dimanche 31 mars 2013

Itinéraire d'un savant digne d'Al-Ghazali: Muhammad Saïd-Ramadan Al-Bouti










Ali El Hadj Tahar



Le grand savant syrien, Muhammad Saïd-Ramadan Al-Bouti, a été tué le 21 mars 2013 dans un attentat-suicide qui a provoqué la mort de 48 autres personnes dont son petit-fils. 84 personnes ont été blessées lors de l’attentat.

Le cheikh délivrait à ce moment-là un cours de religion à des fidèles dans la mosquée Al-Imane, au nord de Damas. Alors âgé de 84 ans, Al-Bouti était l’un des savants les plus prestigieux du monde musulman, sinon le plus prestigieux, en tout cas le plus écouté et le plus lu des théologiens et des imams de l’Islam médian et tolérant. 

  Dans sa jeunesse, Al-Bouti était un membre influent de la confrérie des Frères musulmans, branche syrienne, avant de la quitter et se consacrer à la science et à l’exégèse coranique et de la sunna. Après avoir compris le danger de la fitna issu de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, il combattra ces dérives de toutes ses forces en enseignant que si l’Islam est une religion de tous les lieux et tous les temps, c’est parce qu’il est intrinsèquement et fondamentalement moderne et qu’il ne peut être monopolisé par un pouvoir temporel. Afin d’éviter ce monopole de la religion par le pouvoir, le théologien, le mufti et l’imam doivent être indépendants et libres, dans le sens gramscien du terme, selon Al-Bouti, qui énonce que le penseur musulman doit être un intellectuel non organique afin que la religion ne soit pas instrumentalisée par les politiques ni par la politique. La religion est supposée unir alors que la politique et les idéologies divisent parfois, d’où la nécessité de mettre le culte, le théologien et l’imam au-dessus de ces clivages. L'imam et le mufti ne peuvent s'ingérer dans les affaires politiques que si la nation est menacée de division ou de fitna qui mettrait en danger son existence et des vies humaines. Al-Bouti disait qu’un homme de religion ne peut pas gouverner un État contemporain dans la mesure où il ne maîtrise ni l’économie ni les sciences de la politique et que sa compétence se limite à faire de la théologie s’il en a les compétences, ou bien à diriger une mosquée ou une école s’il n’a que cette capacité-là. Pour lui, en terre d’Islam, l’État doit représenter toutes les religions et toutes les confessions et sensibilités cultuelles et culturelles, dans le respect des lois internationales. La force attestée de l’Islam réside en la tolérance qui a participé de son rayonnement, alors que la violence et l’exclusion actuelles participent du noircissement de son image. Rejoignant le mufti de la République syrienne, cheikh Al-Hassoun, Al-Bouti dit qu’en terre musulmane, il doit y avoir une séparation entre l’État et la religion afin que les faux imams n’accèdent au pouvoir et n’usurpent le pouvoir temporel, comme c’est le cas dans certains pays où des rois et des émirs se disent les élus d’Allah et ses représentants sur terre, et comme le prétendent ceux qui se disent “islamistes”, frères musulmans et salafistes et prétendent pouvoir gouverner au nom de Dieu. Pour Al-Bouti, le mufti habilité à promulguer des fetwas doit être un savant, pas un politique improvisé en homme de religion. Considérant l'Islam politique comme une imposture responsable de la fitna, sa principale bataille, il l’a donc livrée contre les usurpateurs du titre d’imam et de mufti qui foisonnent aujourd’hui et qui ont réussi à répandre une “pensée” ignorante, archaïque, intolérante et extrémiste au service des régimes les plus rétrogrades.

  Al-Bouti a obtenu le plus haut diplôme de l’université d’Al-Azhar en 1955, avant de commencer sa carrière d’enseignant, en 1960, à l’université de Damas. Dans la cacophonie actuelle du monde musulman où l’ignorance est instrumentalisée, voire institutionnalisée, Al-Bouti a vite compris l’urgence d’élever la voix de la sagesse, bien que le résultat ne soit pas certain car l’auteur de quarante livres a finalement pu être assassiné par un salafisme et un wahhabisme qui manipulent des millions de cerveaux par le biais de plus de 80 chaînes de télévision et de millions d’ouvrages qui sèment le poison de l’intolérance et sapent la foi authentique. Son assassinat s’inscrit donc dans la logique de l’extrémisme qui a eu raison de Boukhobza, Boucebci, Alloula, Abderrahmani, Djaout, Sebti et autres intellectuels dont l’écrivain égyptien Farag Foda. Les extrémistes se sont vengés sur lui non seulement pour avoir dénoncé leurs crimes en Syrie, mais pour avoir déjà dénoncé le GIA et autres MIA et AIS en Algérie, en les exhortant à la raison car l’Islam réfute toute forme de violence non prescrite dans la légitime défense et dans un cadre très strict et précis. Si Al-Bouti a été ciblé, ce n’est donc pas uniquement parce qu’il s’est aligné sur la défense de son pays face à une agression internationale menée par les USA, mais surtout parce qu’il est le phare de l’Islam opposé au wahhabisme utilisé comme cheval de Troie par l’impérialisme et le néocolonialisme pour asservir les nations islamiques.

  En 1994, au moment où le wahhabite Al-Albani a fait une fetwa ordonnant aux musulmans de quitter la Palestine pour la laisser aux sionistes, Al-Bouti a publié Le Djihad en Islam qui replaçait le combat armé à la juste place que lui accorde la religion, refusant de laisser les “théologiens” de la fitna créer de nouveaux Afghanistan pour détourner les peuples du combat pour la restitution de la terre usurpée par le sionisme. Le 13 juin 2011, au début du “printemps arabe syrien”, il a publié une fetwa interdisant aux militaires de tuer des civils, mais les wahhabites l’accusent toujours de soutenir le régime, alors qu’il a soutenu l’État de droit et le droit à la légitime-défense d’un État agressé par l’Occident et ses valets du Golfe. En 2012, le royaume d’Arabie Saoudite lui a refusé le visa pour faire une omra avant d’interdire à tous les Syriens de faire le pèlerinage ! Puis Yousef Al-Qardaoui a lancé sa fetwa pour l’assassinat de soldats, de civils et de savants syriens qui soutiennent leur président, comme si l’appel au meurtre était devenu une normalité. Aujourd’hui, un immense savant est tué et l’événement passe comme un fait divers dans une nation frappée d’amnésie et d’inconscience pendant que ses peuples se déchirent et ses valeurs se délitent.

  L’Union mondiale des ulémas musulmans est toujours parrainée par Al-Qardaoui, le porte-voix et soutien actif des groupes terroristes !

L’esprit de la tolérance contre l’esprit assassin

Al-Bouti est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages traitant des sciences de la religion, de littérature, philosophie, d’histoire, de théologie et de sociologie. Il parlait couramment le turc, le kurde et l'anglais. Sa connaissance des langues a enrichi son savoir et aux civilisations mondiales pendant que des ignorants faisant encore office de muftis disent que la terre est plate et tenue sur les cornes d’un taureau. Beaucoup de ses ouvrages ont été traduits dans une quinzaine de langues, dont certains d’ordre purement philosophique et d’autres sur des questions du quotidien, notamment la capacité de l’Islam à répondre aux besoins des sociétés modernes, la femme et l’égalité entre les sexes, en présentant l’Islam comme une religion du juste milieu, et la foi comme une source de bonheur, pas comme une source de contraintes et encore moins de malheur et d’épreuves. Al-Bouti est aussi l’auteur d’un livre qui fait grincer les dents des wahhabites : La Salafiyyah, une époque bénie et non une méthodologie islamique. Sous ce titre programme, il démantèle la doctrine wahhabite qui divise les musulmans alors que l’Islam est déjà riche de quatre écoles de jurisprudence (madhahib). La cacophonie actuelle est issue de la destruction des bases de l’Islam sous prétexte d’un retour au salaf, à “l’Islam juste” des origines, ce qui ouvre la voie à des interprétations excommunicatrices, takfiristes. À ce motif et bien d’autres, le djihad est brandi par les théoriciens de la violence, et toutes sortes de mercenaires et de putschistes instrumentalisés par les régimes de la péninsule arabique qui ont amené la société musulmane à se comporter de manière primitive en brandissant des Kalachnikov et des bombes au lieu de brandir des livres.

  Pour Al-Bouti, le seul et unique message de l’Islam est celui de la tolérance et du dialogue spirituel qui unit les communautés et les peuples, et non pas le wahhabisme et le salafisme qui offrent à l’impérialisme et aux ultralibéraux de la Maison-Blanche la chance de sévir et qui, d’ailleurs, brandissent le “clash des civilisations” huttingtonien pour exciter les conflits et les guerres. La lecture du Coran d’Al-Bouti vise à l’émancipation des sociétés, à les dynamiser, unir et propulser de l’avant. Elle s’oppose à celle des wahhabites qui brandissent la violence comme méthode et argument pour éloigner les musulmans les uns des autres et des autres peuples, en en faisant des terroristes potentiels. Al-Bouti rappelle que le concept de djihad évoque d’abord et avant tout un effort spirituel et intellectuel, avant d’être physique ou militaire et encore moins avoir une visée belliqueuse. Il prouve que la déclaration du djihad armé appartient au seul chef de l’État et aucun mufti, savant ou chef politique n’a le droit de la faire à sa place. À ce sujet, il écrit que la portée belliqueuse du djihad “a eu pour conséquence d'en exclure bon nombre de ses formes et indubitablement les plus importantes parce qu'elles prévalaient dès les débuts de la prédication islamique à La Mecque, constituant ainsi l'essence même du djihad et donnant naissance à d'autres formes dictées par les circonstances”. Al-Bouti était dépité que chez les musulmans, les muscles aient remplacé le cerveau, le langage belliqueux, la sagesse. Il ne cessait de rappeler que le djihad armé “n’a été prescrit qu'après l'exode du Prophète vers Médine”, à la deuxième année de l’Hégire, soit après 14 années de patience et de résistance pacifique face à des ennemis hostiles. Il ajoutait souvent que Dieu n’a ordonné ni à Moïse ni à Jésus de prendre les armes et qu’il n’a ordonné à Mohamed de se défendre que lorsque sa vie était en danger et que l’Islam était menacé dans son existence même alors que le message divin n’avait pas été entièrement révélé. Ghandi a appris sa sagesse à travers l’exemple des prophètes qui ont tous fait preuve d’une résistance pacifique. Al-Bouti était un fervent admirateur d’Abu Hamid Al-Ghazali, l’illustre juriste, théologien, philosophe et mystique du XIIe siècle. Esprit encyclopédique comme lui, il n’entendait pas de pratique cultuelle sans sagesse ni science, et encore moins de recherche du savoir et d’humilité. L'influence d'Al-Ghazali s'est étendue au-delà du monde islamique pour s'exercer jusque sur la pensée chrétienne et juive, notamment sur Maïmonide ; et c’est cette exigence qui faisait la force de la pensée islamique que prône Al-Bouti. C’est un retour à cet ijtihad qu’aspirait le savant syrien qui ne ménageait pas ses forces pour transmettre son savoir, et c’est sa transmission comme sa science que les sicaires visaient. Dans un siècle qui s’annonce chaud avec des conflits à la pelle au centre desquels l’Islam, l’affrontement des théoriciens de la tolérance et ceux du wahhabisme a fini par le bain de sang d’un savant ainsi que quarante de ses étudiants. Al-Qardaoui, le ténor du wahhabisme takfisite, l’esprit le plus sectaire d’un “Islam” à la solde du sioniste et de l’impérialisme, a eu raison d’Al-Bouti, physiquement parlant, par la violence qu’il prône. Al-Bouti, l’esprit vivant d’un Islam tolérant, ouvert et moderne dans des États-nations souverains et indépendants reflète-t-il la pensée juste mais néanmoins minoritaire dans une nation livrée à elle-même, divisée, morcelée, si ce n’est prête à une fitna sans fin ou à de longues guerres fratricides ?

Sur la connaissance de la station de l'équivalence entre la femme et l'homme dans certaines demeures divines, qui a le privilège de la protection (Açimyah).







Mohyiddin Ibn Arabi, Futûhât al-Mekkiyah, Chap. 324.

 

A. Mostagh Firou,  Etudes Traditionnelles, 1988-1989.

 

 
Présentation.

La mentalité moderne tendant de plus en plus vers l'uniformisation en toutes choses, on aurait grand tort d'être surpris de voir les différences qualitatives disparaître de même progressivement. Cet état de fait a profondément marqué aussi les rôles respectifs de l'homme et de la femme, si bien que désormais, l'idée d'une illusoire égalité des fonctions, des droits et des devoirs incombant à l'un et à l'autre, est acceptée partout dans le monde profane comme une chose normale et indiscutable, et cela, même dans les domaines où des différences physiologiques et psychologiques manifestes réclameraient logiquement un statut différent.

En dénonçant les aberrations de la mentalité moderne, l'oeuvre de René Guenon a suscité chez de nombreux auteurs des mises au point diverses du rôle de la femme dans un sens plus correct et traditionnel. Parmi les travaux publiés dans le passé sur cette question, on peut citer ceux d'Ananda K. Coomaraswamy, auxquels il sera fait appel à plusieurs reprises dans les notes qui suivront, ainsi que ceux de Giorgio Manara. Cet auteur précisément, dans un article consacré au rôle de la femme dans l'Islam, affirmait naguère très justement que « dans le taçawwuf, des possibilités de réalisation spirituelle aussi illimitées que pour les hommes sont offertes aux femmes (...) », et rappelait en outre qu' « il existe, notamment en ce qui concerne la situation de la femme, un esprit particulier à la forme islamique qui se retrouve aussi bien dans le Coran que dans les hadîth du Prophète » (1) : « A titre de référence ajoutait-il, nous rappellerons simplement (...) l'affirmation selon laquelle la femme occupe un degré hiérarchiquement subordonné à celui de l'homme (ar-rijâlu qawwâmûna ‘ala-n-nisâ’i ; Surat IV,38), sans doute en tant que modalité de manifestation individuelle à laquelle elle doit se conformer pour sa propre réalisation, et aussi en vue du dépassement initiatique de l'individualité » (2). Dans une autre partie de son article, Giorgio Manara précisait encore: « en règle générale, la femme se trouve, plus que l'homme, liée de façon constante à une autorité dont elle dépend (...) ; dans une communauté islamique, chaque femme (...) est placée normalement sous l'autorité directe d'un homme, nécessairement musulman, que ce soit le père, le tuteur, un frère ou le mari (...) ». Certes, les conceptions exprimées ici par Giorgio Manara le sont sous une forme islamique, mais il faut savoir qu'elles peuvent parfaitement être transposées, sous un mode ou un autre, à d'autres formes traditionnelles orthodoxes.

En fait il aura fallu qu’arrivent les temps modernes, pour que soit envisagée la possibilité pour la femme d'exercer la fonction de rabbin dans la tradition hébraïque, une éventualité qui naturellement souleva, en son temps, bon nombre de réactions dans ces milieux traditionnels. D'autre part, sans un tel rapport de dépendance et de complémentarité entre l'homme et la femme, le sacrifice de la satî indienne ou du harakiri de la femme japonaise serait totalement incompréhensible et injustifié (3). Enfin, ces mêmes préoccupations traditionnelles sont également à l'origine du fait, que, dans la tradition chrétienne, tout en reconnaissant à la femme aussi bien qu'à l'homme la possibilité de s'élever à la « sainteté », l'exercice du sacerdoce a toujours été exclusivement réservé à l'homme, ainsi que René Guenon l'a fait remarquer en diverses occasions dans son oeuvre (4).

Cela étant dit, on peut légitimement se demander pour quelles raisons sont apparus, plus récemment, dans la revue où écrivit Giorgio Manara, des articles en parfaite opposition avec ce qui avait été pertinemment affirmé par celui-ci en son temps, et dans lesquels est soutenu (5), sous une forme ou sous une autre, que du point de vue initiatique il ne se trouve aucun empêchement à ce que la femme accède, non seulement à la réalisation spirituelle, ce qui est tout à fait correct, mais aussi « à l'exercice de fonctions hiérarchiquement plus élevées », ce qui est, comme on le verra par la suite, sujet à diverses restrictions très importantes. En outre, ces mêmes articles soutiennent curieusement que du point de vue exotérique, il n'existe aucun obstacle à ce que la femme accède à la fonction d’Imâm, c'est-à-dire à ce qu'elle dirige « aussi bien la prière des femmes que celle des hommes », ce qui, sous certains aspects, est une fonction comparable à celle du prêtre chrétien ou du rabbin hébraïque.

Comme on le voit, s'il est permis de se poser des questions à l'égard d'un tel changement de perspective sur le rôle traditionnel de la femme et quant aux raisons qui l'ont provoqué, il n'en demeure pas moins un réel danger, c'est qu'à une époque où de telles idées se répandent déjà que trop facilement, de semblables affirmations n'entraînent de nouvelles confusions susceptibles de servir davantage le désordre du monde moderne que l'orthodoxie de la tradition (6).

Il entre certes dans le droit de ceux qui côtoient ces milieux, de vérifier si derrière ces retournements de perspective, ne se trouverait pas quelque circonstance insolite affectant la régularité traditionnelle, et probablement de telles investigations conduiraient à des constatations qui ne manqueraient pas de surprendre. Mais comme il n'est pas dans les attributions d'une revue comme celle où nous écrivons, de se livrer à des vérifications internes de ce type, il sera sans aucun doute beaucoup plus profitable, à maints égards, de chercher à rétablir la vérité sur le rôle et les fonctions de la femme dans la tradition islamique, à partir des écrits d'un Maître incontesté de cette tradition, le Sheikh Mohyiddin Ibn Arabi. Par ailleurs, nous sommes persuadés qu'il ne sera de surcroît pas bien difficile, à ceux qui le souhaiteraient, de transférer ces notions, moyennant les adaptations nécessaires, à d'autres formes traditionnelles, surtout s'ils tiennent compte du fait que le Sheikh Ibn Arabi, tout comme René Guenon, s'applique toujours à résoudre les contradictions apparentes en faisant référence aux principes métaphysiques, principes qui sont naturellement communs à toutes les formes traditionnelles.

Cette traduction intégrale du texte d'Ibn Arabî sera d'autant plus nécessaire, que dans les récentes publications dont nous faisions état au début la citation de passages isolés de leur contexte semble conforter les thèses exposées, alors que, comme il sera aisé de s'en rendre compte, une lecture attentive du texte intégral en fait au contraire ressortir toute la fausseté, ou pour le moins parfois, les limites précises de leur application. Par exemple, en ce qui concerne l'Imamat de la femme, qui est traité dans une autre partie de l'oeuvre d'Ibn Arabî (7), il est bien exact que cet auteur traditionnel en admet la validité dans des circonstances particulières, mais en spécifiant que l'Imamat de la femme correspond à celui de l’âme, tandis que celui de l'homme correspond à l'Imamat de l'intellect ('Aql). Voici le passage en question : « Lorsque la Nafs (femme) en a assez de suivre ton Imamat (de l'intellect — homme), et qu'elle fait l’Imam, alors toi, suis-la, et fait la salâh derrière elle pour la protéger afin que la passion ne l'égare pas (...) ; il est donc admis que la Nafs fasse l’imâm, et ceci est l'Imamat de la femme ».

Il est d'autre part bien trop évident, que des circonstances exceptionnelles ne peuvent rien changer à cet égard de subordination de la femme, ni faire en sorte de lui attribuer une égalité de fonction avec l'homme, qui, tout en remplissant son rôle autonome et volontaire de protection lorsqu'il la suit dans l'exécution du rite, conserve néanmoins son indépendance ; et cela de la même façon qu'un Maître peut parfaitement suivre la salâh d'un disciple, sans pour cela que le disciple ne prenne jamais ni la fonction ni le degré du Maître, ni qu'il y ait une quelconque égalité de degré ou de fonction entre le Maître et le disciple. En fait, cette « subtilité » conceptuelle exposée par Ibn Arabî n'est évidemment pas du ressort du domaine exotérique, où les divers madhhab (rites) prescrivent simplement : « La femme ne dirige (rôle de l'imam) ni les hommes, ni les femmes (...) ni les prières d'obligation divine, ni les prières surérogatoires » (8).

Indépendamment du fait que ce texte d'Ibn Arabi écarte toute possibilité de confusion sur la fonction de la femme, son importance réside aussi et avant tout dans les précisions qu'il apporte sur la véritable nature féminine ; et ceci est extrêmement précieux, car la voie initiatique ne pouvant être parcourue que dans la conformité à la nature propre à chaque être (swadharma), laquelle diffère nécessairement entre l'homme et la femme, la connaissance de la nature propre à la femme sera donc de la plus grande utilité pour toutes celles qui, sensibilisées par le message de René Guenon, ont l'intention d'entreprendre au moins un approfondissement théorique, en vue de fournir un effort « opératif » par la suite. De plus, il est tout aussi intéressant de remarquer que, précisément par le jeu de ces différences de nature et par comparaison, le rôle et la nature de l'homme apparaîtront aussi plus distinctement, de sorte que toutes les complémentarités entre l'homme et la femme pourront de même être perçues avec facilité et contribuer, si elles sont exploitées opportunément par l'un et par l'autre, à élever la dignité de leurs rôles respectifs.

Ainsi qu'il y a été fait allusion plus haut, il est toujours de règle, chez Ibn Arabî, de ramener toutes choses, les êtres, leur nature, les contingences ou autres, à leurs racines métaphysiques, et cela présente notamment l'avantage de rendre évident ce qui serait susceptible de laisser planer un doute, comme c'est le cas parfois lorsqu'on a affaire à une exposition de type exotérique et dogmatique, ou lorsque la formulation est enveloppée dans la diversité des contingences. La lecture de ce texte d'Ibn Arabî peut donc ouvrir sur des développements bien plus amples que ceux suggérés par son titre, tout en conservant néanmoins un côté pratique au niveau des concepts exposés.

Il est donc à souhaiter que cette traduction puisse être utile au même degré, non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, notamment pour affiner leurs rapports réciproques, afin qu'ils se conforment toujours plus harmonieusement aux lois cosmiques qui nous gouvernent, et qui apparaissent aussi dans les préceptes et les enseignements des Envoyés et des Maîtres des différentes traditions.

Sur un autre plan, il ne pourra être que profitable de se rendre compte clairement, combien la confusion des rôles respectifs de l'homme et de la femme constitue un empêchement de fait dans la voie de la réalisation : la régénération ou l'harmonisation des puissances de l'être ne peut certes s'accomplira travers des procédés ou des attitudes contraires à l'ordre cosmique (9).

Enfin, notre époque étant caractérisée par des mentalités tournées généralement vers le « contingent » et l’ « apparent », et surtout vers leurs aspects les plus « spectaculaires », c'est-à-dire capable de faire vibrer des « sensations », il n'est pas douteux qu'on verra de plus en plus se multiplier, sous les formes les plus diverses, des publications envahissant le domaine traditionnel pour y transporter, en quelque sorte, consciemment ou inconsciemment, les usages et pratiques qui ont cours dans le monde profane, et en vertu desquels il est licite de se faire l'écho de n'importe quoi, dès l'instant où il s'agit de rabaisser les lecteurs au niveau de leurs facultés inférieures; des manifestations apparentées à ce genre de choses s'étant produites encore tout récemment, les notes qui accompagneront ce texte d'Ibn Arabî seront donc aussi l'occasion de montrer indirectement combien, en toutes circonstances, la réalité profonde demande à être approchée avec beaucoup de prudence au travers des apparences, et surtout avec un ensemble de connaissances au moins théoriques, assez étendues pour ne pas se laisser entraîner dans des erreurs de jugement regrettables.

 
A. MOSTAGH FIROU.

 

(1) Cf., Rivista di Studi Tradizionali, N" 32 (1970), « La possibilité islamique pour la femme », p. 341-342.
(2) Ibid., note.
(3) Cf. Ananda K. Coomaraswamy, Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel dans la perspective indienne du gouvernement, p. 97, éd. Arche.
(4) Ces observations restent valables même si, encore tout récemment, des signes sont apparus donnant à penser qu'à l'intérieur de l'Eglise catholique même, certaines tendances s'affrontent autour d'un débat visant à concéder à la femme l'exercice du ministère sacerdotal jusqu'ici réservé aux hommes. Il convient de se souvenir en effet de ce qu'a dit René Guenon à propos de l'extériorisation providentielle du Christianisme dans les premiers siècles, et des parallélisme que l'on peut établir entre les rites probablement initiatiques de l'origine, et les rites exotériques et les sacrements qui leur succédèrent vraisemblablement (Aperçus sur l'initiation, chap. XXIII). A ce sujet, il est important d'ajouter que les précisions qui seront données dans le cours de cet article sur les empêchements pour la femme d'accomplir certains rites particuliers du domaine initiatique, sont susceptibles d'être transposées dans le domaine exotérique et qu'elles pourront rendre plus explicites les raisons pour lesquelles, dans l'Eglise catholique, la femme n'a jamais été admise à l'ordination sacerdotale et à l'administration de certains sacrements. On remarquera en outre, que certains passages de ce chapitre des Futûhât, présentent des analogies incontestables avec les enseignements de la tradition chrétienne : Maître Eckhart, par exemple, évoquant saint Augustin, dit de lui qu'il est comme un « vase d'or », ouvert vers le haut et fermé vers le bas, et invite à prendre ce saint pour modèle en ajoutant : « Les hommes sont assimilés aux forces d'en-haut puisqu'ils ont toujours le chef découvert, tandis que les femmes sont assimilées aux forces d'en-bas et ont toujours la tête couverte. Les puissances supérieures (...) sont donc assimilées aux hommes car elles sont toujours nues. » (Etudes Traditionnelles, « Comme un vase d'or massif », N" 301, juill.-août 1952, p. 213-214).
(5) Ceci se réfère aux deux numéros de la Rivista di Studi Tradizionali de l'année 1986 parus dans le courant de 1987.
(6) II ne s'agit d'ailleurs pas d'un cas isolé et ayant des conséquences sur le plan doctrinal : dans un article aussi récent (R.S.T., N° 64, janv.-juin 1986, p. 114), qui n'est pourtant pas dépourvu de valeur à d'autres égards, on peut lire à propos des rites cette affirmation par exemple: « (...) il est indispensable qu'ils soient accompagnés d'une intention correcte ». Ceci jette un voile épais sur ce qu'a rappelé René Guenon à maintes reprises, à savoir que « les rites possèdent une efficacité propre ». En fait, ce qui est affirmé dans cet article témoigne d'une notable confusion, c'est que l’ « aspiration », qui est une chose nécessaire pour accéder à l'initiation, est prise ici pour l' « intention » — correcte ou droite -, qui elle ne peut être obtenue qu'après un long chemin dans la voie. Devant de telles méprises, il faut espérer que l'étude sur la « théorie du geste » annoncée récemment dans notre revue, et à laquelle appartient ce domaine des rites, vienne apporter dans divers milieux une plus grande clarté à cet égard.
Quoi qu'il en soit, il est curieux d'observer que si l'on rapproche le cas dont il s'agit des autres confusions relevées depuis quelques temps dans la même revue, on remarque manifestement une orientation allant dans le sens de la « rigueur », de la fermeture du « Qabd », et de la « limitation », toutes choses assimilables en grande partie à la nature féminine ; une nature qui rappelle le symbolisme de l’ « arche », ou de la « baleine », ou encore du « dauphin » - que René Guenon associe à la « Femme de mer » (S.F.S.S., chap. XXII, p. 170) - et à la « matrice », qui conserve le germe d'immortalité et qui a, sous divers rapports, un rôle analogue à celui de la caverne ou des « encadrements » ; rappelons que selon René Guenon, ces encadrements « ont une valeur de protection, et même doublement, en empêchant non seulement les influences maléfiques de pénétrer dans la demeure, mais aussi les influences bénéfiques d'en sortir et de se disperser au dehors » (S.F.S.S., chap. LXV, p. 393). Toutefois, il ne faut pas oublier que l'éclairage de la « caverne » n'est « que le reflet d'une lumière qui pénètre à travers le « toit du monde », par la porte solaire, qui est l’« oeil de la voûte cosmique » ou l'ouverture supérieure de la caverne ». La fermeture, dans des conditions normales, ne peut donc être totale ; le qabd (coagula) doit être équilibré par le bast (solve) ; l’attribut de Rahmân (qui implique la notion de « donner l'existence - engendrer ») doit coexister avec l'attribut de Rahîm (qui implique la notion de « protéger - conserver »).
(7) Futûhât, vol. I, chap. LXIX, p. 447.
(8) Cf. La Risâlah, Epître sur les éléments du dogme et de la loi de l'Islam selon le rite Mâlékite, Ibn Abi Zayd Al Qayrawânî, éd. 1460, p. 73.
(9) Cf. Futuwwah, Etudes Traditionnelles, N° 499 & 500, pp. 15 & 74.

 

Sur la connaissance de la station de l'équivalence entre la femme et l'homme dans certaines demeures divines, qui a le privilège de la protection (Açimyah).

Les femmes sont l'autre moitié des hommes dans le monde spirituel et dans le monde corporel, leur statut est unique et il est celui de l'être humain.

Ils se sont polarisés en deux (entités) pour une question contingente qui a séparé les femmes des hommes.

Ils sont jugés, quant à leur degré d'universalisation, à travers la réalisation de l'unité chez les êtres (dans la multiplicité).

Si tu observais (de façon correcte) le Ciel et la Terre, tu pourrais les distinguer, sans d'ailleurs les diviser.

Regarde l'excellence (intérieure) et sa manifestation extérieure, elles sont une unique chose sous le signe de l'harmonie.

***

 

Sache qu’Allâh t'assiste, que l'humanité étant une réalité qui comprend les hommes et les femmes, il n'y a pas de supériorité des hommes par rapport aux femmes pour tout ce qui concerne leur nature d'êtres humains.

Puisque l'homme est participant du macrocosme de l'univers, le macrocosme n'a pas un degré de supériorité sur l'homme à ce point de vue. Toutefois, il résulte que l'homme a une supériorité sur la femme, comme il résulte aussi que le degré de la création des Cieux et de la Terre est supérieur au degré de la création de l'homme.

La plus grande partie des hommes ne sait pas cela, malgré que dans les deux cas, il y ait des indications et des signes qui mettent en évidence cet état de supériorité.

Il est dit dans le Coran : « Seriez,-vous plus forts dans la création que le Ciel, que Lui a créé ? » Lui (Allâh), a parlé de ce qui concerne le Ciel, puis a parlé de la Terre, de sa forme sphérique et de ce qui la concerne.

Tout cela pour démontrer la supériorité (du Ciel et de la Terre) sur l'être l'humain ; nous constatons ainsi que le degré de supériorité du Ciel et de la Terre sur l'homme est le même que celui de l'homme sur la femme, Et ceci parce que l'homme est créé du Ciel et de la Terre, et qu'il est produit entre eux et à partir d'eux (d'où il descend), et que le créé n'a pas la même force que le Créateur, puisque l' « agi » dérive de l' « agent ».

De la même façon, nous trouvons qu'Eve est produite à partir d'Adam, extraite et constituée de la côte courte, par quoi elle est dans l'impossibilité d'atteindre le degré de celui dont elle provient, et ne pourra connaître du degré de l'homme que jusqu'à la limite d'où elle a été créée, qui est la côte, et c'est pour cela que sa compréhension ne peut atteindre la réalité (entière) de l'homme. Analogiquement, l'homme ne peut connaître de l'Univers, sinon à mesure égale de ce qu'il a pris de l'Univers pour sa manifestation. L'homme, en tant que tel, ne pourra jamais atteindre le degré de l'Univers dans sa totalité, malgré qu'il en soit une de ses parties. Ainsi, la femme ne pourra jamais atteindre le degré de l'homme, bien qu'elle soit une partie précieuse de l'homme. La femme ressemble à la nature, étant, à l'inverse de l'homme, le lieu de l'action.

En effet, l'homme dépose seulement le germe dans la matrice, qui est le lieu de formation et de création par lequel se manifestent dans la femme les existences concrètes (a'yân) de cette espèce, en tant qu'elles sont susceptibles de formation et de passer, stade après stade, par les diverses phases de la création, jusqu'à ce que se forme un être parfait. A cause de cette assignation (particulière) (qadr), l'homme est supérieur à la femme, et c'est pourquoi celle-ci est inférieure en (Nâqiçât ul-'aql) par rapport à l’homme (1); en effet, elle ne peut comprendre sinon ce qu'elle a pris de l'homme (min Khalqi ar-rajul) à l'origine de la création.

Pour tout ce qui concerne l'infériorité de la femme dans les questions traditionnelles (nuqçân ad-dyn), cela est la contrepartie de sa capacité d'opérer; en effet, l'oeuvre n'est une oeuvre que par rapport à la connaissance (ars sine scientia nihil), et la connaissance dépend de l'aptitude (qubul) du sujet, mais l'aptitude à son tour dépend de la prédisposition du sujet depuis son origine. La prédisposition de la femme est inférieure à celle de l'homme parce qu'elle est une partie de l'homme, d'où il s'ensuit nécessairement (fa lâ budda an) que la femme est caractérisée par une infériorité dans les questions traditionnelles par rapport à l'homme.

Mais ce chapitre traite de l'attribut (Sifâh) dans lequel sont réunis les femmes et les hommes, et cet attribut, comme nous l'avons mentionné, s'applique à leur état d'êtres créés, aussi bien du point de vue de leur réalité essentielle (min jihati al-Haqâiq), que du point de vue de leur évolution (may 'aridu lahumâ), ainsi que cela ressort de cette parole (du Coran) : « Les Musulmans et les Musulmanes, les croyants et les croyantes (...), ceux qui mentionnent intensément Allah, et celles qui Le mentionnent intensément, (...), ceux qui se repentent L'adorent, célèbrent ses louanges et font le pèlerinage (...), celles qui se repentent L'adorent et font le pèlerinage ». (2)

Le Prophète — sur lui le salut de la paix, a dit que beaucoup d'hommes ont atteint la perfection (Kamâl), et parmi les femmes, Miryam fille d'Imran, et Assiâ la femme de Pharaon, l'ont atteinte. Ainsi les hommes et les femmes sont réunis dans le degré de la Perfection (Kamâl) (3). L'homme a été préféré avec une plus grande perfection (Akmâliâh) et pas seulement avec la Perfection (Kamâliâh) ; ainsi, si tous deux peuvent être, parfaits jusqu'au degré de la prophétie, l'homme a toutefois été préféré à la femme avec la fonction d'Envoyé (Risâlah) et de vivificateur (Ba'athâh), alors que la femme n'a pas accès à ces degrés (de fonction) (4) ; même si, par la suite, entre tous ceux qui appartiennent à la même « station », il y a différents niveaux de préférence - comme l'a dit le Très-Haut : « De ces Envoyés nous en avons préféré certains à d'autres », - ou encore : « Nous avons préféré certains Prophètes par rapport à d'autres ».

Allâh a réuni aussi bien les hommes que les femmes dans la tâche, chargeant les femmes comme les hommes ; des devoirs sont ainsi réservés à la femme et non à l'homme, comme sont réservés à l'homme des devoirs ne concernant pas les femmes, même si les femmes sont la moitié des hommes (5).

Sache, ensuite, que la position de la femme par rapport à celle de l'homme, à l'origine de l'existence, est comme la position de la matrice (Râhim) par rapport au Miséricordieux (Rahmân) (Er-Rahmân est un nom divin qui implique la faculté de faire exister les choses) ; donc elle (la femme) dérive de lui (l'homme) et elle s'est manifestée à la ressemblance de sa forme.

Il est dit dans certains récits, qu'Allâh a créé Adam à la ressemblance du Miséricordieux, et il est démontré que notre matrice (Râhim) se conforme au Miséricordieux ; notre position au regard du Miséricordieux est comme la position d'Eve au regard d'Adam : elle (Eve), est le lieu de la filiation et de la manifestation des enfants.

Analogiquement, nous sommes le lieu de la manifestation des actes, car, même si l'acte est d'Allâh, il n'est manifesté que par nos actions, et ne se montre pas dans le monde sensible, excepté par nous. Si nous n'étions pas dérivés du Miséricordieux, ce rapport divin — qui d'un côté est constitué par notre dépendance vis-à-vis de Lui, et d'un autre par le fait qu'un souverain est lié à son peuple (littéralement : le souverain d'un peuple est à celui-ci) —, ne serait pas possible (6).

Notre dépendance de Lui (Allâh) est la dépendance de la partie vis-à-vis du tout, et s'il n'y avait pas un tel rapport, la Puissance divine et son Indépendance absolue n'aurait aucune relation avec nous. Par cette relation, nous devenons le lieu ou elle (la Puissance divine) est mise en évidence, son essence ne se voit qu'en nous et en vertu de notre création à la ressemblance divine (Min aç-çurati al-ilâhiyati) (7) ; ainsi, il nous a été attribué tous les noms divins. Il n'y a aucun nom divin dont nous n'ayons une part, et rien ne peut arriver sinon le juste (le voulu) de la cause première (Hukmuhu fi-l-açl).

(à suivre)

 

(1) Ceci se rapporte à la " petite intelligence "dont parle Ibn Ajîba (Cf. Le Soufi marocain Ahmad Ibn ‘Ajiba et son Mi’râj, p. 226) ; en ce qui concerne la « grande intelligence », il y a une égalité d'accès pour l'homme et pour la femme ainsi qu'on le verra plus loin. D'autre part, cette infériorité de la femme dans la « petite intelligence », est compensée par d'autres qualifications dont il sera question par la suite.

(2) Dans ce paragraphe, les points d'équivalence entre l'homme et la femme commencent à être mis en évidence : d'une part, en tant qu'êtres humains, ils sont assujettis aux mêmes lois, et en cela ils ont en commun le privilège (état central) de la nature humaine ; d'autre part, ils peuvent devenir tous les deux (Cf. L'Homme et son devenir selon le Védanta) des réalisés et obtenir l’ « Identité Suprême », degré ou « station divine » qui bénéficie de la « protection » (Cf. Le symbolisme de la Croix, chap. II & III, et en particulier la note suivante: « Lorsque l'homme, dans le « degré universel », s'exalte vers le sublime, lorsque surgissent en lui les autres degrés (états non-humains) en parfait épanouissement, il est l’ « Homme Universel ». L'exaltation ainsi que l'ampleur ont atteint leur plénitude dans le Prophète (qui est ainsi identique à l’ « Homme Universel ») » (Epitre sur la Manifestation du Prophète par le Sheikh Mohammed ibn fadlallah El-hindi) ». Pour plus de précisions en ce qui concerne la « station divine » (El-maqâmul-ilâhi), on peut se reporter utilement aussi aux observations de René Guenon (Le Symbolisme de la Croix, chap. VII, p. 49 notamment). L'évolution entre ces deux points extrêmes de la réalisation se fera néanmoins selon des modalités qui dépendent des qualifications et des prédispositions de chaque être, lesquelles sont naturellement différentes sous de nombreux aspects chez l'homme et chez la femme ; en conséquence, les fonctions que l'un et l'autre pourront assumer dans la hiérarchie indéfinie des états d'existence seront différentes aussi.

(3) En ce qui concerne Marie, dont Ibn Arabi proclame par ailleurs la perfection (Kamâl), sa relation avec Jésus et sa mission (prophétique selon l'Islam, divine selon le Christianisme) de revivification de l'Ancien Testament, est magistralement exprimée ainsi par Dante dans le Paradis : « 0 Vierge mère, fille de ton fils » (XXXIII, I). Où le l'ait d'être in filiae loco est évidemment entendu au sens hiérarchique et spirituel ; mutatis mutandis, un tel rapport, certes complexe et particulier, peut cependant servir de base à d'utiles réflexions en vue de situer, de manière correcte, les relations pouvant s'établir par analogie et à un niveau moins élevé, dans les organisations initiatiques, ou même dans le cadre de la famille traditionnelle. Par exemple, dans la tradition islamique, il est bien compris que le rôle de chef de famille (l'autorité), à l’amont du père, est confié au fils adulte le plus âgé, tandis que la conduite des affaires domestiques (le pouvoir) est conservé par la mère, En dehors de quelques cas exceptionnels el régionaux de matriarcat, une telle conception s'est d'ailleurs maintenue fort longtemps en Occident, surtout dans les milieux ruraux, où pratiquement la contamination générale des mentalités à cet égard n'a pénétré qu'après la seconde guerre mondiale.

(4) On peut se rendre compte par ce qui précède, qu'Ibn Arabi attribue aussi à la femme la possibilité d'atteindre la perfection (Al-Insânul-Kâmil), d'obtenir le degré el la fonction de prophète, en limitant cependant cette fonction prophétique à la fonction non-légiférante (comme c'est le cas de Seyyidinâ Mohammed), el sans prétendre à celle de revivificateur (comme c'est le cas de Seyyidinâ 'Isa — Jésus). Il ne faudra toutefois pas s'étonner si, dans le même chapitre, on peut lire un peu plus loin que « tous ces états ont été partagés par les hommes et les femmes, qui participent de tous les degrés jusqu'à la fonction de « Pôle » (Qutbiah); en fait, il s'agit de degrés et de fonctions à tous égards inférieurs à ceux de prophète, auxquels il a été fait allusion tout d'abord. Il suffit de remarquer qu'ici, Ibn Arabi parle de prophétie « légiférante » et « non-légiférante », de la même façon qu'il précise dans une autre partie du texte (Futûhât II, p. 6), qu'il y a des « pôles » détenant le califat intérieur et extérieur, (les quatre premiers califes ( Râshidûn) par exemple), et d'autres, le plus grand nombre, qui n'ont que le califat intérieur, sans aucune fonction extérieure.

Malgré l'égalité de la femme et de l'homme au niveau de cette « station divine » de la « Perfection », on aura remarqué qu'Ibn Arabî spécifie que l'homme « a été préféré avec une plus grande perfection » (Akmâliâh) correspondant à la mission d' « Envoyé » (Risâlah) et de « vivificateur » (Ba'athâh). Il est suffisant de se référer a ce qu'a dit René Guenon à propos de la réalisation ascendante el de la réalisation descendante (Initiation el Réalisation Spirituelle, chap. XXXII, p. 262), pour comprendre que « l'universalisation atteint sa plénitude effective dans le Rasûl, qui ainsi est véritablement el totalement l’ « Homme Universel ». »

Il y a donc chez la femme, par rapport à l'homme, un certain « manque » qui l'empêche d'accomplir jusqu'à ses extrêmes limites la réalisation descendante, un « manque » qui, on le verra dans la suite du texte, a pour contrepartie des qualifications particulières d'un autre genre. En effet, cela concerne naturellement la femme en tant qu'être qui se manifeste sous cette forme dans notre degré d'existence; mais il est bien entendu que cet être peut perdre la limitation dont il s'agit dans d'autres degrés d'existence (Cf. Initiation et Réalisation Spirituelle, chap. XXX, p. 229). Comme le remarque René Guenon, la fonction « du simple nabî peut être plus ou moins limitée quant à son étendue el quant à son but propre » tandis que celle de rasûl « manifeste l'attribut divin d'er-Rahmân dans tous les mondes (rahmatan lil-âlamin) » (Initiation et Réalisation Spirituelle, chap. XXXII, p. 261). On verra par la suite comment Ibn Arabi met en évidence les facultés implicites de cet attribut divin, qui consiste en la capacité de « faire exister », de « générer » les choses, établissant pour cela un rapprochement entre Er-Rahmân (celui qui fait exister les choses), et Râhim (matrice). Notons entre autres choses que Râhim a la même racine que le nom divin Er-Rahîm qui implique les attributs de « conservateur » et de « soutien » et non celui d' « existentiation » (Cf. Le Soufi marocain Ibn 'Ajiha et son mi’râj, p. 112). Il apparaît ainsi que la femme, « lieu » de la filiation et de la manifestation de l'existence concrète des êtres dans notre degré d'existence (Râhim), ne puisse de toute façon, même après avoir atteint les degrés ultimes de la réalisation, se libérer totalement des implications de sa propre nature, et devenir apte à manifester « l'attribut d'Er-Rahmân dans tous les mondes » ; et ceci parce que le « support » de sa manifestation individuelle, en tant que féminin, n'est pas susceptible, comme le souligne Ibn Arabî d'accéder à la plénitude de la réalisation descendante qui se concrétise dans le Rasûl.

II semblerait donc que la femme puisse être l'instrument de l'effusion d'influences spirituelles aptes au maintien, au développement, et à la conservation de la communauté traditionnelle et initiatique, mais non celui d'influences capables de présider à la naissance, ou à la revivification, d'une tradition par la transmission d'une nouvelle loi ou l'adaptation d'une précédente. Un reflet de cet état de choses se remarque dans les organisations musulmanes, où, normalement, la « guidance » spirituelle et la direction d'une tarîqah sont confiées à un Maître qualifié de sheikh al-tarbîyah (instruction), qui réunit tous les degrés et conduit le disciple le long du chemin initiatique (sulûk) (Cf. Sheikh Tadili. La vie traditionnelle, c'est la sincérité, p. 36, Ed. Traditionnelles, Paris). Dans les fonctions du Maître, on peut distinguer deux éléments fondamentaux qui sont: le « pacte » (Al-bay'a) et l’ « instruction » (Tarbîyah : de rabbâ, élever, éduquer).

Dès lors, par analogie avec tout ce qui précède, et par référence traditionnelle, on peut concevoir qu'une femme possédant un certain degré de réalisation, puisse avoir une fonction et coopérer à l'instruction d'un disciple, homme ou femme, dans le respect des règles traditionnelles concernant les rapports entre personnes de sexe différent, mais il est inconcevable qu'une femme confère le « pacte » initial (initiation). On peut en avoir la preuve dans le fait que parmi toutes les chaînes initiatiques orthodoxes, sur plus de quatorze cents ans de tradition musulmane, ne figurent que des noms masculins. D'autre part, il ne peut échapper qu'il existe une analogie évidente entre l'apport d'une nouvelle loi, germe spirituel pour une communauté, et le dépôt d'un germe spirituel chez un être à travers le « pacte » (initiation) ; les deux choses sont représentées, de façon tout à fait évidente, dans la signification symbolique des facultés propres à l'homme adulte de déposer, au sein même de ce qui va devenir l’« enceinte » maternelle, le germe humain. Et il ne sera pas bien difficile de comprendre, que ce symbolisme « naturel » peut avoir une très grande importance lorsqu'il est transféré à la compréhension du domaine initiatique, puisque l'initiation est considérée partout comme une « seconde naissance », et que, selon ce qui a été dit ailleurs déjà, dans le cadre d'un mariage traditionnel la femme d'un initié est une initiée mais l'inverse est impossible (Cf. A.K. Coomaraswamy, Autorité Spirituelle et Pouvoir temporel dans la perspective évolienne du gouvernement, p. 73). Il convient toutefois de tenir compte, afin de prévenir toute fausse interprétation, qu'une telle « initiation », agissant en quelque sorte par l'entremise du mari, son efficacité cesserait par là même que cette source masculine viendrait à disparaître avant que la femme ait atteint l' « état primordial ». Par ailleurs, ce germe d' « enceinte », qui est passé dans le langage ordinaire pour désigner une femme en état de grossesse, et dont l'usage est devenu en quelque sorte « mécanique », n'a certainement pas été choisi par hasard à l'origine, car il comporte manifestement une signification profonde en parfait accord avec le symbolisme de la nature féminine. Mais sans doute en a-t-il été déjà assez dit pour permettre de se faire une idée, désormais assez précise, de ce qui peut être défini par des ex pressions comme « paternité » et « maternité » spirituelles, sans qu'il soit nécessaire d'ajouter d'autres commentaires.

Si l'on envisage maintenant le cas des organisations initiatiques dans lesquelles, en l'absence d'un Maître, des « délégués » (Kholafâ, Muqâddamun) opèrent à sa place, il y a lieu de tenir compte, que ces représentants ne possèdent évidemment pas les degrés de réalisation effective correspondant à une fonction qu'ils n'exercent, précisément que par « délégation » ; il est donc évident qu'une femme, à plus forte raison dans une semblable circonstance où la réalisation effective fait défaut, ne pourra exercer validement un rôle de guide dans une organisation initiatique ; en effet, ainsi qu'on l'a vu plus haut, sa constitution symbolique même ne l'habilitera d'abord pas à conférer le « pacte » (initiation), et d'autre part, manquant dans le cas présent d'un degré de réalisation effective, elle se trouvera de nouveau, par rapport à l'homme, et bien qu'elle puisse avoir une compétence spécifique dans tel ou tel domaine traditionnel, devant la situation d' « infériorité dans les questions traditionnelles » dont parle Ibn Arabi. Et l'on sait qu'il n'est pas licite qu'une communauté, surtout initiatique, ait à sa tête même, un être qui manifeste par sa nature une « infériorité » au point de vue traditionnel. On peut ainsi avoir la certitude, que, lorsqu'un élément féminin prend le dessus, d'une façon ou d'une autre, dans une organisation initiatique islamique et en assure la direction effective, il s'agit, « en acte », d'un processus d'éloignement de l'orthodoxie traditionnelle : processus qui aurait d'ailleurs peu de chance de se produire en présence d'êtres possédant un degré élevé de réalisation et ayant dépassé le maqâm al-amr, lesquels n'iraient certes pas au-delà des limites qui sont les leurs. Quoi qu'il en soit, on peut être sûr qu'il y aura toujours des difficultés, d'une sorte ou d'une autre, à fournir l'indispensable témoignage du mandat reçu (ijazah). Maintenant, que de telles choses adviennent par suite d'excès de zèle, par incompréhension, ou par d'autres circonstances, ne change rien à l'affaire, ni non plus d'espérer justifier cette situation par de présumées insuffisances ou faiblesses de celui qui devrait légitimement exercer la fonction en question : il y aurait là, au surplus, un manquement grave au respect de la hiérarchie initiatique, à propos duquel il serait impardonnable de ne pas rappeler la recommandation du Prophète Mohammed, faite à l'occasion de son dernier pèlerinage : « Obéissez à votre chef, même s'il était un esclave abyssin » (cité par Ibn Arabi dans La Profession de Foi, p. 267).

Des milieux traditionnels du Taçawwuf se sont aussi exprimés en Orient sur ces questions, en précisant qu'il est interdit (harâm) qu'une femme joue, même par délégation, le rôle de guide d'une tarîqah ou d'une branche de celle-ci ; en particulier, on pourrait citer ici un représentant de la tarîqah Darqawiwiah-Shâdhiliah, lui-même Sheikh attarbîyah, et par conséquent dûment qualifié pour émettre une ifta (verdict), a qui a été posé, il y a peu de temps, la question suivante : « Dois-je déduire de vos paroles que si une femme est savante (idha kanat 'alimah), elle peut donner des conseils aussi bien aux hommes qu'aux femmes, mais qu'elle ne peut lier avec le pacte ni les hommes ni les femmes, et que c'est pour cela que ne figure aucune femme dans la Silsilah des Turûq ! » — A quoi il fut répondu : « La réponse est comme vous dites ».

Il est à signaler comme fait particulièrement intéressant pour les lecteurs de cette revue, que ce personnage, qui a eu l'occasion de connaître au moins une partie de l'oeuvre de René Guenon, a affirme que « Le Skeikh Abdel Wahîd-Yahia appartient à l'Orient des Orients, et au même Orient Eternel qu'Ibn Arabi. »

(5) Toujours à propos des rôles ou des charges, en quelque sorte « constitutionnels », c'est-à-dire procédant des natures respectives de l'homme et de la femme, on pourra, indépendamment de l'exposé d'ibn Arabî, se référer aux travaux d'Ananda K. Koomaraswamy (La Doctrine du Sacrifice et A.S.P.T. dans la perspective indienne...), qui a aussi développé certaines argumentations de René Guenon sur ce sujet spécifique. Il ne sera d'ailleurs pas superflu de donner ici quelques extraits de ces études, qui furent en partie recensées positivement par René Guénon : « Dans l’Anguttara Nikâya, III, 363, où sont énumérées les passions et les fonctions dominant les êtres humains, la Seigneurie (issariya) est assignée aux Kshatriyas et aux femmes. Dans le gouvernement comme dans le mariage, le pouvoir revient à la femme, et l'autorité à l'homme. Le tyran ou la virago abusent du « pouvoir » féminin ; avec un roi légitime ou une femme véritable, il est exercé en accord avec la justice » (La Doctrine du Sacrifice, p. 147) ; — « En d'autres termes, la fonction spécifiquement royale et féminine est l'administration ; la première administre un royaume et la seconde une maison » (A.S.P.T., p. 96) ; — « Mais si le roi, en coopérant avec un pouvoir plus éminent, devient ainsi le Père de son peuple, il n'en reste pas moins vrai que des potentialités sataniques et mortelles sont inhérentes au Pouvoir Temporel quand la Royauté ne poursuit que ses seuls intérêts, quand la moitié féminine de l'Administration affirme son indépendance, quand le Pouvoir prétend régner sans tenir compte de la Justice, quand la « femme » réclame ses « droits », ces potentialités mortelles deviennent réalité ; comme la famille et la maison, le roi et le royaume sont détruits et le désordre (anrla) prévaut » (A.S.P.T., p. 104).

Lorsque, notamment, se vérifie la présence des conditions indiquées dans la note précédente, c'est-à-dire quand une femme, pour une raison quelconque, occupe la place de l'autorité la plus élevée dans une organisation initiatique musulmane, elle se trouve ainsi exercer un rôle illégitime allant au-delà de ses limites naturelles ; et par conséquent, on peut parfaitement comprendre que les mesures prises par cette autorité illégitime contre ceux qui s'opposent à cette irrégularité, ne peuvent avoir aucune valeur, sinon sur le plan pratique et contingent. En effet, dans un cas comme celui-ci, la situation même d'irrégularité qui est à la source, empêche qu'un individu devenu ainsi une autorité illégitime, soit le véhicule des influences spirituelles qui déterminent le rattachement ou l'éloignement de la chaîne initiatique. De surcroît, ces mêmes mesures représenteront un acte d' « injustice », puisqu'elles sont dirigées vers ceux qui s'opposent à une illégalité, et elles ne pourront, de ce fait également, avoir la « caution » d'aucune influence spirituelle : elles sortent des conditions exigées  pour qu'une autorité bénéficie de l’ « infaillibilité traditionnelle ». Ceux qui seraient frappés par de tels abus, pourraient certes en ressentir les conséquences sur le plan individuel, mais leurs possibilités sur le plan spirituel n'en seraient pas amoindries pour autant, pas plus que celles liées aux fonctions qu'ils auraient pu être appelés à exercer antérieurement, lesquelles, dans la pire des hypothèses, c'est-à-dire dans le cas d'une impossibilité matérielle à poursuivre leur exercice, demeureraient provisoirement à l'état potentiel de faculté, à moins qu'elles ne se concrétisent ailleurs dans un « milieu » plus conforme : « Certes, ma terre est grande... » (Inna ardy wâsi’atân; Cor. XXIX, 56).

Sur un plan pratique, et pour envisager tous les cas de figure, il en serait de même si une autorité régulière extérieure, manipulée de fait par cette autorité illégitime, avait servi de couverture à des actes irréguliers de celte nature ; car il manquerait alors l’ « autonomie » requise, définie ainsi par A.K. Coomaraswamy ; « Qu'entendons-nous par « autonomie » ? Dans de cas d'un roi, c'est commander et non se laisser diriger pur la multitude de ceux qui doivent rester ses vassaux et ses sujets ; au foyer, c'est diriger et ne pas se laisser mener par sa propre famille ; et en soi, c'est diriger ses désirs et ne pas leur permettre de guider notre conduite » (A.S.P.T., p. 116). Pareillement, l'anomalie d'une telle situation subsisterait dans le cas où ces mesures seraient délibérées par une communauté d'individus, même initiés, dès lors que le consentement général (l'ijmâ) serait obtenu en éliminant ceux qui sont défavorables à la décision, ou en ne faisant pas participer intentionnellement certains membres de la communauté. Dans tous ces cas de figure, les vices de forme, indépendamment de l'irrégularité de fond, apparaissent clairement, et c'est pourquoi mieux valait développer jusqu'au bout cette question.

Si nous nous sommes arrêté sur ce cas particulier, c'est pour bien monter combien la confusion des rôles et des devoirs spécifiques à chacun des deux sexes de l'espèce humaine, rôles et devoirs qui sont, par la correspondance nécessaire des divers plans de manifestation, l'expression de réalités métaphysiques et cosmologiques supérieures, ne peut qu'aboutir au désordre, et à terme, à un processus de dégradation. Il n'est possible de remédier à cela qu'en se référant constamment aux principes doctrinaux communs à toutes les traditions, même s'ils sont exprimés parfois sous des formes différentes. Dans la traduction d'une autre partie de l'oeuvre d'ibn Arabi, nous aurons aussi l'occasion, à travers quelques notes, d'étudier en ce qui concerne plus particulièrement l'homme, le danger qui existe pour lui d'outrepasser ses propres limites en empiétant sur les domaines réservés de la femme. On peut comprendre en effet que, quel que soit le niveau envisagé, qu'il s'agisse du plan individuel, du milieu des organisations initiatiques, ou celui de la famille, il puisse y avoir de la part de l'homme, un vice d’attitude qui conduise à un « envahissement » du domaine féminin, comparable en cela aux excès dénoncés par Dante jadis, et concernant l'usage direct du pouvoir temporel que voulut faire l'Eglise dans les siècles passés, provoquant ainsi le désordre avec la « révolte des Kshatriyas » de Philippe le Bel.

(6) Tout un approfondissement de ces rapports entre le Principe el les êtres, voir les Symboles fondamentaux de la science sacrée, chap. LXXV, « La Cité divine », p.462).

(7) Si l'on rapproche l'affirmation précédente selon laquelle notre position au regard du Miséricordieux (Rahmân) est semblable à celle d'Eve vis-à-vis d'Adam, avec la déclaration présente d'après laquelle « son essence (de la puissance divine) ne se voit qu'en nous et en vertu de notre création... », le parallélisme ainsi établi peut amener quelques remarques. En effet, il en résulte que normalement, l'homme manifeste son intériorité à travers la relation avec la femme, et que c'est cette dernière qui la met en évidence ; c'est-à-dire que dans le mariage, la femme reflète l'expression de la Nafs de l'homme, dans le bien et dans le mal, et en manifeste ses secrets. Il découle de cette perspective, que, de la même façon que Dieu, en tant que « non-existant » (exstare), n'existerait pas sans la manifestation, de même l'homme ne pourrait manifester les attributs masculins (au sens intérieur) sans le support et la complémentarité de la femme, d'où la sentence : « Le mariage est la moitié de l'Islam ».

D'un autre côté, la femme n'est pas en mesure de manifester ses potentialités et de les transformer en « acte », sans l'intervention et l'influence de l'homme, et cette transformation s'effectue aussi en fonction des prédispositions de la « matrice », de la même façon que des champs dissemblables ensemencés par la même semence, donnent des fruits de qualité inégale, bien qu'ayant pourtant tous pour origine la même graine (Le Symbolisme de la Croix, chap. VI, p. 46).

Par ailleurs, bien que les relations matrimoniales entre l'homme et la femme soient évidemment tout à fait privilégiées et les plus complètes, on ne doit cependant pas limiter la question des rapports entre l'un et l'autre à cette seule catégorie, En effet, il est facile de concevoir que cette relation réciproque (au sens intérieur) entre homme et femme, peut parfaitement être cultivée sous d'autres régimes, tels que le mode paternel par exemple, fraternel, ou encore tutélaire, et il est bien connu qu'en Islam, une femme passe toujours sa vie sous la protection d'un homme ; ne peuvent faire exception à cette condition nécessaire, que celles qui ont atteint un degré de réalisation proche de l' « état primordial » (Maqâm al-amr), celui même que cite Dante dans la Divine Comédie, et à propos duquel Virgile confirme par ces mots à son disciple qu'il a acquis l'autonomie : « Per ch’io te sovra te corono et mitrio » (« C'est pourquoi sur toi je te couronne et sur toi je pose la mitre »; Purg., XXVII, 142). Cette  « protection » masculine, quoique réelle, n'est pas du tout ressentie par la femme traditionnelle musulmane comme une « privation » de liberté ; en réalité, c'est plutôt elle qui dissimule sa complète conformité à sa propre nature, sous l'aspect d'une parfaite soumission et fidélité a son conjoint vivant ou mort. Ces brèves remarques seront aussi susceptibles de faire comprendre, quoique cette question mériterait bien d'autres développements, les raisons profondes du sacrifice par le feu de la sâti indienne.

Il a été rapporté, par ailleurs, que dans un autre contexte concernant une tarîqah située en Orient, à la mort du Maître, Sheikh al-tarbîyah estimé et vénéré, son épouse prétendit, sans être en mesure de justifier de sa qualité et en l'absence de dispositions de la part du Maître, faire partie des « pôles » (min al-aqtab). Ceci eut naturellement pour conséquence de créer une série de difficultés, de troubles et de divisions au sein de cette tariqah, mais, indépendamment de la valeur et du caractère de cette prétention, ce cas reste toutefois un exemple pouvant fournir l'occasion de quelques ultimes remarques. En effet, si l'on écarte naturellement l'hypothèse que l'erreur puisse provenir d'une maladresse du Maître, puisque aucune disposition précise de celui-ci ne valait a cet égard, et qu'il était de plus estimé fort justement pour sa parfaite sagesse et sa totale conformité à la tradition, expression d'un certain degré de réalisation, on se retrouve dans l'obligation de reporter son attention vers l'épouse, ou plutôt, pour en revenir au symbolisme dont il a été question, vers le terrain où a été déposé le germe. Il serait naturellement absurde de considérer l'épouse comme conforme en rien à son époux, puisque ce fait même aurait impliqué la répudiation durant la vie du Maître ; mais on peut émettre l'hypothèse, que le point de départ de la confusion conceptuelle commise par la femme, puisse plutôt résider dans quelque impureté ou autres imperfections du terrain ensemencé par le germe ; un terrain qui a dû cependant avoir un certain degré de fertilité pour assurer un début de germination, car il n'aurait pu sans cela servir de plan de réflexion et être complémentaire à la fonction masculine de l'époux (Cf. Le Symbolisme de la Croix, chap. VI).

Enfin, on a maintenant suffisamment parlé de cette correspondance complémentaire entre l'homme et la femme, pour comprendre qu'un rapport de ce type peut parfaitement aussi être transposé analogiquement au niveau du Maître et du disciple ; en effet, toutes les considérations qui précèdent dans cette étude sur les divers aspects de ce complémentarisme. et sans doute bien d'autres encore qui pourraient venir compléter utilement ces quelques remarques sur la place traditionnelle de la femme par rapport a l'homme, y compris sur sa nécessaire fidélité, ne sont pas exclusives d'être adaptées à la relation entre Maître et disciple, où, à l'égard de la fidélité, vaut la formule : « Le Maître élit (choisit) et n'est pas élu (choisi) » (Esh-Sheikh yuwajjih wa la yatawajjah).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

vendredi 29 mars 2013

Jihâd et contemplation : Vie et enseignement d’un soufi au temps des croisades - Eric Geoffroy






Edité par Dervy, Paris, 1997, 140 p. Réédité chez Albouraq, Paris, 2003, 156 p.

Eric Geoffroy


Au retour d’une de ses expéditions, le Prophète dit à ses Compagnons : "Nous voici revenus du jihâd mineur pour nous livrer au jihâd majeur" ; à ceux qui lui demandèrent ce qu’est le jihâd majeur, il répondit : "Celui du coeur !" ou, selon une variante, "La lutte de l’homme contre ses passions".

Cette parole du Prophète, que certains cherchent à invalider, nous éloigne de la vision caricaturale d’un jihâd sanguinaire, devenu synonyme de terrorisme. Le terme jihâd continue de subir maintes altérations de la part des uns et des autres, mais il est vrai qu’il recouvre en arabe des sens superposés. Beaucoup de mots arabes ont en effet la capacité d’avoir plusieurs significations, selon que l’on se situe au niveau matériel, psychologique, dogmatique ou spirituel.


Cette polysémie est évidemment de nature à entretenir les interprétations hâtives et les confusions malveillantes. Cheikh Arslân (XIIe siècle), le saint patron de Damas, a participé à la lutte contre l’ennemi extérieur, les croisés. Mais il a surtout livré combat à son âme charnelle pour l’amener à s’éteindre en Dieu. Il a ainsi réalisé le jihâd majeur, guerre sainte dans la mesure où elle mène à la sainteté ! C’est cette expérience initiatique, atemporelle et partagée par les spirituels de toutes les religions, qu’il a voulu transmettre dans son Épître sur l’Unicité divine (al-risâla fî al-tawhîd).



PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION

La difficulté qu’il y a à cerner la notion de jihâd en islam, et les malentendus qui en découlent viennent de ce que l’on n’a pas suffisamment en vue la polysémie de la langue arabe, c’est-à-dire la capacité pour un seul terme de recéler plusieurs sens, ou d’être appréhendé aux différents niveaux de l’être : matériel, psychologique, moral, spirituel... Cette richesse sémantique qualifie en premier chef les termes de la langue scripturaire de l’islam, celle du Coran et du Hadîth (propos du Prophète). Tel est le cas du mot jihâd, qui épouse dans ces deux sources des contextes très variés (en fonction des « circonstances de la Révélation » coranique, par exemple), et prend ainsi des significations plurielles.
Fondamentalement, la racine JHD implique les sens voisins de travail assidu et d’effort, d’épuisement et même de tourment dûs à cet effort. C’est en effet le sens d’ « effort » qui prévaudra dans la langue arabe jusqu’à nos jours. La condition de l’homme réclame de celui-ci un effort constant pour maintenir un équilibre à la fois en lui, dans la société et sur notre planète. L’islam a transmué cet « effort » (juhd), à caractère général, en jihâd, qui consiste à mobiliser l’énergie humaine, individuelle ou collective, et à la tendre vers Dieu, et ceci dans tous les aspects de la vie. Rappelons qu’il n’y a pas en islam de séparation entre le profane et le sacré, entre le temporel et le spirituel.

    L’état de guerre n’est qu’un des aspects de cet « effort » ; à vrai dire, il en est seulement un épiphénomène. Faisant partie intégrante de la nature humaine, il a été pris en compte dans l’économie générale de la Révélation, comme c’est le cas dans d’autres religions : si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible Dieu y justifie certaines formes de belligérance, et la Bhagavad Gîtâ, un des livres saints de l’hindouisme, a pour scénario un combat entre deux clans rivaux de l’Inde ancienne.

    En islam, selon la doctrine classique, le fidèle doit être solidaire de sa communauté, et oeuvrer à l’expansion de sa religion. Ce trait est prononcé dans le cas de l’islam mais, là encore, on le retrouve dans les autres religions à vocation universaliste : leur message doit en théorie être diffusé dans le monde entier. Le musulman est tenu de « témoigner » de sa foi, comme l’y invite le premier « pilier » de l’islam, mais cela ne peut se faire que par un comportement exemplaire. Sinon, le musulman témoigne contre l’islam. Dans son Dictionnaire des définitions, Jurjânî (XIVe s.) voit dans le jihâd « le fait d’inviter autrui à suivre la Vraie Religion », c’est-à-dire celle qui a été révélée en dernier lieu à l’humanité, et qui correspond donc à la dernière expression de la volonté divine. En islam, cette visée est limitée par la reconnaissance et le respect des autres religions, notamment monothéistes : « Pas de contrainte en matière de religion ! La voie droite s’est désormais distinguée de l’erreur » (Coran 2 : 256). Respect ou simple "tolérance" ? Plaçons-nous dans le contexte de l’époque, où chaque civilisation, chaque religion, formait une sphère centrée sur elle-même, excluant d’emblée l’existence des autres. L’islam fut pendant des siècles la seule religion à développer une doctrine du pluralisme religieux.
De l’aveu même d’orientalistes, l’emploi de la racine JHD dans le Coran n’a que rarement une valeur guerrière, et en aucun cas on n’y trouve d’injonction précise quant à la nature du combat et à l’identité de l’adversaire. Le Livre n’exalte jamais les vertus de la guerre ou la prouesse militaire, tant prisées par les Arabes de la période pré-islamique, mais invite à la fermeté d’âme, à la confiance en Dieu et à une soumission active en Lui. Encore faut-il savoir lire le Coran, c’est-à-dire connaître le contexte de la Révélation et les principales interprétations des versets. À défaut de cela, le Coran, qui est « guidance » (hudâ) et « discrimination » (furqân), peut devenir pour le lecteur une source d’égarement !
Quant aux paroles du Prophète sur le jihâd, elles dégagent une éthique exigeante à l’adresse du croyant, mais celle-ci s’énonce dans de multiples registres : le jihâd, c’est défendre la cause de l’islam par l’épée, par ses biens ou par sa langue, c’est veiller au bien-être social et lutter contre la corruption sous toutes ses formes, c’est accomplir le Pèlerinage, c’est être sincère et endurant, c’est lutter contre son ego... Puisque Dieu est unique dans la multiplicité de Ses manifestations, l’homme doit Le chercher dans toutes les facettes de la vie.

    Le terme jihâd a en fait agi comme un catalyseur car, dans cette profusion de sens, chacun a puisé ce qui convenait à son entendement. Les juristes de l’islam ont verrouillé le terme jihâd en le restreignant à une acception militaire, ou du moins activiste, tandis que les ascètes et les spirituels en général ont dégagé sa portée intérieure et purificatrice. Ces derniers ne sont pas les moindres parmi les musulmans, car on y trouve Ibn Hanbal ou Sufyân Thawrî. Cet écart dans la perception du jihâd a même donné naissance à deux dérivés du terme, l’un à connotation juridique, l’autre spirituelle : l’ijtihâd, ou « effort d’interprétation de la Loi », et la mujâhada, ou « discipline ascétique, travail sur soi ». Autant le jihâd extérieur trouvait sa justification chez les "gardiens de la Loi" pour conforter la nouvelle religion, assurer son expansion et son unité, autant les fulgurantes « conquêtes » (futûhât) de territoires présentaient le péril, aux yeux des musulmans pieux, d’éteindre l’aspiration spirituelle des croyants pour la ravaler à l’attrait des biens de ce monde.

    Plusieurs hadîths venaient renforcer le point de vue des spiritualistes au sein de l’islam : « La pérégrination (siyâha) consiste pour ma communauté à pratiquer le jihâd dans le chemin de Dieu » (rapporté par Abû Dâwûd) ; « Le monachisme de ma communauté consiste à pratiquer le jihâd » (rapporté par Ibn Hanbal). Le jihâd revêtait ainsi pour le Prophète un caractère sacré, et certains savants en ont fait le sixième « pilier » de l’islam, car il sous-tend les cinq premiers : « témoigner » de sa foi, les cinq prières par jour, jeûner, verser une partie de son argent aux pauvres, le Pèlerinage, déjà souligné par le Prophète, tout cela nécessite un effort, une tension vers Dieu. Le terme jihâd devrait donc être traduit par « effort sanctifié » et non par « guerre sainte ».
L’histoire nous impose cependant de retenir, dans un certain contexte, l’expression de « guerre sainte », car celle-ci a bel et bien été menée par les hommes des religions universalistes, qui ont asservi ou outrepassé le message fondateur de ces religions. Les croisades ont été prêchées par un pape (Urbain II), par un saint (Bernard de Clairvaux), et pratiquées par un autre saint (Louis IX : Saint Louis). Il s’agissait là incontestablement de « jihâd offensif ». En islam, certains savants n’ont retenu du jihâd que son aspect de lutte défensive, c’est-à-dire lorsque l’islam se trouve attaqué sur son territoire, mais il serait naïf de croire que tel a été l’avis prédominant. Du moins le jihâd militaire - offensif ou défensif - avait-il ses codes et ses limites, et bien d’autres facteurs expliquent la diffusion de l’islam. Ceci contraste avec l’hystérie meurtrière de quelques groupes contemporains qui instrumentalisent le jihâd, en inversant la valeur pour le plus grand bonheur de certains médias occidentaux.

    Il est tout aussi naïf, de la part de certains musulmans, de rejeter l’aspect intérieur du jihâd sous prétexte que le hadîth sur le « jihâd majeur », la lutte contre l’ego et ses passions, ne serait pas authentique. Cette parole du Prophète possède bien une chaîne d’appui (isnâd), et d’autres hadîths vont tout à fait dans ce sens. « Jihâd majeur » (intérieur) et « jihâd mineur » (extérieur), nous le soulignons dans ce livre, sont en fait indissociables, autant que le sont le bâtin (l’ésotérique) et le zâhir (l’exotérique) en islam, le spirituel et le légal. C’est pourquoi les ascètes puis les soufis furent souvent les premiers à défendre le territoire matériel de l’islam. Cheikh Arslân, le saint de Damas qui a concentré en lui les deux formes de jihâd, ne fait à cet égard que s’inscrire dans une longue tradition.



Jihâd et contemplation - Vie et enseignement d’un soufi au temps des croisades, éditions Dervy, Paris, 1997, 140 p. (rééd. chez Albouraq en 2003)

René Guénon - La guerre et la paix.







 
(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Chap. VIII : La guerre et la paix).

 
Ce qui vient d’être dit sur la « paix » résidant au point central nous amène, quoique ceci puisse paraître une digression, à parler quelque peu d’un autre symbolisme, celui de la guerre, auquel nous avons déjà fait ailleurs quelques allusions (1). Ce symbolisme se rencontre notamment dans la Bhagavad-Gîtâ : la bataille dont il est question dans ce livre représente l’action, d’une façon tout à fait générale, sous une forme d’ailleurs appropriée à la nature et à la fonction des Kshatriyas à qui il est plus spécialement destiné (2). Le champ de bataille (kshêtra) est le domaine de l’action, dans lequel l’individu développe ses possibilités, et qui est figuré par le plan horizontal dans le symbolisme géométrique ; il s’agit ici de l’état humain, mais la même représentation pourrait s’appliquer à tout autre état de manifestation, pareillement soumis, sinon à l’action proprement dite, du moins au changement et à la multiplicité. Cette conception ne se trouve pas seulement dans la doctrine hindoue, mais aussi dans la doctrine islamique, car tel est exactement le sens réel de la « guerre sainte » (jihâd) ; l’application sociale et extérieure n’est que secondaire, et ce qui le montre bien, c’est qu’elle constitue seulement la « petite guerre sainte » (El-jihâdul-açghar), tandis que la « grande guerre sainte » (El-jihâdulakbar) est d’ordre purement intérieur et spirituel (3).
On peut dire que la raison d’être essentielle de la guerre, sous quelque point de vue et dans quelque domaine qu’on l’envisage, c’est de faire cesser un désordre et de rétablir l’ordre : c’est, en d’autres termes, l’unification d’une multiplicité, par les moyens qui appartiennent au monde de la multiplicité elle-même ; c’est à ce titre, et à ce titre seul, que la guerre peut être considérée comme légitime. D’autre part, le désordre est, en un sens, inhérent à toute manifestation prise en elle-même, car la manifestation, en dehors de son principe, donc en tant que multiplicité non unifiée, n’est qu’une série indéfinie de ruptures d’équilibre. La guerre, entendue comme nous venons de le faire, et non limitée à un sens exclusivement humain, représente donc le processus cosmique de réintégration du manifesté dans l’unité principielle ; et c’est pourquoi, au point de vue de la manifestation elle-même, cette réintégration apparaît comme une destruction, ainsi qu’on le voit très nettement par certains aspects du symbolisme de Shiva dans la doctrine hindoue. Si l’on dit que la guerre elle-même est encore un désordre, cela est vrai sous un certain rapport, et il en est nécessairement ainsi par là même qu’elle s’accomplit dans le monde de la manifestation et de la multiplicité ; mais c’est un désordre qui est destiné à compenser un autre désordre, et, suivant l’enseignement de la tradition extrême-orientale que nous avons déjà rappelé précédemment, c’est la somme même de tous les désordres, ou de tous les déséquilibres, qui constitue l’ordre total. L’ordre n’apparaît d’ailleurs que si l’on s’élève au-dessus de la multiplicité, si l’on cesse de considérer chaque chose isolément et « distinctivement » pour envisager toutes choses dans l’unité. C’est là le point de vue de la réalité, car la multiplicité, hors du principe unique, n’a qu’une existence illusoire ; mais cette illusion, avec le désordre qui lui est inhérent, subsiste pour tout être tant qu’il n’est pas parvenu, d’une façon pleinement effective (et non pas, bien entendu, comme simple conception théorique), à ce point de vue de l’« unicité de l’Existence » (Wahdatul-wujûd) dans tous les modes et tous les degrés de la manifestation universelle. D’après ce que nous venons de dire, le but même de la guerre, c’est l’établissement de la paix, car la paix, même en son sens le plus ordinaire, n’est en somme pas autre chose que l’ordre, l’équilibre ou l’harmonie, ces trois termes étant à peu près synonymes et désignant tous, sous des aspects quelque peu différents, le reflet de l’unité dans la multiplicité même, lorsque celle-ci est rapportée à son principe. En effet, la multiplicité, alors, n’est pas véritablement détruite, mais elle est « transformée » ; et, quand toutes choses sont ramenées à l’unité, cette unité apparaît dans toutes choses, qui, bien loin de cesser d’exister, acquièrent au contraire par-là la plénitude de la réalité. C’est ainsi que s’unissent indivisiblement les deux points de vue complémentaires de « l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans « l’unité » (El-wahdatu fîl-kuthrati wal-kuthratu fîl-wahdati), au point central de toute manifestation, qui est le « lieu divin » ou la « station divine » (El-maqâmul-ilahî) dont il a été parlé plus haut. Pour celui qui est parvenu en ce point, comme nous l’avons dit, il n’y a plus de contraires, donc plus de désordre ; c’est le lieu même de l’ordre, de l’équilibre, de l’harmonie ou de la paix, tandis que hors de ce lieu, et pour celui qui y tend seulement sans y être encore arrivé, c’est l’état de guerre tel que nous l’avons défini, puisque les oppositions en lesquelles réside le désordre, ne sont pas encore surmontées définitivement.

Mais dans son sens extérieur et social, la guerre légitime, érigée contre ceux qui troublent l’ordre et ayant pour but de les y ramener, constitue essentiellement une fonction de « justice », c’est-à-dire en somme une fonction équilibrante (4), quelles que puissent être les apparences secondaires et transitoires ; mais ce n’est là que la « petite guerre sainte », qui est seulement une image de l’autre, de la « grande guerre sainte ». On pourrait appliquer ici ce que nous avons dit à diverses reprises, et encore au début même de la présente étude, quant à la valeur symbolique des faits historiques, qui peuvent être considérés comme représentatifs, selon leur mode, de réalités d’un ordre supérieur.

La « grande guerre sainte », c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place dans l’ensemble ; il s’agit plutôt, comme nous le disions tout à l’heure, de les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en quelque sorte. L’homme doit tendre avant tout et constamment à réaliser l’unité en lui- même, dans tout ce qui le constitue, selon toutes les modalités de sa manifestation humaine : unité de la pensée, unité de l’action, et aussi, ce qui est peut-être le plus difficile, unité entre la pensée et l’action. Il importe d’ailleurs de remarquer que, en ce qui concerne l’action, ce qui vaut essentiellement, c’est l’intention (niyyah), car c’est cela seul qui dépend entièrement de l’homme lui-même, sans être affecté ou modifié par les contingences extérieures comme le sont toujours les résultats de l’action. L’unité dans l’intention et la tendance constante vers le centre invariable et immuable (5) sont représentées symboliquement par l’orientation rituelle (qiblah), les centres spirituels terrestres étant comme les images visibles du véritable et unique centre de toute manifestation, qui a d’ailleurs, ainsi que nous l’avons expliqué, son reflet direct dans tous les mondes, au point central de chacun d’eux, et aussi dans tous les êtres, où ce point central est désigné figurativement comme le cœur, en raison de sa correspondance effective avec celui-ci dans l’organisme corporel.
Pour celui qui est parvenu à réaliser parfaitement l’unité en lui-même, toute opposition ayant cessé, l’état de guerre cesse aussi par là même, car il n’y a plus que l’ordre absolu, selon le point de vue total qui est au-delà de tous les points de vue particuliers. À un tel être, comme il a déjà été dit précédemment, rien ne peut nuire désormais, car il n’y a plus pour lui d’ennemis, ni en lui ni hors de lui ; l’Unité, effectuée au dedans, l’est aussi et simultanément au dehors, ou plutôt il n’y a plus ni dedans ni dehors, cela encore n’étant qu’une de ces oppositions qui se sont désormais effacées à son regard (6). Établi définitivement au centre de toutes choses, celui-là « est à lui-même sa propre loi » (7), parce que sa volonté est une avec le Vouloir universel (la « Volonté du Ciel » de la tradition extrême-orientale, qui se manifeste effectivement au point même où réside cet être) ; il a obtenu la « Grande Paix », qui est véritablement, comme nous l’avons dit, la « présence divine » (Es-Sakînah, l’immanence de la Divinité en ce point qui est le « Centre du Monde ») ; étant identifié, par sa propre unification, à l’unité principielle elle-même, il voit l’unité en toutes choses et toutes choses dans l’unité, dans l’absolue simultanéité de l’« éternel présent ».

 

 (1) Le Roi du Monde, ch. X ; Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. III et VIII.

(2) Krishna et Arjuna, qui représentent le « Soi » et le « moi », ou la « personnalité » et l’« individualité », Âtmâ inconditionné et jîvâtmâ, sont montés sur un même char, qui est le « véhicule » de l’être envisagé dans son état de manifestation ; et, tandis qu’Arjuna combat, Krishna conduit le char sans combattre, c’est-à-dire sans être lui-même engagé dans l’action. D’autres, symboles ayant la même signification se trouvent dans plusieurs textes des Upanishad : les « deux oiseaux qui résident sur le même arbre » (Mundaka Upanishad, 3ème Mundaka, 1er Khanda, shruti 1 ; Shwêtâshwatara Upanishad, 4ème Adhyâya, shruti 6), et aussi les « deux qui sont entrés dans la caverne » (Katha Upanishad, 1er Adhyâya, 3ème Vallî, shruti 1) ; la « caverne » n’est autre que la cavité du cœur, qui représente précisément le lieu de l’union de l’individuel avec l’Universel, ou du « moi » avec le « Soi » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III). - El-Hallâj dit dans le même sens : « Nous sommes deux esprits conjoints dans un même corps » (nahnu ruhâni halalnâ badana).

(3) Ceci repose sur un hadîth du Prophète qui, au retour d’une expédition, prononça cette parole : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte » (rajanâ min el-jihâdil-açghar ilâ el-jihâdil-akbar).

(4) Voir Le Roi du Monde, ch. VI.

(5) Voir ce que nous avons dit ailleurs sur l’« intention droite » et la « bonne volonté » (Le Roi du Monde, ch. III et VIII).

(6) Ce regard est, selon la tradition hindoue, celui du troisième œil de Shiva, qui représente le « sens de l’éternité », et dont la possession effective est essentiellement impliquée dans la restauration de l’« état primordial » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX, 3ème éd., et Le Roi du Monde, ch. V et VII).

(7) Cette expression est empruntée à l’ésotérisme islamique : dans le même sens la doctrine hindoue parle de l’être qui est parvenu à cet état comme swêchchhâcharî, c’est-à-dire « accomplissant sa propre volonté ».

(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Chap. VIII : La guerre et la paix).
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