vendredi 18 décembre 2020

Un poème méconnu de Victor Hugo comme antidote à l’islamophobie - Louis Blin


Narcisse-Alexandre Buquet, Le massacre de Djeddah, mouchoir illustré, Rouen, juillet 1858

© Véronique Hénon, Musée des traditions et des arts normands, château de Martainville. La scène représente la fille du consul de France, Élise Éveillard, défendant son père mourant, gisant à terre, tandis que le consul adjoint, Louis Émerat, combat derrière elle les assaillants. On distingue le cadavre de Mme Éveillard en bas à gauche.



Avec « Le Cèdre », un poème méconnu de La Légende des siècles, Victor Hugo se dresse contre le tumulte médiatique qui suit l’assassinat, le 15 juin 1858, des consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors sous domination ottomane. En faisant dialoguer le calife Omar et saint Jean l’Évangéliste, il inscrit résolument l’islam dans une perspective humaniste universelle.

Nous sommes en 1858. À 56 ans, Victor Hugo commence la rédaction de son épopée La Légende des siècles, peu après sa crise mystique et sa période spirite de 1853-1856. Il compose « L’an IX de l’Hégire », qui a pour thème la mort de Mohammed, puis « Le Cèdre », poème symboliste méconnu. Comme l’explique bien Théophile Gautier, La Légende des siècles est une « vue à travers les ténèbres sur l’homme. Le sujet est l’homme, ou plutôt l’humanité. […] Pour peindre le Prophète, il s’imprègne du Coran à ce point qu’on le prendrait pour un fils de l’islam »1, montrant une empathie qui engendra il y a quelques années la rumeur fantaisiste selon laquelle il se serait converti à cette religion à la fin de sa vie.

 

Hugo compose « Le Cèdre » du 20 au 24 octobre 1858, peu après l’assassinat, le 15 juin précédent, des consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors sous domination ottomane. La population locale s’était révoltée ce jour-là contre la mainmise croissante du Royaume-Uni sur son économie et massacra 23 Européens, ce qui défraya la chronique et provoqua un traumatisme profond et durable dans l’opinion publique française. Les publicistes attribuèrent le massacre au fanatisme. Ils firent des musulmans des « ennemis du nom chrétien qu’ils devraient honorer et bénir », comme l’écrivit la grand-mère du général de Gaulle en 1859, en réaction à la tragédie2.

 

DJEDDAH, LA VILLE D’ÈVE

Dans une ville cosmopolite réputée pour sa tolérance chez ses visiteurs français, les révoltés de Djeddah n’avaient pourtant pas invoqué la religion, dont usèrent au contraire les Européens dans leurs commentaires pour travestir leurs intérêts en mer Rouge. Une exception : l’héroïne du massacre, Élise Éveillard, fille du consul assassiné, qui en réchappa après une lutte homérique contée huit ans plus tard par Alexandre Dumas. Son récit évacue toute dimension religieuse, relatant au contraire avec simplicité son sauvetage et celui de son futur mari par des musulmans.

 

Victor Hugo se dresse contre le tumulte médiatique dénigrant l’islam en inscrivant cette religion dans une perspective humaniste universelle. « Le Cèdre » établit un dialogue mystique entre le calife Omar (il écrit Omer) et saint Jean l’Évangéliste, d’une part, et entre Djeddah, origine mythique de l’humanité, et la Grèce, source imaginée de la civilisation européenne. Si Hugo place Omar à Djeddah plutôt que dans sa cité d’origine La Mecque ou dans sa capitale Médine, les deux premières villes saintes de l’islam, c’est qu’elle est de temps immémorial la ville d’Ève, mère de tous les hommes3, et peut donc à ce titre prétendre elle aussi au qualificatif de « sainte » aux yeux du poète.

 

« DE L’HISTOIRE ÉCOUTÉE AUX PORTES DE LA LÉGENDE »

Hugo attachait une grande importance au mythe d’Ève, à qui il avait consacré le premier poème de La Légende des siècles sous le titre « Le Sacre de la femme ». Il connaissait l’existence de son tombeau, révéré à Djeddah. Le « santon » à l’ombre duquel Omar, déambulant sur la grève de cette ville, aperçoit un cèdre dans le poème désigne, dans un usage vieilli, un saint homme musulman et, par extension, son tombeau à coupole, que l’on appelle marabout en Afrique du Nord.

 

Hugo était un fidèle lecteur de L’Illustration et avait donc lu l’article consacré par ce magazine au massacre de Djeddah, qui était illustré d’un dessin de ce tombeau (en illustration de cet article, voir supra). Or, ce dessin représentait le bouquet de palmiers (un palmier produit des rejets à ses pieds) qui poussait à l’ombre de l’édicule construit à l’emplacement de la tête d’Ève. Victor Hugo fait de ces palmiers un cèdre, dans une puissante vision onirique. Pour lui, l’arbre en général est symbole de vie : « L’arbre, commencement de la forêt, est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en commun, par la sève. À lui seul, il ne prouve que l’arbre, mais il annonce la forêt. […] Tous les aspects de l’humanité se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière »4. Arbre sacré du Proche-Orient antique (dans le mythe le plus ancien de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, qui est une quête d’immortalité, le trône de la déesse Ishtar était un cèdre géant), le cèdre symbolisait l’incorruptibilité et l’immortalité. C’est sans doute la principale raison pour laquelle Hugo l’a substitué au palmier. La symbolique de cet arbre convenait parfaitement au propos du poète, traçant ainsi un pont céleste entre les racines orientales de la civilisation et l’apocalypse chrétienne, donc occidentale.

 

L’Illustration, 19 février 1859, collection particulière


Dans ce long et majestueux poème composé en alexandrins, Victor Hugo décrit le calife Omar cheminant sur la grève de Djeddah, prenant soin de le munir de son bâton, célèbre dans l’historiographie musulmane. Le second successeur de « Mahomet »5 y rencontre un vieux cèdre, auquel il ordonne de s’arracher du rocher dans lequel il est enraciné pour s’envoler « au nom du Dieu vivant » et rejoindre saint Jean l’Évangéliste, l’auteur de « l’Apocalypse », endormi sur une plage de l’île grecque de Patmos. L’invocation du Dieu « vivant » par Hugo corrobore la fonction de réveil de la vie, occupée par le cèdre dans le poème. Ce voyage onirique rappelle l’isra’ et le mi‘raj ou voyage nocturne du Prophète, de La Mecque à Jérusalem, qui symbolise le lien entre l’islam et les deux autres grands monothéismes.

 

« Le Cèdre » associe donc la Genèse (Ève) à l’Apocalypse et au Coran en un raccourci mystique de l’histoire de l’humanité. « C’est de l’histoire écoutée aux portes de la légende », pour reprendre les termes d’Hugo dans sa préface. Il établit aussi un pont symbolique entre un Orient enraciné à Djeddah et un Occident apocalyptique à travers un dialogue entre le calife Omar et saint Jean l’Évangéliste. Victor Hugo fait preuve d’une connaissance certaine de l’islam en appelant Jésus de son nom arabe : « Issa ».

 

« NOUVEAUX VENUS, LAISSEZ LA NATURE TRANQUILLE ! »

Le panthéisme du poète fait de la nature en général et de l’arbre en particulier le reflet de Dieu. Hugo écrivait certes : « Je ne suis pas panthéiste. Le panthéiste dit : tout est Dieu. Moi je dis : Dieu est tout. Différence profonde » (Correspondance III, p. 364), mais aussi : « Tous les êtres sont Dieu, tous les flots sont la mer » (« Dieu » ; Hugo indique dans sa préface à La Légende des siècles que ce poème en est le commencement. Commencé en 1855, il ne fut publié qu’en 1891, à titre posthume.

 

Hugo traite donc ici sous forme symbolique du respect que l’on doit avoir pour la nature, source de vie. Ce message provient de l’Orient qui « fut jadis le paradis du monde », écrivait-il dans un poème de jeunesse figurant déjà le dialogue entre l’Orient et l’Occident (« La Fée et la Péri », 1824). Endormi, ici à Patmos, ce dernier devrait saisir le message de renaissance délivré par le cèdre, plutôt que de sombrer dans les ténèbres de l’Apocalypse ; il fallait à « Jean qui, couché sur le sable, dormait » à l’instar d’Ève étendue sur la grève de Djeddah, ranimer la vie en Occident : tel est le message du poète, délivré à l’Évangéliste par la bouche du calife Omar. Et saint Jean de fournir une réponse sibylline à l’intention des hommes qui naissent et s’opposent en batailles stériles : « Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ! », car c’est elle qui donne et entretient la vie.

 

C’est un cèdre ayant ses racines dans le cœur oriental de l’humanité qui vient en songe le « couvrir de son ombre » pour le réveiller de son sommeil apocalyptique et le ramener au monde des vivants… Que l’auteur associe la légende de l’origine de l’humanité au mythe de l’apocalypse dans « Le Cèdre » n’est donc pas le fait du hasard. Ce poème est en fait un raccourci de La Légende des siècles, enracinée en Orient comme le cèdre à Djeddah.

 

Le contraste de ce message avec le rejet de cette ville et de l’islam dans la France de l’époque où Victor Hugo compose ce poème, montre son originalité et sa volonté humaniste de s’ériger en antidote au poison qui s’y répandait alors, combinant comme dans toute sa vie combat politique et horizons littéraires. Le poète réussit le tour de force de greffer une épopée intemporelle sur une actualité brûlante et sanglante. Qu’un arbre serve de trait d’union entre l’islam et le christianisme souligne combien leur opposition va à l’encontre des lois de la nature ou s’avère même contre-nature. La littérature jouait ainsi son rôle de lien entre les hommes au moment où leur furie les divisait. Réagir à la violence par le dialogue et non la stigmatisation de l’Autre musulman, quelle leçon donnée à nos contemporains par le plus grand de nos écrivains !

 

Le Cèdre (extraits)

 

Omer, scheik de l’Islam et de la loi nouvelle

Que Mahomet ajoute à ce qu’Issa révèle,

Marchant, puis s’arrêtant, et sur son long bâton,

Par moments, comme un pâtre, appuyant son menton,

Errait près de Djeddah la sainte, sur la grève

De la mer Rouge, où Dieu luit comme au fond d’un rêve,

Dans le désert jadis noir de l’ombre des cieux,

Où Moïse voilé passait mystérieux.

Tout en marchant ainsi, plein d’une grave idée,

Par-dessus le désert, l’Égypte et la Judée,

À Pathmos, au penchant d’un mont, chauve sommet,

Il vit Jean qui, couché sur le sable, dormait.

 

(…) Jean dormait, et sa tête était nue au soleil.

 

Omer, le puissant prêtre, aux prophètes pareil,

Aperçut, tout auprès de la mer Rouge, à l’ombre

D’un santon, un vieux cèdre au grand feuillage sombre

Croissant dans un rocher qui bordait le chemin ;

Scheik Omer étendit à l’horizon sa main

Vers le nord habité par les aigles rapaces,

Et, montrant au vieux cèdre, au delà des espaces,

La mer Égée, et Jean endormi dans Pathmos,

Il poussa du doigt l’arbre et prononça ces mots :

 

« Va, cèdre ! va couvrir de ton ombre cet homme ».

 

(Le cèdre) plongea dans la nue énorme de l’abîme,

Et, franchissant les flots, sombre gouffre ennemi,

Vint s’abattre à Pathmos près de Jean endormi.

 

Jean, s’étant réveillé, vit l’arbre, et le prophète

Songea, surpris d’avoir de l’ombre sur sa tête ;

Puis il dit, redoutable en sa sérénité :

« Arbre, que fais-tu là ?

 

(…) Un cèdre n’est pas fait pour croître comme un rêve ;

Ce que l’heure a construit, l’instant peut le briser ».

Le cèdre répondit : « Jean, pourquoi m’accuser ?

Jean, si je suis ici, c’est par l’ordre d’un homme ».

Et Jean, fauve songeur, qu’en frémissant on nomme,

Reprit : « Quel est cet homme à qui tout se soumet ? »

L’arbre dit : « C’est Omer, prêtre de Mahomet.

J’étais près de Djeddah depuis des ans sans nombre ;

Il m’a dit de venir te couvrir de mon ombre ».

Alors Jean, oublié par Dieu chez les vivants,

Se tourna vers le sud et cria dans les vents

Par-dessus le rivage austère de son île :

« Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ».

 

LOUIS BLIN

Diplomate, docteur en histoire contemporaine, spécialiste du monde arabe


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