vendredi 29 novembre 2013

Un côté peu connu de l'oeuvre de Dante - René Guénon



                                                        L'aigle de Justice (Gustave Doré)

 Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013

p. 253  Quatrième partie La franc-maçonnerie

                                                         
UN CÔTÉ PEU CONNU DE L’ŒUVRE DE DANTE1


On sait qu’il existe une médaille sur laquelle l’effigie de Dante est accompagnée des lettres F. S. K. F. T. On a essayé de donner de ces initiales des interprétations diverses, mais la plus vraisemblable est la suivante, qui se rapproche beaucoup de celle qu’a indiquée Aroux1, si elle ne lui est même tout à fait identique : « Fidei Sanctæ Kadosch, Frater Templarius ». En effet, l’association « della Fede Santa », à laquelle appartenait le poète, était un Tiers-Ordre de filiation Templière, et était assez analogue, à cette époque, à ce que fut plus tard la « Fraternité de la Rose-Croix ».

Au début de sa Divina Commedia, Dante raconte qu’il descendit aux enfers le Vendredi-Saint de l’an 1300, à l’âge de Trente-Trois ans ; c’est l’âge du Rose-Croix, qui reprend aussi ses Travaux, symboliquement, le vendredi à trois heures après-midi, et qui, au cours de son initiation, doit traverser d’abord la « Chambre Infernale ». Dante parcourut tous les cercles infernaux en vingt-quatre heures, et atteignit alors le centre de la Terre, qu’il traversa en contournant le corps de Lucifer.


[1] Publié dans la France Antimaçonnique, le 5 oct. 1911, non signé. [N.d.É.]

[2] Dans un ouvrage intitulé Dante hérétique et albigeois.


N’y aurait-il pas quelque rapport entre ce corps de Lucifer, placé au centre de la Terre, c’est-à-dire au centre même de la pesanteur, « symbolisant l’attrait inverse de la nature »1, et celui d’Hiram, placé de même au centre de la « Chambre du Milieu », et qu’il faut aussi franchir pour parvenir à la Maîtrise ? La connaissance de ce rapport mystérieux ne pourrait-elle pas aider à découvrir la véritable signification de la lettre G ?

Nous rappellerons seulement d’autre part, sans y insister, la Croix que vit Dante dans la Sphère de Mars, ainsi que l’Aigle dans la Sphère de Jupiter et l’Échelle mystique dans celle de Saturne. Cette Croix ne doit-elle pas être rapprochée de celle qui sert encore d’emblème à plusieurs grades maçonniques, dont certaines légendes veulent rattacher l’origine aux Croisades ? Quant aux deux autres symboles, il est trop facile d’y reconnaître ceux du « Kadosch Templier » : on parvient au pied de l’Échelle mystique par la « Justice » (Tsedakah), et à son sommet par la « Foi » (Emounah).

Ceux qui se livreraient à des recherches approfondies sur ce côté trop peu connu de l’œuvre de Dante y feraient certainement de bien curieuses découvertes. Une étude de ce genre pourrait peut-être intéresser MM. Copin-Albancelli et Louis Dasté, qui se consacrent particulièrement à la reconstitution de l’histoire des Sociétés secrètes en général, et à la découverte des liens qui les unissent à travers le temps et l’espace ?


[1] Simon et Théophane, Les Enseignements secrets de la Gnose, p. 42.




lundi 25 novembre 2013

Le Coeur Humain - Louis Charbonneau-Lassay

 
 
 
 
Source : "Le Bestiaire du Christ" par Louis Charbonneau-Lassay, Ed. Archè Milano, 1994, p.95-102          
 
 
 
 






 





 
 
 
 

 
 


 
 


 
 
 



Source :  REGNABIT





samedi 23 novembre 2013

Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar) - Roger Deladrière











 


 


 


 
 

Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar) - Troisième Chapitre - Roger Deladrière






 
 
Lire aussi les quatre premières parties de l'ouvrage de Roger Deladrière


Le Tabernacle des Lumières  (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière p 80
 

 

traitant de la signification de la parole du Prophète : « Dieu a soixante-dix voiles de lumière et de ténèbres; s'il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait atteint par Son Regard. » Une leçon mentionne « sept cents voiles », et une autre « soixante-dix mille »

 

Je dirai donc ceci : Dieu est manifeste en Lui-même et à Lui-même; il ne saurait donc y avoir de « voile » que relativement à un être qui est « voilé ». Et les créatures « voilées » sont de trois catégories :

— celles qui sont voilées par les seules ténèbres;

— celles qui sont voilées par la pure lumière;

— celles qui sont voilées par une lumière mêlée d'obscurité.

Les différentes espèces en lesquelles se divisent ces trois genres d'êtres sont nombreuses, et cela j'en suis sûr. Je pourrais artificiellement en réduire le nombre à soixante-dix, mais je ne suis pas tellement certain qu'il s'agisse ici. de fixer un chiffre précis et d'énumérer, et je ne sais pas si c'est bien là le sens de cette tradition ou non. Quant à en énumérer sept cents ou soixante-dix mille, seules les forces d'un prophète en seraient capables.

Mon avis le plus clair est que ces chiffres sont là pour indiquer une grande quantité et non pour fixer un nombre précis, ce qui est une habitude fréquente. Mais Dieu sait mieux ce qu'il en est véritablement, et cette question dépasse notre compétence. Tout ce que je puis faire maintenant, c'est te montrer ce que sont ces catégories et quelques-unes de leurs subdivisions.

 

La Première Catégorie

 

Il s'agit de ceux qui sont « voilés » par les seules ténèbres. Ce sont les athées (mulhida), « qui ne croient pas en Dieu et au Dernier Jour 107 ». Ce sont également ceux « qui ont préféré la vie d'ici-bas à la vie future 108 », parce qu'ils n'y croient absolument pas. Ils sont donc de deux sortes :

Il y a ceux qui ont désiré trouver quelle était la cause de ce monde, et qui l'ont attribuée à la Nature. Mais la « nature » (tab’) est un attribut fixé dans les corps et qui leur est inhérent; et elle est obscure, car elle ne possède ni connaissance, ni perception, ni conscience d'elle-même ou de ce qui émane d'elle-même, ni lumière visible physiquement non plus.

Il y a ensuite ceux qui ne se sont souciés que d'eux-mêmes, sans se préoccuper par ailleurs de rechercher la cause de l'univers, mais qui au contraire ont vécu comme des bêtes. Leur voile est leur propre âme, qui est trouble, et leurs appétits, qui sont ténébreux. Et il n'y a pas d'obscurité plus épaisse que celle de la passion (hawâ) et du « moi » (nafs). C'est pourquoi Dieu a dit : « As-tu donc vu celui qui a fait de sa passion son dieu 109 ?... » De même, l'Envoyé de Dieu a dit que « La passion est la plus détestable des idoles adorées sur la terre 110. »

Ce genre d'hommes peut être à son tour divisé en plusieurs groupes :

Le groupe de ceux qui prétendent que le but à atteindre ici-bas est d'accomplir ses désirs, de satisfaire ses appétits, et de se délecter des plaisirs bestiaux du sexe et de la table, et de [s'adonner aux vaines joies de] la parure. Ils sont les serviteurs du plaisir, c'est lui qu'ils adorent, c'est lui l'objet de leur recherche, et leur foi est que l'obtenir est la béatitude suprême.

Il leur plaît de se ravaler au rang des bêtes, et même plus bas encore. Y a-t-il obscurité plus épaisse ? Ces hommes sont véritablement voilés par les seules ténèbres !

Un autre groupe estime que le summum du bonheur consiste à vaincre, conquérir et tuer, ou attaquer à l'improviste, emmener des captives et faire des prisonniers. Telle était la conviction des Arabes bédouins [du paganisme] ; elle est celle aussi des peuplades kurdes et d'un grand nombre de fous furieux. Ils sont voilés par les ténèbres des tendances naturelles à la férocité, qui les dominent et qui, lorsqu'elles atteignent leurs fins, leur procurent les plus grandes voluptés. Ces hommes-là sont contents d'être au niveau des animaux féroces, et même plus bas encore.

Un troisième groupe pense que la plus grande félicité réside dans la richesse et la prospérité, parce que la fortune est l'instrument qui permet de satisfaire tous les appétits et qu'elle donne à l'homme le pouvoir de réaliser ses désirs. Leur seule préoccupation est d'amasser des biens, d'accumuler les domaines, les propriétés, les chevaux de race, les troupeaux, les exploitations agricoles, et d'enfouir leurs pièces d'or sous la terre ! On en voit qui passent toute leur vie à affronter les périls des déserts, des expéditions lointaines et des voyages en mer, pour entasser des richesses qu'ils gardent jalousement sans en profiter ni en faire profiter les autres ! C'est eux que vise la parole du Prophète : « Malheureux esclave de l'argent ! Malheureux esclave des pièces d'or "111 ! » Y a-t-il pire obscurité que cette duperie dont l'homme est victime ? alors que l'or et l'argent ne sont que deux « pierres 112 » sans intérêt en elles-mêmes, et qui, s'ils ne servent pas à s'acquitter des besoins matériels et s'ils ne sont pas dépensés, peuvent être échangés avec des cailloux !

Un quatrième groupe représente un progrès par rapport au niveau d'inconscience des précédents et se croit plus sage. Ce sont des hommes qui soutiennent que le bonheur parfait se trouve dans l'étendue du prestige et de la réputation, l'extension de la notoriété, le grand nombre de disciples et l'autorité incontestée.

L'important pour eux, comme on peut le constater, est de se faire voir et d'éblouir les spectateurs. Il y en a qui vont jusqu'à s'interdire toute nourriture chez eux et endurer des privations pénibles afin de dépenser leur argent à l'achat de vêtements dont ils se parent quand ils sortent, uniquement pour qu'on ne les regarde pas d'un oeil indifférent !

Toutes ces sortes d'hommes sont innombrables, mais ils sont tous voilés à l'égard de Dieu par les pures ténèbres de leur propre âme, toute d'obscurité. Et il serait sans intérêt de mentionner un par un chacun de ces groupes à l'intérieur des catégories que nous avons indiquées. On peut cependant inclure encore parmi eux les gens qui confessent verbalement qu' « il n'y a absolument pas d'autre divinité que Dieu ! », mais qui souvent y sont poussés par la crainte, ou par le souci d'obtenir l'aide des musulmans, de se faire bien voir par eux ou de leur soutirer de l'argent. Ou bien alors il s'agit pour eux d'un fanatisme aveugle voué à la cause de leurs pères. Si ce témoignage de foi ne se traduit pas chez eux par un pieux comportement, il ne saurait à lui seul les faire sortir des ténèbres pour les conduire à la lumière. Mais, bien au contraire, « ... ils ont pour protecteurs les Tâghout, qui les font sortir de la Lumière vers les Ténèbres 113 ». Quant à celui qu'a touché la parole témoignant de l'Unité divine, et qui alors s'afflige de ses mauvaises actions et se réjouit de ses bonnes actions, il sort des pures ténèbres même si ses transgressions ont été nombreuses.

 

La Deuxième Catégorie

 

Ce sont les hommes qui ont été voilés par une lumière mêlée d'obscurité. Ils sont de trois sortes :

— ceux dont l'obscurité a pour origine les sens ;

— ceux dont l'obscurité a pour origine l'imagination;
— ceux dont l'obscurité a pour origine des analogies intellectuelles mauvaises.

Les premiers sont ceux qui sont voilés par l'obscurité des sens. A quelque groupe qu'ils appartiennent, tous sans exception ont dépassé la phase où l'on ne s'intéresse qu'à soi, ils sont pieux et désirent connaître leur Seigneur. Au degré le plus bas l'on trouve les adorateurs des idoles, et au degré le plus élevé les dualistes; ces deux extrêmes étant séparés par un certain nombre d'échelons :

Les adorateurs des idoles : ils avaient compris, d'une façon générale, qu'ils avaient un Seigneur et qu'ils devaient le préférer à leur propre âme ténébreuse, et ils étaient convaincus que leur Seigneur avait plus de prix que toute chose. Mais le voile de l'obscurité des sens les a empêchés de dépasser le monde sensible. Et c'est ainsi qu'ils se sont fabriqué, à l'aide des matériaux les plus précieux comme l'or, l'argent et le saphir, des personnages aux formes très belles, dont ils ont fait des dieux. Ces hommes-là étaient voilés par la lumière de la gloire et de la beauté. La gloire et la beauté sont effectivement des attributs de Dieu et des lumières divines, mais ils leur ont assigné exclusivement les corps sensibles, car ils ont été détournés par l'obscurité des sens, qui, comme on l'a vu précédemment, sont de nature ténébreuse relativement au monde spirituel et intelligible.

Le groupe suivant rassemble des peuplades turques extrêmes, qui n'ont ni communauté (milla) ni loi (charî ‘a) religieuses. Ces hommes croient à un Seigneur, qui doit être la plus belle des choses. Quand ils voient un être humain, ou un arbre, ou un cheval, ou tout autre être, d'une très grande beauté, ils se prosternent devant lui en proclamant : « Voici notre Seigneur ! »

Ils sont voilés par la lumière de la beauté, mêlée à l'obscurité des sens. Mais ils perçoivent la lumière d'une façon plus pénétrante que les adorateurs des idoles. En effet, ils adorent la beauté en général et non pas sous la forme d'un personnage particulier auquel ils l'attribueraient en propre, et, de plus, ils adorent la beauté naturelle et non pas la beauté qui serait fabriquée par eux-mêmes et de leurs propres mains.

Le troisième groupe est constitué par ceux qui déclaraient : « Notre Seigneur doit être doté d'une essence lumineuse, d'une forme splendide, du pouvoir, d'une présence terrible, et tel qu'on ne puisse l'approcher, mais il doit être perceptible par les sens », car ce qui n'était pas sensible n'avait pas de réalité pour eux. Après avoir constaté que le feu possédait ces qualités, ils l'adorèrent et l'adoptèrent comme Seigneur. Ces hommes-là ont été voilés par la lumière de la puissance et de la splendeur, qui fait effectivement partie des lumières de Dieu.

Dans un quatrième groupe se trouvent ceux qui affirmaient que, puisque nous avons la maîtrise du feu que nous pouvons allumer et éteindre à volonté, cela n'est pas compatible avec les attributs de la divinité. Seul convient comme divinité ce qui détient la domination et la liberté d'agir, ce qui n'est pas sous notre dépendance et qui, au contraire, dispose de nous librement, par sa position élevée et supérieure. La connaissance des astres et de leurs influences était très répandue chez eux. De ce fait, les uns adorèrent Sirius, les autres Jupiter, ou différents astres selon la puissance des influences que leurs croyances leur attribuaient. Ceux-là étaient voilés par la lumière de l'élévation, de l'éclat et de la domination, qui sont des lumières
divines.

Un cinquième groupe appuya l'opinion du précédent, mais il affirma : « Notre Seigneur ne doit pas être l'une quelconque des substances lumineuses, relativement petite ou grande ; mais il doit être la plus grande de toutes d'une façon absolue. » Ils adorèrent donc le soleil, après l'avoir déclaré le plus grand. Ce sont des hommes qui ont été voilés par la lumière de la grandeur, s'ajoutant aux autres mais elle aussi mêlée à l'obscurité des sens.

Le sixième et dernier groupe : il s'agit de ceux qui s'élevèrent au-dessus des conceptions des précédents groupes en disant que toute la lumière n'était pas détenue exclusivement par le soleil, mais que d'autres que lui étaient lumineux. Il ne convenait pas pour un Seigneur qu'un autre ait en commun avec lui sa nature lumineuse. Ils adorèrent donc la lumière, prise dans son universalité, qui totalise l'ensemble des lumières du monde. Ils soutinrent qu'elle était le Seigneur de l'univers et que toutes les choses bonnes étaient en relation avec elle. Mais, ayant vu les maux qui existent dans le monde, ils n'estimèrent pas convenable de les rattacher à leur Seigneur, le purifiant ainsi de toute attribution du mal. Ils posèrent donc le principe d'un conflit entre la lumière et les ténèbres, auxquelles ils ramenaient l'univers et qu'ils nommaient Yazdân et Ahriman 114 .

Les indications que nous t'avons données sur cette première sorte d'hommes devraient être suffisantes, bien que leurs différents groupes soient plus nombreux que cela encore.

En deuxième lieu, ceux qui sont voilés par une lumière mêlée à l'obscurité de l'imagination :

Ils ont dépassé le niveau de la perception par les sens, et ils ont affirmé l'existence de quelque chose au-delà des choses sensibles. Mais ils n'ont pu dépasser le niveau de la faculté imaginative. Ils adorent « un Être assis sur un Trône ». Au degré le plus bas se trouvent les « corporéistes » (mujassima), puis viennent tous les différents groupes des Karrâmiyya 115 . Il ne m'est pas possible de commenter leurs thèses et leurs positions, et ce serait allonger l'exposé inutilement. Cependant, au degré le plus élevé se situent ceux qui niaient la corporéité de Dieu et tous ses accidents, à la seule exception de la position particulière « au-dessus ».

Pour eux, ce à quoi on ne peut attribuer de directions spatialisées et qui ne peut être décrit comme situé en dehors du monde ou à l'intérieur du monde ne saurait exister puisqu'il n'est pas imaginable. Ils n'ont pas compris que le premier degré des intelligibles dépasse la relation aux directions spatiales.

En troisième lieu, ceux qui sont voilés par les lumières divines mêlées à des analogies intellectuelles mauvaises et ténébreuses :

Ils adorent un Dieu « Audient, Voyant, Parlant, Savant, Puissant, Voulant, Vivant 116 », et exempt des « directions ». Mais ils comprennent ces Attributs (çifât) comme correspondant aux leurs. Il arrive alors que l'un d'eux déclare ouvertement que « Sa Parole est son et vocable comme la nôtre. » Et un autre, en progrès sur le premier, pourra dire : « Non pas ! mais comme notre langage intérieur, sans qu'il y ait son ni vocable. » Il en va de même quand on leur demande quel est le véritable sens de l'Ouïe, de la Vue et de la Vie divines ; ils en reviennent toujours à l'anthropomorphisme (tachbîh), au moins dans son esprit, même s'ils en désavouent la lettre, car ils n'ont absolument pas compris la signification de ces termes quand ils sont appliqués à Dieu. C'est ainsi qu'ils prétendent, sur la question de Sa Volonté, qu'elle se déroule dans le temps, comme la nôtre, et qu'elle suppose une recherche et une décision, comme c'est le cas pour nous. Ce sont là des positions bien connues, et il n'est point besoin d'entrer dans les détails. Ces gens sont, comme nous l'avons dit, voilés par le mélange des lumières avec les ténèbres des analogies rationnelles.

Voilà toutes les sortes d'hommes de la deuxième catégorie, à savoir ceux qui ont été voilés par une lumière mêlée d'obscurité.

 

La Troisième Catégorie

 

Il s'agit de ceux qui sont voilés par les pures lumières. Je n'en indiquerai que trois sortes, car elles sont innombrables.

En premier lieu, le groupe de ceux qui ont compris ce qu'il fallait réellement entendre par ces Attributs et qui ont saisi que les termes de « parole », de « volonté », de « puissance » et de « science », entre autres, ne s'appliquent pas de la même façon aux Attributs de Dieu et aux hommes.
Ils ont donc évité de Le définir à partir de ces Attributs, préférant le faire par Sa relation avec les créatures, comme l'avait fait Moïse en réponse à la question de Pharaon : « Et qu'est-ce que le Seigneur des Mondes ?» Ils ont donc formulé la définition suivante : « Le Seigneur qui, par Sa sainteté et Sa transcendance, a des Attributs qui échappent aux significations littérales, est celui qui met en mouvement les cieux et les administre. »

Viennent ensuite ceux dont le niveau de conception est plus  élevé que celui des précédents. Il était clair pour eux que, les cieux étant multiples, le moteur de chaque ciel particulier était un être différent, appelé ange.
Ils étaient donc multiples, eux aussi, et leur relation avec les lumières divines était celle des astres entre eux.
Il leur est apparu ensuite que ces cieux étaient à l'intérieur d'une autre sphère, dans laquelle ils se meuvent, entraînés par son propre mouvement, et accomplissant chaque jour une révolution complète. Le Seigneur était donc « celui qui met en mouvement le Corps céleste le plus éloigné, qui englobe toutes les sphères », puisque toute multiplicité est niée à Son sujet "117 .

Le troisième groupe est constitué par ceux qui sont allés plus haut encore. Selon eux, la mise en mouvement directe des Corps célestes devait être un acte de service, d'adoration et d'obéissance, accompli à l'égard du Seigneur des Mondes par l'un de ses serviteurs, appelé ange.
Il était avec les lumières divines pures dans le même rapport que la lune avec les lumières sensibles. Ils soutenaient donc que « Le Seigneur est celui qui est obéi (mutâ’) par ce moteur des sphères. » Le Seigneur serait ainsi celui qui met en mouvement le Tout par voie de commandement, non pas par voie directe. La question de la distribution de ce « commandement » et de sa nature est obscure, hors de portée de la plupart des intelligences, et elle sort du cadre du présent ouvrage.

Voilà donc tous ceux qui, à différents niveaux, sont voilés par les pures lumières.

Mais il y a une quatrième sorte d'hommes : ce sont uniquement « ceux qui parviennent au terme » (al-wâçilûn). Il leur a été révélé que cet être « obéi » est qualifié par un attribut incompatible avec la pure Unicité et la Perfection accomplie. Ceci en vertu d'une raison profonde, dont l'exposé serait en dehors de cet ouvrage. Et cet être est comme le soleil par rapport aux autres lumières. Ils se sont alors tournés, par-delà celui qui met en mouvement les cieux, par-delà celui qui met en mouvement le Corps céleste le plus éloigné, et par-delà même celui qui donne l'ordre de les mettre en mouvement, vers Celui qui a créé les cieux, qui a créé le Corps céleste le plus éloigné, et qui a créé celui qui donne l'ordre de les mettre en mouvement 118 . Ils sont alors parvenus jusqu'à un Être pur de tout ce qu'avaient perçu leurs regards auparavant. Les Gloires de Sa Face principielle et suprême ont consumé tout ce qu'ils avaient vu à l'extérieur et à l'intérieur d'eux-mêmes. Ils Le découvrirent exempt, par Sa sainteté et Sa transcendance, de tout ce que nous Lui avions attribué !

Mais des distinctions se font ensuite parmi eux. Il y a celui pour qui tout ce qu'il avait vu a été consumé, effacé, et a disparu, mais qui reste lui-même conscient à la fois de la Beauté et de la Sainteté divines et de lui-même dans la beauté qu'il a obtenue en parvenant jusqu'à la Présence divine. Dans son cas, les objets antérieurs de sa vision ont été effacés, mais non lui-même en tant que sujet de sa vision. D'autres, qui constituent l'élite spirituelle (khawâçç al-khawâçç), sont allés plus loin. Les Gloires de Sa Face les ont consumés et la puissance de Sa Majesté les a fait s'évanouir; ils se sont effacés et ont disparu. Ils n'ont plus conscience d'eux-mêmes car ils se sont « éteints » à eux-mêmes. Il ne reste alors que l'Unique Réel ; et le sens de Sa parole : « Toute chose est périssable sauf Sa Face » est devenu pour eux une expérience personnelle (dhawq) et un état vécu (hâl). Nous l'avions montré au premier chapitre, et nous avions indiqué comment alors ils employaient le terme d'« identification » (ittihâd) et comment ils le concevaient. C'est là le but ultime de ceux qui parviennent jusqu'à Dieu.

Parmi eux, également, il y en a qui n'ont pas parcouru tous les degrés distincts de la progression et de l'ascension spirituelle, tels que nous les avons décrits en détail. Mais leur cheminement a été court, et ils ont pris les devants en parvenant immédiatement à la connaissance de la sainteté et de la transcendance implacable de la Seigneurie. Ils ont été alors envahis dès le début par ce qui n'arrive aux autres qu'à la fin, et assaillis d'un seul coup par la manifestation divine (tajallî). Les Gloires de Sa Face ont consumé tout ce que leur vue sensible et leur vision intellectuelle pouvaient percevoir. Il semble que la première voie ait été celle d’[Abraham] « l'Ami de Dieu » et la seconde voie celle de [Muhammad] « le Bien-Aimé de Dieu », mais Dieu sait mieux quels furent les secrets de leur cheminement et les lumières de leurs demeures.

Il s'agissait d'indiquer quelles étaient les catégories de ceux qui sont voilés. Il n'est nullement impossible, si l'on étudie le détail des thèses professées et si l'on suit minutieusement les voiles rencontrés par ceux qui parcourent la voie spirituelle, que l'on atteigne le nombre de « soixante-dix mille ». Mais si tu cherches bien, tu n'en trouveras aucun qui soit en dehors des divisions que nous avons délimitées. Ils ne sauraient être voilés que par les attributs inhérents à la nature humaine, ou par les sens, l'imagination, l'analogie intellectuelle, ou alors par la pure lumière, comme il a été dit.

Voilà donc la réponse qui m'est venue, pour toutes ces questions. La requête m'avait pourtant pris à l'improviste, l'esprit harcelé, la pensée dispersée, et à un moment où mes soucis se portaient vers tout autre chose. Je souhaiterais donc que l'on demandât à Dieu de me  pardonner si ma plume a trahi ma pensée et si j'ai commis des erreurs. Se plonger dans les abîmes des secrets divins est en effet périlleux, et essayer de percevoir les lumières divines derrière les voiles de la nature humaine est une entreprise ardue et peu aisée !

 

 

107. Coran, IX, 45.

108. Coran, XVI, 107.

109. Coran, XLV, 23.

110. Tradition d'origine imprécise.

111. Pour cette tradition, on pourra se reporter au Çahîh de Bukhârî, Jihad, 70, t. IV, p. 41, ou bien Riqâq, 10, t. VIII, p. 115.

112. « Les deux pierres » (al-hajarâni), désignation traditionnelle de «l'or et l'argent ».

113. Les exégètes musulmans divergent sur les « Tâghout » , mentionnés ici au verset 257 de la deuxième sourate. Le mot lui-même signifierait « les Rebelles » et désignerait les démons, ou Satan lui seul, ou encore les idoles.

114. Les hérésiographes musulmans, tels que Chahrastânî, donnent le nom de « Yazdân » au principe lumineux en lutte avec Ahriman. Dans l'exposé qu'ils font de la doctrine de Zoroastre, Yazdân ne se confond pas avec Ormazd (Ahura Mazdâh), considéré comme le Créateur. Selon Chahrastânî les véritables dualistes sont les disciples de Mani et ceux de Mazdak.

115. Sur la question de la « Session de Dieu sur le Trône » (al-istiwâ’), très disputée en Islam, et ses différentes interprétations, nous renvoyons à notre Profession de foi d'Ibn Arabi', p. 165.

Les « corporéistes » l'entendaient au sens grossièrement littéral de la station assise, concrètement et physiquement, dont le nom arabe est qu'ûd, d'autant plus choquant que s'y ajoute l'idée d'inertie et d'inactivité. Quant aux Karrâmiyya, disciples d'Ibn Karrâm (mort en 869/255 de l'Hégire), ils croyaient que Dieu a un corps (Jism) «limité dans certaines directions lorsqu'Il vient en contact (mumâssa) avec le Trône».

Sur les « directions » (jihât), cf. notamment l'Ihyâ, t. I, p. 95.

116. Ce sont les Attributs qu'al-Juwaynî, le maître de Ghazâlî, appelait ma `nawiyya, c'est-à-dire « qualitatifs » ou « entitatifs », exprimés sous forme d'adjectifs ou de participes actifs qualifiant Dieu et d'origine coranique. Ce sont les Attributs de la Personnalité divine. Les noms correspondant à ces appellatifs divins, tels que « Puissance », « Volonté », « Vie », sont appelés
çifât ma`ânî et conçus comme zâ’ida alâ al-Dhât, c'est-à-dire comme des « intelligibles s'ajoutant à l'Essence » ; cf., notamment Al-Iqtiçâd fî-l-I`tiqâd de Ghazâlî, p. 76 à 82. On désigne également ces Attributs comme étant « les sept Attributs » (al-çifât  al-sab`a), généralement énoncés dans l'ordre suivant Puissance, Science, Vie, Volonté, Ouïe, Vue, Parole.

117. En vertu du principe que le passage de l'Un au multiple ne peut se faire directement. Ce principe n'est pas exclusivement néoplatonicien, puisque selon une tradition du Prophète « La première chose que créa Dieu fut le Calame... »
 
La conception rapportée par Ghazâlî dans ce passage n'est autre que celle d'al-Farâbi et d'Ibn Sînâ (Avicenne), selon laquelle chaque sphère
céleste avait une âme motrice correspondant à une Intelligence créée.

L'ordre de l'Univers à partir de l'Un et par l'intermédiaire du « Premier Causé » apparaît comme une procession des Intelligences régissant le mouvement de chaque sphère céleste : d'abord la sphère « la plus éloignée », puis la sphère des étoiles fixes, et ensuite, dans l'ordre indiqué par Ptolémée, Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure et la Lune. La dernière Intelligence, celle du « monde sublunaire », est l'Intellect Agent, « Ange de l'humanité », « donateur des formes », et qui communique à l'homme la connaissance des intelligibles.

118. Cet être « obéi » (mutâ '), qui « donne l'ordre » du mouvement à tout l'Univers, est donc lui-même créé. Comme nous l'avions signalé dans notre « Introduction », la nature exacte et l'identification de cet être ont donné lieu à des discussions parmi les orientalistes du début de ce siècle, Nicholson, Macdonald, Massignon, Gairdner et Wensinck.
Ce que nous avons indiqué dans la note précédente vient à l'appui de l'interprétation selon laquelle il s'agirait d'Al-Rûh. Nous renvoyons à l'étude qui lui a été consacrée par René Guénon, dans le numéro spécial sur le soufisme de la revue des Études traditionnelles, d'août-septembre 1938. En ce qui concerne « l'Esprit », « le Calame », « le Trône », « l'Intellect », et les différents aspects de cette réalité informelle et universelle, l'on pourra également se reporter à l'article « En- Nûr » de Frithjof Schuon des Études traditionnelles, juin 1947. Rappelons aussi que tout ceci est en rapport avec le Principe prophétique dont Muhammad est l'ultime manifestation ; cf. le chapitre II de la Profession de foi d'Ibn Arabi, p. 121 à 149. Enfin, pour les rapprochements que l'on peut établir avec le Logos, on consultera Philon d'Alexandrie de Jean Daniélou.


Glossaire

abd         serviteur de Dieu — homme

âbid        adorateur

adab, pl, âdâb    règles de convenance

adam      néantnon-être

âdât       usages traditionnels

adl         justice

amâna   dépôt confié

amr       ordre

aql intellect — raison

aqlî        intellectuel

Arch      Trône divin

ârif         sage

awâmm  commun des croyants

awliyâ    saints

ayn         œil

 

 

baçar      vision sensible

baçîra, pl. baçâ’ir vision intérieure

bâtil        faux, illusoire

bâtin       intérieur, caché

bâtiniyya « intérioristes» (ismaéliens)

 

çafâ         pureté

chahâda  témoignage de la foi — monde visible

charî'a    loi religieuse

chath       propos extatique

çiddîqûn  justes (saints)

çifât         attributs

al-çirât al-mustaqîm le Chemin Droit

 

dalâl        égarement

dhât        essence

dhawq     connaissance intime — expérience personnelle

dhikr       évocation, invocation — faculté de rappel

dîn          religion

du’ât       missionnaires (ismaéliens)

 

fadl          faveur (divine)

falsafa     philosophie arabe

falâsifa    philosophes « arabes»

fanâ         extinction

fardâniyya   unicité, singularité

fikr           pensée constante — faculté cogitative

fiqh          jurisprudence, droit

fi’l            acte

 

ghadab     colère

ghayb       monde caché, invisible

 

hachwiyya grossiers littéralistes

hadîth        paroles du Prophète, tradition

hâdith        ayant un commencement temporel

Hadra        Présence

al-hajarâni « les deux pierres » : l'or et l'argent

hâl              état de conscience — situation vécue

hanîf pur monothéiste — adorateur exclusif

haqîqa, pl. haqâ’iq      vérité

haqq            réel, vrai

hawâ           passion

Hazhîrat al-Quds   l'Enceinte Sacrée : le Paradis

hifzh            mémoire

hikma          sagesse — harmonie interne

hilm            calme,  maîtrise de soi

hisba            censure des moeurs

hudâ            bonne voie

hukm           statut

huwiyya      ipséité

 

ibâdât          obligations cultuelles

ibâha           antinomisme

ijmâ,'          consensus communautaire

ijtihâd         effort personnel d'interprétation

ikhlâç          pureté (de la croyance)

ilâhî            divin — ilâhiyyât, métaphysique, théodicée

illa              cause

ilm, pl. ulûm     science, connaissance

îmân           foi

insân,          être humain

irfân            connaissance

istidlâl        déduction

istiwâ          session (de Dieu sur le Trône)

i`tibâr          transposition

i`tiqâd          croyance

ittihâd          identification

iyân             vision, constatation personnelle

 

jalâl             majesté

jihâd            guerre sainte

jihât            directions

jism             corps

 

kachf            dévoilement

kalâm           théologie dogmatique — Parole divine

khabar          information, tradition

khalîfa          représentant

khalq            création

khawâçç       ceux qui ont des qualifications spirituelles

ou la vocation spirituelle

khawâçç al-khawâçç l'élite spirituelle

khayâl          imagination

kibriyâ          grandeur

kufr              infidélité, mécréante

 

ma`âni      réalités ou essences intelligibles

ma`çûm    impeccable et infaillible

mahabba   amour

mâhiyya   quiddité

ma `iyya   coexistence

majâz       métaphore, sens figuré

al-Mala' al-al’â le Plérôme suprême, l'Assemblée des Anges

malâ`ika   anges

al-Malakût le Royaume céleste

maqâm     station (spirituelle)

ma `rifa    connaissance

milla         communauté religieuse

mi`râj       ascension (spirituelle)

mithâl      symbole

mu 'âmala action, rapports avec autrui

muchâhada vision, contemplation

mujtahid   interprète autorisé de la Loi

mukâchafa connaissance par dévoilement

mulhida     athées

al-Mulk     la Souveraineté divine — le monde sensible

munâsaba  correspondance

muqarrab   rapproché de Dieu (homme ou ange)

murchid     directeur spirituel

murîd         novice

al-Mutâ`    l'Obéi

mutakallim théologien

mutawâtir transmis par une chaîne multiple et ininterrompue

muwâzana homologie

 

nafs            âme , « moi »

nâr             feu

nasab         filiation

nazhar       spéculation — réflexion

nubuwwa  prophétie : nature et connaissance prophétique

nûr ,, pl. anwâr lumière

 

qadîm        éternel

al-Qalam   le Calame divin, la Plume divine

qalb, pl. qulûb coeur

qiyâs          raisonnement, raisonnement analogique

qudsî          saint, sacré

quwwa       puissance (opposée à « acte») — faculté

 

rabb, pl. arbâb seigneur, maître

al-Rahmân le Tout-Miséricordieux

ridâ            satisfaction , acceptation du destin

rubûbiyya  seigneurie : condition de seigneur

rûh, pl. arwâh esprit, faculté spirituelle

ru' ya         vision

 

sâlik pèlerin spirituel

samâ`          ouï-dire — savoir traditionnel

sirâj            flambeau

sirr, pl. asrâr secret, mystère — intime de l'âme

sukr             ivresse mystique

sulûk           parcours de la voie spirituelle

 

tab`             nature

ta `bîr         interprétation des songes

tab`iyya      existence subséquente

taçdîq         jugement de véracité

tafakkur     pensée fixée sur Dieu

tajallî         manifestation divine

taqlîd         croyance aveugle, sans preuve, non raisonnée

taqwâ         piété

ta 'lîm        enseignement

tamthîl       représentation symbolique

tamyîz       discernement — distinction

tawakkul    remise confiante

tawâtur      transmission d'une tradition par une chaîne

multiple et ininterrompue

tawhîd        doctrine de l'Unité — réduction à l'Unité

ta' wîl         interprétation

tawr            phase — niveau

 

ubûdiyya    condition de serviteur

uchchâq      passionnés, « amants » de Dieu

uçûl            fondements

uns             société intime (avec Dieu)

 

wâçilûn      ceux qui arrivent au terme (Dieu)

wahdâniyya   unicité

wâhid         unique

wahm         faculté estimative

wahy          révélation

wajh, pl. wujûh face

walâya       sainteté suprême

wijdân       conscience

wird           chapelet

wujûd        existence

yaqîn         certitude

yumn        félicité - influence bénéfique

zhâhir       extérieur, apparent - sens littéral

zhuhr        midi (Prière)

zhuhûr      apparition

zuhd         ascèse
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