mercredi 31 juillet 2013

René Guénon - Les deux nuits

                                                 
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[Publié dans les Études Traditionnelles N° 232-233, avril-mai 1939, repris dans Initiation et Réalisation spirituelle chapitre XXXI.]

Nous n’entendons nullement parler ici de ce que les mystiques appellent « nuit des sens » et « nuit de l’esprit » ; quoique celles-ci puissent présenter quelques similitudes partielles avec ce dont il s’agit, il s’y trouve bien des éléments difficiles à « situer » exactement et même souvent des éléments d’un caractère assez « trouble », ce qui tient évidemment aux imperfections et aux limitations inhérentes à toute réalisation simplement mystique, et sur lesquelles nous nous sommes suffisamment expliqué en d’autres occasions pour nous dispenser d’y insister de nouveau. D’autre part, notre intention n’est pas non plus d’envisager les « trois nuits » symboliques qui représentent trois morts et trois naissances, se référant respectivement, en ce qui concerne l’être humain, aux trois ordres corporel, psychique et spirituel (1) ; la raison de ce symbolisme, qui est naturellement applicable aux degrés successifs de l’initiation, est que tout changement d’état se produit à travers une phase d’obscuration et d’« enveloppement », d’où il résulte que la « nuit » peut être considérée suivant une multiplicité de sens hiérarchisés comme les états mêmes de l’être ; mais nous n’en retiendrons présentement que les deux extrêmes. En effet, ce que nous nous proposons est de préciser quelque peu la façon dont le symbolisme des « ténèbres », dans son acception traditionnelle la plus générale, se présente sous deux sens opposés, l’un supérieur et l’autre inférieur, ainsi que la nature du rapport analogique qui existe entre ces deux sens et qui permet de résoudre leur apparente opposition.

1 — Cf. A. K. Coomaraswamy, Notes on the Katha Upanishad, 1ère partie.

Dans leur sens supérieur, les ténèbres représentent le non-manifesté, ainsi que nous l’avons déjà expliqué au cours de nos précédentes études ; il n’y a là aucune difficulté, et pourtant il semble que ce sens supérieur soit assez généralement ignoré ou méconnu, car il est facile de constater que, lorsqu’il est question des ténèbres, on ne pense communément qu’à leur sens inférieur ; et encore ajoute-t-on souvent une signification « maléfique » qui ne lui est nullement inhérente essentiellement, et qui ne se justifie que dans le cas de quelques aspects secondaires et beaucoup plus particularisés. En réalité, le sens inférieur représente proprement le « chaos », c’est-à-dire l’état d’indifférenciation ou d’indistinction qui est au point de départ de la manifestation, soit dans sa totalité, soit relativement à chacun de ses états ; et ici nous voyons immédiatement apparaître l’application de l’analogie en sens inverse, car cette indifférenciation, qu’on pourrait appeler « matérielle » en langage occidental, est comme le reflet de l’indifférenciation principielle du non-manifesté, ce qui est au point le plus haut se réfléchissant au point le plus bas, comme les sommets des deux triangles opposés dans le symbole du « sceau de Salomon ». Nous aurons encore à revenir sur cette considération par la suite ; mais ce qu’il importe surtout de bien comprendre avant d’aller plus loin, c’est que cette indistinction, quand elle s’applique à la totalité de la manifestation universelle, n’est autre que celle même de Prakriti, en tant que celle-ci s’identifie à la hylê primordiale ou à la materia prima des anciennes doctrines cosmologiques occidentales ; en d’autres termes, c’est l’état de potentialité pure, qui n’est en quelque sorte qu’une image réfléchie, et par là même inversée, de l’état principiel des possibilités non-manifestées ; et cette distinction est particulièrement importante, car la confusion entre possibilité et potentialité est la source d’innombrables erreurs. D’autre part, lorsqu’il s’agit seulement de l’état originel d’un monde ou d’un état d’existence, l’indistinction potentielle ne peut plus être envisagée qu’en un sens relatif et déjà « spécifié », en vertu d’une certaine similitude existant entre le processus de développement de la manifestation universelle et celui de chacune de ses parties constitutives, similitude qui trouve notamment son expression dans les lois cycliques ; ceci, qui est susceptible de s’appliquer à tous les degrés, et au cas d’un être particulier comme à celui d’un domaine d’existence plus ou moins étendu, correspond à la remarque que nous avons faite plus haut au sujet d’une multiplicité de sens hiérarchisés, car il va de soi que, du fait de leur multiplicité même, ces sens ne peuvent être que relatifs.

De ce qui vient d’être dit, il résulte que le sens inférieur des ténèbres est d’ordre cosmologique, tandis que leur sens supérieur est d’ordre proprement métaphysique ; on peut aussi remarquer dès maintenant que leur relation permet de rendre compte du fait que l’origine et le développement de la manifestation peuvent être envisagés à la fois dans un sens ascendant et dans un sens descendant. S’il en est ainsi, c’est que la manifestation ne procède pas seulement de Prakriti, à partir de laquelle son développement tout entier est un passage graduel de la puissance à l’acte, qui peut être décrit comme un processus ascendant ; elle procède en réalité des deux pôles complémentaires de l’Être, c’est-à-dire de Purusha et de Prakriti et, par rapport à Purusha, son développement est un éloignement graduel du Principe, donc une véritable descente. Cette considération contient implicitement la solution de beaucoup d’antinomies apparentes, surtout en ce qui concerne les cycles cosmiques, dont la marche est, pourrait-on dire, réglée par une combinaison des tendances qui correspondent à ces deux « mouvements » opposés, ou plutôt complémentaires ; les développements auxquels ceci peut donner lieu sont d’ailleurs évidemment en dehors de notre sujet ; mais on pourra tout au moins comprendre aisément par là qu’il n’y a aucune contradiction entre l’assimilation du point de départ ou de l’état originel de la manifestation aux ténèbres dans leur sens inférieur, d’un côté, et, de l’autre, l’enseignement traditionnel concernant la spiritualité de l’« état primordial », car les deux choses ne se rapportent pas au même point de vue, mais respectivement aux deux points de vue complémentaires que nous venons de définir.

Nous avons envisagé le sens inférieur des ténèbres comme le reflet de leur sens supérieur, ce qu’il est en effet à un certain point de vue ; mais en même temps, à un autre point de vue, il en est aussi en quelque sorte l’« envers », en prenant ce mot dans l’acception où l’« envers » et l’« endroit » s’opposent comme les deux faces d’une même chose ; et ceci demande encore quelques explications. Le point de vue auquel s’applique la considération du reflet est naturellement celui de la manifestation, et de tout être situé dans le domaine de la manifestation ; mais, à l’égard du Principe, où l’origine et la fin de toutes choses se rejoignent et s’unissent, il ne saurait plus être question de reflet, puisqu’il n’y a réellement là qu’une seule et même chose, le point de départ de la manifestation étant nécessairement, aussi bien que son point d’aboutissement, dans le non-manifesté. Au point de vue du Principe en lui-même, s’il est encore permis d’employer dans ce cas une telle façon de parler, on ne peut même pas distinguer deux aspects de cette chose unique, puisqu’une telle distinction ne se pose et n’est valable que par rapport à la manifestation ; mais, si le Principe est considéré dans sa relation à la manifestation, on pourra distinguer comme deux faces, correspondant à la sortie du non-manifesté et au retour au non-manifesté. Puisque le retour au non-manifesté est le terme final de la manifestation, on peut dire que c’est lorsqu’il est vu de ce côté que le non-manifesté apparaît proprement comme les ténèbres au sens supérieur, tandis que, vu du côté du point de départ de la manifestation, il apparaît au contraire comme les ténèbres au sens inférieur ; et, suivant le sens dans lequel s’accomplit le « mouvement » de celui-ci vers celui-là, on pourrait dire aussi que la face supérieure est tournée vers le Principe, tandis que la face inférieure est tournée vers la manifestation, quoique cette image des deux faces paraisse impliquer une sorte de symétrie qui, entre le Principe et la manifestation, ne saurait exister véritablement, et que d’ailleurs, dans le Principe même, il ne puisse évidemment plus y avoir aucune distinction de supérieur et d’inférieur. Le point de vue du reflet est illusoire par rapport à celui-là, comme le reflet même l’est aussi par rapport à ce qui est reflété ; ce point de vue des deux faces correspond donc à un degré plus profond de réalité, bien que pourtant lui-même soit encore illusoire à un autre niveau, puisqu’il disparaît à son tour quand le Principe est envisagé en lui-même et non plus par rapport à la manifestation.

Le point de vue que nous venons d’exposer en dernier lieu sera peut-être rendu plus clair si l’on considère ce qui y correspond, à l’intérieur même de la manifestation, dans le passage d’un état à un autre : ce passage est en lui-même un point unique, mais il peut naturellement être envisagé de l’un et de l’autre des deux états entre lesquels il est situé et dont il est la limite commune. Ici encore, on retrouve donc la considération des deux faces : ce passage est une mort par rapport à l’un des deux états, tandis qu’il est une naissance par rapport à l’autre ; mais cette mort et cette naissance coïncident en réalité, et leur distinction n’existe qu’à l’égard des deux états, dont l’un a sa fin et l’autre son origine en ce même point. L’analogie est évidente avec ce qui, dans les considérations précédentes, concernait, non deux états particuliers de manifestation, mais la manifestation totale elle-même et le Principe, ou plus précisément le passage de l’un à l’autre ; il convient d’ailleurs d’ajouter que, là encore, le sens inverse de l’analogie trouve son application, car, d’un côté, la naissance à la manifestation est comme une mort au Principe, et de l’autre, inversement, la mort à la manifestation est une naissance, ou plutôt une « re-naissance » au Principe, de sorte que l’origine et la fin se trouvent inversées suivant qu’on les envisage par rapport au Principe ou par rapport à la manifestation ; ceci, bien entendu, toujours dans la relation de l’un à l’autre, car, dans l’immutabilité du Principe même, il n’y a assurément ni naissance ni mort, ni origine ni fin, mais c’est lui-même qui est l’origine première et la fin dernière de toutes choses, sans que d’ailleurs il y ait entre cette origine et cette fin une distinction quelconque dans la réalité absolue.

Si nous en venons maintenant à considérer le cas de l’être humain, nous pouvons nous demander ce qui, pour lui, correspond aux deux « nuits » entre lesquelles se déploie comme nous l’avons vu, toute la manifestation universelle ; et, pour ce qui est des ténèbres supérieures, il n’y a là encore aucune difficulté, car qu’il s’agisse d’un être particulier ou de l’ensemble des êtres, elles ne peuvent jamais représenter autre chose que le retour au non-manifesté ; ce sens, en raison même de son caractère proprement métaphysique, demeure inchangé dans toutes les applications qu’il lui est possible de faire de ce symbolisme. Par contre, en ce qui concerne les ténèbres inférieures, il est évident qu’elles ne peuvent plus être prises ici qu’en un sens relatif, car le point de départ de la manifestation humaine ne coïncide pas avec celui de la manifestation universelle, mais occupe à l’intérieur de celle-ci un certain niveau déterminé ; ce qui y apparaît comme « chaos » ou comme potentialité ne peut donc l’être que relativement, et possède déjà en fait un certain degré de différenciation et de « qualification » ; ce n’est plus la materia prima, mais c’est, si l’on veut, une materia secunda, qui joue un rôle analogue pour le niveau d’existence envisagé. Il va de soi, d’ailleurs, que ces remarques ne s’appliquent pas seulement au cas d’un être, mais aussi à celui d’un monde ; ce serait une erreur de penser que la potentialité pure et simple peut se trouver à l’origine de notre monde, qui n’est qu’un degré d’existence parmi les autres ; l’âkâsha, malgré son état d’indifférenciation, n’est pourtant pas dépourvu de toute qualité et il est déjà « spécifié » en vue de la production de la seule manifestation corporelle ; il ne saurait donc aucunement être confondu avec Prakriti, qui, étant absolument indifférenciée, contient par là même en elle la potentialité de toute manifestation.

Il résulte de là que, à ce qui représente les ténèbres inférieures dans l’être humain, on ne pourra appliquer, par rapport aux ténèbres supérieures, que l’image du reflet, à l’exclusion de celle des deux faces ; en effet, tout niveau d’existence peut être pris comme un plan de réflexion, et ce n’est d’ailleurs que parce que le Principe s’y reflète d’une certaine façon qu’il possède quelque réalité, celle dont il est susceptible dans son ordre propre ; mais, d’autre part, si l’on passait à l’autre face des ténèbres inférieures, ce n’est pas dans le Principe ou dans le non-manifesté que l’on se trouverait en pareil cas, mais seulement dans un état « préhumain » qui n’est qu’un autre état de manifestation. Ici, nous sommes donc ramené à ce que nous avons expliqué précédemment au sujet du passage d’un état à un autre : d’un côté, c’est la naissance à l’état humain, et, de l’autre, c’est la mort à l’état « préhumain » ; ou, en d’autres termes, c’est le point qui, suivant le côté dont on l’envisage, apparaît comme le point d’aboutissement d’un état et comme le point de départ de l’autre. Maintenant, si les ténèbres inférieures sont prises en ce sens, on pourrait se demander pourquoi on ne considère pas simplement, d’une façon symétrique, les ténèbres supérieures comme représentant la mort à l’état humain, ou le terme de cet état, qui ne coïncide pas forcément avec un retour au non-manifesté, mais qui peut n’être encore que le passage à un autre état de manifestation ; en fait, le symbolisme de la nuit s’applique bien, comme nous l’avons dit, à tout changement d’état quel qu’il soit ; mais, outre qu’il ne pourrait s’agir en ce cas que d’une « supériorité » très relative, le commencement et la fin d’un état n’étant que deux points situés à des niveaux consécutifs séparés par une distance infinitésimale suivant « l’axe » de l’être, ce n’est pas là ce qui importe au point de vue où nous nous plaçons. En effet, ce qu’il faut considérer essentiellement, c’est l’être humain tel qu’il est actuellement constitué dans son intégralité, et avec toutes les possibilités qu’il porte en lui ; or, parmi ces possibilités, il y a celle d’atteindre directement le non-manifesté, auquel il touche déjà, si l’on peut dire, par sa partie supérieure, qui, bien que n’étant pas elle-même proprement humaine, est cependant ce qui le fait exister en tant qu’humain, puisqu’elle est le centre même de son individualité ; et, dans la condition de l’homme ordinaire, ce contact avec le non-manifesté apparaît dans l’état de sommeil profond. Il doit d’ailleurs être bien entendu que ce n’est point là un « privilège » de l’état humain, et que, si l’on considérait de même n’importe quel autre état, on y trouverait toujours cette même possibilité de retour direct au non-manifesté, sans passage à travers d’autres états de manifestation, car l’existence dans un état quelconque n’est possible que du fait qu’Âtmâ réside au centre de cet état, qui sans cela s’évanouirait comme un pur néant ; c’est pourquoi, en principe tout au moins, tout état peut être pris également comme point de départ ou comme « support » de la réalisation spirituelle, car, dans l’ordre universel ou métaphysique, tous contiennent en eux les mêmes virtualités.

Dès lors qu’on se place au point de vue de la constitution de l’être humain, les ténèbres inférieures devront apparaître plutôt sous l’aspect d’une modalité de cet être que sous celui d’un premier « moment » de son existence ; mais les deux choses se rejoignent d’ailleurs en un certain sens, car ce dont il s’agit est toujours le point de départ du développement de l’individu, développement aux différentes phases duquel correspondent ses diverses modalités, entre lesquelles s’établit par là même une certaine hiérarchie ; c’est donc ce qu’on peut appeler une potentialité relative, à partir de laquelle s’effectuera le développement intégral de la manifestation individuelle. À cet égard, ce qui représente les ténèbres inférieures ne peut être que la partie la plus grossière de l’individualité humaine, la plus « tamasique » en quelque sorte, mais dans laquelle cette individualité tout entière se trouve pourtant enveloppée comme un germe ou un embryon ; en d’autres termes, ce ne sera rien d’autre que la modalité corporelle elle-même. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner que ce soit le corps qui corresponde ainsi au reflet du non-manifesté dans l’être humain, car, ici encore, la considération du sens inverse de l’analogie permet de résoudre immédiatement toutes les difficultés apparentes : le point le plus haut, comme nous l’avons déjà dit, a nécessairement son reflet au point le plus bas ; et c’est ainsi que, par exemple, l’immutabilité principielle a, dans notre monde, son image inversée dans l’immobilité du minéral. On pourrait dire, d’une façon générale, que les propriétés de l’ordre spirituel trouvent leur expression, mais « retournée » en quelque sorte et comme « négative », dans ce qu’il y a de plus corporel ; et ce n’est là, au fond, que l’application à ce monde de ce que nous avons expliqué précédemment quant au rapport inverse de l’état de potentialité à l’état principiel de non-manifestation. En vertu de la même analogie, l’état de veille, qui est celui où la conscience de l’individu est « centrée » dans la modalité corporelle, est spirituellement un état de sommeil et inversement ; cette considération du sommeil permet d’ailleurs encore de mieux comprendre que le corporel et le spirituel apparaissent respectivement comme « nuit » au regard l’un de l’autre, bien qu’il soit naturellement illusoire de les envisager symétriquement comme deux pôles de l’être, ne serait-ce que parce que le corps, en réalité, n’est point une materia prima, mais un simple « substitut » de celle-ci relativement à un état déterminé, tandis que l’esprit ne cesse jamais d’être un principe universel et ne se situe à aucun niveau relatif. C’est en tenant compte de ces réserves, et en parlant conformément aux apparences inhérentes à un certain niveau d’existence, qu’on peut parler d’un « sommeil de l’esprit » correspondant à la veille corporelle ; l’« impénétrabilité » des corps, si étrange que cela puisse sembler, n’est elle-même qu’une expression de ce « sommeil », et, du reste, toutes leurs propriétés caractéristiques pourraient également s’interpréter suivant ce point de vue analogique.

Sous le rapport de la réalisation, ce qu’il y a surtout à retenir de ces considérations, c’est que, si elle s’accomplit à partir de l’état humain, c’est le corps même qui doit lui servir de base et de point de départ ; c’est lui qui en est le « support » normal, contrairement à certains préjugés courants en Occident et suivant lesquels on voudrait ne voir en lui qu’un obstacle ou le traiter en « quantité négligeable » ; l’application au rôle qu’un élément d’ordre corporel joue dans tous les rites, en tant que moyens ou auxiliaires de la réalisation, est trop évidente pour qu’il soit besoin d’y insister. Par ailleurs il y aurait assurément à tirer de tout cela bien d’autres conséquences que nous ne pouvons développer présentement ; on peut notamment entrevoir par-là la possibilité de certaines transpositions et « transmutations » fort inattendues pour qui n’y a jamais songé ; mais, bien entendu, ce n’est pas en concevant le corps suivant les théories « mécanistes » et « physico-chimiques » des modernes qu’il sera jamais possible d’y comprendre quoi que ce soit (1).

1 — Dans la tradition islamique, les deux « nuits » dont nous avons parlé sont représentées respectivement par laylatul-qadr et laylatul-mirâj correspondant à un double mouvement « descendant » et « ascendant » : la seconde est l’ascension nocturne du Prophète, c’est-à-dire un retour au Principe à travers les différents « cieux » qui sont les états supérieurs de l’être ; quant à la première, c’est la nuit où s’accomplit la descente du Qorân, et cette « nuit », suivant le commentaire de Mohyiddin ibn Arabi, s’identifie au corps même du Prophète. Ce qui est particulièrement à remarquer ici, c’est que la « révélation » est reçue, non dans le mental, mais dans le corps de l’être qui est « missionné » pour exprimer le Principe : Et Verbum caro factum est, dit aussi l’Évangile (caro et non pas mens), et c’est là très exactement, une autre expression sous la forme propre à la tradition chrétienne, de ce que représente laylatul-qadr dans la tradition islamique.

 

 

Les mosquées et les zaouias de la Medina de Tunis - Vidéo

   
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lundi 29 juillet 2013

Mawqif 366 - Commentaire de l'Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî sur le début des Futûhât al-Makkiyyah


                                 Abd el-Kader à Damas, après 1862, ph.  Francis Bedford
 
 
 
[Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Kitâb al-mawâqif, Mawqif 366, trad. Max Giraud et Jean-François Houberdon, Revue Science Sacrée, n°3-4, 2002].

Notre chef — ou plutôt le chef de tous les connaissants [sayyid al-‘ârifîn] — a dit : Al-hamdu li-Llâhi alladhî awjada al-ashyâ’ ‘an ‘adam wa ‘adami-hi, « La louange est à Allâh qui existencié les choses d'un néant et sa négation » (1). Voici ce qu'en dit le serviteur (que je suis) : l'herméneutique de la formule « La louange est à Allâh » est abondamment développée et bien connue ; j'y ajouterai ceci :

La louange du commun des hommes est proférée par leurs âmes individuelles et s'adresse à Allâh — qu'Il soit exalté ! — considéré comme une réalité radicalement différente d'eux. Ainsi, pour eux, Allâh Seul peut être loué et leurs âmes sont les agents de cette louange : leur point de vue exclut que des créatures puissent être objets de louange.

La louange de l'élite est bi-Llâhi, « par » Allâh et le bâ' (de bi-Llâhi) implique la subsistance d'une trace de contingence (2) ; ces hommes se distinguent du commun par le fait que leur louange est « par » Allâh, « pour » Allâh, non par leurs âmes individuelles.

La louange de l'élite de l'élite est « à » Allâh, et le lâm (de li-Llâhi) implique l'extinction de toute trace de contingence (3). C'est pourquoi les maitres de la Voie initiatique déclarent les lâmiyyûn, les gens du lâm, supérieurs aux bâ’iyyûn les gens du bâ’. Cela s'applique aussi à la formule Lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-Llâh, « pas de force ni de puissance si ce n'est par Allâh » de sorte que Lâ quwwata illâ li-Llâh, « Pas de puissance si ce n'est à Allâh » a la prééminence illâ bi-Llâh « si ce n'est par Allâh ». Ainsi l'énoncé « la louange est à Allâh » a, selon nous, la primauté sur « la louange est par Allâh ». Lorsque le savant par Allâh — qu'il soit exalté ! — dit : « La louange est à Allâh », c'est dans le sens où il n'y a rien qui louange Allah sinon Lui-même et qu'il n'y a pas plus digne de louange que Lui-même, ce qui revient à enlever aux créatures la possibilité d'effectuer réellement la louange ou d'en être l'objet. C'est ce qui résulte de la doctrine attribuant au Très-Haut les finalités de l'éloge : tout éloge Lui revient — qu'Il soit exalté ! — ; il a son origine en Lui et retourne à Lui.

Notre chef et maître [sayyidunâ wa mawlânâ], dans ce livre des Futûhât. a déclaré que tout éloge formulé en faveur d'un être autre qu'Allâh revient finalement à Allâh et cela de deux manières :

La première, c'est qu'un être créé est louangé en vertu de qualités positives qui lui attirent l'éloge, ou encore qu'il produit des œuvres dignes d'éloges, fruits des qualités qu'il manifeste. De quelque manière qu'on la considère, cette louange revient à Allâh puisqu'il est l'Existenciateur réel et des qualités et de leurs effets qui ne sauraient être attribués à l'être créé ; la louange revient donc finalement à Allâh.

La seconde, c'est le point de vue du connaissant voyant avant tout que la réalité prêtée aux êtres contingents n'est autre que la manifestation de Dieu en eux ; c'est donc Lui que la louange concerne et pas les êtres créés. Ensuite, il remarque la place occupée par la lettre lâm dans le mot li-Llâhi (à Allâh) et constate que le Louangeur est identique au Louangé et rien d'autre : Allâh, de ce fait, est le « Louangeur-Louangé » [al-hâmid al-mahmûd]. Il dénie l'acte de louange à la créature qui louange et exclut qu'elle puisse être objet de louange. Ainsi, l'être créé, sous un certain rapport, est louangé et non louangeur, et, sous un autre rapport, n'est ni louangeur ni louangé. Nous avons déjà expliqué pourquoi il ne saurait être réellement louangeur : la louange est un acte et les actes appartiennent à Allâh (5). Quant au fait qu'il ne puisse être louangé, cela tient à ce que le louangé est digne d'éloge pour ce qui lui appartient en propre ; or l'être créé ne possède rien et ne peut donc en aucun cas être objet de louange (6).

 
REMARQUE (7)

 

La louange la plus véridique est « la louange de la louange » [hamd al-hamd] : en ce sens que constater des perfections en acte dans un être est plus sûr que (de s'en remettre au jugement) laudatif mais néanmoins faillible d'une tierce personne sur cet être […].

En parlant de « l'Etendard de la louange », notre chef indique aussi qu'il s'agit de « la Louange de la louange », degré le plus total, le plus brillant, le plus épanoui des stations de louanges car c'est vers cet « Etendard de la Louange » que se réuniront les hommes (au Jour de la Résurrection). Il sera, en effet, l'Insigne de la Royauté et de la présence du Roi [martabat al-mulk wa wujûd al-malik]. Il en est ainsi de « la Louange de la louange » vers laquelle se réunissent toutes les stations de louange, car elle est Louange Juste qui n'admet ni aléatoire, ni doute, ni suspicion. Elle est louange véritable puisqu'elle témoigne par elle-même ; elle est étendard en elle-même.

Considère la chose suivante : si tu dis d'une personne — ou elle le dit d'elle-même — qu'elle est généreuse ; cet éloge peut être vrai ou faux. Mais si cette personne fait un don gracieux par amour du bien, cet acte charitable, à lui seul, prouvera la générosité du donateur. Sur l'expression « à Allâh », je dirai que de nombreuses choses ont été affirmées sur le Nom de Majesté (Allâh) ; elles sont bien connues. Cependant j'ajouterai que le terme « Allâh » sert à exprimer l'Essence-Réalité absolue : il n'est pas un terme dérivé et il n'exprime aucun attribut comme l'affirment ceux qui le considèrent comme un nom propre sans étymologie. Par ailleurs, il désigne aussi le degré de la Fonction divine et, dans ces conditions, il est considéré comme dérivant de la notion de « divinité » comme sont amenés à le dire ceux qui le conçoivent comme un attribut doté d'une étymologie (8).

A ce second aspect du Nom de Majesté correspond la parole du Très-Haut : « Vous êtes les pauvres dépendants d'Allâh » [antum al-fuqarâ’ ilâ-Llâh] (9), car c'est de la Fonction divine dont les êtres ont besoin pour exister ; c'est le degré des Noms divins, causes des effets manifestés. Ces Noms requièrent le monde pour manifester leurs effets et le monde les réclame car il a besoin d'eux pour apparaître et gagner l'existence. Entre le degré de la Fonction divine (Ulûhiyyah) — où Allâh apparaît comme divinité — et les archétypes du monde [a’yân al-‘âlam], il y a une relation indissoluble de besoin réciproque et, comme dans toute réciprocité, si l'un des deux termes vient à manquer, le second disparaît aussi.

En revanche, il est fait allusion au premier aspect du Nom de Majesté dans la parole du Très-Haut : « Allah est Celui qui se passe de tout, le Très Louangé » [wa-Llâhu huwa al-ghaniyyu al-hamîdu] (10). En effet, se passer des hommes et de tous les mondes n'appartient qu'à la Réalité absolue de l'Essence. Celle-ci, conçue comme transcendant toute fonction divine, n'implique pas le monde et ce dernier l'ignore puisque, contrairement à la Fonction divine, il n'y a aucune relation entre l'Essence et les hommes ou l'ensemble des êtres du monde (11). J'ai longuement développé le sujet de ce verset dans les Haltes Spirituelles. Le Pôle ‘Alî Wafâ — qu'Allah soir satisfait de lui ! — a déclaré que le Nom de Majesté « Allâh » n'est dérivé de rien dans la mesure où il est conçu comme enveloppant tout, alors que ce même Nom est dérivé de « divinité » (ilâh) sous le rapport (12) où il désigne la Fonction divine.

Le Vrai Evident fait allusion à ces deux aspects par la langue muhammadienne [al-haqq al-mubîn bi-lisânihi al-muhammadî] lorsqu'Il dit : « Dis, Lui, Allah, est Un ! » ; c'est là le Nom de Majesté englobant tout. Il ajoute : « Allah est le Soutien Universel » (13) et cette fois il s'agit du Nom de Majesté désignant la Fonction divine. L'intellect et les données traditionnelles témoignent de l'extrême importance de la distinction opérée entre (les deux aspects du Nom de Majesté).

 
(1) Cette phrase peut être traduite encore au moins de deux façons « La louange est à Allâh qui a existencié les choses d'un non-être et sa négation », et « La louange est à Allâh qui a existencié les choses d'une non-manifestation et sa négation ». Nous justifierons ces différentes traductions dans la suite de notre travail.

(2) Dans l'écriture, La lettre bâ’ s'attache à l’alif du Nom d'Allâh mais garde sa réalité visible et différenciée …. Du ce fait, elle marque un état de distinction entre le Principe et le manifesté. Elle symbolise généralement l'Intellect premier (al-‘Aql al-awwal) appelé ainsi parce qu'il est la première chose créée et qu'il contient toute la Science de Dieu concernant la Création. Cette réalité reçoit de nombreux noms selon l'aspect où elle est envisagée. Al-‘Aql al-awwal correspond dans l'hindouisme à Buddhi, l'Intellect supérieur, « premier degré de la manifestation d'Atmâ » (René Guénon, L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. 7).

(3) Dans l'écriture, la lettre lâm de l'expression li-Llâhi (à Allâh) s'intègre au premier lâm du Nom Allâh sans laisser de trace après avoir occulté l'alif initial du Nom de Majesté. « A Allâh » se comprend donc comme « appartient à Allah », dans le sens où Allâh est l'Agent véritable de la louange dont Il est aussi l'objet.

(4) Sur les « Gens du Bâ » et les « Gens du Lâm », voir le traité d'Ibn 'Arabî, La Parure des Abdâl, traduit et commenté par Michel Vâlsan (E.T., 1950, n° 286 et 287, et publié en volume, Paris, 1992).

(5) [al-af’âlu li-Llâh]. En ce sens, le Coran dit : wa-Llâhu khalaqakum wa mâ ta’malûn, « Et Allâh vous a créés [vous] et ce que vous faites » (37, 96).

(6) De toute façon, même dans le cas le plus extérieur, on doit considérer que la louange s'adresse à Allâh et qu'elle vient de Lui puisque la formule al-hamdu li-Llâh est révélée par Lui ; c'est donc bien Lui qui la prononce. Dans cette perspective, l'état de conscience ou non du serviteur ne Change rien.

(7) Jusqu'ici lu texte s'attachait à cerner la valeur du la préposition de al-hamdu li-Llâhi. A partir de maintenant, le commentaire porte sur le sens même du mot « louange ».

(8) La distinction entre ces deux possibles du Nom de Majesté équivaut donc, sous un certain rapport, à celle opérée dans l'Hindouisme entre Brahma nirguna (au-delà de toute qualification) et Brahma saguna (qualifié) (cf. René Guénon : Introduction générale à l’Etude des Doctrines hindoues, chap. 7. Sur le même sujet, voir Michel Vâlsan : Le Livre du Nom de Majesté : « Allâh », Etudes Traditionnelles, 1948, n° 269, pp. 207-208 et notes).

(9) Coran 35,15

(10) Fin du même verset coranique.

(11) « Brahma est absolument distinct du monde puisqu'on ne peut lui appliquer aucun des attributs déterminatifs qui conviennent au monde, la manifestation universelle toute entière étant rigoureusement nulle au regard de son infinité » (René Guénon, Introduction générale à l'Etude des Doctrines hindoues, chap. 14). En ce sens Eckhart affirme : « Toute les créatures sont un pur néant, je ne dis pas qu'elles sont quelque chose du peu du valeur ou qui en a malgré tout un peu ; elles sont un pur néant » (cf. édition en allemand actuel : Deutche Predicten und Traktate, Predigt 4, p. 171, Diogenes, 1979). Sous le rapport inverse, comme l'Émir dans ce texte, il affirme à maintes reprises que pour les créatures l'Essence semble néant puisqu'elles ne peuvent y accéder en tant que telles. C'est pour cela, que du point de vue manifesté, la réalisation suprême se présente comme une mort initiatique (cf. René Guenon, Aperçus sur l’Initiation, chap. 26).

(12) Il manque haytu dans le texte publié.

(13) Coran, 112, 1 et 2.

[Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Kitâb al-mawâqif, Mawqif 366, trad. Max Giraud et Jean-François Houberdon, Revue Science Sacrée, n°3-4, 2002].

samedi 27 juillet 2013

Frithjof Schuon : « Vox populi, Vox Dei »



                                                        Dinul-Qayyim.over-blog.com
 

 
 
 
 
« ... Toutefois, cette participation du peuple, c'est-à-dire d'hommes représentant la moyenne de la collectivité, à la spiritualité de l'élite ne s'explique pas uniquement par des raisons d'opportunité, mais aussi, et surtout, par la loi de polarité ou de compensation suivant laquelle « les extrêmes se touchent. », et c'est pour cela que « la voix du peuple est la Voix de Dieu » (Vox populi, Vox Dei) ; nous voulons dire que le peuple est, en tant que porteur passif et inconscient des symboles, comme la périphérie ou le reflet passif ou féminin de l'élite qui, elle, possède et transmet les symboles en mode actif et conscient. C'est là ce qui explique aussi l'affinité curieuse et apparemment paradoxale qui existe entre le peuple et l'élite ; par exemple, le Taoïsme est ésotérique et populaire à la fois, tandis que le Confucianisme est exotérique et plus ou moins aristocratique et lettré ; ou bien, pour prendre un autre exemple, les confréries soufiques ont toujours eu, à coté de leur aspect d'élite, un aspect populaire en quelque sorte corrélatif ; cela parce que le peuple n'a pas seulement un aspect périphérique, mais aussi un aspect de totalité, et celle-ci correspond analogiquement au centre. On peut dire que les fonctions intellectuelles du peuple sont l'artisanat et le folklore, le premier représentant la méthode ou la réalisation et le second la doctrine ; le peuple reflète ainsi passivement et collectivement la fonction essentielle de l'élite, à savoir la transmission de l'aspect proprement intellectuel de la tradition, aspect dont le vêtement sera le symbolisme sous toutes ses formes. »

Frithjof Schuon (Cheikh 'îssâ Nûr ed-Dîn Ahmed), De l'Unité Transcendante des Religions (1948).

 Annexe : Extrait de correspondance : René Guénon à Frithjof Schuon (Le Caire 16 avril 1946) :

« Merci pour les envois successifs des chapitres de votre livre, maintenant complété; je le trouve du plus grand intérêt, et il aurait été assurément bien regrettable que vous ne vous décidiez pas à l’écrire. Je ne vois vraiment pas quelles modifications je pourrais vous suggérer, ni ce qu’il pourrait y avoir à ajouter ou à retrancher; je crois que ce qui se rapporte au Christianisme, en particulier, n’avait jamais été présenté sous ce jour, et cela pourra aider certains à comprendre bien des choses. Il importerait que ce livre puisse paraître le plus tôt possible [...] Pour ce qui est de votre nouveau titre, il me semble en effet préférable au premier parce qu’il est plus court, et que peut-être aussi il semblera plus clair aux lecteurs qui ne sont pas encore habitués à notre terminologie. |...] A ce que vous dites dans votre réponse au sujet de st Jean il y aurait peut-être seulement ceci à ajouter: beaucoup de Musulmans considèrent aussi St Georges comme un Prophète, appartenant à la famille spirituelle de Seyidnâ El-Khidr, Seyidnâ Idris et Seyidnâ Ilyas; mais, en tout cas, il est bien entendu qu’il ne serait également que Nabî et non Rasûl. A ce propos, je ne sais plus si j’ai jamais eu l’occasion de vous dire que ce qui m’avait donné l’idée d’écrire les articles sur la « réalisation descendante » parus au début de 1939, c’est le fait que certains Shiites prétendent que le Walî a un maqâm plus élevé (sous le rapport d’el-qurb) que le Nabî et même que le Rasûl. Ce que j’ai écrit dernièrement à propos des Malâmatiyah, comme vous le verrez (ou peut-être l’avez-vous déjà vu, car le 4e no des « E. T. » doit être paru maintenant), touche aussi à la même question; cet article se rencontre d’ailleurs avec ce que vous avez écrit vous-même sur les rapports des initiés avec le peuple, et, par une assez curieuse « coïncidence » (?),je venais justement de projeter de l’écrire quand cette partie de votre livre nous est parvenue! »

 

jeudi 25 juillet 2013

Verset d’institution de la Prière sur le Prophète – Commentaire de Ibn ‘Ajîbah






Le Porteur de Savoir 
  
إِنَّ ٱللَّهَ وَمَلاَئِكَـتَهُ يُصَلُّونَ عَلَى ٱلنَّبِيِّ يٰأَيُّهَا ٱلَّذِينَ آمَنُواْ صَلُّواْ عَلَيْهِ وَسَلِّمُواْ تَسْلِيماً}
En vérité, Allah et Ses Anges prient sur le Prophète. Ô vous qui croyez, priez sur lui et saluez le!
*
 Commentaire  du Cheikh Ahmad Ibn ‘Ajîbah - extrait d’al-Bahr al-Madîd fî-t-tafsir al-Qur’ân al-Majîd
 
 
 

Tourner autour de la Ka'ba - Méditations sur le pèlerinage à la Mecque de Martin Lings


La Kaaba -Masjid-al-Haram en 1889






Pour regarder la vidéo, cliquer ici



lundi 22 juillet 2013

Mortelle manie moderne - Thierry de Crozals









Thierry de Crozals



 
En ces temps d’hystérie collective où la platitude «materialo-consumériste» est à son comble, replaçons un peu d’ordre, c’est à dire de sens, dans ce monde qui en manque cruellement tant il a la manie frénétique de tout vouloir inverser.

Si nous parlons ici d’hystérie, le lecteur l’aura compris, c’est que la grande période des soldes, tant attendue, a commencé et avec elle son lot d’aberrations littéralement insensées: la grand-messe de la consommation bat son plein ou plutôt ressasse son «vide», et elle ne s’en lasse visiblement pas.

Nous tenons à préciser au lecteur, s’il en était besoin, que si nous avons décidé de traiter ce sujet, entre autre, ce n’est point par souci de suivre ou de «coller» à cette non-actualité, rien ne nous importe moins que cela. Nous ne suivons personne sauf le Ciel et ne tenons à «coller» à rien d’autre qu’à la Scientia Sacra et à ses Fidèles Serviteurs.

Encore et toujours, les mots ont un sens, l’oubli de leur sens premier, spirituel donc sacré, nous installe inévitablement et sûrement au sein de la Grande Amnésie chaotique afin que la Grande Prostituée accomplisse les Temps.

Dans ce monde en perdition, les «misosophes», les «misomystes» en tous genres, les faux-maîtres, les imposteurs, les falsificateurs, les adorateurs de Mammon se répandent niaisement avec joie et concupiscence tant la confusion est unanimement partagée et le ridicule ne tue plus.

L’excitation est à son comble, on cherche fébrilement l’extase dans la «bonne affaire», le désordre institutionnalisé se mue en transe libératoire où l’étourdissement le dispute à la sauvagerie; la conscience de l’individu peut alors éclater en libérant stérilement ses spasmes jubilatoires, qui sont comme autant de cris de ralliement, au son de «C’est trop génial! Mais alors trop mortel!». Nouvelle hiérogamie du néo-dieu Corpus et de la néo-déesse Apparentia. Nouveaux dieux tutélaires de la cité des gratte-ciels.

Le mot «solde» renvoie à la racine indo-européenne «Sol» ou «Sal», et implique la notion de Totalité, ce qui est entier, massif, solide, ce qui unit (solidaire), ce qui est «solennel»; en bref, ce qui est Réel, Un, par rapport à ce qui est illusoire, fragmentaire et divisé; cette racine donna le sou initialement un «sol», une monnaie d’or massif (en ce qui concerne la monnaie, la richesse, et son symbolisme, nous renvoyons le lecteur à notre article «Aperçus traditionnels sur la richesse»), cette racine se retrouve dans le «soleil», qui est Un et symbolise l’Esprit, symbole de la Réalité, source de Lumière et de Vie au sens spirituel. Ajoutons que, lorsque les Sages et Saints, au vocabulaire précis et ciselé, emploient certains mots, il faut toujours revenir au sens premier faute de perdre la dimension initiale, donc Intellectuelle, de leur propos, perte dûe à l’altération profonde qu’a subi notre langage surtout depuis la fin de la médiévalité. Ainsi, lorsque Maître Eckhart (mais aussi Plutarque) parle de «Consolation», il faut entendre le sens premier: consoler-rendre entier, unir…et la première consolation est une parole…

Les faux-temples de la consommation résonnent alors de tous les cris de jouissance du corps et de ce qui lui appartient, les sens sont ravis. Il convient de noter à cet égard la contradiction profonde, mais la modernité n’en est pas à une contradiction près, par laquelle l’homme est attiré; que de «slogans» faisant référence à la mort: «On liquide», «Tout doit disparaître», «On casse», «Soldes massacrantes», «On sacrifie (sic!)», «C’est mortel»…

Le lecteur en conviendra aisément, pour une société qui évacue par tous les moyens la mort, l’Au-Delà, en s’évertuant à vouloir prolonger le plus longtemps possible sa vie corporelle et matérielle, s’y référer ici est plus que paradoxal. Ce rejet, voire cette aversion profonde, de la mort par nos contemporains, ne signifie, ni plus ni moins, que l’oubli de la nature profonde de l’homme, son Essence (Pure Existence), l’âme qui se détourne de l’Esprit n’a d’autre choix que de se tourner vers le corps, toujours «mieux» et toujours plus. Et elle ne veut croire que la mort arrivera, que son corps disparaîtra; elle ne veut déjà pas que celui-ci vieillisse, faisant tout alors pour empêcher cette déchéance, dernière étape avant la mort, le «grand saut» dont elle a la hantise car il n’y a pas d’«Autre Rive» selon elle. Que sa vie prenne fin? Surtout pas!

Et «Toute âme goûtera la mort» dit le Coran, c’est à dire toute âme concupiscente, l’ego, le «moi», l’âme mortelle. C’est le sens de la mort qui doit fixer celui de la vie, et ceci n’est point morbide, bien au contraire, ceci est la Vie.

Comme l’enseigne Brahmâ au pieux Roi Bhajayit: «La vie et la mort obéissent à l’inexorable destin auquel Yama (dieu de la Mort) ne peut rien changer.»

L’homme a toujours recherché l’Immortalité, l’homme ayant le sens du Sacré la cherche à l’intérieur, «au fond du coeur», l’homme profane à l’extérieur.

L’homme ne sait plus ce qu’il est réellement, ne sachant plus, il ne croit plus en sa vraie «nature surnaturelle», son âme immortelle, «la fine pointe de l’âme» qui le définit; il perd son humanité en se tournant inévitablement vers l’infra-humain. L’homme est Intelligence, il a nécessairement le sens de l’Absolu, qu’il porte en lui et qu’il doit connaître effectivement en cette vie, c’est le sens du «mourir avant de mourir», mourir au monde c’est vivre en Dieu et vivre en Dieu ce n’est rien d’autre que réaliser sa vraie nature, se ressouvenir d’elle (anamnésis). L’âme orgueilleuse, le «moi», est enfermée dans l’extériorité qui la sépare de sa Source Divine, et la contre-tradition s’attelle de toutes ses forces à l’y maintenir coûte que coûte; pour s’en libérer, elle doit tendre vers l’Intérieur, «Le Royaume des Cieux est au-dedans de vous.». Encore une fois, ces notions sont communes à toutes les religions, traditions, émanant de la Sagesse Divine, la Sophia Perennis; elles sont universelles car «tel homme» est nécessairement «homme comme tel».

Comme il peut sembler également paradoxal pour une société qui s’évertue à rejeter le surnaturel, le merveilleux, de s’y référer constamment et plus particulièrement quand ça l’arrange car «tout doit disparaître»…eh oui, il faut «faire des sous sur le parvis du temple – c’est à dire dehors» (Henry Montaigu).

Nous avons alors droit aux «soldes monstres», analogie perverse du «merveilleux» avec le «monstrueux», le laid, c’est à dire, ce qui est privé de beauté. Affranchie de repères transcendants, de sens du Beau, la modernité toute retournante et retournée entretient la confusion en bas, c’est là tout ce qu’elle sait faire, là où tout se mêle, tout se vaut, là, au milieu de l’uniformité, les mots ne veulent plus rien dire: un magma pullulant de cadavres de mots, mots-zombies,… Tout est alors permis tant tout a été frelaté et édulcoré: on fait «parler à la vérité le langage de l’erreur et à la vertu le langage du vice», comme le note judicieusement Frithjof Schuon (La transfiguration de l’homme).

Nous avons également droit à un «appel des profondeurs» nous invitant à une «semaine folle», «des jours dingues»…«Des esprits que tu évoques, jamais plus tu ne te libéreras.»(Goethe)

Illusions frivoles et mirages infernaux d’une humanité qui n’a «que les pensées de la terre», «foule des damnés» attachée à la terre (le corps) par les «cinq vierges folles» (les cinq sens).

Le lecteur doit bien comprendre que ceci n’est point autre chose qu’un matérialisme vitaliste, où le corporel, donc ce qu’il y a de plus illusoire et éphémère, prend des «accents» religieux en tentant de façon parodique et boursouflée de se «spiritualiser». Une «spiritualité à-rebours» comme l’appelait René Guénon, qui prend le corps pour fin et comme moyen.

Il n’y a pas un seul jour que Dieu fait, matin, midi et soir, où nous n’entendons pas parler de la «sacro-sainte» «espérance de vie»…vie horizontale que l’on veut prolonger…car elle s’allonge(!!)…elle n’en finit pas…oui, elle ne peut faire que cela, s’allonger…et elle s’allonge tellement qu’elle se répand, elle dégouline…Parodie diabolique, alors là, tout y est, tout, mots vidés et retournés. Inversion finale paroxystique; comme le note Henry Montaigu avec sa verve caractéristique «Nous ne faisons qu’explorer les ultimes raclures de la décomposition finale.» C’est la «religion de la Grande Santé», du «vitalisme exacerbé», du «bien-être», de l’«intensité», du «se sentir bien, se sentir mieux»; religion du «moi d’abord!» avec son lot de caprices individualistes et sa volonté de «survie» naturaliste et profane, infra-humaine et contre-traditionnelle comme nous l’expliquions dans un autre article, donc étrangère au sens du Sacré, dont les trois vertus fondamentales peuvent se résumer à: «véracité», «humilité» et «charité»…Nous sommes loin, c’est un euphémisme, du détachement spirituel traditionnel universel, qui lui et lui seul transcende l’humain, et ne l’amplifie pas horizontalement, et qui lui est véritablement Sur-vie. A cet égard, nous livrons au lecteur deux citations tirées de la «Satanic bible» de A.S LaVey dont l’«évangile»(!) se réduit à «tirer de la Vie tout ce qu’il est possible d’en tirer, ici et maintenant» et «Bienheureux les forts, car ils vaincront dans la lutte pour la vie; maudits soient les faibles…» Ce genre de «littérature» foisonne aujourd’hui, elle se théorise et s’expose. Bel «évangile» au contenu hautement intellectuel, mais le but n’est pas l’intellectualité, c’est vrai nous avions oublié, mais la «survie». Religion de la chair…donc il faut «sauver sa peau»…Il n’y a là, au final, rien que de très logique, on prolonge l’«espérance de vie»…avec des miradors…c’est plus sûr…

Pour paraphraser Jean-François Mayer (Un visage du monde moderne) nous dirons «Quand le ciel se vide de ses anges, il se remplit de sur-hommes.»

On s’arrange avec la religion aujourd’hui comme on s’arrange avec tout, son mariage, sa femme, ses «principes» quand on en a, on s’arrange…Civilisation du dérangement qui s’arrange…Mortelle manie moderne…

«Les hommes de peu d’intelligence, influencés par des théories aberrantes, vivront dans l’erreur. Ils demanderont: à quoi bon ces dieux, ces prêtres, ces livres saints, ces ablutions?» (Vishnu Puranâ)

Il en va exactement de même, et nous prenons cet exemple à titre illustratif uniquement, pour la conception moderne et déviée du Yoga, qui est originellement une discipline spirituelle stricte, pour laquelle il s’agit d’acquérir de la souplesse(!), une sensation (car il faut avoir une sensation, sans ça «c’est pas bon!») de bien-être corporel(!!) et il a été dit tant de sottises. Rien de plus étranger à la discipline du Yogin véritable. Encore faut-il savoir ce qu’est le Yoga, le «moi» réunit au «Soi», éteint en Lui, par le joug (étymologie du mot «yoga») divin et dont les postures corporelles sont les symboles, les expressions. L’âme donne forme au corps, non l’inverse, l’âme «verticale» irradie au corps sa «verticalité», sa droiture; le corps n’irradie rien, il n’a pas de vie en soi, l’âme lui insuffle vie, comme elle la lui retire lorsqu’elle rend son dernier souffle et l’abandonne alors…

Le diable, qui est dans les détails, c’est à dire hors de l’essentiel, est une ligne horizontale. Comme le diable est joueur, très joueur, il veut que l’homme joue avec lui. Son jeu favori est de le voir courir le long de cette ligne horizontale. A l’une des extrémités il y a sa mâchoire inférieure, de l’autre, sa mâchoire supérieure. Ce jeu l’amuse follement car il est sûr de gagner à tous les coups, il en a écrit les règles, c’est son jeu…L’homme joue car il est certain qu’à un moment la chance tournera et il finira par gagner, il est plus malin que le diable, c’est un homme quand même, un vrai, avec des muscles et tout; et depuis le temps qu’il courre, il en a des muscles!…Quand il arrive au bout d’une des extrémités il voit un panneau avec écrit dessus «Pile je gagne», qu’à cela ne tienne, l’homme qui est très malin, mais alors terriblement malin, se précipite de l’autre côté à grandes enjambées, il arrive enfin au bout, là il voit un autre panneau:«Face tu perds»…et l’homme courre, repart dans l’autre sens car il est de plus en plus malin et de plus en plus fort avec le temps. Et le diable, celui des détails, rit à gorge déployée. Comprenne qui pourra…

Manie moderne de poser le problème à l’envers, donc de ne jamais trouver la solution. «Nature surmonte Nature» selon la belle formule de l’Hermétisme, mais la «Nature» qui surmonte «Nature», c’est l’âme qui a recouvré sa vraie nature immortelle, sa pureté primordiale, transcendant alors la «nature»; ainsi reliée au Principe, celle-ci n’est plus perçue comme nature vécue «extérieurement», il n’y a plus d’«extérieur», quelque chose d’étranger à Soi, «En to pan»-«Un dans Tout»; l’Un-Centre où se résolvent les contraires-«coincidencia oppositorum».

Et puisque nous parlons de nature, nous dirons à l’adresse de ceux qui veulent bien nous comprendre: laissons-la tranquille, laissons-la se reposer, l’homme l’a tant et tant exploité pour se «nourrir», l’homme l’a tant pillé, tant violé car il ne l’a pas comprise; et plus il la violait moins il la comprenait…on ne possède pas une chose en voulant la posséder extérieurement…mortel malentendu…

L’homme a perçu la nature se réfléchissant dans ce miroir d’argent qu’est l’âme, il s’est mis à la désirer…il est alors sorti…il a vu l’autre, elle était belle, si belle, il y avait des créatures fantastiques d’une splendide beauté… plus il avançait, plus il y avait de créatures, quel était donc ce royaume?…plus son désir grandissait, plus alors la nature se dérobait à son regard en voilant sa virginité…car elle savait que cet Amour n’était pas Pur, l’homme au miroir d’argent aimait les créatures, et plus il y en avait plus le désir se faisait ardent et plus il s’éloignait à leur recherche…et plus il s’éloignait plus son miroir s’assombrissait, teinté de tâches obscures laissées par les empreintes de plus en plus profondes des créatures qui devenaient lourdes et imposantes…le miroir se troubla, il ne réfléchissait plus… la nature prit alors sa plus belle voix, une voix sublime, douce et puissante à la fois et intima l’ordre à l’homme au miroir d’argent d’arrêter de la suivre et de rentrer chez lui…mais l’homme s’était perdu, il était allé trop loin et ne savait plus le chemin du retour…d’autre voix, aussi majestueuses, venant de la même bouche se firent entendre mais l’homme au miroir d’argent était irrité, rouge de colère, il n’entendait plus…et plus il s’emportait plus le miroir devenait ténébreux…il est temps de tourner le miroir vers l’intérieur, d’y tourner son regard…la nature s’y trouve…et elle n’est plus «autre»…

«Cherches-tu Laylâ, alors qu’elle est manifeste en toi, et la crois-tu autre, alors qu’elle n’est pas autre que toi?» (Mohammed El-Harrâq, soufi du XIXème)

Le profond malentendu moderne, la grande déviation, se situe ici. Le lecteur peut appliquer ce phénomène d’ordre rupturiel à tous les niveaux: Artistique, Scientifique (entendu au sens le plus large), Politique…

Nous ajouterons que le lecteur aurait également peut-être tout intérêt à se demander pourquoi, à notre époque, à cet égard à nulle autre pareille, où l’homme n’a de cesse de se préoccuper de sa santé, de son corps, au point de n’avoir que ça en tête, pourquoi est-on, comme en contrepartie, submergé de maladies en tous genres? N’est-ce point là le «choc en retour» que comporte inévitablement la loi universelle, donc unanimement partagée par toute tradition, des actions et réactions concordantes? «Qui vit par l’épée périra par l’épée»(Matthieu). L’homme s’est détourné de sa santé spirituelle, ce qui est une formule pléonastique, pour ne se soucier que de son corps et de lui seul, les fameuses «pensées de la terre» (humus: terre-homme). Nous retrouvons dans le mot «santé», la racine «sal», que nous évoquions au début, «saluto», «salutare», qui comporte la notion de «paix», d’entièreté, de totalité, être raisonnable, d’union encore une fois de l’âme. Saint et sain, Salut et salut (paix). Ce vocabulaire s’applique avant tout à un tout autre ordre de réalités.

Si nous insistons tant sur le sens des mots c’est que, comme le dit Shiva à Pârvatî: «Il est stérile de répéter des prières, d’égrener un chapelet, de s’adonner aux austérités, de se plonger dans la dévotion, si l’on n’a pas compris le sens des mots (…)»

Ce monde est malade parce que son âme est malade

Et l’empoisonneuse contre-tradition s’est immiscée dans la scandaleuse brèche de l’oubli, à elle ainsi offerte. Elle n’a fait que rentrer par où on lui avait dit qu’elle pouvait passer…L’Apôtre Pierre se fait traiter de «Satan» (l’Ennemi) par Jésus pour n’avoir que les «pensées de la terre»; et Satan entre en lui…Il y a des siècles, il y a un jour…Et il ne s’agit pas de «morale», loin de là, mot qui a été dénaturé en vague «moralisme», mais d’erreur au sens spirituel et métaphysique. Pierre est l’âme qui se détourne de l’Esprit, personnifié par Jésus, en se tournant vers l’extérieur (le monde). A l’heure où d’aucuns parlent de «satanisme», à juste titre d’ailleurs et sans en connaître peut-être la racine et donc de n’avoir une compréhension globale de ce à quoi ils font référence; il ne nous a donc pas semblé inutile de rappeler ce qu’est le «satanisme»: où il commence. Le «satanisme» ne commence pas avec le viol, le meurtre, les tortures d’enfants et autres choses sordides…Non, ceci n’est que la malheureuse conséquence de cela, ce sont les forces contre-traditionnelles qui se déchaînent encore plus, parce qu’elles peuvent se déchaîner: le «luciferianisme» (mais aussi Icare, Prométhée, les Titans…) ne commence pas avec l’apparition du monde moderne, que nous datons du XIVème siècle.

Poser «satan» comme quelque chose d’«extérieur» à soi est une erreur, qui a pour but, entre autre, de se donner bonne conscience, car, ainsi que le dit Jésus «Il n’y a pas de péché, mais c’est vous qui faites exister le péché», ou dit autrement, les ténèbres n’existent pas par elles-mêmes, elles sont dûes à l’absence de lumière. Le lecteur doit bien comprendre ceci, les «pensées de la terre» deviennent «terre»…car la «terre» se façonne, on peut lui donner forme. C’est le sens incompris du fameux «la réalité dépasse la fiction» que l’«homme de la rue» répète sans en prendre conscience; la «fiction» a donc précédé la «réalité», la «fiction» s’«incarne» dans la «réalité»; et c’est pourquoi vous avez des films, des émissions etc, pour vous faire générer des «pensées», car à un moment, elles prendront forme et vie…Ceci est le rôle de la «télé»…

Faire référence au «satanisme» sans en avoir le sens abouti fatalement à un contre-sens aux conséquences bien plus dangereuses. Pour se débarrasser d’une mauvaise herbe, il faut prendre soin de bien enlever la racine, auquel cas, elle ne cessera de repousser encore plus vigoureusement…Corruptio optimi pessima.

«Car il viendra un temps où les hommes ne supporteront pas la saine doctrine; mais, ayant la démangeaison d’entendre des choses agréables, ils se donneront une foule de docteurs selon leurs propres désirs, détourneront l’oreille de la vérité et se tourneront vers les fables.» (Timothée 4:3)

L’homme de la Tradition ne se soucie pas de vouloir être en bonne santé ou pas, bien dans sa peau ou non, heureux ou non ou quoi que ce soit, il ne veut rien que ce que Dieu veut. Il ne cherche rien, ne veut rien acquérir d’extérieur (confort matériel, plaisir, bien-être, etc), il est tendu tout entier vers l’intériorité, le «seul bien essentiel». Nulle place alors dans cette intention (in-tendere-tendre vers l’intérieur) pour l’hypocrisie, l’ambition sous toute ses formes ou la vanité.

Cette «tension connaissante», qui n’est qu’un abandon reminiscent, implique nécessairement la confiance certaine et inhérente à ce dernier.

«Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa lumière, et tout le reste vous sera donné par surcroît», et encore «Le lendemain aura soin de ce qui le concerne.» Nous ajouterons que c’est automatique, le lecteur se demandera certainement pourquoi nous employons ce mot, le sens est ici: la déesse grecque du hasard s’appelait «Automatia». Le hasard, lui, «Automaton». C’est le principe des compensations. Dit autrement, il est dans la nature du Souverain Bien (Agathôn) de se communiquer, de rayonner librement. Une chose peut-elle se situer hors de l’Absolu-Infini? Peut-on poser quelque chose d’indépendant du Logos de Dieu? Y-a-t’il une chose aux confins de la Mâyâ qui ne dépende d’Atmâ?..Remonter à la Cause Première (et c’est certainement cela qui fait peur…), d’où il résulte que le hasard, entendu au sens d’«accident a-causal», n’a strictement aucun fondement, aucun sens, aucune réalité pour qui a le sens du Sacré. Mais, «on ne fait pas pleurer Margot avec de la métaphysique», comme le dit justement Henry Montaigu…non, effectivement, alors que la métaphysique aurait pu expliquer à Margot pourquoi elle pleure et ce que sont ses larmes…

«Les choses qui dépendent de la lumière de l’esprit ne peuvent se prouver à aucun homme que par la lumière qu’il a.»(Joseph Joubert)

Mortelle manie moderne qui veut des faits, des preuves concrètes, donc éphémères et illusoires, et surtout qui veut…

La bêtise arrogante et insolente qui insulte l’intelligence; l’ignorance qui insiste et exige, s’enfonçant toujours plus dans l’erreur durcissante et cassante. Pour «avoir» il ne faut point «vouloir», il faut «être». Etre certain, c’est avoir la certitude. Et les preuves sont là, partout, de tout temps…

L’Universelle Sagesse l’enseigne: «Qui n’a pas abandonné sa volonté n’a pas La Volonté ». L’âme détachée, le monde n’a plus prise sur elle, elle repose dans la Volonté Divine, enveloppée entre les mains de la Providence. Ainsi, cette belle tradition musulmane: «Celui qui Me cherche Me trouve. Celui qui Me trouve Me connaît. Celui qui Me connaît M’aime. Celui qui M’aime, Je L’aime. Celui que J’aime, Je le tue. Celui que Je tue, c’est Moi-même qui suis sa Rançon.»

De plus, nous ajouterons également, que l’homme de la Tradition se doit de tendre à être «fils de l’instant», en étant toujours présent à lui-même, attentif et concentré. Ce ne sont là pas que des mots «vides» car incompris, mais ceci est d’une importance et d’une réalité cruciales. La concentration est une notion fondamentale pour toute réalisation spirituelle, c’est l’«êkâgrya» du Yoga, c’est également la plus haute des cinq vertus taoïstes avec l’effacement, le détachement, le retour à la nature (le lecteur sait maintenant à quoi se réfère ce terme) et la non-intervention (non-agir). Le moment présent est tel le point indéfiniment multiplié dont la ligne est constituée. Il symbolise, sur le plan de la manifestation, l’Eternité; il y renvoie, il en est la «porte» par laquelle l’homme transcende le Temps, «Je suis la porte: celui qui entre par moi sera sauvé.»

Ces «Maintenants» que nous vivons, ces instants qui se renouvellent, sont comme les gouttes d’eau qui se déversent en abondance du Céleste Vase de l’Eternité, qui ne sait, dans son infinie Bonté, que déborder. Gouttes de Sagesse, généreux ruissellement lumineux pénétrant toute âme; divine goutte de réminiscence infusant la mer de l’oubli. Gouttes d’eau au goût de l’Au-Delà, marches du Ciel pour la montée de l’âme dans l’immobile mouvement rencontré. Âme, goûte l’instant dans la goutte.

Son corollaire, le silence révérenciel, lui, est la manifestation «non-manifestée» de la Paix, la Béatitude. Comment, dans ce contexte, l’homme qui a le sens du Sacré, peut-il penser à demain, au surlendemain et même aux «siècles des siècles», c’est à dire la perpétuité? Il n’en a cure. Il sait que son esprit est de toute Eternité, «aliquid increatum et increabile». Il ne se projette donc pas dans le Devenir illusoire; pour lui, qu’y-a-t-il à projeter? Il ne s’occupe de rien, ne fait rien, il a accompli son Destin et est confiant. Il est Un, s’il est Un, il est en Paix avec Tout en Tout, dans le Maintenant. Et c’est la raison d’être de cette manipulation mentale de haute intensité qui consiste à vous faire penser à votre satanée retraite, c’est à dire à demain...dans dix, vingt, cinquante ans(!)…«Surtout pensez-y!!», et l’homme courre (il aime ça, en plus il fait du «sport», il ferait mieux de chercher la racine de ce mot), il se projette, «que sera-t-il demain?» et «qu’aura-t-il?». La contre-tradition se fiche comme de son premier mensonge d’équilibrer le «régime des retraites» ou quoi que ce soit d’autre, elle veut faire «sortir» l’homme dehors, qu’il pense à demain. Et les chères têtes blondes se sentent concernées. Eh oui, on veut faire comme les «grands»: «jeunes-vieux» dans un monde de «vieux-jeunes». Mortelle manie moderne.

Avoir le sens du Sacré, c’est savoir que «Brahma est la Réalité, le monde l’apparence», mais aussi que «l’âme n’est autre que Brahma»; c’est savoir que la Création est l’Absolu, Transcendant et Immanent, qui manifeste, sans se manifester, son infinie Possibilité. C’est le Jeu Divin (Lîlâ), l’Un qui se rend multiple tout en restant Un. «J’étais un trésor caché et Je voulais être connu, donc J’ai créé le monde afin d’être connu par lui»

Le monde est un reflet de l’Absolu-Un pour l’homme de la Tradition, qui est donc certain que chaque vérité, chaque bien, chaque beauté et chaque joie ne sont que des reflets fragmentaires de l’Absolu. «Tout est bien qui est.» (Maître Eckhart).

Ou tout du moins, c’est ce qu’il doit tendre à réaliser et «à l’impossible nul n’est tenu», et «rien de nouveau sous le soleil» nous enseigne la Bible.

A ceux qui nous opposeront un «Nous ne croyons pas en Dieu mais en l’homme!», nous répondrons ceci: «Vaste programme et bon courage…», dans un premier temps; puis dans un second, nous ajouterons «que cela est strictement essentiellement identique, que le malentendu se situe ici: nier l’un c’est nier l’autre, croire en l’autre c’est croire en l’un»; et enfin, dans un dernier temps, nous leur demanderons ceci: «Quel langage allez-vous donc parler, Ô hommes nouveaux? Puisque celui que vous utilisez quotidiennement renvoie inévitablement à des réalités que vous prétendez nier. Et il n’y a pas jusqu’à un seul de vos gestes qui n’y renvoie également…Quels gestes allez-vous donc inventer, Ô hommes libres? Continuerez-vous de respirer, Ô hommes sages?»

A l’heure où la grande majorité des gens n’ont comme seule et unique préoccupation que de remplir leur ventre et point nourrir leur âme, arrêtons-nous donc un instant sur le caractère Sacré de l’alimentation. Le corps reproduit analogiquement à son niveau et nécessairement, ce processus d’unification qui est la raison d’être de l’âme: identification par la Connaissance (non des choses extérieures, mais des réalités intérieures, «archétypales» ou «essentielles» dont les multiples phénomènes extérieurs ne sont que les projections concrètes, c’est la Connaissance en-soi).

L’absorption d’un aliment a toujours été un acte rituel, un acte symbolique en soi (le rite étant un symbole «agi»), pouvant et devant servir de support à la Contemplation; donc un acte hautement qualitatif. Ceci, encore une fois, est unanime à toutes les religions et traditions de l’humanité. Ce rite est sacré parce que son «modèle» qui est la nourriture de l’âme, l’assimilation de la Sagesse contemplative, l’est. En nourrissant son corps, ce n’est pas principalement lui qui est «nourrit» mais son âme, par l’acte symbolique lui-même, support de contemplation. La nutrition est assimilation, l’homme réduit la nourriture en la mâchant puis en la digérant, il la «néantise» en la transformant, il brise la forme; d’une certaine façon il rend «immatériel» le «matériel», «incrée» le «créé». Par cette opération il libère la «vertu» de l’aliment, sa «puissance», son «être» propre qui a donné «forme et vie» à ce dernier; ainsi il se l’unit à lui de façon plus essentielle. C’est exactement, à son niveau encore une fois, c’est à dire à un degré inférieur en ce qui concerne le corps, analogiquement la vocation de l’âme: réaliser, par l’intériorité connaissante unitive ou l’«intuitio intellectualis», la «non-réalité» des choses extérieures.

Le rituel de la restauration, et puisqu’il en est un, comporte la prononciation de paroles à l’égard de la nourriture (action de grâces et bénédiction par exemple mais le sens est universel, que l’on songe aux mantras de la tradition hindoue), dont la signification est ici: il s’agit de rendre pur ce qui est «impur», rendre «vrai», «réel» ce qui ne l’est pas en soi, seul l’Esprit l’est et donc c’est Lui qui prête vie et «réalité». La parole est souffle dont le rythme est donné par le coeur, on inspire (retour à l’Esprit, au Non-Manifesté) et lorsqu’on inspire on ne peut parler; la parole est manifestée, prononcée, lors de l’expiration qui porte les mots en rythme; l’Esprit se manifeste par la parole (le verbe) lors de son «expir» et insuffle donc la vie. C’est le Verbe qui est Vérité et Vie qui rend ainsi «vraies» les différentes vérités relatives, car créées, symbolisées ici par les aliments, et ainsi qui les unit à Lui. «Le Verbe fait chair».

Ce Verbe, qui est Vérité, Vie et Voie, dont le V est un Vase et dont le Mystère est qu’Il est Vide.

Nous invitons le lecteur à prêter particulièrement attention à ce qui va suivre et qui est capital pour la compréhension de ce mystère, et nous employons ce mot à dessein (voir à cet égard les religions à mystères de l’antiquité où le repas sacré constituait le rituel principal de l’Initiation), oui, ce mystère que constitue le repas.

Tout rite est un Sacrifice (sacri-facere-rendre sacré) et nous avons vu ailleurs que tout Sacrifice est en fait le Sacrifice de l’homme, du «moi». Ce rite de purification ne concerne pas la purification des aliments directement, mais l’homme, c’est l’être qui est purifié par le rite, d’où «tout est pur pour celui qui est pur» (le plus comprenant le moins, «tout tend à être pur pour celui qui tend à l’être»). La purification est donc intérieure et ne peut que l’être, puis elle se manifeste à l’extérieur, l’être purifié intérieurement fait «participer» l’aliment à sa pureté, l’aliment est alors consacré. Ou il serait encore plus juste de dire que l’aliment du coup «disparaît», il n’est plus en tant qu’«autre que soi», «étranger» à soi, il n’y a plus rien «hors de» soi, il est alors absorbé: l’aliment fait un avec le corps, comme l’âme avec l’Esprit, «non pas seulement unis à lui, mais une unité pure et simple» (Eckhart).

Le lecteur doit comprendre la signification hautement spirituelle de cet acte pourtant quotidien.

Et cette purification se manifeste, comme nous l’avons vu, par le souffle qui est en même temps parole sacrée, car émanant de la bouche de l’être purifié par le «souvenir de Dieu». «Ce dont le coeur est plein déborde dans la bouche» dit le Christ, et encore Salomon «le travail de l’homme est dans sa bouche» car «la bouche de l’homme parle de ce qui lui est le plus intérieur»(Maître Eckhart)

L’homme ayant le sens du Sacré remercie le Dieu Créateur de toute chose pour ce qui lui a été donné d’avoir dans son assiette (mot qui renvoie à la notion d’équilibre et d’harmonie), il Lui rend grâces; et ce rituel tout simple, enfantin et Dieu aime les enfants (c’est à dire ceux qui se rendent petits, pauvres en esprit), aujourd’hui moqué, est à lui seul une purification…

Nous pouvons dire également ceci: le Principe, Dieu, dans sa fonction de Création, se manifeste de façon centrifuge (du centre vers la périphérie), il en va de même de l’âme lorsqu’elle crée, se «manifeste» extérieurement, ainsi de la conception traditionnelle de l’Art (qui est contemplation des «idées» principielles réfléchies dans le mental et projection de celles-ci dans la matière de l’oeuvre). Le corps, lui, comme «au bout de la relativité», lorsqu’il se nourrit ramène de façon centripète les choses, de l’extérieur vers l’intérieur dans ce processus de réintégration complémentaire à celui de toute manifestation. C’est le symbolisme cosmologique de la double spirale. Et il ne peut en être autrement, rien ne se situant en dehors du «Tout». Tout dans la Manifestation renvoie à l’Unité. Et c’est aussi la raison pour laquelle le repas doit se prendre lentement, cette phase de retour à Dieu, Principe de toute chose, doit faire appréhender l’Eternité du Banquet Céleste, à Sa Table. Festina Lente.

Ayant compris et accompli cela, l’homme devient «Roi», c’est le sens du vocabulaire employé: on se «restaure», c’est un «régal»…Il est Roi car il a recouvré sa «Totalité», sa «Plénitude», son «état primordial» où il est «par lui-même», «autonome»; cette «Totalité» est synonyme de Paix, il est en repos car il est repu après un repas au cours duquel il mène les aliments en son palais, l’intérieur de sa bouche, où ceux-ci révèlent alors les saveurs en eux cachées. L’intérieur se révèle à l’intérieur; à sens subtil processus subtil.

Et nous allons voir à quel point ceci est plus que subtil, divin. Dans la bouche se trouvent les papilles («papilla»-mamelon-saillie), ces «petits monts» sont de forme conique et ceci renvoie au symbolisme de la montagne, du Pôle. L’être humain possède des papilles en trois endroits éminemment symboliques: les mamelles, la bouche (sur la langue), les yeux (papille optique). Il y a de grandes analogies entre ces trois parties du corps, comme nous allons le voir: la poitrine est au centre de l’homme, le coeur, symbole de l’Intellect, on parle de l’oeil du coeur (tourner son regard à l’intérieur), les «yeux de l’âme», les yeux perçoivent la lumière extérieure instantanément comme le coeur la Lumière de l’intuition intellectuelle en l’Eternité. «Le Beau se trouve surtout dans la vue» dit Plotin, comme le Vrai se trouve en l’Esprit-Intellect. Les yeux, même si certains le sont plus que d’autres, comme la bouche (le verbe) ont une forme similaire, ils sont en amande. Ce symbole de l’amande renvoie inévitablement à la lumière, l’amande est «nux» en latin et la lumière «lux» et en hébreu amande et lumière sont désignés par un seul mot, «luz», au sens multiples et complémentaires: amande, lumière de Gloire (en Italie, l’auréole se dit « mandorl»), noyau immortel, lieu caché (caverne, grotte). L’amande représente la Divinité cachée au fond du coeur, la Présence divine Eternelle, qui se révèle dans la Contemplation, elle représente le passage à un autre état, la naissance spirituelle: dans la mythologie grecque, Atys fût conçu par sa mère qui était vierge en plaçant une amande en son sein, c’est à dire son coeur.

«Contemplons de nouveau l’amande, car l’amande offerte en pleine lumière est le mystère de la lumière. Manifestant l’union trinitaire, elle offre trois parts: l’huile sainte, la lumière et la nourriture.(…) La divinité est cachée par la chair et la suavité du Christ est représentée par le noyau. Le Christ est la lumière des aveugles,(…)»(Adam de Saint-Victor)

«Lumière des aveugles», c’est à dire de ceux qui sont «morts au monde», détachés des liens de la terre.

Il est très important de noter maintenant que ces papilles à l’intérieur de la bouche sont de deux formes, ce qui est très intéressant, elles sont soit «caliciformes» (en forme de calice) soit «fongiformes», en forme de champignon. Remarquons encore que celui-ci est un symbole de régénération, il représente la vie éternelle dans de nombreuses traditions; Persée, assoiffé, se désaltéra avec de l’eau recueillie dans le chapeau d’un champignon et à cet endroit, il fonda «Mycènes» et ceci est la raison pour laquelle le champignon est également «porteur de mort» (d’où «fungus»), il faut entendre ici la «mort du «moi».

Et pour terminer, ce qui en magnifie le symbolisme, nous ajouterons qu’un calice a une forme concave, le chapeau d’un champignon lui, convexe, les deux réunis donnent l’image du cercle, la perfection de l’Un. L’homme par la sagesse recueillie dans le Vase atteint l’Eternité. Le livre de la nature est un livre merveilleux qui ne demande qu’à être lu, l’aimer pour ses seules belles lettres en fait un livre mortel, la lettre tue; mais par une lecture intérieure et cardiaque, il livre et révèle son mystère, l’esprit vivifie, en rendant à Dieu ce qui lui appartient.

Nous avons évoqué le chiffre 3 (coeur, bouche, yeux), le 3 est le 2+1, le 2 (la division) est réunie dans le 3 par l’Un, le 3 est l’Un. L’Un ne multiplie ni ne divise, ne se multiplie ni ne se divise.

Dans cette perspective traditionnelle de géographie sacrée du corps, il faut aussi noter que, dans ce «ternaire lumineux», la bouche occupe la position centrale, se situant entre les yeux en haut et le coeur en bas. Le coeur symbolise l’Absolu-Non-Etre (il ne se voit pas mais il est source de vie); la bouche symbolise l’Etre qui par le souffle manifeste le Non-Etre et nomme les choses (le verbe); les yeux déjà au nombre de 2, quant à eux symbolisent la Manifestation, multiple car divisée. Le Verbe, le Fils-l’Etre, est entre le Père (coeur), l’Absolu-le Non-Etre, et la Création-Mâyâ (les yeux qui voient la manifestation et projettent l’âme au-dehors, d’où l’expression «tu me sors par les yeux», par exemple.)

Et pour conclure cette interdépendance coeur-bouche-yeux, nous dirons encore ceci: le coeur, symbole de la Connaissance est donc également celui de l’Amour; l’Amour émane du coeur, il se transmet alors par la bouche qui est le lieu du baiser et pendant cet acte, les yeux se ferment naturellement. Ceci est éminemment symbolique et signifie que l’âme (les yeux, le «moi») infusée par l’Amour-Connaissance, porté par le souffle de l’Esprit venant du coeur et rythmé par lui, s’éteint au monde. S’éteindre au monde signifiant être aveugle à la Manifestation vécue, perçue en tant qu’autre que Soi: et cela se manifeste extérieurement par le baiser qui est union avec l’autre réuni alors, les deux ne font plus qu’un, il n’y a pas d’«autre» alors en cet instant. C’est là le sens profond du «L’Amour est aveugle», tant prononcé aujourd’hui. Et les yeux se ferment lors de tout ravissement (orgasme sexuel, joie profonde…).

Et il y a encore tant d’analogies à rapporter entre le bouche et les yeux, notamment avec la notion de «goût». Nous ne développerons pas plus, mais il y a tant de choses à dire.

«Et je vous assure, j’essaie toujours de dire le maximum de ce que je puis légitimement dire, et, je vous assure, c’est bien peu.»(René Daumal)

Oui, tout est symbolique, parce que tout est symbole, renvoyant nécessairement à des réalités intérieures, donc supérieures, premières car ultimes, hautes parce que profondes. Et, encore une fois, que seule une lecture intérieure permet de saisir. «Il y a une oeuvre intérieure que ne peut enfermer et limiter temps ni lieu.»(Maître Eckhart)

Et le corps manifeste extérieurement cette paix en faisant une sieste, qui est analogiquement, comme la Paix de l’âme ayant recouvré sa vraie nature indivise, Une donc Totale. On parle aussi de «satiété», de la racine sanscrite «sat» qui signifie «être», «réalité», comme dans le ternaire védantin «Sat» «Chit» «Ananda»: Etre, Conscience, Béatitude.

Tout ce vocabulaire renvoie initialement au domaine spirituel, dont tout découle hiérarchiquement, et vers lequel tout retourne naturellement.

Afin d’être le plus complet possible, ce qui n’est point chose aisée tant le sujet est vaste, il faut préciser que ce n’est pas l’aliment, en tant que tel, qui est sacré, mais la «réalité», la «qualité», l’«essence» à laquelle il renvoie aussi bien analogiquement que symboliquement. Pour l’homme de la Tradition, l’intelligible se reflète dans le sensible, car il sait que la Nature est le reflet de l’Absolu qui l’a crée.

Nous ne nous livrerons pas à un inventaire, ce qui serait par trop long dans le cadre de cet article, mais il en est ainsi du vin (liquide igné qui renvoie à la chaleur du sang, le vin de l’«ivresse spirituelle» dont on ne voit que trop la parodie décadente aujourd’hui), du miel (source de vie et d’immortalité) qui mélangé au lait, était connu sous le nom de «melikraton» dans les mystères grecs. Le lait, aliment primordial, est le «breuvage sacré», lui aussi procurant l’immortalité. Que l’on songe au Grand Lait de l’Océan du Vêda, mais aussi à la «Voie Lactée» assimilée au Paradis, à la «lactation mystique»: l’allaitement spirituel qui nourrit les âmes, «lacte verbi», le lait de la Parole; et encore l’expression «frère de lait» qui est hautement spirituelle, par la symbolique de l’allaitement, et par la filiation divine effective à laquelle elle renvoie, comme le note remarquablement le Cardinal Nicolas de Cusa: «La filiation est la disparition de l’altérité et de la diversité et la résolution de toutes choses dans l’Un, laquelle est également la transfusion de l’Un en toutes choses.»

Ajoutons encore que l’allaitement se réfère à la notion de centralité, la poitrine étant au centre de l’être humain. Le lait vient du coeur comme la Sagesse, ce qui en magnifie le symbolisme.

«Ils boivent mon lait saint et ils en vivent.» (Odes de Salomon)

L’homme ne se nourrit pas pour vivre, il se nourrit pour «apprendre à mourir» si le lecteur veut bien nous comprendre. Il se nourrit de la «Parole de Dieu», ceux qui la «gardent, vivent». S’il se nourrit, comme nous l’avons montré, c’est uniquement pour s’élever spirituellement, sa vocation première. Il assure sa subsistance normalement; «le reste vous sera donné par surcroît», Dieu sait mieux que quiconque ce qu’il nous faut pour vivre, et Il est généreux; faisons-Lui confiance, Il ne sait que donner, l’homme de la Tradition le sait, il en est certain: Dieu n’abandonne pas ceux qui s’abandonnent. On pourra nous objecter qu’il faut bien manger pour vivre, certes, mais sans excès ni avidité, et il ne faut surtout pas s’en soucier…

«Que de choses dont je n’ai pas besoin!» s’écria Socrate traversant le marché d’Athènes, que dirait-il aujourd’hui?

Le lecteur peut aisément, ou tout du moins c’est ce que nous souhaitons après ce que nous venons d’exposer, saisir le pourquoi de toutes ces émissions (sans parler de la publicité étouffante et surabondante…) sur la «bouffe», car on ne se restaure plus, on «bouffe» et vite en plus, et même debout (!) ou encore en marchant (!!)…Cela nous fait penser à la parole du Prophète de l’Islam à propos des derniers temps: «Celui qui sera assis vaudra mieux que celui qui sera debout; celui qui sera debout vaudra mieux que celui qui marchera; celui qui marchera vaudra mieux que celui qui courra. Celui qui voudra les voir sera emporté par eux.» (Bukhârî)

Magnifique parole aux sens multiples…

On ne fait plus la cuisine, «on fait la bouffe». On va toujours au restaurant, et c’est étrange d’ailleurs…«boufforant» eût été plus logique.

La moderne contre-tradition ne se soucie pas de ce que les corps soient mal-nourris, gros, difformes, ça n’est qu’une conséquence logique, elle veut que les âmes soient «obèses», lourdes, surchargées, avides et cupides, tournées continuellement vers l’extérieur; et il faut malheureusement admettre qu’elle ne s’en sort pas trop mal. Mortelle manie moderne…

«Prenez garde à vous de peur que vos coeurs ne s’alourdissent dans la crapulerie et l’orgie, et les soucis de la vie.»(Saint Luc)

Quel est le message envoyé par ces forces sataniques à travers cet enchaînement de l’âme aux pensées de la terre et particulièrement la satisfaction de ses délirants appétits du «ventre»?

Le sens, comme pernicieusement caché, est ici: l’homme est fait pour la Paix, la Béatitude Eternelle, comme nous l’avons vu et il y aspire ardemment, car c’est sa nature essentielle qu’il n’a jamais cessé d’être mais qu’il a oublié; le seul «repos», si fragile et illusoire, que la contre-tradition ne fait qu’envisager pour l’homme d’aujourd’hui est celui qui découle de ce phénomène de plénitude du corps suite à l’ingestion, aujourd’hui par trop chaotique, d’aliments: «Je suis plein»-«je suis rempli» sont les expressions favorites signifiant un «je suis bien». Cela est très perfide, comme on peut s’en rendre compte, car sans évacuer cette notion de «repos» que le corps ne peut qu’éprouver, elle la retourne à son profit: c’est là, la seule et unique «paix» imposée à l’homme-esclave et qui pourrait être transcrite par: «Vous pouvez être heureux, la preuve! Et nous, nous vous la donnons! Là est la paix, la seule, votre paix est là! Mangez!»…«Paix de vendus!» aurait dit le poète (René Daumal), et pour rimer avec lui, nous ajouterons «Paix de ventrus!».

Parodie diabolique du Christique message, «Je vous laisse la Paix, Je vous donne Ma Paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne.»

Très significatifs également sont les «grands-messes» télévisées: les journaux du treize et du vingt heures. A l’heure du repas, cela ne fût pas anodin, le hasard n’existe pas, il est intéressant de remarquer que 13=1+3=4; 20=2+0=2; 4+2=6; le sénaire est le chiffre de la Création -les 6 jours de la Genèse, les 6 règles de l’Art («ars» radical «ar», souffler, insuffler vie d’où «arare» labourer) hindou, chinois, où antique (énoncées par Vitruve).-

Parodie de «création», «contre-création» qui fait des «contre-actualités». L’homme pourrait se recentrer un peu, que non, on va gaver son mental encore plus, en s’adressant toujours plus à son extériorité. «Le Monde vous parle!», vous êtes priés de l’écouter. On superpose une extériorité à une autre encore plus éloignante et délétère, l’entraînant dans l’univers de la machine déshumanisante et broyante. Il perçoit la «réalité», de plus, mais c’est secondaire, celle mensongère qu’on veut bien lui montrer et lui expliquer, car la machine explique, la «machine à images», la machine qui pense et qui parle, la machine qui montre et décrypte la «sacro-sainte» actualité derrière laquelle tout le monde courre comme des chiens tenus en laisses derrière leurs maîtres, et les colliers sont de fer. Car on a même appelé ça les «actualités»…Il n’y a rien de plus anti-actuel par nature. Etre actuel c’est être présent, c’est à dire actif au sens propre, on fait «acte de présence», on «est» là; cela concerne l’être dans son entièreté: actualiser c’est réaliser cet état de présence à soi et en soi. Ici, il n’y a que passivité car l’être est soumis aux passions, il sort de lui; il ne s’agit pas d’«actualité» mais de «contre-actualité» par nature, et quel que soit le contenu: utiles feux et contre-feux, tels des feux de poubelles allumés pour aller voir ce qui se passe à la fenêtre. Il gobe les «informations» déformantes comme il gobe sa nourriture, il réagit comme un animal aux stimuli qu’on lui envoie…d’écrans en écrans, de voiles en voiles…Ame congelée qui mange des surgelés…Mortelle manie moderne.

«Ce sont les plus bas instincts qui stimulent les hommes du Kali-Yuga.»(Linga Purana-Nous conseillons au lecteur la lecture de ces ouvrages, tant la description de notre monde moderne est d’une justesse sidérante)

Il y a longtemps qu’avec les perles qu’on leur avait jetées, les pourceaux s’en sont faits des colliers qu’ils exhibent niaisement, en cette étrange foire, autour de leurs cous suintants en grouinant «Je suis!», leurs âmes sont de suie…Les porcs ont grossi, les perles sont demeurées intactes…Vincit Omnia Veritas.

En guise de conclusion, nous aimerions terminer par quelques vers d’un auteur trop méconnu et auquel nous avons emprunté quelques citations qui parsèment notre texte, comme un hommage à lui rendu ici. Auteur auquel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur, notamment à travers son triptyque: «René Guénon ou la mise en demeure»-«Culture d’Apocalypse»-«Le Prince d’Aquitaine». Cet auteur est Henry Montaigu. Poète à ses heures bienheureuses en ce monde où la poésie, langue des dieux, a déserté la terre pour retourner au ciel, son lieu d’Origine. Artificier de la Tradition, «canardeur» dont les boulets sont faits de «cette Science qui n’est pas la nôtre», et dont le sens de la formule fait mouche, maniant l’épée du verbe avec grâce: épéiste-essayiste.

Et ces vers sévères ne nous ont jamais quitté,

Poésie à l’immortelle vérité.

Vers, devant lesquels l’âme est nue,

Par l’évocation fidèle du secret toujours su.

Et c’est la main parcourue de frissons,

Par ce fond des mots, les mots de ce fond,

qu’au lecteur ici, maintenant, nous livrons

L’encre que tu as jetée en cette mer de pages,

et qu’il lève l’ancre pour l’intérieur voyage.

Paix sur toi l’ami, frère d’Intention.

«Si j’ai mal parlé que l’on ne m’en veuille,

Si j’ai trop parlé qu’on me soit clément:

Face Dieu que quand sèchera la feuille

S’écrive «ci-gît qui jamais ne ment».

Face Dieu qu’ici le secret je garde

En le dévoilant tant que je le puis,

Et servir un peu le feu qui me arde

De lanterne sourde en ce temps de nuit.»

Henry Montaigu-«René Guénon ou la mise en demeure»

 
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