mardi 18 septembre 2018

Jean Foucaud - LE MUSULMAN RUSSE - Gregory Nicolaiëvitch GORTCHAKOFF (1904 ? - 1995)





 




LE MUSULMAN RUSS​E

Gregory Nicolaiëvitch

GORTCHAKOFF (1904 ? - 1995),

(Abdel Malek , de son nom islamique)


 
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         C'est  par un heureux hasard que grâce à   MM. Abdel-Kader Klibi  et Abdel-Majid Zekri (guénonien de longue date)  nous avons entendu parler pour la première fois de G.N. Gortchakoff, il y a environ une dizaine  d'années.


      Leur rencontre avait eu lieu après-guerre, à la Marsa (ou au palais de l'ex-Bey) quand ces jeunes  gens avaient une  vingtaine d'années – donc vers 1951, 52...C'était un homme d'âge mûr, d'origine russe, hébergé au palais du Bey, un être original, inclassable, féru d'intellectualité, qui leur parla de...René GUENON. Comme beaucoup de gens qui avaient lu Guénon, Gortchakoff est  venu à l'islam, aidé par son amour du pays et sa connaissance de la langue arabe :( on a dit qu'il connaissait  une quinzaine de langues! )



      Pour nous cette information était doublement intéressante : d'abord à cause de la personnalité insolite de Gortchakoff, et surtout parce que nous y avons vu encore un exemple inattendu du rayonnement intellectuel de Guénon jusqu'en Berbérie !  Il y a déjà eu beaucoup d'articles ,voire de thèses (« Influence métaphysique sur la vie littéraire française »;.etc – Paris, 2005) sur la question, mais les chercheurs se bornaient généralement à la sphère francophone et peu  à la qualité de musulmans convertis par la lecture de Guénon... 
    

            Manquant de précisions sur ces souvenirs remontant à plus de 50 ans auparavant, malgré la bonne volonté de mes « informateurs », nous avons entrepris à Paris des recherches qui n'ont pas abouti jusqu'à ce que j'obtienne la collaboration précieuse d'un jeune architecte tunisois (qui ne veut pas être cité, mais je serai  quand même amené à le faire!) .

           Il m'a donc procuré non seulement des références bibliographiques rares mais, encore mieux, la photographie de la tombe de M.Gortchakoff, où apparaît sans ambiguité sa qualité de musulman, comme on pourra le constater.


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               Nous userons avec prudence d'une première source bibliographique russe, traduite hélas dans un français abracadabrant, parfois incompréhensible, parfois hilarant, farci d'interpolations; sans doute le résultat d'une machine à traduire ou d'un logiciel datant de la dernière guerre! Mais pour l'instant, nous ne pouvons faire le difficile  et « faute de grives , on se contente de merles »...-  Auteurs : Marina Panova, et Nathalie  Gladilina-Shoma:


« Georges Gortchakoff: Le Secret du Marabout pieux » -sur la vie et l'oeuvre du secrétaire [de] Sergeï Prokoviev. » *

         Essayons de remettre en ordre les données enchevêtrées de ce premier document.


Nous apprenons (sous toute réserve) que  Gortchakoff est un marin russe, échoué à Bizerte vers 1939, officier perdu de l'escadre russe en exil au moment de la guerre (1).


Il serait né en Bessarabie (actuellement, République de Moldavie, roumanophone) vers 1902 ou 03; or, plus loin  dans le texte, on nous dit qu'un concert a été donné à Tunis en son honneur en 1984, pour son 80ème anniversaire!


      Gortchakoff a  reçu une bonne éducation : il a appris le grec , le latin et le français, auquels on peut ajouter vraisemblablement : le russe, le roumain et sans doute l'allemand et l'anglais ...en attendant mieux.(2). Son éducation musicale n'a  pas été négligée non plus et lui permettra plus tard de donner des concerts publics ,sans  parler de la composition (il a composé 32 sonates pour piano), talent attesté jusque sur sa pierre tombale, au  cimetière de Gammarth, dans le carré réservé aux Beys de Tunis. Il apprécie particulièrement Scriabine (1872-1915)(3).


       Revenons quelques années en arrière : dans  les années 30, il est à Paris, secrétaire de Prokofieff (1891-1953) : ce dernier lui fera une impression extraordinaire (« électrique »!), ainsi que sa musique, dont  on retrouve une coloration dans les sonates  composées par Gortchakoff.  Anecdote : il raconte que Prokofieff fréquentait l'Eglise de la Christian Science (cf. RG, « le Théosophisme », p.261) , tous les samedis matin jusqu'en 1934, date de son retour en URSS.


           Reprenons maintenant le cours mouvementé des tribulations gortchakoviennes. Selon l'article publié sur internet en 2010, il aurait débarqué à Bizerte  en 1939...


           Le document dont nous empruntons quelques données, pas avare d'anachronismes incohérents, prétend que  Gortchakoff à peine arrivé à Bizerte en 1939 (est-ce une faute de frappe? 1929 conviendrait  mieux) se rend à Marseille! Ce serait donc pour aller en France et rencontrer Prokofieff dont il est admirateur depuis longtemps . Mais ça serait trop simple ,car, sans vergogne, les auteures du document écrivent qu'arrivé à Tunis (on croyait que c' était Bizerte, puis Marseille et enfin Paris ??!!), il est embauché au Service du Renseignement  de la Résidence française pour intercepter les messages radios ennemis (ce qui se justifie par son don des langues, et prouve qu'il connaissait bien l'allemand ), mais ces choses -là n'ont pu se produire qu'à son retour de France, ou alors , on n'y  comprend plus rien , une fois de plus !


       En tout cas, au début de la guerre de 40, pendant le raid aérien des Italiens et des Allemands sur Tunis, Gortchakoff s'est caché puis sauvé sur une plage déserte (Gammarth? -mais il y a bien  20 kms de Tunis à cette ville côtière du nord) où il a vécu dans un cabane pendant des années ,(environ de 1940 à 1949?) alimenté par ses voisins tunisiens  qui nourrissent volontiers ce « demandeur d'eau » (sic – où vont-elles chercher tout ça ?!) , apprécié ensuite comme « chercheur d'eau » (re-sic); peut-être  était-il sourcier ?! Essayons d'avancer dans ce galimatias...


Sa situation précaire parvient jusqu'au Bey qui l'invite au Palais (à la Marsa) et lui accorde la citoyenneté (sic!) (4)


* exemple d'aberration : le nom d'un certain monsieur « More » (écriture russe) est compris par la machine comme « moor » en anglais, et transcrit pas « Mer »  en français, ou « Mère » (la mère ?) ou encore : MER ou tout simplement « mer »  (l'océan)! Mais le bouquet est atteint quand le logiciel traduit froidement  « mer » par « Sea « ; ainsi, on arrive à un monsieur Sea (anglais ?), alors qu'il s'agit de Serge Moreux; discographe bien connu, comme nous avons réussi à l'établir après bien des recherches. Alors qu'il y a tant de bons traducteurs qui ne demandent qu'à travailler.


(1)Ce qui est curieux, c'est que Guénon, dès 1929 , dans un lettre à Guido di Giorgio, parle  d' « un officier de marine  qui est à Bizerte et qui est intéressé par les questions islamiques »..Il ne peut s'agir du même ; à moins que Gortchakoff ne soit arrivé à Bizerte dès  ou avant 1929 pour repartir à Paris ,où il fréquentera d'ailleurs Serge Prokofieff, (là, les dates coincident, d'autant plus que la diaspora russe en Tunisie, et d'abord à Bizerte, se situe dans les années 1922  à 25 – cf. le témoignage d'Anastasia Manstein-Chirinsky (1912-1997), dans « Jeune Afrique » de 2009, témoignage recueilli par Ridha Kéfi )- voir en annexe


(2) Si l'on nous permet cette référence personnelle, ceci rappelle ce que nous avons dit d'Aguéli, dans notre article sur « le Don des langues ».


(3)Scriabine s'intéressait à la théosophie et il aimait tellement la philosophie orientale  qu'il ira jusqu'aux Indes; ceci explique l'inspiration  et le titre de certaine de ses sonates(« la Sonate métaphysique » [n°2 en sol # mineur]; « poème de l'Exstase »...etc).


(4)Nous doutons fort que le Bey accorde  aussi rapidement la citoyenneté tunisienne ; il ne peut s'agir que d'un permis de séjour ou alors du tout nouveau passeport Nansen pour apatride (?). - On verra plus loin que la chose n'a pas dû se faire...


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         Gortchakoff aurait résidé au Palais du Bey à Khereddine (station  toujours actuelle du tram TGM)  . Là, nouvelle incroyable (mais on commence à s'y habituer), il reçoit illico presto le grade de Colonel du Bey (on se croirait dans la célèbre BD de Hergé !); mais, d'après nos renseignements, ce n'est pas un grade militaire effectif, il n'a de pouvoir que dans le palais du Bey .Et puis  n'oublions pas qu'il est déjà officier de marine dans la Marine Royale russe blanche ( d'avant les bolcheviques).
On croit savoir, par d'autres sources orales beaucoup plus fiables, qu'entre 1950 et 55, il vivait dans le pavillon d'un autre  Palais du Bey , à la Marsa.
En 1949, il est si bien intégré, qu'il se dit « complètement aborigène »; il proclame même la supériorité de la musique arabe sur la musique occidentale et soutient fermement la volonté d'indépendance de la Tunisie, qui était un Protectorat, mais un protectorat sans initiative, maintenu dans un tutelle ridicule et dont les droits étaient constamment spoliés par les Résidents échappant au pouvoir du gouvernement de Paris. On sait les tristes souvenirs qu'a laissés un prétentieux incompétent du nom  de Hautecloque ( dont on  a pu dire de lui qu' « il était tellement bête que même ses hommes s'en étaient aperçus « !) (5) : il sera la cause de bien des assassinats crapuleux perpétrés par la Main Rouge, avec la complicité de la police française et son accord tacite, au point qu' à Paris le Ministère commença à s'inquiéter sans arriver à le destituer , vu ses appuis  de la part du lobby « pied noir » tunisien, qui, sans être aussi puissant qu'en Algérie, faisait encore la pluie et le beau temps .


.              On suppose que c'est de ce moment-là que date sa conversion à l'Islam (chose qui n'intéresse guère les biographies-amateurs improvisées!). Autrement , on ne comprendrait pas qu'il ait été embauché par le Bey pour diriger l'éducation de ses deux neveux, notamment Rashid. En tout cas, la coïncidence nous paraît plausible, en l'absence de tout autre indice.



              En 1953, Gortchakoff entreprend une biographie de Prokofieff  qui vient de décéder en Russie .Il fera même une conférence à Tunis sur son Maître . Entretemps, il  écrit des poèmes en français (et en arabe -?-);Vers 1964, son élève Rashid lui offre un chambre et un piano dans le palais de son beau-père à La Marsa. Là ;il compose et enseigne la musique. Il noue des relations avec le Père blanc Jean Ferron (1910-2003), directeur du musée de Carthage/Birsa . En 1967, il comptait aller en URSS pour jouer une composition en l'honneur de la Révolution; mais on lui refuse un visa. Il s'avère qu'il n'a pas de passeport : « la France, la Tunisie  et l'URSS étaient  prêtes à lui offrir la citoyenneté, mais aucune d'elle ne lui convenait » (document Panova, p. 11 de la transcription par logiciel) Resté à Tunis, il donne des conférences sur les traditions musicales des républiques musulmanes d'URSS .On sait que Gortchakoff n'aimait pas la musique « dodécaphonique « ou concrète : il aimait trop Bach et la musique religieuse russe .


           Inquiet pour le sort posthume de ses archives (écrits, partitions...), il décide de tout transférer à la Bibliothèque Nationale de France, au fonds russe Nadia Boulanger.


          Gregory Nocolaïevitch Gortchakoff est décédé le 16 mars 1995. Il a   été enterré par son élève Rashid au cimetière de Gammarth. Sur sa pierre tombale, on remarque une inscription en arabe comme on le fait pour tout Musulman, et en dessous,  3 lignes en russe que le graveur tunisien a eu du mal à écrire, car il y a plusieurs fautes de russe ! (voir ci-dessus)


            Les auteures terminent ainsi : « L'étude de la créativité (sic !) Gortchakoff commence seulement. Aujourd'hui, le voile entourant le mystère du « pieux marabout », n'est que légèrement entrouvert, il reste à le résoudre ».


             On croit comprendre que la conversion  de cet homme exceptionnel  a l'air gênante pour ses biographes russes et qu'on préfère ne pas trop en savoir  à ce sujet !Il est vrai que les Catholiques orthodoxes russes tiennent beaucoup à leur religion (il n'y a qu'à voir l'exemple du Président Poutine).  Dans nos recherches, nous ne trouvons qu'un prince russe dans la longue dynastie des princes russes  issus de l'union avec les princes Volkonsky, et qui serait musulman; il s'agit du Prince Mohamed Ben Halim d'Egypte (1897-1970, alias Prince Mohammed Sa'id Halim, ayant  épousé une princesse Elena Vadimovna (1924-...). Quant aux homonymes, il semble que Gortchakoff n'ait pas été apparenté à la haute noblesse russe, étant plutôt  un hobereau, si l'on peut dire : il y a eu des confusions à ce sujet. ...


            Mais pour nous, ce personnage est doublement intéressant : il connaît Guénon et se convertit à l'Islam.  , ce qui n'est pas une chose courante dans les années 40. Et il a l'air tout à fait acquis à la culture arabo-musulmane. Nous n'avons pas non plus réussi à savoir s'il était membre d'une Loge.    


               Il faut dire que la Tunisie, terre d'invasions depuis des millénaires, a toujours été une terre d'accueil et a encore gardé son esprit d'ouverture, surtout vis à vis de l'occident et notamment de la France.




*Annexe 1 : les sources:


-A part Mmes Panova et Gladilina-Shoma que nous avons citées abondamment(qu'elles soient ici remerciées), il y a l'ouvrage de Mme Makhrova: « Ma Tunisie : la Manière russe – 2002.
Il y a également Makhrov K. : « En mémoire de Gregory . Nik Gortchakoff », dans la revue : « la Pensée russe » n° 4084 -  29 juin /5 juillet - 1995     -on peut consulter le Fonds russe Nadia Boulanger (déjà cité) à la BNF.


Il y a aussi le fonds Serge Moreux, correspondance entre Prokofieff et Gortchakoff.


- « Les Russes à paris » -1919/1939, par Hélène menegaldo, Ed. Autrement, 1998


-La Bibliothèque russe Tourgueniev, à Paris.


Eventuellement, la thèse d'Alexandre Jevakhoff  et le livre de Nina Berbérova : « les Francs-Maçons russes du XXè siècle »/Actes Sud,1990, qui ne cite pas une seule fois le nom pourtant assez courant en Russie de Gortchakoff.



*Annexe 2 : Signalons l'interview dans la Revue Jeune Afrique de  déc. 2009, juste avant son décès à 97 ans de Mme Manstein -Chirinsky, qui avait connu le débarquement de l'escadre russe rescapée des Bolcheviks, en 1921 quand elle avait 9 ans... 


*




NB  Nous ne savons toujours pas si Gortchakoff a eu une descendance ;  quoi qu'il en soit , nous avons découvert un homonyme  maçonnique qui annonçait  dès 2006 (chez l'éditeur Dervy) un ouvrage à paraître et qui ne parut jamais (?) : il signait Michel GORTCHAKOFF !


     Le titre en était : « la Sainte Arche Royale,  déclinaison de la Parole Perdue. ».
En fait, il aurait été publié à compte  d'auteur en 1994 (donc bien avant 2006)   et republié en 2010 par  la Collection Magie du Livre.


    Entretemps , le titre semble avoir été changé , et il s'agit de : »Le Rite d'York de Nova Scottia ,( G%L% Pr% du Canada)  à la GLNF, toujours par le Dr Michel GORTCHAKOFF.


A moins qu'il ne s'agisse d'un 2è ouvrage ...        


(5)cf. Ce que dit de lui l'historien Charles-André Julien , »Et la Tunisie devint indépendante »,pp.34 à 39   + la note 5 p.35 , passim


PS:Je dois l'iconographie de cet article à l'obligeance de M.Adnen Ghali.


Portrait de G.N.Gortchakoff. (ra)


2 commentaires:

  1. C'est fascinant! comme tout ce qu'écrit Mr. Jean Foucaud. Merci infiniment de partager cela avec nous.

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  2. Merci pour votre gentil commentaire

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