mardi 13 janvier 2015

A. K. Coomaraswamy - Le symbolisme de l'épée


 Tsuba de sabre japonais, fin de l'époque d' Edo, 19e siècle


Comme les mots, les symboles tangibles ont leurs étymologies : en ce sens, c’est une affirmation universelle que l’épée est « dérivée » d’une « racine » ou d’un archétype, qui est l’éclair ; on peut en dire autant du celt ou hache préhistorique.

Le Shatapatha-brâhmana (I, 2, 4) décrit l’origine de l’épée sacrificielle, du poteau sacrificiel, du char (dont l’essieu est évidemment le principe) et de la flèche : ces quatre objets sont nés du vajra d’Indra (vajra : foudre, éclair, lance de diamant et stauros). « Quand Indra lança la foudre sur Vritra, celle-ci, ainsi lancée, devint quadruple. L’épée de bois (sphya) en représente un tiers ou peu s’en faut, le poteau sacrificiel un autre tiers ou peu s’en faut, et le char (c’est-à- dire l’essieu) un tiers ou peu s’en faut. Cependant le morceau (le quatrième et le plus petit) avec lequel il frappa Vritra se brisa et, volant au loin (patitwâ) (1), devint une flèche : de là vient le terme de « flèche » (shara), qui indique qu’il fut brisé (ashîryata). De cette façon, la foudre devint quadruple. Les prêtres se servent de deux de ces quatre formes pendant le sacrifice, alors que les hommes de sang royal se servent des deux autres dans la bataille... Maintenant quand il (le prêtre) brandit l’épée de bois, c’est la foudre (vajra) qu’il lance contre l'ennemi mauvais et haineux, de même qu’Indra lança autrefois la foudre contre le Dragon (Vritra)... Il la saisit (l’épée) avec l’incantation : « Incité par le divin Savitri (le « Soleil), je te saisis avec les bras des Ashwins, avec les mains « de Pûshan (le Soleil) »... Ainsi c'est avec les mains du Dieu qu’il la prend, non avec les siennes propres ; car c’est la foudre et aucun homme ne peut la tenir... Il murmure, et par là il l’aiguise : « Tu es le bras droit d'Indra », car le bras droit d’Indra est sans contestation le plus fort de tous les bras, et c’est pourquoi il dit : « Tu es le bras droit d’Indra ».

« Tu as mille pointes, ajoute-t-il, et tu as cent tranchants », car le trait de foudre qu’Indra lança sur Vritra avait mille pointes et cent tranchants ; par là il rend l’épée de bois identique à ce trait de foudre. « Tu es le Vent au tranchant « acéré (2) », ajoute-t-il ; car celui qui souffle ici est vraiment le tranchant le plus acéré, et en effet il traverse tous les mondes ; par là il la rend aiguisée. Lorsqu’il dit ensuite : « Le tueur de l'ennemi », qu'il dise, même s’il ne désire pas exorciser : « Le tueur de tel et tel ». Lorsque l’épée a été aiguisée, le prêtre ne doit toucher avec elle, ni lui-même, ni la terre : « De peur que je blesse... », etc. Ensuite, il brandit l’épée trois fois, chassant des trois mondes les Asuras, et il la brandit une quatrième fois pour les chasser « du quatrième monde qu’il peut ou non y avoir derrière ces trois (3) » ; les trois premiers coups étant donnés avec des formules chantées et le quatrième en silence.

Dans le texte du Shatapatha-brâhmana qui vient d’être cité, les mots « le tueur de l'ennemi » affirment en réalité : In hoc signo vinces. L’épée de bois est décrite comme droite (Kâtyâyana-shruti, I, 3, 33, 39) et le terme courant pour épée, khadga, est employé aussi à son propos ; elle a donc dû avoir une garde, d’où il résulte clairement qu’elle a dû présenter la forme d’une croix. Le rapprochement avec l’épée européenne s’impose de lui-même ; dans l’usage de la chevalerie chrétienne, épée et croix sont virtuellement identifiées ; ou du moins l’épée peut être employée comme un substitut de la croix de bois pour chasser les mauvais esprits ; elle joue alors, comme la croix, le rôle d’une arme sacrée ou apotropique.

Au Japon, d’une manière semblable, l’épée est « dérivée » d’un éclair-archétype. L’épée japonaise, qu’il s’agisse de l’épée shintôiste, de celle du roi ou de celle du Samouraï, est la descendante ou l’ « hypostase » (tsugi, au sens où ce mot est pris dans le titre impérial Hitsugi, « Rejeton du Soleil », en sanscrit âditya-bandhu), la descendante ou l’ « hypostase », disons-nous, de l’épée-éclair trouvée par Susa-no-Wo-no-Mikoto, que nous pouvons appeler l’ « Indra shintôiste », dans la queue du Dragon des Nuages ; Susa-no-Wo-no- Mikoto tue le Dragon, le divise en morceaux et reçoit en récompense la dernière des filles de la Terre, dont les sept premières avaient été dévorées par le Dragon (4). En d’autres termes, le héros solaire s’empare du dard du Dragon (du Père) ; cette « épée », il la rend sans doute aux Dieux, mais, dans un simulacre fabriqué par les mains de l’homme, et auquel une puissance est conférée par l’effet de rites appropriés, cette épée devient un véritable palladium, un talisman « tombé du ciel » (διοπεïζ= divo-patita), soit comme objet de culte conservé dans un sanctuaire shintôiste, soit comme « symbolisant l'âme du Samouraï et formant, à ce titre, l’objet de son adoration ». « Adoration » ne semble pas, cependant, être ici le terme exact. L’épée d’un Samouraï est considérée à la fois comme l’être même du Samouraï, comme sa propre âme (tamashii) ou son aller ego, soit comme l’incarnation d’un principe tutélaire (mamori - ârakka dêvatâ), et ainsi, comme une protectrice, au sens spirituel comme au sens physique du mot. La première conception, celle de l’épée envisagée comme une extension de l'essence propre, accuse une ressemblance étroite avec la doctrine de la Brihad- dêvatâ, I, 74, ou l'arme d'un Dêva « est précisément son ardente énergie (têjas tv êvâyudham... yasya yat) » et IV, 143, ou, inversement, le Dêva «est, à plusieurs égards, son inspiration (tasyâtmâ bahudhâ hi sah, mieux rendu peut-être par « est diversement hypostasié en elle ») ». De la même façon, l'épée du Templier est un « pouvoir » et une extension de l'être propre, et non un « simple instrument » ; mais seul un observateur « du dehors » (pro-fanus) peut dire que le Croisé « adore » son épée. M. Holtom est, naturellement, un « bon » anthropologiste et il est satisfait des théories naturalistes et sociologiques par lesquelles on explique que l’arme ait été considérée comme un palladium d’origine céleste ; pour nous, qui voyons dans l’art traditionnel l’incarnation de certaines idées bien plutôt que l’idéalisation de certains faits, nous préférerions parler d’un symbolisme adéquat et d’une adaptation, à des nécessités humaines, de principes d’ordre supérieur.

La même idée ressort de deux autres observations. La première est que, dans des mystères célébrés par les Dactyles (prêtres de Cybèle) du Mont Ida, Pythagore fut purifié par une « pierre de foudre », laquelle, comme le dit Miss Harri- son, n’était « très probablement rien d’autre qu'un celt de pierre noire, la forme la plus simple de la hache de l’âge de pierre ». La seconde observation est que la désignation des haches de pierre et des pointes de flèche comme « traits de foudre » et l’attribution qui leur est faite d’un pouvoir magique ont été « presque universelles ». Nous sommes d’accord avec Miss Harrison que cette idée n’est pas d’origine populaire ; mais nous ne pensons pas qu’elle soit pour cette raison d’origine récente, car nous ne trouvons guère de force, ni plus de sens, dans l’argument qu’elle exprime ainsi : « L’illusion très répandue que ces celts étaient des traits de foudre n’a pu s’emparer de l’esprit des hommes avant une époque où l’usage réel des haches ordinaires fut oubliée... elle ne peut donc avoir été très primitive » (Themis, pp. 89-90). « L’illusion... ne peut... » : la nécessité de cette conclusion n’apparaît à aucun point de vue : car, si l’Hindou et le Japonais ont pu appeler « trait de foudre » une épée de bois ou de métal à une époque où cet instrument était « réellement en usage », il est difficile d’apercevoir pourquoi l’homme primitif n’en aurait pu faire autant, lui qui était aussi, en un certain sens, un « shamaniste ». Tout d’abord, il n’y a guère de doute que l’homme primitif n’ait attaché un « esprit » à ses armes par des incantations appropriées (comme le font l’Hindou et le Japonais, et de la même façon que l’Eglise chrétienne encore aujourd’hui consacre toute une variété d’objets faits de main d’homme, notamment dans le cas de la « transsubstantiation ») et qu’il les ait, par là, douées d’un caractère supra-humain. En second lieu, si nous considérons l’acceptation universelle de cette notion, qui est conservée encore aujourd’hui à l’état de « superstition » (quod superest), et si nous concluons de cette acceptation, et aussi de motifs d’ordre plus général, que l’homme primitif appelait déjà ses armes des « traits de foudre », bien qu’étant parfaitement conscient de les avoir fabriquées lui-même, alors comment pouvons-nous supposer sérieusement qu’il prenait cette appellation dans un sens plus littéral (ou dans un sens moins pleinement réel) que le fait le Brahmane, lorsqu’il appelle son épée un vajra : trait de foudre, éclair ou diamant (5) ? 

L’homme primitif, comme aucun écolier ne l’ignore, reconnaissait en toute chose l’existence d’une volonté — « le fer de lui-même attire un homme » — et il a été appelé pour cette raison un « animiste ». Ce terme est sans doute impropre, mais c’est seulement parce que l'homme primitif voyait en toutes choses, non une anima indépendante, une « âme », mais un mana, une puissance plutôt spirituelle que psychique, indifférenciée en elle-même, mais dont toutes choses participent conformément à leur propre nature. En d’autres termes, il expliquait l’existence actuelle ou l’efficacité de toute chose contingente en se la représentant comme informée par un Etre omniprésent, inépuisable, informel, non particularisé, et constituant la source de toute puissance : ce qui est précisément la doctrine chrétienne, islamique et hindoue de la nature de l’être contingent (6). Nous dirons donc, pour conclure, que l’homme primitif parlait déjà de ses armes comme de « traits de foudre » et, en outre, qu’il savait ce qu’il voulait dire lorsqu’il les appelait ainsi (7) ; que ceci peut être étendu à des êtres plus raffinés, tels que l’Hindou et le Japonais, avec cette seule différence que ceux- ci peuvent prouver par chapitre et verset qu’ils font dériver leurs armes de la foudre tout en restant conscients de leur caractère d’objets artificiels et de leur usage pratique ; que, d’une façon semblable, le Chrétien « adore des idoles faites de main d’homme » (comme dirait l’iconoclaste ou l’anthropo- logiste), mais reste néanmoins capable de démontrer qu’il n’ « adore » pas l’icone comme il le ferait d’un fétiche ; et, enfin, que s’il existe des paysans ignorants qui parlent de haches préhistoriques comme de « pierres de foudre » sans savoir que ce sont des armes, c’est dans ce cas seulement que nous avons affaire à une véritable superstition ou survivance—une superstition que la tâche de l’anthropologiste serait plutôt d’élucider que d’enregistrer purement et simplement (8).


(1) Patitwâ est aussi « tombant ». Le double sens est, nous ne dirons pas voulu, mais inévitable. Pour autant que la flèche est ailée (patatrin, patrin), elle est virtuellement « un oiseau » (patatri), c’est-à-dire, conformément au symbolisme védique, une substance intellectuelle (cf. Rig-Vêda, VI, 9,5) : comme l’oiseau, la flèche est d’origine divine, tous deux descendent du Ciel. Que cette « forme » de la flèche soit maintenant incorporée à un instrument fabriqué, c’est là précisément une descente de ce genre (avatarana), ou une « décadence » (de-cadere) d’un ordre supérieur de réalité à un ordre inférieur ; inversement, l’arme matérielle peut toujours être ramenée à son principe, c’est pourquoi elle est à la fois un instrument et un symbole. Enfin, patitwâ implique aussi l’idée de soustraction, comme celle d’une partie retranchée d’un tout; et ce sens correspond à l’explication herméneutique que notre texte donne du mot shara (flèche).

(2) C’est-à-dire, bien entendu, comme aussi dans la terminologie chrétienne, le « Vent de l'Esprit » : « Le Vent qui est Toi-même gronde dans le firmament comme une bête sauvage prenant son plaisir dans les champs cultivés » (Rig-Vêda, VII, 87, 2).

(3) Bien entendu, l’expression « qu’il peut ou non y avoir »  n’a aucunement un sens sceptique (cf. Hermès, Asclepius, Lat. III, 33 a : quod dicitur extra mundum,si tamen estaliquid). C'est dans le même sens que Jean Scot Eri- gène écrit : « Dieu lui-même ne sait pas ce qu'il est, parce qu’il n’est aucun ce ». Le sens est que les Asuras sont chassés, non seulement du triple cosmos, temporel et spatial, mais aussi de ce « quoi que ce soit » qui est au delà de l’existence et ne peut, en conséquence, être défini comme aucune « chose ». « Qu’il peut ou non y avoir » répond précisément à la conception védique de l’Identité suprême (tad êkam) comme d’une identité de l’Être et du Non-Être (sad-asat), indéfinissable aussi bien en termes d’Être que de Non-Être.

(4) Holtom, D. C., Japanese Enthronement Ceremonies, Tôkyô, 1928 ch. III, « L’Epée ». On peut observer que ces cérémonies sont essentiellement des rites ; et c’est seulement à titre secondaire qu’elles s’accompagnent d’une pompe imposante, si appropriée que celle-ci puisse être par ailleurs. La plus solennelle de toutes ces « cérémonies » est celle du Grand Festival de la Nourriture Nouvelle, au sujet duquel M. Holtom écrit : «  Ici sont accomplies les actions les plus extraordinaires qui soient observables aujourd'hui sur un point quelconque de la terre en rapport avec le couronnement d'un monarque. Au coeur de la nuit, resté seul avec deux personnes du sexe féminin chargées de le servir, l'Empereur, agissant comme Grand- Prêtre de la nation, accomplit des rites solennels qui nous ramènent aux débuts de l’histoire japonaise ; ces rites sont si anciens que les raisons de leur accomplissement ont été oubliées. Derrière ce remarquable service de minuit, nous pouvons retrouver la cérémonie japonaise originale de l’investiture du souverain » (ibid., p. 59).

(5) Voir René Guénon, Les Pierres de Foudre, dans Le Voile d’Isis, 34e année, 1929, pp. 344-351. M. P. Saintyves a réuni une documentation considérable sur les « pierres de foudre » dans Pierres magiques: bétyles, haches-amulettes et pierres de foudre ; traditions savantes et traditions populaires (Emile Nourry, Paris). On ne peut dire cependant qu’il ait véritablement compris son sujet : car, ainsi que M. René Guénon l’a observé, en ce qui concerne les armes préhistoriques, il ne suffît certes pas de dire, comme le fait l'auteur, qu’elles ont été regardées comme « pierres de foudre » parce qu’on en avait oublié l’origine et l’usage réels, car, s’il n’y avait que cela, elles auraient tout aussi bien pu donner lieu à une foule d’autres suppositions ; mais, en fait, dans tous les pays sans exception, elles sont toujours des « pierres de foudre » et jamais autre chose ; la raison symbolique en est évidente, tandis que l’« explication rationnelle est d’une déconcertante puérilité ! » (compte rendu dans les Etudes Traditionnelles, 42e « année, p. 81).

(6) Cf. saint Augustin, Confessions, VII, 11: « Ils ont l’être parce qu’ils viennent de Toi : et cependant ils n’ont pas d’être, puisqu’ils ne sont pas ce que Tu es » ; et Jami, Lawâ'ih, XIII : « La Terre ne possède pas l’être réel, mais repose sur lui : c'est Toi qui est l’Etre réel ».

(7) Strzygowski remarque, et nullement sans raisons, que « les Esquimaux ont une conception de l’âme humaine beaucoup plus abstraite que celle des Chrétiens... la pensée de maints peuples dits « primitifs » est beaucoup plus spiritualisée que celle de maints peuples dits  « civilisés ». Dans tous les cas, ajoute-t-il, il est clair que, pour ce qui concerne la religion, nous en arriverons à la nécessité d’écarter la distinction des peuples primitifs et des peuples civilisés » (Spuren indogermanischen Glaubens in der bildenden Kunst, 1936, p. 344). Si le paysan moderne est « superstitieux »  ce n’est pas tant parce qu'il appelle des armes « pierres de foudre » que parce qu’il ignore le sens de cette expression.


(8) Comme M. Elie Lebasquais l’a remarqué très justement, « par définition, l'archéologue devrait être le savant par excellence, le connaisseur unique des choses traditionnelles. Ce n'est pas exactement le cas aujourd’hui » (Art et contemplation, dans Le Voile d’Isis, 1935, p. 139).



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