mardi 31 mai 2016

Luc Benoist - L'Oeuvre de René Guénon






Article de présentation écrit par Luc Benoist pour « La Nouvelle revue Française » en 1943



Un Français vit depuis des années en Orient et il ne se distingue pas en apparence de la foule des musulmans qu'il coudoie. Pourtant cet inconnu recevait avant la guerre un courrier d'ambassadeur. De tous les coins du monde, des continents les plus anciens et les plus nouveaux, de l'Inde et de l'Amérique, des hommes soucieux des plus hautes questions sollicitaient de sa part un avis ou un éclaircissement. Ce Français a fait paraître, entre 1921 et 1932, une d'ouvrages. Des traducteurs italiens et anglais, des penseurs allemands lui ont consacré des études où ils reconnaissent en sa personne le centre d'une « France inconnue ». Cependant, chez nous, qui connaît René Guénon, sauf ceux qui le plagient, le craignent ou le haïssent et par conséquent se taisent?
Personne sans doute ne s'étonnera d'une aussi banale aventure, celle d'un initiateur de haute classe méconnu dans le pays qui fut sien, personne, sinon les naïfs qui croient à la spontanéité des modes et à la gratuité des réputations, même quand il s'agit de modes de l'esprit ou de réputations intellectuelles. A des yeux avertis le monde qui vient de périr n'apparaissait pas moins camouflé ou truqué que la Suisse de Tartarin. S'il existait à cet égard des différences entre les peuples, il ne s'agissait que de degrés dans la suggestion subie.

Qu'apportent donc les ouvrages de René Guénon pour avoir suscité tant de multiples et ferventes admirations à côté d'hostilités si tenaces? Chacun de nous comprend que la crise actuelle, d'allure apocalyptique, ébranle les fondements mêmes de notre civilisation. Pour la conjurer, les remèdes empiriques se montrent ridiculement illusoires. Les idées que nous ont léguées la Renaissance, la Réforme et la Révolution, idées sur lesquelles bon gré mal gré nous avons vécu, ont abouti à une faillite d'autant plus grave que nous étions moins préparés à la chute. Toutes les civilisations passées ont duré des millénaires. La nôtre est essoufflée au bout de cinq siècles.

Cette tragédie et cette angoisse se manifestent clairement dans ce qu'on a pu appeler « le grand silence de l'intelligence ».

Un esprit contemporain est accablé par une masse tellement énorme de notions, d'hypothèses et d'expériences contradictoires, que le rôle véritable l'intelligençe, c'est à-dire l'organisation harmonieuse et la digestion utile du savoir s'avèrent de plus en plus difficiles.

Or le point de vue central et synthétique celui qui comprend tout sans rien supprimer, qui permet l'économie de la mémoire et de l'effort, qui aide l'invention et la découverte, qui facilite la liaison entre les disciplines les plus étrangères, enfin le point de vue des principes unissent les idées et les hommes, nul plus que René Guénon n'en a fait le thème de ses écrits. A cette idée de centre est intimement liée l'idée de germe. Le germe est le centre efficace par excellence, celui qui contient déjà dans sa mystérieuse complexité tous ses développements ultérieurs. L'idée de germe emporte avec elle l'idée de liaison avec son origine, donc celle de tradition.

De même que le maintien de la santé se base sur la connaissance de la physiologie et que la physiologie s'explique par l'hérédité, l'homme moderne doit comprendre qu'il incarne son propre passé et qu'il ne peut durer en contradiction avec lui. Il ne guérira qu'en revenant à ses origines, à l'élément profond qui seul peut lui permettre d'échapper aux incertitudes qui l'oppressent et aux catastrophes qu'il subit.

La connaissance traditionnelle des principes un bien. commun de l'humanité, dépôt bien antérieur à l'histoire et qui s'est ensuite épanoui dans les formes les plus hautes et les plus parfaites de la période historique. En l'ignorant on commence par ignorer le vrai visage de ces civilisations anciennes et l'on. s interdit pour soi-même le retour à cet état primordial d'où tout découle et qui réserve à celui qui peut y parvenir l'inépuisable richesse de ses possibilités.

On comprend pourquoi René Guénon s'est trouvé obligatoirement orienté vers la pensée asiatique traditionnelle, même si, en certaines de ses parties, elle semble s'être occidentalisée en surface, beaucoup plus pour nous répondre et nous combattre que pour nous imiter. Dans cette « orientation » il n'y a pas une querelle de points cardinaux ou une question de longitude. La vérité ne commence pas d'exister au moment où elle passe à tel ou tel méridien. Mais de même que pour éclairer un fait historique, on recueille le témoignage de ceux qui l'ont vu ou qui transmettent intact le récit de ceux qui l'ont vu, on doit s'initier à la connaissance auprès de ceux qui l'ont conservée comme le plus précieux des héritages.

Cette connaissance des principes, l'Occident la possédait jadis. Elle s'appelait la métaphysique, d'un mot qui signifie «au delà de la physique », c'est-à-dire, comme nous l'écririons aujourd'hui, « au delà de la nature ». Cette connaissance est en effet le domaine du surnaturel et on ne peut l'atteindre que par l'intuition immédiate de l'intellect transcendant, qui n'est pas une faculté individuelle mais universelle comme l'objet même qu'elle prétend saisir. Si l'on doute de la réalité d'une telle prétention, il suffit d'essayer soi même de l'atteindre pour s'en convaincre, puisqu'il existe dans toute certitude, même « mathématique », quelque chose d'incommunicable. L'idée de tradition, nous dira-t-on, est une vieille lune, Sans doute et le souci de nouveauté est le dernier qui aurait pu effleurer. l'esprit de René Guénon. Il ne se soucie que de vérité. Il ne faudrait d'ailleurs pas confondre la tradition vraie avec ses caricatures humaines qui servent tellement bien à camoufler les ignorances et les convoitises. Il s'agit exclusivement ici de la tradition intégrale et primordiale que tous les hommes à leur apparition sur cette terre ont reçue en dépôt avec la vie et qui chez nous, en Occident, a été refoulée jusqu'à être totalement méconnue.

Le caractère capital qui distingue René Guénon des autres « prophètes du passé », c'est sa méthode, « Chez lui, nous dit Léopold Ziegler , c'est une conviction. inébranlable que la tradition intégrale ne sera jamais saisie par les instruments habituels de la science. Il n'y a aucun résultat décisif à attendre ni de la bêche de l'archéologue, ni des documents de l'historien, ni des symboles du mythographe, ni des manuscrits du philologue, ni des enquêtes de l'ethnographe, ni de la « réminiscence ancestrale» du philosophe. Sans doute on ne peut se passer tout à fait d'un appareil scientifique de ce genre ou de tout autre analogue., Mais celui-là seul avancera avec sûreté qui aura pu obtenir un rattachement direct à la tradition intégrale là où elle est encore vivante..» Il ne s'agit pas en effet d'une connaissance théorique et abstraite, qui est toujours indirecte et symbolique, mais d'une réalisation ,d'une prise de contact réelle, d'une identification par la connaissance, attitude qui est aujourd'hui, en Occident, totalement ignorée. Ceux qui savent un peu de quoi il s'agit ne doivent pas s'étonner que les moyens mis en oeuvre pour cette réalisation - mots, rites ou symboles - n'aient pas de mesure commune avec la fin visée. Ces moyens ne constituent que des supports pour l'obtention d'un résultat qui les dépasse infiniment et qui n'est nullement leur conséquence. Ils ne sont d'ailleurs pas obligatoires. Ils ne font que faciliter un travail qui peut être obtenu d'autres façons. En exposant dans ses ouvrages la nature et la portée de la connaissance ainsi déterminée, René Guénon a illuminé comme on ne l'avait pas fait auparavant, les problèmes capitaux qui se posent à notre époque et il permet de les résoudre de la façon la plus claire. Les plus difficiles de ses lecteurs ont l'agréable et reposante certitude de « survoler » les différents antagonismes qui déchirent les esprits d'aujourd'hui. Pour beaucoup d'hommes ses livres furent les messagers du bonheur, du moins pour ceux dont le bonheur commence au moment où ils ont pu comprendre. Ils purent connaître l'accord des idées avec la vie, le calme exaltant, la sérénité libératrice qui dilate, si l'on peut dire, le moi à la mesure du Soi-même, efface toute inquiétude et fait atteindre à l'esprit un degré supérieur, d'où il ne peut plus redescendre.

L'oeuvre de René Guénon se divise naturellement, en quatre parts.

La première pourrait comporter le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion, et l'Erreur Spirite, car avant d'exposer les authentiques formes de la tradition, il fallait accomplir la nécessaire et déplaisante besogne d'exécuter leurs contrefaçons modernes. René Guénon l'a fait d'une manière telle que personne n'a valablement répondu à ses réquisitoires. La seconde comprendrait les ouvrages les plus accessibles, ceux où il expose les raisons du désordre actuel et les conditions du redressement Orient et Occident, la Crise du Monde moderne, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, qui sont, a dit Léopold Ziegler, « les écrits les plus profonds et les plus savants qui traitent de l'homme dans la crise ». Une troisième parti comprendrait les ouvrages où Guénon a montré que l'Occident a jadis possédé une tradition authentique, d'ailleurs cachée, analogue à celle qui subsiste en Orient, l'Ésotérisme de Dante,Saint Bernard et le Roi du Monde. En ces oeuvre s'impose la dominante de sa pensée, la communauté d'origine des traditions initiatiques et religieuses de l'humanité et par suite l'existence d'une tradition primitive, source unique où est venue s'alimenter au cours des âges la vie spirituelle des hommes. Enfin la quatrième série d'ouvrages, la plus positive et la plus riche, expose avec une clarté qu'on avait attendue vainement des orientalistes officiels la véritable métaphysique orientale sous ses divers aspects -. Introduction générale à l'étude des Doctrines hindoues, l'Homme et son Devenir selon le Vedanta, le Symbolisme de la Croix et les États multiples de l'Être. Dans une vue d'ensemble qui embrasse avec une science égale les livres sacrés de la Chine et de l'Inde, de l'Égypte et du moyen âge, de l'Islam et d'Israël, René Guénon nous fait pénétrer avec une profondeur, une précision et une facilité également étonnantes au coeur des plus hauts problèmes qui se soient posés de tous les temps et les résout avec une parfaite aisance. Ces problèmes et ces esprits n'apparaissent plus comme de mystérieux arcanes réservés à des spécialistes, plus érudits que compréhensifs, mais ils vivent d'une vie actuelle et éternelle. Et pourtant, dirais-je à l'étonnement du lecteur que le scepticisme doit envahir, René Guénon n'est rien moins qu'un prophète ou qu'un génie au sens littéraire, romantique et actuel du mot.

Le domaine, qui est le sien, peut s'ouvrir à l'esprit du mendiant illettré plus facilement peut-être, qu'à celui d'un membre de l'Institut. La valeur suréminente de l'oeuvre dont je parle vient par-dessus tout de ce fait qu'elle est absolument et totalement indépendante de l'individualité de son auteur. Une description de sa personne, un résumé de sa vie ne pourraient que combler une curiosité sans rapports avec la véritable compréhension de son oeuvre.  L'individualité d'un romancier, d'un poète ou d'un philosophe rend leurs ouvrages plus humains et plus proches. Mais quand il s'agit de tradition primordiale, pour laquelle l'homme n'est qu'un anneau de la chaîne, celui-ci ne peut que témoigner et transmettre, comme un des dix mille êtres anonymes qui témoignent et transmettent la vie.

L'individualisme effréné qui est la plaie de l'Occident nous a rendus quasi incapables de comprendre une telle position. L'oeuvre originale et solitaire, l'oeuvre personnelle et unique entraînent automatiquement notre admiration quelle que soit sa valeur de vérité. Or, dans l'oeuvre qui nous occupe, ce n'est pas un individu, de quelque niveau qu'il soit, qui nous parle, c'est l'humanité qui nous instruit sur des faits éternels immémorialement plus anciens que toute l'histoire connue. Elle nous apporte sur elle même son propre témoignage.

II nous faut, maintenant exposer ce qui nous parait le caractère urgente son apport. S'il ne s'agissait que de « tradition primordiale» et de rattachement effectif à cette tradition, la doctrine catholique aurait tous les titres pour proclamer sa légitimité réelle et sa possession de fait, dans un Occident où les autres formes traditionnelles non religieuses ne possèdent plus qu'une existence virtuelle. Certes, René Guénon reconnaît parfaitement la vérité du Christianisme. Il met seulement en doute la compréhension complète des chrétiens actuels à l'égard de leur propre doctrine et relève discrètement, comme conséquence, leur prétention à la possession exclusive de la vérité. La différence qui, existe entre les deux positions est d'ailleurs fatale et légitime. Le dogme religieux se place du côté exotérique et Guénon du côté de l'ésotérisme. Historiquement; il ne dépasse pas l'ontologie, ni la «personnalité » de l'être divin, comme le fait Guénon d'accord avec l'Inde. Donc le but principal, essentiel de toute réalisation métaphysique, la « délivrance », est ignoré du catholique qui ne connaît qu'un «salut» de l'âme ne dépassant pas la zone du psychique. Tout se tient et le point de vue exotérique implique les deux autres limitations. Pour être accessible à tous, on ne doit pas dépasser le point de vue de la personne et par cela même on ne peut atteindre la délivrance.

« Dans les civilisations où, nous dit Guénon, une sorte de coupure s'est établie entre deux ordres d'enseignement se superposant sans jamais s'opposer, l' « exotérisme » appelle l' « ésotérisme» comme son complément nécessaire. Lorsque cet « ésotérisme » est méconnu, la civilisation, n'étant plus rattachée directement aux principes supérieurs par aucun. lien effectif, ne tarde pas à perdre tout caractère traditionnel, car les éléments de cet ordre qui y subsistent encore sont comparables à un corps que l'esprit aurait abandonné, et par suite, impuissants désormais à constituer quelque chose de plus qu'une sorte de formalisme vide ; c'est là, très exactement, ce qui est arrivé au monde occidental moderne.». René Guénon nous invite à une compréhension plus profonde d'une vérité qui est nôtre. Quelques uns l'ont éprouvé. Nous avons connu des religieux et des prêtres pour qui ses livres ont été une révélation, des laïques indifférents que sa pensée a convertis. Cette aventure est d'autant plus possible qu'il ne s'agit, au fond, dans ses ouvrages, ni de religion, ni de philosophie, ni de mystique. Il s'agit dans leur partie centrale et originale de quelque chose, qui unit la certitude de la présence réelle et celle de la vérité mathématique il s'agit de la connaissance pure, accessible à toute intelligence apte à la concevoir, et qui se présente au lecteur avec mesure, logique et simplicité, aussi irrésistible que l'évidence.

J'ignore certes quel sera le destin historique de René Guénon Ce que je sais, c'est qu'il a rétabli l'universalité de la connaissance. Il a effacé cinq siècles de séparatisme. Son oeuvre est, au point de vue de la pensée oecuménique, le fait le plus important qui se soit produit depuis le XVI siècle.

LUC BENOIST.



dimanche 29 mai 2016

Études Traditionnelles n° 381 à 386 (1964)


      Michel Vâlsan – Cheikh Mustaphâ Abd el-'Azîz



Au sommaire


  • SCHUON Frithjof Regards sur les mondes anciens 
  • KÜRY Ernst Le Droit dans les civilisations monothéistes 
  • QACHANI Abdu-r-Razzâq al- VALSAN Michel Ta'wîlâtu-l-Qur'ân : Extraits sur les Lettres Isolées 
  • GRISON Pierre Notes sur le Jade
  • VALSAN Michel Le Triangle de l'Androgyne et le monosyllabe "Om" 
  • SCHUON Frithjof Le Serviteur et l'Union
  • BURCKHARDT Titus Cosmologie et Science moderne 
  • SCHUON Frithjof Le délivré et l'image divine 
  • PALLIS Marco Le Voile du Temple  
  • GRISON Jean-Louis Notes sur les Trigrammes 
  • SCHUON Frithjof Propos sur la Naïveté 
  • IBN ARABI Muhyu-d-dîn VALSAN Michel Les états des initiés au moment de leur mort 







mercredi 18 mai 2016

Frithjof Schuon - Du Sacrifice - Études Traditionnelles avril 1938




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Frithjof Schuon - Du Sacrifice - Études Traditionnelles avril 1938



قُلْ إِنَّ صَلَاتِي وَنُسُكِي وَمَحْيَايَ 


وَمَمَاتِي لِلَّهِ رَبِّ الْعَالَمِينَ


Coran : 6.162. Dis : « Oui, ma prière, mes actes de dévotion, ma vie et ma mort appartiennent à Dieu, le Seigneur des mondes ;
Trad : Jean-Louis Michon 

Qul inna salatee wanusukeewamahyaya wamamatee lillahi rabbialAAalameen


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