voies, n’en sont pas moins distinctes ; il est évident qu on n’en peut suivre plusieurs à la fois, et que, lorsqu’on s’est engagé dans l’une d’elles, il convient de la suivre jusqu’au bout et sans s’en écarter, car vouloir passer de l’une à l’autre serait bien le meilleur moyen de ne pas avancer en réalité, sinon même de risquer de s’égarer tout à fait. Il n’y a que celui qui est parvenu au terme qui, par-là même domine toutes les voies, et cela parce qu il n a plus à les suivre ; il pourra donc, s’il y a lieu, pratiquer indistinctement toutes les formes, mais précisément parce qu’il les a dépassées et que, pour lui, elles sont désormais unifiées dans leur principe commun.

 

Mais le chemin est long et les hommes de cet âge sombre sont mal qualifiés pour parvenir jusqu’au terme de la voie. Certains peuvent néanmoins encore parvenir au cours de leur vie aux états supra-formels, voire à l’Identité suprême. Mais en fait, la plupart n’ont pas de possibilités véritablement contemplatives et ne sauraient avoir accès de leur vivant aux états supra-formels. A cette immense majorité suffit la participation à l’exotérique. Celle-ci a pour but ce que les religions monothéistes appellent le salut, et les traditions orientales l’ « immortalité » ou la « longévité ». Il s’agit de survivre à la mort, à la dissolution du « composé humain » et la perte d’un certain nombre de modalités de manifestation, dans un état qui est en quelque sorte, explique Guénon, un « prolongement de l’état humain », une permanence qui nous permettra d’attendre, dans une « durée » qualitativement différente du temps physique, la résorption dans le Principe, c’est-à-dire la Résurrection ou encore la Délivrance qui adviendra à la fin du présent cycle humain. Le salut est donc une Délivrance différée, don inestimable, d’autant plus qu’il y a également toute une hiérarchie d’états d’immortalité, et que l’attente peut être plus ou moins béatifiques.

 

A ceux qui sont qualifiés, l’ésotérisme propose de se mettre déjà en route. L’initiation, du latin « initium », commencement, au sein d’une organisation régulière ayant maintenu un contact avec les origines non-humaines de la tradition dont elle fait partie, est une condition nécessaire, un point de départ. Mais elle ne saurait être une condition suffisante. Il doit être bien évident que pas plus pour le salut que pour la Délivrance, la participation rituelle en elle-même n’est une garantie de succès inéluctable. Il y a là un point difficile à comprendre puisqu’il faut aussi faire la place de la « Grâce » pour employer le langage religieux. Dans ses deux livres, Aperçus sur l’initiation et Initiation et réalisation spirituelle Guénon précise les conditions de l’initiation :

 

L’initiation implique trois conditions qui se présentent en mode successif, et qu’on pourrait faire correspondre respectivement aux trois termes de « potentialité » de « virtualité » et d’« actualité » :

 

·       la « qualification », constituée par certaines possibilités inhérentes à la nature propre de l’individu, et qui sont la materia prima sur laquelle le travail initiatique devra s’effectuer ;

·       la transmission, par le moyen du rattachement à une organisation traditionnelle, d’une influence spirituelle donnant à l’être l’« illumination » ; qui lui permettra d’ordonner et de développer ces possibilités qu’il porte en lui ;

·       le travail intérieur par lequel, avec le secours d’ « adjuvants » ou de « supports » extérieurs s’ il y a lieu et surtout dans les premiers stades, ce développement sera réalisé graduellement, faisant passer l’être, d’échelon en échelon, à travers les différents degrés de la hiérarchie initiatique, pour le conduire au but final de la « Délivrance » ou de l’« Identité suprême ».

Mais même après l’initiation, la participation exotérique reste indispensable, comme le rappelle Guénon dans un article intitulé « la nécessité de l’Exotérisme » :

 

Nous dirons d’abord pour exprimer les choses de la façon la plus simple, qu’on ne bâtit pas sur le vide ; or l’existence uniquement profane, dont tout élément traditionnel est exclu, n’est bien réellement à cet égard que vide et néant. Si l’on veut construire un édifice, on doit tout d’abord en établir les fondations ; celles-ci sont la base indispensable sur laquelle s’appuiera tout l’édifice, y compris ses parties les plus élevées et elles le demeureront toujours, même quand il sera achevé. De même, l’adhésion à un exotérisme est une condition préalable pour parvenir à l’ésotérisme, et, en outre, il ne faudrait pas croire que cet exotérisme puisse être rejeté dès lors que l’initiation a été obtenue, pas plus que les fondations ne peuvent être supprimées lorsque l’édifice est construit. Nous ajouterons que, en réalité, l’exotérisme, bien loin d’être rejeté, doit être « transformé » dans une mesure correspondant au degré atteint par l’initié, puisque celui-ci devient de plus en plus apte à en comprendre les raisons profondes, et que, par suite, ses formules doctrinales et ses rites prennent pour lui une signification beaucoup plus réellement importante que celle qu’elles peuvent avoir pour le simple exotérique, qui en somme est toujours réduit, par définition même, à n’en voir que l’apparence extérieures c’est-à-dire ce qui compte le moins quant à la « vérité’’ de la tradition envisagée dans son intégralité.

 

L’œuvre métaphysique et symbolique de Guénon comporte de nombreux aspects qu’il ne nous est pas possible de développer ici. Nous voudrions cependant revenir sur un point particulièrement important : l’avenir de l’Occident. En fait, les choses ont quelque peu changé depuis l’époque de Guénon et l’Occident occupe culturellement une grande partie de la planète. L’Inde est devenue une démocratie agitée de nombreuses dissensions internes, et a aboli le système des castes. La Chine est tombée sous le joug communiste, qui a détruit la théocratie tibétaine. Le judaïsme a payé un lourd tribut à la dernière guerre et doit maintenant faire face, en tant que religion fondée sur l’espérance messianique d’un retour spirituel à Jérusalem, à la fondation matérielle de l’Etat d’Israël. L’Eglise Orthodoxe est persécutée par le Marxisme, et le catholicisme est contaminé par des influences profanes qui le dissolvent en un moralisme insipide vidant les églises. L’islam est attaqué de l’intérieur par le nationalisme, et instrumentalisé en outil de propagande dans les mains des fanatiques qui semblent ignorer que la guerre sainte est celle que l’on mène contre soi-même. Cependant, malgré les difficultés grandissantes, les Traditions authentiques restent seules détentrices de la transmission spirituelle régulière.

 

De plus, après la face de « solidification » qui a vu le triomphe des idées rationalistes et matérialistes, et la glorification de l’individualisme, il semble bien que nous vivions actuellement la phase terminale de l’âge sombre que Guénon appelle la « dissolution » et dont il a analysé les premiers signes. Cette phase se caractérise par une disparition totale de toute valeur, quelle qu’elle soit, et une confusion sans cesse grandissante. Alors que la solidification refermait l’homme sur lui-même, dans la mesquinerie de sa vie individualiste, la dissolution l’ouvre aux forces inférieures, qui risquent de le détruire. De nombreux signes des temps sont aujourd’hui apparents. Guénon insiste sur le danger que font courir les mouvements pseudo-spirituels, qui se prétendent détenteurs du salut obligatoire et gratuit pour tous, ou d’une connaissance occulte destinée à leurs seuls adhérents. Guénon voit dans ces pseudo-initiations la marque d’une force redoutable, qu’il appelle la contre-initiation, le reflet inversé des influences spirituelles véhiculées par les grandes traditions orthodoxes et régulières. Les pseudo-initiations entraînent leur victime plus ou moins consentantes dans des culs-de-sac spirituels dont ils sortiront bien difficilement. Guénon écrivit deux livres pour dénoncer les mouvements les plus actifs au début de ce siècle, le Spiritisme d’une part, et la Théosophie, l’anthroposophie et le « Rosicrucianisme » d’autre part. Depuis lors, les contrefaçons sont devenues de plus en plus subtiles. Les versions actuelles de la pseudo-spiritualité nous parlent d’énergie divine, de conscience cosmique, de réalisation personnelle, de voyage astral et de pouvoirs psychiques, de réincarnation et de dialogue avec les morts, de l’établissement d’un nouveau paradis terrestre. On nous annonce l’âge d’or pour la fameuse ère du Verseau, dans quelques années. Tout cela constitue comme une parodie de la véritable spiritualité et la « libération » qu’on nous propose n’est pas la Délivrance, mais le simple refus, tout illusoire, de la dépendance en Dieu. Cependant l’âge d’or viendra, après les ultimes épreuves prophétisées dans toutes les traditions.

 

Guénon évoque trois hypothèses pour l’avenir de l’Occident. La première, que nous nous refusons à considérer, serait une destruction pure et simple. Les survivants des guerres et des catastrophes retourneraient à la barbarie. Certains passages de Guénon apparaissent visionnaires :

 

Les occidentaux, malgré la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière définitive, qu’elle peut être à la merci d’évènements qu’il leur est impossible de prévoir et à plus forte raison d’empêcher. Seulement, ce qu’ils ne veulent pas voir c’est que la cause principale des dangers qui les menacent réside dans le caractère même de la civilisation européenne : tout ce qui ne s’appuie que sur l’ordre matériel comme c’est le cas, ne saurait avoir qu’une réussite passagère ; le changement, qui est la loi de ce domaine essentiellement instables peut avoir les pires conséquences à tous égards, et cela avec une rapidité d’autant plus foudroyante que la vitesse acquise est plus grande ; l’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme. Que l’on songe à l’incessant perfectionnement des moyens de destruction, au rôle de plus en plus considérable qu’ils jouent dans les guerres modernes, aux perspectives peu rassurantes que certaines inventions ouvrent pour l’avenir, et l’on ne sera guère tenté de nier une telle possibilité ; du reste, les machines qui sont expressément destinées à tuer ne sont pas les seules dangereuses. Au point où les choses en sont arrivées dès maintenant, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter l’Occident finissant par se détruire lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la dernière ne donne encore qu’une faible idée, soit par les effets imprévus de quelque produit qui, manipulé maladroitement, serait capable de faire sautera non plus une usine ou une ville, mais tout un continent.

 

Ces lignes ont été écrites en 1924. La deuxième hypothèse est que l’Occident, dans sa décadence spirituelle, ne saurait résister à une invasion « orientale » qui pourrait être plus ou moins violente, et finirait par adopter une forme traditionnelle orientale. Nous avouons ne pas croire, pas plus que Guénon sans doute, à cette deuxième solution, simplement parce que l’Orient symbolique n’existe plus géographiquement, comme on l’a vu. Le prétendu « péril vert » à notre sens, est, avant tout, un péril dû à des orientaux occidentalisés et anti-traditionnels, dont l’islam lui-même est la première victime. La troisième hypothèse serait pour l’Occident de loin la plus favorable. Il suffirait que certains prennent conscience de la nécessité d’une restauration du christianisme, dans son aspect exotérique, mais aussi et surtout dans ses aspects initiatiques. Cela ne pourrait se faire qu’avec l’aide d’influences spirituelles authentiques et régulières venant d’Orient. En effet, il ne suffit pas seulement de rétablir des formes mais surtout de les vivifier par l’Esprit. Guénon appelle donc de ses vœux la constitution d’une « élite intellectuelle » aux antipodes de l’intelligentsia actuelle, qui pourrait allumer son propre flambeau à la lumière de l’Orient traditionnel. La civilisation occidentale ayant rétabli ses fondations sur de véritables principes, cesserait ipso facto d’être un fauteur de trouble dans le monde, et pourrait véritablement s’« entendre » avec les autres civilisations traditionnelles. La fonction de Guénon consiste à préparer cette reconstruction.

 

Quelle conclusion apporter au terme de cet exposé bien imparfait, pour lequel nous ne revendiquons en propre que les éventuelles erreurs ou omissions ? Guénon nous a donna la discrimination pour nous orienter dans les ténèbres. Il nous revient d’utiliser ce don à bon escient. Guénon était un gardien de la connaissance plutôt qu’un maître spirituel, un « Pandit » plutôt qu’un « Guru ». On a assez souvent accusé Guénon d’une certaine sécheresse. Cette accusation repose à notre sens sur un terrible malentendu. On a vu en effet que l’homme avait une modestie et une véritable charité qui manquent probablement à beaucoup de ses détracteurs, et ils sont nombreux ! Guénon nous expose les traditions telles qu’elles sont et nous fait profiter de sa transparence. La fonction de Guénon réside dans cette transparence véritablement providentielle. Il n’y a plus de temps maintenant pour l’analyse critique de l’œuvre et pour les gloses, pour la vénération du maître ou la création de sociétés de pensée. C’est à nous qu’il revient de vivre l’Esprit dans les doctrines traditionnelles. Toute l’œuvre de Guénon nous montre — avec quelle clarté ! — le chemin à suivre. Puissions-nous trouver en nous-mêmes assez d’aspiration pour nous mettre en route, et pour tourner la dernière page du livre, avec l’aide de Dieu.


vendredi 18 décembre 2020

Un poème méconnu de Victor Hugo comme antidote à l’islamophobie - Louis Blin


Narcisse-Alexandre Buquet, Le massacre de Djeddah, mouchoir illustré, Rouen, juillet 1858

© Véronique Hénon, Musée des traditions et des arts normands, château de Martainville. La scène représente la fille du consul de France, Élise Éveillard, défendant son père mourant, gisant à terre, tandis que le consul adjoint, Louis Émerat, combat derrière elle les assaillants. On distingue le cadavre de Mme Éveillard en bas à gauche.



Avec « Le Cèdre », un poème méconnu de La Légende des siècles, Victor Hugo se dresse contre le tumulte médiatique qui suit l’assassinat, le 15 juin 1858, des consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors sous domination ottomane. En faisant dialoguer le calife Omar et saint Jean l’Évangéliste, il inscrit résolument l’islam dans une perspective humaniste universelle.

Nous sommes en 1858. À 56 ans, Victor Hugo commence la rédaction de son épopée La Légende des siècles, peu après sa crise mystique et sa période spirite de 1853-1856. Il compose « L’an IX de l’Hégire », qui a pour thème la mort de Mohammed, puis « Le Cèdre », poème symboliste méconnu. Comme l’explique bien Théophile Gautier, La Légende des siècles est une « vue à travers les ténèbres sur l’homme. Le sujet est l’homme, ou plutôt l’humanité. […] Pour peindre le Prophète, il s’imprègne du Coran à ce point qu’on le prendrait pour un fils de l’islam »1, montrant une empathie qui engendra il y a quelques années la rumeur fantaisiste selon laquelle il se serait converti à cette religion à la fin de sa vie.

 

Hugo compose « Le Cèdre » du 20 au 24 octobre 1858, peu après l’assassinat, le 15 juin précédent, des consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors sous domination ottomane. La population locale s’était révoltée ce jour-là contre la mainmise croissante du Royaume-Uni sur son économie et massacra 23 Européens, ce qui défraya la chronique et provoqua un traumatisme profond et durable dans l’opinion publique française. Les publicistes attribuèrent le massacre au fanatisme. Ils firent des musulmans des « ennemis du nom chrétien qu’ils devraient honorer et bénir », comme l’écrivit la grand-mère du général de Gaulle en 1859, en réaction à la tragédie2.

 

DJEDDAH, LA VILLE D’ÈVE

Dans une ville cosmopolite réputée pour sa tolérance chez ses visiteurs français, les révoltés de Djeddah n’avaient pourtant pas invoqué la religion, dont usèrent au contraire les Européens dans leurs commentaires pour travestir leurs intérêts en mer Rouge. Une exception : l’héroïne du massacre, Élise Éveillard, fille du consul assassiné, qui en réchappa après une lutte homérique contée huit ans plus tard par Alexandre Dumas. Son récit évacue toute dimension religieuse, relatant au contraire avec simplicité son sauvetage et celui de son futur mari par des musulmans.

 

Victor Hugo se dresse contre le tumulte médiatique dénigrant l’islam en inscrivant cette religion dans une perspective humaniste universelle. « Le Cèdre » établit un dialogue mystique entre le calife Omar (il écrit Omer) et saint Jean l’Évangéliste, d’une part, et entre Djeddah, origine mythique de l’humanité, et la Grèce, source imaginée de la civilisation européenne. Si Hugo place Omar à Djeddah plutôt que dans sa cité d’origine La Mecque ou dans sa capitale Médine, les deux premières villes saintes de l’islam, c’est qu’elle est de temps immémorial la ville d’Ève, mère de tous les hommes3, et peut donc à ce titre prétendre elle aussi au qualificatif de « sainte » aux yeux du poète.

 

« DE L’HISTOIRE ÉCOUTÉE AUX PORTES DE LA LÉGENDE »

Hugo attachait une grande importance au mythe d’Ève, à qui il avait consacré le premier poème de La Légende des siècles sous le titre « Le Sacre de la femme ». Il connaissait l’existence de son tombeau, révéré à Djeddah. Le « santon » à l’ombre duquel Omar, déambulant sur la grève de cette ville, aperçoit un cèdre dans le poème désigne, dans un usage vieilli, un saint homme musulman et, par extension, son tombeau à coupole, que l’on appelle marabout en Afrique du Nord.

 

Hugo était un fidèle lecteur de L’Illustration et avait donc lu l’article consacré par ce magazine au massacre de Djeddah, qui était illustré d’un dessin de ce tombeau (en illustration de cet article, voir supra). Or, ce dessin représentait le bouquet de palmiers (un palmier produit des rejets à ses pieds) qui poussait à l’ombre de l’édicule construit à l’emplacement de la tête d’Ève. Victor Hugo fait de ces palmiers un cèdre, dans une puissante vision onirique. Pour lui, l’arbre en général est symbole de vie : « L’arbre, commencement de la forêt, est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en commun, par la sève. À lui seul, il ne prouve que l’arbre, mais il annonce la forêt. […] Tous les aspects de l’humanité se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière »4. Arbre sacré du Proche-Orient antique (dans le mythe le plus ancien de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, qui est une quête d’immortalité, le trône de la déesse Ishtar était un cèdre géant), le cèdre symbolisait l’incorruptibilité et l’immortalité. C’est sans doute la principale raison pour laquelle Hugo l’a substitué au palmier. La symbolique de cet arbre convenait parfaitement au propos du poète, traçant ainsi un pont céleste entre les racines orientales de la civilisation et l’apocalypse chrétienne, donc occidentale.

 

L’Illustration, 19 février 1859, collection particulière


Dans ce long et majestueux poème composé en alexandrins, Victor Hugo décrit le calife Omar cheminant sur la grève de Djeddah, prenant soin de le munir de son bâton, célèbre dans l’historiographie musulmane. Le second successeur de « Mahomet »5 y rencontre un vieux cèdre, auquel il ordonne de s’arracher du rocher dans lequel il est enraciné pour s’envoler « au nom du Dieu vivant » et rejoindre saint Jean l’Évangéliste, l’auteur de « l’Apocalypse », endormi sur une plage de l’île grecque de Patmos. L’invocation du Dieu « vivant » par Hugo corrobore la fonction de réveil de la vie, occupée par le cèdre dans le poème. Ce voyage onirique rappelle l’isra’ et le mi‘raj ou voyage nocturne du Prophète, de La Mecque à Jérusalem, qui symbolise le lien entre l’islam et les deux autres grands monothéismes.

 

« Le Cèdre » associe donc la Genèse (Ève) à l’Apocalypse et au Coran en un raccourci mystique de l’histoire de l’humanité. « C’est de l’histoire écoutée aux portes de la légende », pour reprendre les termes d’Hugo dans sa préface. Il établit aussi un pont symbolique entre un Orient enraciné à Djeddah et un Occident apocalyptique à travers un dialogue entre le calife Omar et saint Jean l’Évangéliste. Victor Hugo fait preuve d’une connaissance certaine de l’islam en appelant Jésus de son nom arabe : « Issa ».

 

« NOUVEAUX VENUS, LAISSEZ LA NATURE TRANQUILLE ! »

Le panthéisme du poète fait de la nature en général et de l’arbre en particulier le reflet de Dieu. Hugo écrivait certes : « Je ne suis pas panthéiste. Le panthéiste dit : tout est Dieu. Moi je dis : Dieu est tout. Différence profonde » (Correspondance III, p. 364), mais aussi : « Tous les êtres sont Dieu, tous les flots sont la mer » (« Dieu » ; Hugo indique dans sa préface à La Légende des siècles que ce poème en est le commencement. Commencé en 1855, il ne fut publié qu’en 1891, à titre posthume.

 

Hugo traite donc ici sous forme symbolique du respect que l’on doit avoir pour la nature, source de vie. Ce message provient de l’Orient qui « fut jadis le paradis du monde », écrivait-il dans un poème de jeunesse figurant déjà le dialogue entre l’Orient et l’Occident (« La Fée et la Péri », 1824). Endormi, ici à Patmos, ce dernier devrait saisir le message de renaissance délivré par le cèdre, plutôt que de sombrer dans les ténèbres de l’Apocalypse ; il fallait à « Jean qui, couché sur le sable, dormait » à l’instar d’Ève étendue sur la grève de Djeddah, ranimer la vie en Occident : tel est le message du poète, délivré à l’Évangéliste par la bouche du calife Omar. Et saint Jean de fournir une réponse sibylline à l’intention des hommes qui naissent et s’opposent en batailles stériles : « Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ! », car c’est elle qui donne et entretient la vie.

 

C’est un cèdre ayant ses racines dans le cœur oriental de l’humanité qui vient en songe le « couvrir de son ombre » pour le réveiller de son sommeil apocalyptique et le ramener au monde des vivants… Que l’auteur associe la légende de l’origine de l’humanité au mythe de l’apocalypse dans « Le Cèdre » n’est donc pas le fait du hasard. Ce poème est en fait un raccourci de La Légende des siècles, enracinée en Orient comme le cèdre à Djeddah.

 

Le contraste de ce message avec le rejet de cette ville et de l’islam dans la France de l’époque où Victor Hugo compose ce poème, montre son originalité et sa volonté humaniste de s’ériger en antidote au poison qui s’y répandait alors, combinant comme dans toute sa vie combat politique et horizons littéraires. Le poète réussit le tour de force de greffer une épopée intemporelle sur une actualité brûlante et sanglante. Qu’un arbre serve de trait d’union entre l’islam et le christianisme souligne combien leur opposition va à l’encontre des lois de la nature ou s’avère même contre-nature. La littérature jouait ainsi son rôle de lien entre les hommes au moment où leur furie les divisait. Réagir à la violence par le dialogue et non la stigmatisation de l’Autre musulman, quelle leçon donnée à nos contemporains par le plus grand de nos écrivains !

 

Le Cèdre (extraits)

 

Omer, scheik de l’Islam et de la loi nouvelle

Que Mahomet ajoute à ce qu’Issa révèle,

Marchant, puis s’arrêtant, et sur son long bâton,

Par moments, comme un pâtre, appuyant son menton,

Errait près de Djeddah la sainte, sur la grève

De la mer Rouge, où Dieu luit comme au fond d’un rêve,

Dans le désert jadis noir de l’ombre des cieux,

Où Moïse voilé passait mystérieux.

Tout en marchant ainsi, plein d’une grave idée,

Par-dessus le désert, l’Égypte et la Judée,

À Pathmos, au penchant d’un mont, chauve sommet,

Il vit Jean qui, couché sur le sable, dormait.

 

(…) Jean dormait, et sa tête était nue au soleil.

 

Omer, le puissant prêtre, aux prophètes pareil,

Aperçut, tout auprès de la mer Rouge, à l’ombre

D’un santon, un vieux cèdre au grand feuillage sombre

Croissant dans un rocher qui bordait le chemin ;

Scheik Omer étendit à l’horizon sa main

Vers le nord habité par les aigles rapaces,

Et, montrant au vieux cèdre, au delà des espaces,

La mer Égée, et Jean endormi dans Pathmos,

Il poussa du doigt l’arbre et prononça ces mots :

 

« Va, cèdre ! va couvrir de ton ombre cet homme ».

 

(Le cèdre) plongea dans la nue énorme de l’abîme,

Et, franchissant les flots, sombre gouffre ennemi,

Vint s’abattre à Pathmos près de Jean endormi.

 

Jean, s’étant réveillé, vit l’arbre, et le prophète

Songea, surpris d’avoir de l’ombre sur sa tête ;

Puis il dit, redoutable en sa sérénité :

« Arbre, que fais-tu là ?

 

(…) Un cèdre n’est pas fait pour croître comme un rêve ;

Ce que l’heure a construit, l’instant peut le briser ».

Le cèdre répondit : « Jean, pourquoi m’accuser ?

Jean, si je suis ici, c’est par l’ordre d’un homme ».

Et Jean, fauve songeur, qu’en frémissant on nomme,

Reprit : « Quel est cet homme à qui tout se soumet ? »

L’arbre dit : « C’est Omer, prêtre de Mahomet.

J’étais près de Djeddah depuis des ans sans nombre ;

Il m’a dit de venir te couvrir de mon ombre ».

Alors Jean, oublié par Dieu chez les vivants,

Se tourna vers le sud et cria dans les vents

Par-dessus le rivage austère de son île :

« Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ».

 

LOUIS BLIN

Diplomate, docteur en histoire contemporaine, spécialiste du monde arabe