« A l’océan de l’amour je me
suis abreuvée / Par la porte de la Proximité, je suis entrée /J’ai vu le
Royaume / En présence de l’Aimé, anéantis étaient les amoureux /
Puis l’Aimé m’apparut / A l’instant, comblée, je fus »
Âisha al-Mannûbiyya
بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
« A l’océan de l’amour je me
suis abreuvée / Par la porte de la Proximité, je suis entrée /J’ai vu le
Royaume / En présence de l’Aimé, anéantis étaient les amoureux /
Puis l’Aimé m’apparut / A l’instant, comblée, je fus »
Âisha al-Mannûbiyya
René Guénon naquit à Blois le 15 novembre 1886 et
mourut au Caire le 7 janvier 1951. Sa vie fut simple et transparente, et
s’effaça en fait devant son œuvre, une œuvre considérable qui occupe vingt-sept
volumes et qui fut consacrée tout entière à la restauration de l’étude de la
Tradition en Occident. Car René Guénon s’est toujours défendu de faire œuvre
originale. Il s’est voulu simplement l’interprète fidèle de la connaissance
traditionnelle, celle des civilisations orientales, celle du Moyen-Âge chrétien.
Guénon est une mémoire, qui nous rappelle le patrimoine spirituel de
l’humanité, contre l’oubli des origines qui a recouvert petit à petit de sa
torpeur ténébreuse notre société repue, mais inquiète.
Nous voudrions tenter d’expliquer ce que fut, ce que reste
encore, et plus que jamais, la fonction providentielle de Guénon. Mais
peut-être serait-il plus aisé de dire d’abord ce qu’elle ne fut pas. Guénon
connaissait en profondeur les traditions orientales. Et pourtant il n’était pas
orientaliste et s’est séparé de ceux pour lesquels le savoir se limite à une
érudition toute quantitative. Guénon a abordé dans son œuvre les « grandes
questions » que chacun devrait se poser sur la réalité. Et pourtant il ne fut
pas philosophe et refusa toute construction de « systèmes » et « d’idéologies
». Guénon nous a parlé de la recherche spirituelle, des religions et des
Connaissances initiatiques, en homme d’expérience. Mais il n’accepta jamais
d’être pour quiconque un Guide spirituel ou un directeur de conscience et dénonça
avec vigueur tous les faux maîtres qui déjà, au début du siècle, prétendaient
détenir seuls les clés d’un nouvel âge.
On parle beaucoup, aujourd’hui, d’un retour spirituel.
Comme si le spirituel avait disparu et pouvait réapparaître au gré d’une mode.
Mais l’Esprit demeure inaltéré en son éternel présent, au-delà du déploiement
illusoire du temps. L’Esprit est immuable et pourtant intensément vivant de la
vraie vie. Son invisibilité est due simplement à l’aveuglement de notre
intelligence, et à l’endurcissement de notre cœur. Guénon nous indique comment
retourner au spirituel, en cette époque chaotique où la véritable
discrimination intellectuelle devient de plus en plus rare et où, pourtant, il
importe plus que jamais de savoir à quelle porte frapper. Nous vivons en effet
le triomphe sinistre de la confusion et nombreux sont ceux qui se proposent de
satisfaire notre aspiration bien légitime avec des ersatz de spiritualité. Les
mots eux-mêmes se sont vidés de leur sens. Guénon nous aide à nous orienter dans
ce paysage mouvant et déroutant.
Guénon nous explique tout au long de son œuvre que la
Tradition est une. Le mot « tradition » provient du latin « tradere » qui
signifie « rapporter ». La Tradition est donc l’héritage spirituel qui se
transmet depuis la nuit des temps. Les différentes formes traditionnelles de
l’humanité constituent des adaptations providentielles d’une Tradition unique à
des conditions historiques et géographiques déterminées. Ces traditions
particulières naissent, vivent et peuvent même mourir. Mais la Tradition
primordiale dont elles constituent des récapitulations reste immuable et
éternelle. Cette Tradition est, en son principe, métaphysique, un terme que
Guénon emploie dans un sens bien différent de ceux qu’il a reçus au cours de l’histoire
de la philosophie, pour devenir aujourd’hui à peu près synonyme d’abstrait ou
d’invérifiable. Ecoutons Guénon en parler :
Peut-on définir la
métaphysique telle que nous l’entendons ? Non, car définir, c’est toujours
limiter et ce dont il s’agit est, en soi, véritablement et absolument illimité,
donc ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule ni dans aucun système.
On peut caractériser la métaphysique d’une certaine façon, par exemple en
disant qu’elle est la connaissance des principes universels ; mais ce n’est pas
là une définition à proprement parler et cela ne peut du reste en donner qu’une
idée assez vague. Nous y ajouterons quelque chose si nous disons que ce domaine
des principes s’étend beaucoup plus loin que ne l’ont pensé certains
Occidentaux qui cependant ont fait de la métaphysique, mais d’une manière
partielle et incomplète. Ainsi, quand Aristote envisageait la métaphysique
comme la connaissance de l’Etre en tant qu’Etre, l’identifiait à l’ontologie,
c’est-à-dire qu’il prenait la partie pour le tout. Pour la métaphysique
orientale, l’être pur n’est pas le premier ni le plus universel des principes,
car il est déjà une détermination ; il faut donc aller au-delà de l’être, et
c’est même là ce qui importe le plus. C’est pourquoi, en toute conception
vraiment métaphysique, il faut toujours réserver la part de l’inexprimable ; et
même tout ce qu’on peut exprimer n’est littéralement rien au regard de ce qui
dépasse toute expression, comme le fini, quelle que soit sa grandeur est nul vis-à-vis
de l’Infini. On peut suggérer beaucoup plus qu’on n’exprime, et c’est là, en
somme, le rôle que jouent ici les formes extérieures ; toutes ces formes, qu’il
s’agisse de mots ou de symboles quelconques, ne constituent qu’un support, un
point d’appui pour s’élever à des possibilités de conception qui les dépassent
incomparablement.
La métaphysique pure,
étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et toutes les
contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont
seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités
d’une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes
qui peuvent être soit orientales soit occidentales ; mais, sous leur diversité,
c’est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins
où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que la vérité
est une.
Il s’agit donc de rien de moins que de la Vérité… Mais
Guénon ne prétend pas détenir seul la Vérité, sa vérité. Il nous rappelle
solennellement qu’il y a nécessairement une vérité. Seul celui dont
l’intelligence accepte de façon intuitive cette évidence peut continuer à
suivre le discours de Guénon. En effet, nul ne saurait convaincre autrui de ce
qui est a priori une évidence. La vérité n’est pas devant nous, comme essaient
de nous le faire croire les philosophies d’inspiration hégélienne, le
scientisme et les évolutionnismes de toute nature ; elle n’est pas davantage
derrière nous, comme le proclament les tenants du traditionnalisme, et les
nostalgiques du passé. La vérité est au-dessus de nous. Mais la vérité, ou
encore la Réalité ultime, bien qu’elle soit transcendante, ne nous est pas
complètement inaccessible, paradoxalement à cause de sa transcendance même, de
son infinité qui lui permet de « descendre » jusqu’à nous sans en être altérée.
L’homme a pu et peut encore y avoir accès. Il nous appartient donc de faire
œuvre d’humilité, et de chercher à comprendre comment les hommes des
civilisations précédentes ont essayé de s’en approcher. La fonction
providentielle de Guénon consiste justement à tracer quelques pistes pour nous
y aider.
Il convient peut-être de rappeler les grandes lignes
de la vie de René Guénon. Né dans une famille bourgeoise, il reçut une éducation
catholique et se révéla un élève brillant, fort doué pour les mathématiques.
Après avoir passé son baccalauréat, il monta à Paris en octobre 1904 pour
s’inscrire en classe préparatoire et préparer les concours des Grandes Ecoles.
Mais une santé fragile le força à ralentir le rythme de ses études. Peut-être
aussi comprenait-il déjà que la connaissance qu’il cherchait ne se trouvait pas
dans les universités. Il se mit alors à fréquenter les cercles occultistes de
la capitale, très nombreux au début de ce siècle, où trônait le Dr Gérard
Encausse, plus connu sous le nom de Papus. Guénon se fit facilement admettre
dans plusieurs organisations qui distribuaient à leurs membres des titres
prestigieux. Mais il se rendit vite compte que leurs prétentions initiatiques
étaient complètement usurpées. Guénon se rapprocha alors de la Maçonnerie
régulière et entra dans la Loge Thébah, relevant de la Grande Loge de France,
et travaillant au Rite Ecossais Ancien et Accepté. Il devait y rester en
activité jusqu’à la guerre de 1914. Par ailleurs, Guénon commença dès 1909 à
rédiger des articles pour diverses revues.
C’est ici que se place l’un des « mystères Guénon ».
Dès ses premiers articles écrits alors qu’il n’avait que vingt-trois ans,
Guénon semble maîtriser pleinement la doctrine traditionnelle dont toute son
œuvre sera le commentaire. Il faut bien imaginer qu’à l’époque les traditions
orientales n’étaient connues qu’à travers les œuvres des universitaires, qui y
projetaient leurs propres préjugés scientistes ou philosophiques, ou dans le
pseudo-enseignement des diverses écoles occultistes ou théosophiques, qui en
utilisaient les éléments à tort et à travers. Il serait très facile de mettre
en avant le « génie » de Guénon pour expliquer la justesse de son regard sur
l’Orient. Mais lui-même, aurait rejeté avec force ce jugement. Il semble en
fait que Guénon ait été en contact assez tôt avec des représentants qualifiés
des traditions orientales. Il faut citer à ce propos la rencontre de Léon
Champrenaud, Abd al-Haqq en islam, et de Ivan Aguéli, Abd al-Hâdî ou encore
d’Albert de Pouvourville qui avait adopté la tradition taoïste sous le nom de
Matgioï. Par leur intermédiaire, Guénon reçut l’influence spirituelle de leurs
maîtres orientaux et découvrit la véritable nature de la spiritualité
traditionnelle. Il est sûr que Guénon connut également un maître de tradition
hindoue.
En 1912, Guénon épousa une jeune institutrice, Melle
Berthe Loury, une collaboratrice de sa tante. La même année, semble-t-il, il se
convertit à l’islam et devint Abd al-Wâhid Yahyâ. Il reçut alors la baraka du
Shaykh Abd ar-Rahmân Elish al-Kebir, par l’intermédiaire de son représentant en
Europe, Abd al-Hâdî, et se trouva de ce fait rattaché à une confrérie soufie,
la Tarîqa Shâdhiliyya. Voici le deuxième « mystère ». Pourquoi Guénon
choisit-il l’islam, alors que l’essentiel de son œuvre puise ses exemples dans
les traditions hindoue et chinoise ? Guénon déclara par la suite n’avoir agi
ainsi que pour des motifs strictement personnels. Bien plus, il précisa que
celui qui est conscient de l’unité des traditions « est nécessairement, par
là-même, ‘inconvertissable’ à quoi que ce soit. » Mais sans doute Guénon
jugea-t-il que la seule possibilité qui s’offrait à lui pour vivre
effectivement la Connaissance métaphysique résidait dans l’ultime Révélation.
Guénon se mit à donner quelques cours de Philosophie pour subvenir aux besoins
du ménage. Il fut même nommé pendant un an professeur à Sétif, en Algérie. Puis
il se consacra tout entier à son œuvre et commença à collaborer à plusieurs
revues.
Guénon va rendre clair ce qui était avant lui confus.
En revenant aux sources, il présenta l’Orient de l’intérieur, comme les
orientaux eux-mêmes étudient leurs propres traditions, explicita la
signification des symboles et des rites. En plus du français qu’il maniait avec
une clarté cristalline et fascinante, Guénon comprenait l’anglais, l’allemand,
l’italien, l’espagnol, le russe, le polonais, le latin, le grec, l’hébreu,
l’arabe classique et le sanskrit. Il publia en 1921 son premier livre, l’«
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues ».
Guénon perdit sa femme en 1928. Cette même année, Paul
Chacornac, entouré de quelques amis, lui demanda d’inspirer une transformation
complète de la revue « Le Voile d’Isis » dans un sens plus conforme aux idées
traditionnelles. La revue deviendra en 1933 les « Etudes traditionnelles ».
Mais, le 5 mars 1930, Guénon s’était embarqué pour l’Egypte où il espérait
recueillir des textes concernant le soufisme. Ce départ sera en fait définitif.
Guénon s’installa au Caire, et épousa en 1934 Fatima, la fille d’un de ses amis
musulmans, dont il aura quatre enfants. C’est maintenant du Caire que le Shaykh
Abd al Wâhid Yahyâ va continuer à collaborer aux Etudes Traditionnelles, à rédiger
ses ouvrages et à correspondre avec ses amis et tous ceux qui cherchaient des
éclaircissements sur tel ou tel point. Il fuit le monde et éconduit les
quelques journalistes attirés en Egypte par la présence d’un écrivain aussi peu
ordinaire.
Sans tomber dans une hagiographie que Guénon aurait
été le premier à dénoncer, il nous paraît important de citer quelques
témoignages sur sa vie au Caire. Najm-ud-din Bammate décrit ainsi Guénon :
Respect, discrétion : ce
qu’il y avait de plus oriental dans son maintien, c’est une forme de politesse
qui traduit la crainte d’importuner. Cette manière d’apparaître confus est une
forme de pudeur. Mais René Guénon portait la qualité au plus haut point,
jusqu’à en faire une sorte de courtoisie métaphysique. Rien ne l’exprimait
mieux que les bénédictions familières dont il parsemait ses conversations. avec
simplicité, il donnait ainsi, à table même, une valeur rituelle au partage du
pain, au geste qu’il avait pour le saler, à l’offrande qu’il vous faisait en
vous tendant un pigeon grillé.
On peut ajouter ce jugement d’un autre visiteur :
Je me trouvai en face
d’un homme frêle, très mince, maigre comme une harpe, aurait dit Saadi, très
blanc, aux yeux bleus, vêtu de la façon la plus simple, d’une jellaba et
chaussé de babouches, extrêmement poli, quoique silencieux, si transparent
qu’il semblait bien avoir gagné l’autre bord, et que je regardais de temps en
temps à nos pieds, pour voir si le fleuve ne passait pas entre eux.
Plus significatif encore, ce témoignage du Dr Abd
al-Halîm Mahmûd, qui fut l’une des autorités de l’université islamique
d’al-Azhar :
Je n’oublierai pas ce
jour, un dimanche, où nous avons sonné à la porte de la villa Fatma. Après un
long moment, voici que se présente à nous un shaykh de haute taille, dont le
visage lumineux inspirait la vénération et exprimait la dignité et la majesté ;
ses yeux rayonnaient d’intelligence et ses traits reflétaient la bonté et la
piété.
Dans la biographie qu’il écrivit en arabe sur le
Shaykh Abd al-Wâhid Yahyâ, le Dr Abd al-Halîm Mahmûd compare la profondeur de
sa recherche de la vérité à celle d’al-Ghazâlî l’un des plus grands saints de
l’islam. René Guénon mourut d’une maladie mal déterminée, dans la nuit du 7
janvier 1951, en répétant simplement le nom « Allâh ». Son corps repose à même
le sol dans le cimetière de Darassa au Caire. Son corps est tourné dans la
direction de la Mecque, selon le rite islamique.
Résumer en quelques pages l’œuvre de Guénon est une
tâche impossible, parce que lui-même n’a jamais donné d’exposé systématique des
doctrines traditionnelles. Guénon nous montre constamment que ces doctrines ont
été et doivent rester des réalités vivantes. Aussi procède-t-il en multipliant
les approches d’un même principe, selon des points de vue divers. Le lecteur
est ainsi amené petit à petit à saisir ce principe par ailleurs difficilement
exprimable. Néanmoins s’il fallait mettre l’accent sur l’essentiel, c’est
d’abord sur l’affirmation de la possibilité de la connaissance métaphysique par
l’« intuition intellectuelle » que nous devrions nous arrêter. Guénon aborde
ainsi ces notions :
Nous parlerons de
conceptions métaphysiques, faute d’avoir un autre terme à notre disposition
pour nous faire comprendre ; mais qu’on n’aille pas croire pour cela qu’il y
ait là rien d’assimilable à des conceptions scientifiques ou philosophiques ; il
ne s’agit pas d’opérer des « abstractions » quelconques, mais de prendre une
connaissance directe de la vérité telle qu’elle est. La science est la
connaissance rationnelle, discursive, toujours indirecte, une connaissance par
reflet ; la métaphysique est la connaissance supra-rationnelle, intuitive et
immédiate. Cette intuition intellectuelle pure, sans laquelle il n’y a pas de
métaphysique vraie, ne doit d’ailleurs aucunement être assimilée à l’intuition
dont parlent certains philosophes contemporains, car celle-ci est, au
contraire, infra-rationnelle. Il y a une intuition intellectuelle et une
intuition sensible ; l’une est au-delà de la raison, mais l’autre est en deçà ;
cette dernière ne peut saisir que le monde du changement et du devenir,
c’est-à-dire la nature, ou plutôt une infime partie de la nature. Le domaine de
l’intuition intellectuelle, au contraire, c’est le domaine des principes
éternels et immuables, c’est le domaine métaphysique.
L’intellect transcendant,
pour saisir directement les principes universels, doit être lui-même d’ordre
universel ; ce n’est plus une faculté individuelle, et le considérer comme tel
serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l’individu
de dépasser ses propres limites, de sortir des conditions qui le définissent en
tant qu’individu. La raison est une faculté proprement et spécifiquement
humaine ; mais ce qui est au delà de la raison est véritablement « non-humain »
; c’est ce qui rend possible la connaissance métaphysique, et celle-ci, il faut
le redire encore, n’est pas une connaissance humaine. En d’autres termes, ce
n’est pas en tant qu’homme que l’homme peut y parvenir ; mais c’est en tant que
cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et
plus qu’un être humain ; et c’est la prise de conscience effective des états
supra-individuels qui est l’objet réel de la métaphysique, ou, mieux encore,
qui est la connaissance métaphysique elle-même.
Ces passages fondamentaux, que nous avons cités in
extenso pour faire saisir toute la profondeur de l’enseignement de Guénon,
montrent que la connaissance traditionnelle se construit « par en haut » à
partir des principes. Ces principes sont rappelés constamment par Guénon,
d’abord dans ses œuvres plus spécialement axées sur la métaphysique, parmi
lesquelles il faudrait citer : L’homme et son devenir selon le Vêdânta, Les
états multiples de l’Etre et Le symbolisme de la Croix. Mais tous les autres
aspects de la connaissance traditionnelle procèdent nécessairement des mêmes données,
dont ils constituent des adaptations à des questions plus contingentes.
Certaines adaptations ont été développées dans l’oeuvre « critique » de Guénon,
qui comprend Orient et Occident, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, La
crise du monde moderne ou encore Le règne de la quantité et les signes des
temps. Ecoutons de nouveau Guénon parler de la conception traditionnelle de
l’histoire sacrée :
La doctrine hindoue
enseigne que la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de
Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un
obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes
périodes que les traditions de l’antiquité occidentale, de leur côté,
désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Nous sommes
présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yuga ou « âge sombre » et nous y
sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c’est-à-dire depuis une
époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l’histoire « classique
». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes
sont devenus de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les
possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse «
non-humaine » antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il
s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux
regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir.
S’il en est ainsi nous explique Guénon, c’est parce
que la manifestation s’accompagne nécessairement d’un éloignement progressif du
Principe qui en est l’origine. La notion moderne de progrès, d’une évolution
linéaire et ascendante vers des lendemains toujours plus radieux, est donc en
contradiction complète avec la doctrine traditionnelle des cycles cosmiques,
pour laquelle la marche du temps est descendante jusqu’au « redressement »
final. Le terme d’un Manvantara est ainsi le début du Manvantara suivant. Les
périodes les plus sombres seront suivies d’une restauration de l’âge d’or. La
spiritualité primordiale, qui est maintenant presque invisible, brillera de
nouveau dans le monde. Il convient donc d’envisager cette période sans
optimisme ni pessimisme, mais avec la lucidité de ceux qui cherchent la vérité.
Guénon précise que nous sommes déjà dans une époque fort avancée de l’âge
sombre. En effet, toutes les civilisations passées et présentes étaient encore
traditionnelles. Guénon les définit comme des civilisations reposant « sur des
principes au vrai sens de ce mot, c’est-à-dire où l’ordre intellectuel domine
tous les autres, où tout en procède directement ou indirectement et, qu’il
s’agisse de sciences ou d’institutions sociales, n’est en définitive
qu’applications contingentes, secondaires et subordonnées des vérités purement
intellectuelles. » Au contraire, la civilisation européenne moderne se fonde
sur des « valeurs » individualistes et matérialistes, c’est-à-dire, en
pratique, sur une absence totale de principes dans le vrai sens du mot. La
civilisation européenne moderne constitue à cet égard une anomalie remarquable,
dont l’existence contribue à précipiter le monde entier vers les phases ultimes
de l’âge sombre. Cet état de choses complètement anormal semble avoir commencé
assez tôt en Europe, sans doute vers le début du XIVe siècle, quand l’autorité
royale, incarné alors par Philippe le Bel, s’est révoltée, avec la complicité
du Pape de l’époque, contre la plus active des autorités spirituelles et
initiatiques du Moyen-âge, l’Ordre du Temple. C’est alors qu’a commencé la
désacralisation progressive de la pensée, des sciences, des arts, et des
institutions sociales. Les révolutions et les mouvements nationalistes virent
ensuite la révolte des marchands et artisans sur une autorité royale privée de
légitimation spirituelle. Et la « lutte des classes » exalte depuis le siècle
dernier le combat des ouvriers contre ces mêmes artisans. L’ordre social
traditionnel, sacralisé dans l’hindouisme par les quatre castes des Brahmanes,
des Kshatryas, des Vaishyas et des Shudras, est mis sens dessus dessous. Et
l’idôlatrie de l’égalité poursuit le nivellement par le bas, annonçant pour
bientôt le règne des avarnas, des sans-castes. On aurait tout à fait tort de
donner une interprétation « politique » quelconque à l’histoire sacrée, qui
procède d’une perspective spirituelle. Si cette décadence s’est produite, c’est
en raison de l’ordre même des choses, subordonné aux principes métaphysiques.
Mais chacun peut échapper à sa caste et aux vicissitudes du temps en devenant
ativarna, « au-delà des castes », ce qui constitue la véritable libération «
par en haut », dans la réalisation spirituelle.
Guénon explique comment la prétendue libération
individuelle à l’origine de la Renaissance a provoqué la réduction de
l’intelligence à la pensée rationnelle et à l’affectivité, et la dégénérescence
de la connaissance doctrinale en philosophie, conçue comme la simple
construction de « systèmes » plus ou moins originaux.
Puisque nous avons parlé
de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails,
quelques-unes des conséquences de l’individualisme dans ce domaine : la
première de toutes fut, par la négation de l’intuition intellectuelle, de
mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine
et relative la partie supérieure de l’intelligence, ou même d’y réduire
celle-ci tout entière ; c’est là ce qui constitue le « rationalisme » dont le
véritable fondateur fut Descartes. Cette limitation de l’intelligence n’était
d’ailleurs qu’une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à
être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les
applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un
certain caractère spéculatif ; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond,
beaucoup plus préoccupé de ces applications pratiques que de la science pure.
Mais ce n’est pas tout : l’individualisme entraîne inévitablement le «
naturalisme » puisque tout ce qui est au-delà de la nature est, par là même, hors
de l’atteinte de l’individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la
métaphysique, ce n’est d’ ailleurs qu’une seule et même chose, et, dès lors que
l’intuition intellectuelle est méconnue, il n’ y a plus de métaphysique
possible ; mais tandis que certains s’obstinent cependant à bâtir une «
pseudo-métaphysique » quelconque, d’autres reconnaissent plus franchement cette
impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le
« criticisme » de Kant ou le « positivisme » d’Auguste Comte ; et, la raison
étant elle-même toute relative et ne pouvant s’appliquer valablement qu’à un
domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul
aboutissement logique du « rationalisme ».(…) Après cela il ne restait plus
qu’un pas à faire : c’était la négation totale de l’intelligence et de la
connaissance, la substitution de l’ « utilité » à la « vérité » ; ce fut le «
pragmatisme » auquel nous avons déjà fait allusion tout à l’heure ; et, ici,
nous ne sommes même plus dans l’humain pur et simple comme avec le «
rationalisme » nous sommes véritablement dans l’infra-humain, avec l’appel au «
subconscient » qui marque le renversement complet de toute hiérarchie normale.
Voilà, dans ses grandes lignes, la marche que devait fatalement suivre et qu’a
effectivement suivie la philosophie « profane » livrée à elle-même, prétendant
limiter toute connaissance à son propre horizon ; tant qu’il existait une
connaissance supérieure, rien de semblable ne pouvait se produire, car la philosophie
était du moins tenue de respecter ce qu’elle ignorait et ne pouvait le nier ;
mais, lorsque cette connaissance supérieure eut disparue : sa négation, qui
correspondait à l’état de fait, fut bientôt érigée en théorie, et c’est de là
que procède toute la philosophie moderne.
Guénon analyse ensuite avec une logique implacable,
comment la négation de la véritable connaissance intellectuelle, au profit du
rationalisme et du sentimentalisme, a engendré les illusions sur lesquelles
repose notre société. Et d’abord la « science profane », celle des modernes,
qui doit être regardée comme un «savoir ignorant» : savoir d’ordre inférieur,
qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant
de tout ce qui le dépasse ; ignorant de toute fin supérieure à lui-même, comme
de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble
soit-elle parmi les divers ordres de la connaissance intégrale ; enfermée
irrémédiablement dans le domaine relatif et borné où elle a voulu se proclamer
indépendante, ayant ainsi coupé elle-même toute communication avec la vérité
transcendante et avec la connaissance suprême, ce n’est plus qu’une science
vaine et illusoire, qui, à vrai dire, ne vient de rien et ne conduit à rien.
L’illusion de la science profane a entraîné la
superstition du fait, la suprématie d’une pseudo connaissance analytique des
phénomènes aux dépens de la seule connaissance réelle, celle qui s’identifie à
son objet, et la domination de l’action sur la contemplation. La société repose
toute entière sur la croyance en une évolution positive des formes et des
pensées, en un progrès inéluctable promettant à tous le même bonheur prédéfini.
L’homme lui-même est mu avant tout par l’individualisme, le sentiment d’être
une unité indépendante et autosuffisante, qui est proprement la négation de
tout principe spirituel, nécessairement supra-individuel. L’individualisme, qui
considère l’homme avant tout comme une unité numérique, entraîne l’illusion de
la démocratie, qui considère que sur un sujet donné, le plus grand nombre a
toujours raison, et l’illusion du collectivisme qui en est l’aboutissement
caricatural. Notre civilisation privée de tout principe transcendant qui est
seul facteur de stabilité, vit sur le déséquilibre, en une fuite en avant
vertigineuse vers des stades de matérialisation toujours croissante, et un
chaos moral et social grandissant.
Il est certain néanmoins que l’âge sombre n’a pas
frappé de façon égale toutes les civilisations. Ainsi en Orient, du moins au
début de ce siècle, quand Guénon commence à écrire, la connaissance
traditionnelle continue-t-elle à être transmise, de façon plus ou moins
apparente. La société occidentale moderne constitue vraiment une anomalie.
Certes, l’opposition entre Orient et Occident est apparemment géographique.
Mais s’il en est ainsi, c’est en raison d’un symbolisme profond, car l’Orient
est l’endroit d’où naît la lumière. C’est donc surtout à l’Orient symbolique
que se réfère Guénon, le lever de la lumière qu’il nous faut redécouvrir en
nous, contre l’occident symbolique, ce crépuscule de l’Esprit. Et celà est
aujoud’hui d’autant plus vrai que la civilisation occidentale moderne a exporté
ses fausses valeurs sur la Terre entière.
Les formes traditionnelles constituent des adaptations
providentielles de la Tradition primordiale. Ces adaptations ont une origine
spirituelle, c’est-à-dire « non-humaine », selon l’expression de Guénon. Une
telle origine est ce qu’on appelle dans les religions monothéistes une «
révélation », une parole de Dieu aux hommes par l’intermédiaire d’un messager
choisi, un prophète. C’est cette révélation initiale, mot qui signifie le «
revoilement » de la Vérité primordiale sous des formes nouvelles et
providentielles, qui doit être transmise fidèlement et régulièrement afin de
conserver sa validité et son efficacité comme lien entre l’état humain et les
réalités supra-humaines. Cette transmission des enseignements et des rites
véhiculant l’influence spirituelle originelle est d’abord orale. Puis des
circonstances particulières nécessitent la mise par écrit de la doctrine et la
codification plus systématique des rites.
Il se trouve que toute tradition comporte un aspect
plus extérieur, qui consacre la participation indispensable de tout homme à la
vie spirituelle, et un aspect plus intérieur, plus intellectuel et
contemplatif, réservé en ces temps difficiles à une minorité intellectuellement
qualifiée. Guénon désigne respectivement ces deux aspects par les termes «
exotérisme » et « ésotérisme ». Mais cette opposition n’est que toute relative
; si elle existe bel et bien du point de vue de l’exotérisme, qui ne saurait
comprendre ce qui par définition le dépasse, elle se résout en une
complémentarité harmonieuse pour l’ésotérisme. Tout au long de son œuvre,
Guénon utilise les enseignements provenant des grandes traditions encore en
vie. La tradition hindoue, fondée sur les Védas, est la plus ancienne, avec ses
quarante siècles et ses multiples approches de Dieu. Guénon montre comment
coexistent au sein de cette tradition six points de vue doctrinaux, ou «
darshana », dont les quatre premiers sont d’ordre logique, physique,
sociologique, et rituel. Les deux derniers, le Yoga, c’est-à-dire l’ « union »,
et le Vêdanta, c’est-à-dire la « fin des Védas », sont d’ordre proprement
métaphysique. Loin de s’exclure, ces points de vue se superposent et se
complètent, bien que les deux derniers dépassent bien évidemment les autres. Le
bouddhisme est comme une branche née de l’hindouisme, qui permet la
participation des non-hindous, c’est-à-dire des hors-caste, à une partie du
corpus doctrinal de la tradition hindoue. A l’est, en Chine, la très ancienne
tradition chinoise a connu au VIe siècle avant J.-C. une adaptation importante,
et s’est scindée en confucianisme, qui a pour domaine les applications
sociales, et en taoïsme, qui rassemble la doctrine métaphysique et les sciences
sacrées. Le troisième tronc, à l’ouest, est constitué par le monothéisme «
abrahamique » dont sont issus le judaïsme, le christianisme et l’islam. Ces
trois traditions ont une forme « religieuse » que Guénon caractérise, dans son
aspect exotérique, par le développement de l’appareil dogmatique et
théologique, et par l’importance accordée aux valeurs morales et à la dévotion.
La kabbale constitue l’aspect ésotérique du judaïsme. L’islam, la dernière des
grandes traditions, joue un rôle de trait d’union entre l’Occident et l’Orient,
et synthétise l’aspect religieux et la dimension métaphysique, qui est
conservée au sein du soufisme.
L’ésotérisme chrétien, explique Guénon, s’est petit à
petit retiré d’Europe. Bien sûr, nul ne peut jurer qu’il n’existe plus, mais il
est évident qu’il est devenu, en pratique, aujourd’hui inaccessible. En
revanche, les Eglises d’Orient sont demeurées plus fidèles à leur héritage, et
malgré les vicissitudes historiques, ont conservé des éléments de nature
initiatique, en particulier dans l’Hésychasme. Avant leur disparition
progressive, les différentes organisations initiatiques chrétiennes d’Europe
occidentale, Templiers, Fedeli d’Amore et Rose-croix, déposèrent les éléments
qui pouvaient être sauvés au sein d’une des deux dernières organisations
initiatiques encore en activité, la Maçonnerie, Maçonnerie et Compagnonnage
constituaient des « initiations de métier » en ce sens que leur méthode
spirituelle était fondée sur leur pratique artisanale. Guénon explique que le
passage de la Maçonnerie « opérative » à la Maçonnerie « spéculative », au
début du XVIIIe siècle, lui fit perdre certains de ses supports rituels, et
restreignit l’initiation à n’être que « virtuelle ». Avec l’Eglise Catholique,
Maçonnerie et Compagnonnage sont les seuls éléments traditionnels qui ont
survécu en Occident, malgré une pénétration grandissante des influences
dissolvantes de la pensée profane.
Voici tracés les points de repère dans l’histoire et
la géographie sacrées. Mais il est nécessaire de parler maintenant de la raison
d’être des formes traditionnelles : la réalisation spirituelle. Toute
connaissance véritable est une identification avec l’objet connu. C’est pourvoi
il ne saurait y avoir de connaissance complète des formes, car l’identification
avec elles est par nature impossible. La seule connaissance digne de ce nom est
celle des réalités supra-formelles, c’est-à-dire la connaissance de l’Esprit,
de l’Etre pur, et du Principe Suprême au-delà de l’Etre, dont rien ne saurait
être dit. Et cette connaissance est possible. Paradoxalement, l’homme ne peut
connaître le monde naturel, mais il peut connaître Dieu. Le but ultime de la
vie spirituelle est donc l’identification la plus haute, qui constitue
proprement la « réalisation spirituelle ». Guénon rappelle la distinction
traditionnelle entre le « Soi » et le « moi » ou encore entre la « personnalité
transcendante » et la simple « individualité » humaine. Le « moi » est le
centre ordonnateur des éléments rationnels et affectifs de notre psyché. En
revanche, précise Guénon :
Le « Soi » est le
principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par
exemple, n’est qu’une modification transitoire et contingente, modification qui
ne saurait d’ailleurs aucunement affecter le principe [...]. Le « Soi » en tant
que tel, n’est jamais individualisé et ne peut pas l’être, car, devant être
toujours envisagé sous l’aspect de l’éternité et de l’immutabilité qui sont les
attributs nécessaires de l’Etre pur, il n’est évidemment susceptible d’aucune
particularisation qui le ferait être « autre que soi-même ». Immuable en sa
nature propre, il développe seulement les possibilités indéfinies qu’il comporte
en soi-même, par le passage relatif de la puissance à l’acte à travers une
indéfinité de degrés, et cela sans que sa permanence essentielle en soit
affectée, précisément parce que ce passage n’est que relatif, et parce que ce
développement n’en est un, à vrai dire, qu’autant qu’on l’envisage du côté de
la manifestation, en dehors de laquelle il ne peut être question de succession
quelconque, mais seulement d’une parfaite simultanéité, de sorte que cela même
qui est virtuel sous un certain rapport ne s’en trouve pas moins réalisé dans
l’« éternel présent ».
La réalisation spirituelle complète est la réalisation
du « Soi » c’est-à-dire de l’Identité suprême, qu’on appelle dans le
monothéisme l’« union » avec Dieu. Le Principe transcendant de l’homme est en
effet identique, par essence, au Principe Suprême, selon la formule vêdântine «
Atma est Brahma ». Le Principe Suprême est au-delà de toute définition et rien
ne peut en être dit. Il est l’Infini, l’Illimité, l’Absolu. L’Etre pur en est
la première détermination, et bien qu’il soit lui aussi non-manifesté,
c’est-à-dire caché, il comprend en lui toutes les possibilités de
manifestation. Ce sont ces possibilités qui vont se développer dans la
manifestation, selon une hiérarchie de multiples états. C’est là proprement le
domaine de l’existence universelle, puisque le mot « ex stare » signifie en
latin « se tenir en dehors ». La manifestation comprend la multitude des états
supra-formels, ou spirituels, et les états formels, qui sont divisés
traditionnellement en Monde subtil ou intermédiaire, et Monde grossier, ou
corporel. L’homme participe au trois mondes, par son corps, son âme (affective
et rationnelle), et par l’Esprit qui n’est pas « son » esprit, puisque nous
sommes alors dans le domaine de la réalité supra-individuelle. Mais l’homme
déchu de cet âge sombre n’a plus d’accès spontané au monde supra-formel, parce
qu’il n’occupe plus le centre de l’état humain, symbolisé par le « Paradis
terrestre » où il avait la jouissance de l’ « Arbre de Vie ». Toutes les
traditions nous rappellent la chute, et la perte du « sens de l’Eternité » qui
en a résulté. La voie spirituelle va consister d’abord à retrouver ce centre,
par une réalisation des possibilités contenues dans la modalité individuelle de
l’homme, non pas en cherchant à épuiser ces possibilités l’une après l’autre,
ce qui serait impossible, mais en s’efforçant d’en totaliser synthétiquement
tous les aspects. Puis il s’agira, pour ceux qui en seront capables, de
remonter la hiérarchie des états de l’Etre jusqu’à la réalisation de l’Identité
suprême. Ce double mouvement horizontal et vertical, de retour au centre de
l’état humain et de remontée dans les états supra-individuels, est symbolisé
par la croix, qui se retrouve dans toutes les traditions. Il correspond à la
réalisation de l’ « Homme Véritable » et de l’ « Homme Transcendant » dans la
tradition chinoise, ou encore aux « petits mystères » et aux « grands mystères
».
Guénon décrit en détails les multiples symboles de
cette terre bénie du Centre du Monde, Paradis terrestre et terre des
bienheureux, château ou caverne, invariable milieu préservé du tourbillon du
Monde. Aussi nombreuses sont les représentations de l’Axe du Monde qui assure
la remontée dans la hiérarchie des états de l’être, montagne sacrée ou Arbre de
Vie, le long duquel coule le breuvage d’immortalité. C’est par la participation
complète à une tradition, dans ses aspects intellectuels et rituels, dans ses
dimensions exotérique et ésotérique, que se fait la réalisation spirituelle. Nul
ne saurait se sauver lui-même. Le contact avec les influences spirituelles
d’origine supra-humaine qui sont véhiculées par des formes providentielles, les
symboles et les rites que Guénon définit comme des « symboles agis » nous
aident à passer au-delà de la forme et à saisir l’inexprimable. Guénon insiste
sur la nécessité de la participation rituelle :
Cette considération de
l’efficacité inhérente aux rites, et fondée sur des lois qui ne laissent aucune
place à la fantaisie ou à l’arbitraire, est commune à tous les cas sans
exception ; cela est vrai pour les rites d’ordre exotérique aussi bien que pour
les rites initiatiques, et, parmi les premiers, pour les rites relevant de
formes traditionnelles non religieuses aussi bien que pour les rites religieux.
Nous devons rappeler encore à ce propos, car c’est là un point des plus
importants, que, comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, cette
efficacité est entièrement indépendante de ce que vaut en lui-même l’individu
qui accomplit le rite ; la fonction seule compte ici, et non l’individu comme
tel ; en d’autres termes, la condition nécessaire et suffisante est que
celui-ci ait reçu régulièrement le pouvoir d’accomplir tel rite ; peu importe
qu’il n’en comprenne pas vraiment la signification, et même qu’il ne croie pas
à son efficacité, cela ne saurait empêcher le rite d’être valable si toutes les
règles prescrites ont été convenablement observées.
Ces remarques paraissent d’une importance capitale. On
ne saurait se placer de soi-même au-dessus des formes traditionnelles, tendance
bien moderne de celui qui pense être arrivé avant même d’être parti. Seul celui
qui s’est bien avancé sur la voie à l’aide des formes rituelles, les domine.
Les formes
traditionnelles peuvent être comparées à des voies qui conduisent toutes à un
même but mais qui, en tant que voies, n’en sont pas moins distinctes ; il est
évident qu on n’en peut suivre plusieurs à la fois, et que, lorsqu’on s’est
engagé dans l’une d’elles, il convient de la suivre jusqu’au bout et sans s’en
écarter, car vouloir passer de l’une à l’autre serait bien le meilleur moyen de
ne pas avancer en réalité, sinon même de risquer de s’égarer tout à fait. Il
n’y a que celui qui est parvenu au terme qui, par-là même domine toutes les
voies, et cela parce qu il n a plus à les suivre ; il pourra donc, s’il y a
lieu, pratiquer indistinctement toutes les formes, mais précisément parce qu’il
les a dépassées et que, pour lui, elles sont désormais unifiées dans leur
principe commun.
Mais le chemin est long et les hommes de cet âge
sombre sont mal qualifiés pour parvenir jusqu’au terme de la voie. Certains
peuvent néanmoins encore parvenir au cours de leur vie aux états supra-formels,
voire à l’Identité suprême. Mais en fait, la plupart n’ont pas de possibilités
véritablement contemplatives et ne sauraient avoir accès de leur vivant aux
états supra-formels. A cette immense majorité suffit la participation à
l’exotérique. Celle-ci a pour but ce que les religions monothéistes appellent
le salut, et les traditions orientales l’ « immortalité » ou la « longévité ».
Il s’agit de survivre à la mort, à la dissolution du « composé humain » et la
perte d’un certain nombre de modalités de manifestation, dans un état qui est
en quelque sorte, explique Guénon, un « prolongement de l’état humain », une
permanence qui nous permettra d’attendre, dans une « durée » qualitativement
différente du temps physique, la résorption dans le Principe, c’est-à-dire la
Résurrection ou encore la Délivrance qui adviendra à la fin du présent cycle
humain. Le salut est donc une Délivrance différée, don inestimable, d’autant
plus qu’il y a également toute une hiérarchie d’états d’immortalité, et que
l’attente peut être plus ou moins béatifiques.
A ceux qui sont qualifiés, l’ésotérisme propose de se
mettre déjà en route. L’initiation, du latin « initium », commencement, au sein
d’une organisation régulière ayant maintenu un contact avec les origines
non-humaines de la tradition dont elle fait partie, est une condition
nécessaire, un point de départ. Mais elle ne saurait être une condition
suffisante. Il doit être bien évident que pas plus pour le salut que pour la
Délivrance, la participation rituelle en elle-même n’est une garantie de succès
inéluctable. Il y a là un point difficile à comprendre puisqu’il faut aussi
faire la place de la « Grâce » pour employer le langage religieux. Dans ses
deux livres, Aperçus sur l’initiation et Initiation et réalisation spirituelle
Guénon précise les conditions de l’initiation :
L’initiation implique
trois conditions qui se présentent en mode successif, et qu’on pourrait faire
correspondre respectivement aux trois termes de « potentialité » de «
virtualité » et d’« actualité » :
·
la « qualification », constituée par
certaines possibilités inhérentes à la nature propre de l’individu, et qui sont
la materia prima sur laquelle le travail initiatique devra s’effectuer ;
·
la transmission, par le moyen du
rattachement à une organisation traditionnelle, d’une influence spirituelle
donnant à l’être l’« illumination » ; qui lui permettra d’ordonner et de
développer ces possibilités qu’il porte en lui ;
·
le travail intérieur par lequel, avec
le secours d’ « adjuvants » ou de « supports » extérieurs s’ il y a lieu et
surtout dans les premiers stades, ce développement sera réalisé graduellement,
faisant passer l’être, d’échelon en échelon, à travers les différents degrés de
la hiérarchie initiatique, pour le conduire au but final de la « Délivrance »
ou de l’« Identité suprême ».
Mais même après l’initiation, la participation
exotérique reste indispensable, comme le rappelle Guénon dans un article
intitulé « la nécessité de l’Exotérisme » :
Nous dirons d’abord pour
exprimer les choses de la façon la plus simple, qu’on ne bâtit pas sur le vide
; or l’existence uniquement profane, dont tout élément traditionnel est exclu,
n’est bien réellement à cet égard que vide et néant. Si l’on veut construire un
édifice, on doit tout d’abord en établir les fondations ; celles-ci sont la
base indispensable sur laquelle s’appuiera tout l’édifice, y compris ses
parties les plus élevées et elles le demeureront toujours, même quand il sera
achevé. De même, l’adhésion à un exotérisme est une condition préalable pour parvenir
à l’ésotérisme, et, en outre, il ne faudrait pas croire que cet exotérisme
puisse être rejeté dès lors que l’initiation a été obtenue, pas plus que les
fondations ne peuvent être supprimées lorsque l’édifice est construit. Nous
ajouterons que, en réalité, l’exotérisme, bien loin d’être rejeté, doit être «
transformé » dans une mesure correspondant au degré atteint par l’initié,
puisque celui-ci devient de plus en plus apte à en comprendre les raisons
profondes, et que, par suite, ses formules doctrinales et ses rites prennent
pour lui une signification beaucoup plus réellement importante que celle
qu’elles peuvent avoir pour le simple exotérique, qui en somme est toujours
réduit, par définition même, à n’en voir que l’apparence extérieures c’est-à-dire
ce qui compte le moins quant à la « vérité’’ de la tradition envisagée dans son
intégralité.
L’œuvre métaphysique et symbolique de Guénon comporte
de nombreux aspects qu’il ne nous est pas possible de développer ici. Nous
voudrions cependant revenir sur un point particulièrement important : l’avenir
de l’Occident. En fait, les choses ont quelque peu changé depuis l’époque de
Guénon et l’Occident occupe culturellement une grande partie de la planète.
L’Inde est devenue une démocratie agitée de nombreuses dissensions internes, et
a aboli le système des castes. La Chine est tombée sous le joug communiste, qui
a détruit la théocratie tibétaine. Le judaïsme a payé un lourd tribut à la
dernière guerre et doit maintenant faire face, en tant que religion fondée sur
l’espérance messianique d’un retour spirituel à Jérusalem, à la fondation
matérielle de l’Etat d’Israël. L’Eglise Orthodoxe est persécutée par le
Marxisme, et le catholicisme est contaminé par des influences profanes qui le
dissolvent en un moralisme insipide vidant les églises. L’islam est attaqué de
l’intérieur par le nationalisme, et instrumentalisé en outil de propagande dans
les mains des fanatiques qui semblent ignorer que la guerre sainte est celle
que l’on mène contre soi-même. Cependant, malgré les difficultés grandissantes,
les Traditions authentiques restent seules détentrices de la transmission
spirituelle régulière.
De plus, après la face de « solidification » qui a vu
le triomphe des idées rationalistes et matérialistes, et la glorification de
l’individualisme, il semble bien que nous vivions actuellement la phase
terminale de l’âge sombre que Guénon appelle la « dissolution » et dont il a
analysé les premiers signes. Cette phase se caractérise par une disparition
totale de toute valeur, quelle qu’elle soit, et une confusion sans cesse
grandissante. Alors que la solidification refermait l’homme sur lui-même, dans
la mesquinerie de sa vie individualiste, la dissolution l’ouvre aux forces
inférieures, qui risquent de le détruire. De nombreux signes des temps sont
aujourd’hui apparents. Guénon insiste sur le danger que font courir les
mouvements pseudo-spirituels, qui se prétendent détenteurs du salut obligatoire
et gratuit pour tous, ou d’une connaissance occulte destinée à leurs seuls
adhérents. Guénon voit dans ces pseudo-initiations la marque d’une force
redoutable, qu’il appelle la contre-initiation, le reflet inversé des
influences spirituelles véhiculées par les grandes traditions orthodoxes et
régulières. Les pseudo-initiations entraînent leur victime plus ou moins
consentantes dans des culs-de-sac spirituels dont ils sortiront bien
difficilement. Guénon écrivit deux livres pour dénoncer les mouvements les plus
actifs au début de ce siècle, le Spiritisme d’une part, et la Théosophie, l’anthroposophie
et le « Rosicrucianisme » d’autre part. Depuis lors, les contrefaçons sont
devenues de plus en plus subtiles. Les versions actuelles de la
pseudo-spiritualité nous parlent d’énergie divine, de conscience cosmique, de
réalisation personnelle, de voyage astral et de pouvoirs psychiques, de
réincarnation et de dialogue avec les morts, de l’établissement d’un nouveau
paradis terrestre. On nous annonce l’âge d’or pour la fameuse ère du Verseau,
dans quelques années. Tout cela constitue comme une parodie de la véritable
spiritualité et la « libération » qu’on nous propose n’est pas la Délivrance,
mais le simple refus, tout illusoire, de la dépendance en Dieu. Cependant l’âge
d’or viendra, après les ultimes épreuves prophétisées dans toutes les traditions.
Guénon évoque trois hypothèses pour l’avenir de
l’Occident. La première, que nous nous refusons à considérer, serait une
destruction pure et simple. Les survivants des guerres et des catastrophes
retourneraient à la barbarie. Certains passages de Guénon apparaissent
visionnaires :
Les occidentaux, malgré
la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien
que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière
définitive, qu’elle peut être à la merci d’évènements qu’il leur est impossible
de prévoir et à plus forte raison d’empêcher. Seulement, ce qu’ils ne veulent
pas voir c’est que la cause principale des dangers qui les menacent réside dans
le caractère même de la civilisation européenne : tout ce qui ne s’appuie que
sur l’ordre matériel comme c’est le cas, ne saurait avoir qu’une réussite
passagère ; le changement, qui est la loi de ce domaine essentiellement
instables peut avoir les pires conséquences à tous égards, et cela avec une
rapidité d’autant plus foudroyante que la vitesse acquise est plus grande ;
l’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme.
Que l’on songe à l’incessant perfectionnement des moyens de destruction, au
rôle de plus en plus considérable qu’ils jouent dans les guerres modernes, aux
perspectives peu rassurantes que certaines inventions ouvrent pour l’avenir, et
l’on ne sera guère tenté de nier une telle possibilité ; du reste, les machines
qui sont expressément destinées à tuer ne sont pas les seules dangereuses. Au
point où les choses en sont arrivées dès maintenant, il n’est pas besoin de
beaucoup d’imagination pour se représenter l’Occident finissant par se détruire
lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la dernière ne donne encore
qu’une faible idée, soit par les effets imprévus de quelque produit qui,
manipulé maladroitement, serait capable de faire sautera non plus une usine ou
une ville, mais tout un continent.
Ces lignes ont été écrites en 1924. La deuxième
hypothèse est que l’Occident, dans sa décadence spirituelle, ne saurait
résister à une invasion « orientale » qui pourrait être plus ou moins violente,
et finirait par adopter une forme traditionnelle orientale. Nous avouons ne pas
croire, pas plus que Guénon sans doute, à cette deuxième solution, simplement
parce que l’Orient symbolique n’existe plus géographiquement, comme on l’a vu.
Le prétendu « péril vert » à notre sens, est, avant tout, un péril dû à des
orientaux occidentalisés et anti-traditionnels, dont l’islam lui-même est la
première victime. La troisième hypothèse serait pour l’Occident de loin la plus
favorable. Il suffirait que certains prennent conscience de la nécessité d’une
restauration du christianisme, dans son aspect exotérique, mais aussi et
surtout dans ses aspects initiatiques. Cela ne pourrait se faire qu’avec l’aide
d’influences spirituelles authentiques et régulières venant d’Orient. En effet,
il ne suffit pas seulement de rétablir des formes mais surtout de les vivifier
par l’Esprit. Guénon appelle donc de ses vœux la constitution d’une « élite
intellectuelle » aux antipodes de l’intelligentsia actuelle, qui pourrait
allumer son propre flambeau à la lumière de l’Orient traditionnel. La
civilisation occidentale ayant rétabli ses fondations sur de véritables principes,
cesserait ipso facto d’être un fauteur de trouble dans le monde, et pourrait
véritablement s’« entendre » avec les autres civilisations traditionnelles. La
fonction de Guénon consiste à préparer cette reconstruction.
Quelle conclusion apporter au terme de cet exposé bien
imparfait, pour lequel nous ne revendiquons en propre que les éventuelles
erreurs ou omissions ? Guénon nous a donna la discrimination pour nous orienter
dans les ténèbres. Il nous revient d’utiliser ce don à bon escient. Guénon était
un gardien de la connaissance plutôt qu’un maître spirituel, un « Pandit »
plutôt qu’un « Guru ». On a assez souvent accusé Guénon d’une certaine
sécheresse. Cette accusation repose à notre sens sur un terrible malentendu. On
a vu en effet que l’homme avait une modestie et une véritable charité qui
manquent probablement à beaucoup de ses détracteurs, et ils sont nombreux !
Guénon nous expose les traditions telles qu’elles sont et nous fait profiter de
sa transparence. La fonction de Guénon réside dans cette transparence
véritablement providentielle. Il n’y a plus de temps maintenant pour l’analyse
critique de l’œuvre et pour les gloses, pour la vénération du maître ou la
création de sociétés de pensée. C’est à nous qu’il revient de vivre l’Esprit
dans les doctrines traditionnelles. Toute l’œuvre de Guénon nous montre — avec
quelle clarté ! — le chemin à suivre. Puissions-nous trouver en nous-mêmes
assez d’aspiration pour nous mettre en route, et pour tourner la dernière page
du livre, avec l’aide de Dieu.
Narcisse-Alexandre
Buquet, Le massacre de Djeddah, mouchoir illustré, Rouen, juillet 1858
© Véronique Hénon, Musée des traditions et des arts normands, château de Martainville. La scène représente la fille du consul de France, Élise Éveillard, défendant son père mourant, gisant à terre, tandis que le consul adjoint, Louis Émerat, combat derrière elle les assaillants. On distingue le cadavre de Mme Éveillard en bas à gauche.
Avec « Le
Cèdre », un poème méconnu de La Légende des siècles, Victor Hugo se dresse
contre le tumulte médiatique qui suit l’assassinat, le 15 juin 1858, des
consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors sous domination
ottomane. En faisant dialoguer le calife Omar et saint Jean l’Évangéliste, il
inscrit résolument l’islam dans une perspective humaniste universelle.
Nous sommes
en 1858. À 56 ans, Victor Hugo commence la rédaction de son épopée La Légende
des siècles, peu après sa crise mystique et sa période spirite de 1853-1856. Il
compose « L’an IX de l’Hégire », qui a pour thème la mort de Mohammed, puis «
Le Cèdre », poème symboliste méconnu. Comme l’explique bien Théophile Gautier,
La Légende des siècles est une « vue à travers les ténèbres sur l’homme. Le
sujet est l’homme, ou plutôt l’humanité. […] Pour peindre le Prophète, il
s’imprègne du Coran à ce point qu’on le prendrait pour un fils de l’islam »1,
montrant une empathie qui engendra il y a quelques années la rumeur fantaisiste
selon laquelle il se serait converti à cette religion à la fin de sa vie.
Hugo compose
« Le Cèdre » du 20 au 24 octobre 1858, peu après l’assassinat, le 15 juin
précédent, des consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors
sous domination ottomane. La population locale s’était révoltée ce jour-là
contre la mainmise croissante du Royaume-Uni sur son économie et massacra 23
Européens, ce qui défraya la chronique et provoqua un traumatisme profond et
durable dans l’opinion publique française. Les publicistes attribuèrent le
massacre au fanatisme. Ils firent des musulmans des « ennemis du nom chrétien
qu’ils devraient honorer et bénir », comme l’écrivit la grand-mère du général
de Gaulle en 1859, en réaction à la tragédie2.
DJEDDAH, LA
VILLE D’ÈVE
Dans une
ville cosmopolite réputée pour sa tolérance chez ses visiteurs français, les
révoltés de Djeddah n’avaient pourtant pas invoqué la religion, dont usèrent au
contraire les Européens dans leurs commentaires pour travestir leurs intérêts
en mer Rouge. Une exception : l’héroïne du massacre, Élise Éveillard, fille du
consul assassiné, qui en réchappa après une lutte homérique contée huit ans
plus tard par Alexandre Dumas. Son récit évacue toute dimension religieuse,
relatant au contraire avec simplicité son sauvetage et celui de son futur mari
par des musulmans.
Victor Hugo
se dresse contre le tumulte médiatique dénigrant l’islam en inscrivant cette
religion dans une perspective humaniste universelle. « Le Cèdre » établit un
dialogue mystique entre le calife Omar (il écrit Omer) et saint Jean
l’Évangéliste, d’une part, et entre Djeddah, origine mythique de l’humanité, et
la Grèce, source imaginée de la civilisation européenne. Si Hugo place Omar à
Djeddah plutôt que dans sa cité d’origine La Mecque ou dans sa capitale Médine,
les deux premières villes saintes de l’islam, c’est qu’elle est de temps
immémorial la ville d’Ève, mère de tous les hommes3, et peut donc à ce titre
prétendre elle aussi au qualificatif de « sainte » aux yeux du poète.
« DE
L’HISTOIRE ÉCOUTÉE AUX PORTES DE LA LÉGENDE »
Hugo
attachait une grande importance au mythe d’Ève, à qui il avait consacré le
premier poème de La Légende des siècles sous le titre « Le Sacre de la femme ».
Il connaissait l’existence de son tombeau, révéré à Djeddah. Le « santon » à
l’ombre duquel Omar, déambulant sur la grève de cette ville, aperçoit un cèdre
dans le poème désigne, dans un usage vieilli, un saint homme musulman et, par
extension, son tombeau à coupole, que l’on appelle marabout en Afrique du Nord.
Hugo était
un fidèle lecteur de L’Illustration et avait donc lu l’article consacré par ce
magazine au massacre de Djeddah, qui était illustré d’un dessin de ce tombeau
(en illustration de cet article, voir supra). Or, ce dessin représentait le
bouquet de palmiers (un palmier produit des rejets à ses pieds) qui poussait à
l’ombre de l’édicule construit à l’emplacement de la tête d’Ève. Victor Hugo
fait de ces palmiers un cèdre, dans une puissante vision onirique. Pour lui,
l’arbre en général est symbole de vie : « L’arbre, commencement de la forêt,
est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en
commun, par la sève. À lui seul, il ne prouve que l’arbre, mais il annonce la
forêt. […] Tous les aspects de l’humanité se résument en un seul et immense
mouvement d’ascension vers la lumière »4. Arbre sacré du Proche-Orient antique
(dans le mythe le plus ancien de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, qui est une
quête d’immortalité, le trône de la déesse Ishtar était un cèdre géant), le
cèdre symbolisait l’incorruptibilité et l’immortalité. C’est sans doute la
principale raison pour laquelle Hugo l’a substitué au palmier. La symbolique de
cet arbre convenait parfaitement au propos du poète, traçant ainsi un pont
céleste entre les racines orientales de la civilisation et l’apocalypse
chrétienne, donc occidentale.
L’Illustration, 19 février 1859, collection particulière
Dans ce long
et majestueux poème composé en alexandrins, Victor Hugo décrit le calife Omar
cheminant sur la grève de Djeddah, prenant soin de le munir de son bâton,
célèbre dans l’historiographie musulmane. Le second successeur de « Mahomet »5
y rencontre un vieux cèdre, auquel il ordonne de s’arracher du rocher dans
lequel il est enraciné pour s’envoler « au nom du Dieu vivant » et rejoindre
saint Jean l’Évangéliste, l’auteur de « l’Apocalypse », endormi sur une plage
de l’île grecque de Patmos. L’invocation du Dieu « vivant » par Hugo corrobore
la fonction de réveil de la vie, occupée par le cèdre dans le poème. Ce voyage onirique
rappelle l’isra’ et le mi‘raj ou voyage nocturne du Prophète, de La Mecque à
Jérusalem, qui symbolise le lien entre l’islam et les deux autres grands
monothéismes.
« Le Cèdre »
associe donc la Genèse (Ève) à l’Apocalypse et au Coran en un raccourci
mystique de l’histoire de l’humanité. « C’est de l’histoire écoutée aux portes
de la légende », pour reprendre les termes d’Hugo dans sa préface. Il établit
aussi un pont symbolique entre un Orient enraciné à Djeddah et un Occident
apocalyptique à travers un dialogue entre le calife Omar et saint Jean
l’Évangéliste. Victor Hugo fait preuve d’une connaissance certaine de l’islam
en appelant Jésus de son nom arabe : « Issa ».
« NOUVEAUX
VENUS, LAISSEZ LA NATURE TRANQUILLE ! »
Le
panthéisme du poète fait de la nature en général et de l’arbre en particulier
le reflet de Dieu. Hugo écrivait certes : « Je ne suis pas panthéiste. Le
panthéiste dit : tout est Dieu. Moi je dis : Dieu est tout. Différence profonde
» (Correspondance III, p. 364), mais aussi : « Tous les êtres sont Dieu, tous
les flots sont la mer » (« Dieu » ; Hugo indique dans sa préface à La Légende
des siècles que ce poème en est le commencement. Commencé en 1855, il ne fut
publié qu’en 1891, à titre posthume.
Hugo traite
donc ici sous forme symbolique du respect que l’on doit avoir pour la nature,
source de vie. Ce message provient de l’Orient qui « fut jadis le paradis du
monde », écrivait-il dans un poème de jeunesse figurant déjà le dialogue entre
l’Orient et l’Occident (« La Fée et la Péri », 1824). Endormi, ici à Patmos, ce
dernier devrait saisir le message de renaissance délivré par le cèdre, plutôt
que de sombrer dans les ténèbres de l’Apocalypse ; il fallait à « Jean qui,
couché sur le sable, dormait » à l’instar d’Ève étendue sur la grève de
Djeddah, ranimer la vie en Occident : tel est le message du poète, délivré à
l’Évangéliste par la bouche du calife Omar. Et saint Jean de fournir une
réponse sibylline à l’intention des hommes qui naissent et s’opposent en
batailles stériles : « Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ! », car
c’est elle qui donne et entretient la vie.
C’est un
cèdre ayant ses racines dans le cœur oriental de l’humanité qui vient en songe
le « couvrir de son ombre » pour le réveiller de son sommeil apocalyptique et le
ramener au monde des vivants… Que l’auteur associe la légende de l’origine de
l’humanité au mythe de l’apocalypse dans « Le Cèdre » n’est donc pas le fait du
hasard. Ce poème est en fait un raccourci de La Légende des siècles, enracinée
en Orient comme le cèdre à Djeddah.
Le contraste
de ce message avec le rejet de cette ville et de l’islam dans la France de
l’époque où Victor Hugo compose ce poème, montre son originalité et sa volonté
humaniste de s’ériger en antidote au poison qui s’y répandait alors, combinant
comme dans toute sa vie combat politique et horizons littéraires. Le poète
réussit le tour de force de greffer une épopée intemporelle sur une actualité
brûlante et sanglante. Qu’un arbre serve de trait d’union entre l’islam et le
christianisme souligne combien leur opposition va à l’encontre des lois de la
nature ou s’avère même contre-nature. La littérature jouait ainsi son rôle de
lien entre les hommes au moment où leur furie les divisait. Réagir à la
violence par le dialogue et non la stigmatisation de l’Autre musulman, quelle
leçon donnée à nos contemporains par le plus grand de nos écrivains !
Le Cèdre
(extraits)
Omer,
scheik de l’Islam et de la loi nouvelle
Que
Mahomet ajoute à ce qu’Issa révèle,
Marchant,
puis s’arrêtant, et sur son long bâton,
Par
moments, comme un pâtre, appuyant son menton,
Errait
près de Djeddah la sainte, sur la grève
De la mer
Rouge, où Dieu luit comme au fond d’un rêve,
Dans le
désert jadis noir de l’ombre des cieux,
Où Moïse
voilé passait mystérieux.
Tout en
marchant ainsi, plein d’une grave idée,
Par-dessus
le désert, l’Égypte et la Judée,
À
Pathmos, au penchant d’un mont, chauve sommet,
Il vit
Jean qui, couché sur le sable, dormait.
(…) Jean
dormait, et sa tête était nue au soleil.
Omer, le
puissant prêtre, aux prophètes pareil,
Aperçut,
tout auprès de la mer Rouge, à l’ombre
D’un
santon, un vieux cèdre au grand feuillage sombre
Croissant
dans un rocher qui bordait le chemin ;
Scheik
Omer étendit à l’horizon sa main
Vers le
nord habité par les aigles rapaces,
Et,
montrant au vieux cèdre, au delà des espaces,
La mer
Égée, et Jean endormi dans Pathmos,
Il poussa
du doigt l’arbre et prononça ces mots :
« Va,
cèdre ! va couvrir de ton ombre cet homme ».
(Le
cèdre) plongea dans la nue énorme de l’abîme,
Et,
franchissant les flots, sombre gouffre ennemi,
Vint
s’abattre à Pathmos près de Jean endormi.
Jean,
s’étant réveillé, vit l’arbre, et le prophète
Songea,
surpris d’avoir de l’ombre sur sa tête ;
Puis il
dit, redoutable en sa sérénité :
« Arbre,
que fais-tu là ?
(…) Un
cèdre n’est pas fait pour croître comme un rêve ;
Ce que
l’heure a construit, l’instant peut le briser ».
Le cèdre
répondit : « Jean, pourquoi m’accuser ?
Jean, si
je suis ici, c’est par l’ordre d’un homme ».
Et Jean,
fauve songeur, qu’en frémissant on nomme,
Reprit :
« Quel est cet homme à qui tout se soumet ? »
L’arbre
dit : « C’est Omer, prêtre de Mahomet.
J’étais
près de Djeddah depuis des ans sans nombre ;
Il m’a
dit de venir te couvrir de mon ombre ».
Alors
Jean, oublié par Dieu chez les vivants,
Se tourna
vers le sud et cria dans les vents
Par-dessus
le rivage austère de son île :
«
Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ».
LOUIS BLIN
Diplomate, docteur en histoire contemporaine, spécialiste du monde arabe