vendredi 30 mars 2018

Pierre Lory - Existe-t-il un humanisme musulman ?



Agrégé d’arabe et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, Pierre Lory est un spécialiste du soufisme. Il s’intéresse à des thèmes oubliés ou négligés par la tradition musulmane, l’ésotérisme, le rêve, la magie.


Son dernier livre « De la dignité de l’homme » (Albin Michel) ouvrant la question de l’humanité de l’homme, nous avons voulu savoir ce qu’il en est à l’époque où il n’est question que de fanatisme, de terrorisme et de djihadisme.

Reporters : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette question ?

Pierre Lory : À vrai dire, mon intérêt pour le sujet a commencé par une interrogation sur les animaux dans le Coran. Bien entendu, le Coran s’adresse aux hommes, mais il y est aussi question des animaux. Quand je me suis penché sur la question de l’intelligence animale, je me suis demandé : au fond, en quoi les animaux sont-ils tellement inférieurs aux hommes ? Ceux-ci sont magnifiés, car les anges se prosternent devant les hommes alors que les animaux sont également des êtres qui sont doués de raison. Lorsque dans le Coran, Dieu dit aux hommes : « Ne raisonnerez-vous donc pas ? », en quoi consiste ce raisonnement ? Il consiste en ceci que c’est d’être assez intelligent pour comprendre que le but de l’existence, c’est de rendre un culte à Dieu et Lui seul. Or, cela, les animaux le font puisqu’il est dit que les animaux offrent à Dieu une louange chacun dans sa langue, que les animaux forment des communautés et qu’il y a quelque chose dans l’animal qui fait qu’il comprend Dieu, qu’il adore Dieu, qu’il obéit à une Loi, une sorte de Charia en fin de compte. Il en est ainsi des Abeilles dont il est dit qu’elles reçoivent une inspiration divine. Donc, les animaux, on peut le dire, sont croyants, obéissants ; obéissants plus que les hommes puisqu’on ne connaît pas d’histoire d’animal transgresseur. Alors que l’homme - à la différence de l’animal et de l’ange - est le seul qui soit transgresseur, rétif, ingrat, ne reconnaissant pas les bienfaits de son Seigneur. La question ne gravite pas bien entendu autour du statut de l’animal en islam, mais autour de ce qui fait que l’homme soit réellement  humain et de ce qui fait que son statut soit si supérieur auprès de Dieu.

Au moment où l’on n’entend parler que de violence, de barbarie, de fanatisme religieux, vous vous engagez dans une voie différente en vous interrogeant sur la vision de l’humanité dont le Coran est l’expression.

Exactement. Qu’est-ce qui permet de dire qu’un être est réellement humain ? C’est la question fondamentale de mon livre. Bien entendu, dans la pensée musulmane, en tant qu’elle est théologique et religieuse, il y a l’idée que plus un être se conforme à la Loi et à la volonté de Dieu, plus il se perfectionne. D’une certaine manière, plus il est adorateur et obéissant à Dieu, plus il devient humain. Cette proposition peut être reçue et interprétée de diverses façons. On voit les implications qu’en tirent les jurisconsultes, implications qui peuvent être assez dangereuses, puisque c’est une façon de considérer que ceux qui n’obéissent pas à la volonté de Dieu ou à la Loi religieuse, qui seraient mécréants, seraient donc moins humains que les autres. En fait, je ne me suis pas du tout intéressé à cette dimension du problème. Comme ma spécialité est le soufisme, j’ai plutôt tenté d’examiner l’être humain en tant qu’être totalisant, habité par quelque chose de divin par rapport aux animaux, aux anges et aux djinns.

Vous évoquez le passage bien connu sous le nom de « péché originel » dans la tradition judéo-chrétienne qui en tire naturellement des conclusions tout autres que la tradition musulmane et vous écrivez que ce passage est constitutif de toute une vision des rapports entre Dieu et l’homme.

Le passage sur la désobéissance d’Adam et d’Ève dans le Coran est assez elliptique. Seul un nombre réduit de versets l’évoque. J’ai consulté à ce propos divers commentateurs du Coran, sollicitant non pas tellement les commentateurs mystiques que les juridiques et théologiques comme al-Qûrtûbî, al-Tabarî, et bien entendu Fakhr al-Dîn al-Râzî. Ces derniers se sont posé la question : mais quelle est la portée du péché commis par Adam ? Comment l’homme a-t-il pu désobéir d’une façon aussi évidente peu après avoir été admis au Paradis et peu après que les anges se sont prosternés devant lui ? La réponse, au fond, c’est qu’à partir du moment où Dieu a installé Adam dans le paradis, avec tous ses plaisirs, Il l’a en quelque sorte séparé de Lui-même. Du coup, Adam a été tenté de s’occuper d’autre chose que de Dieu.  Dieu a induit ainsi une situation de tentation et de péché. La tradition musulmane ne dira jamais ouvertement que Dieu a voulu qu’Adam pèche parce qu’il  y a une certaine courtoisie qui interdise qu’on puisse affirmer que Dieu veut le mal, mais en fait il s’agit bien de cela. Dieu a délibérément voulu qu’Adam quitte le paradis et qu’il vive sa vie d’homme, afin que l’homme puisse devenir  humain, puisse se développer, puisse à travers l’exercice de son autonomie devenir quelque chose d’autre qu’un animal ou qu’un ange.

L’accès à la nature humaine serait donc un processus ? Ce ne serait pas un donné ?

Tout à fait. Ce qui fait la grande différence, je le dis dans la conclusion de mon essai, entre un animal et un ange est que l’animal, même très obéissant, qu’il soit abeille ou éléphant, restera toujours un animal. Un ange, qui est un être très pur, louant Dieu à chaque instant, restera toujours un ange. Alors que l’homme, lui, peut en effet devenir plus grand qu’un ange mais peut aussi déchoir à un rang inférieur à celui de l’animal.

On sait que Satan a refusé l’obéissance à Dieu, rejetant sa sommation, vous suggérez dans votre livre que Satan avait des raisons de désobéir à Dieu ?

Satan considérait que sa substance était plus noble que celle de l’homme ; du reste, le Coran le dit explicitement. Satan a été créé de feu alors que l’homme a été créé d’argile. C’est de ce point que les commentateurs se saisissent pour dire qu’il s’agit là d’un raisonnement par analogie, mais qui n’est pas valide. Car ce qui fait qu’un être est plus noble qu’un autre, ce n’est pas sa substance, mais c’est le statut que Dieu lui accorde dans la création. De ce point de vue, qu’on soit créé de feu comme Iblîs ou de lumière comme l’ange, ne confère aucune supériorité en quoi que ce soit dans la cosmologie qui est celle du Coran.

Tout votre livre gravite autour de la place de l’homme dans la création, n’avez-vous pas été tenté de faire le rapprochement avec les thèses de la tradition occidentale ?

J’ai travaillé uniquement sur les textes médiévaux, mais il est vrai que cette conception, telle qu’elle est exposée notamment chez Ibn ‘Arabî (1165-1240) pose la question du néant humain, puisque l’homme n’est rien par lui-même ; ce qui fait la  noblesse de l’homme est juste le regard que Dieu daigne porter sur lui. Mais en même temps, l’homme est un microcosme, le condensé de toute la création et c’est en cela que se situe sa noblesse entre le tout et le néant, c’est ce qu’on peut nommer la « nature humaine »

Est-ce que les sourates du Coran, dont certaines portent les noms d’animaux, répondent clairement aux questions que vous vous posez ou est-ce qu’il faut les solliciter ?

Il faut les solliciter. Cela dit, à partir du moment où on considère que les animaux ont leur langage, l’homme n’est plus le seul être parlant et l’ange pas davantage. Ce qui définit l’homme par rapport aux animaux, c’est sa rationalité. Cette idée-là, il faut la tempérer quand on regarde les textes des commentateurs, ceux qu’Ibn ‘Arabî par exemple a consacrés à l’animal dans deux chapitres des al-Fûtûhât al-Makiyya (ndlr : « Les Illuminations mecquoises »). Les animaux ont une langue, une intelligence, mais eux ils sont en quelque sorte plus proches de Dieu, ils sont dans un état de perplexité continuelle et c’est ce qui fait qu’ils ne peuvent pas  progresser. Ils sont figés, éblouis dans la lumière de la présence divine, alors que l’homme lui peut évoluer grâce à sa capacité de transgression.

Vous consacrez un chapitre de votre livre aux animaux dans le soufisme. Comment le soufisme considère-t-il l’animal ?

Ibn ‘Arabî donne en quelque sorte le cadre théorique dans lequel les animaux peuvent être compris. Dans l’hagiographie, les récits des saints expliquent comment ils étaient souvent entourés d’animaux et transmettaient leur sainteté aux animaux. On connaît les récits de lions domptés par des saints et même une histoire particulièrement touchante d’un chien qui, regardé par un saint devient saint lui aussi, et on voit les autres chiens venir prêter allégeance à ce chien sanctifié. Celui-ci a été considéré comme un maître, y compris par certains hommes calender qui le respectaient comme un guide. C’est intéressant parce que le chien est l’exemple même du fidèle obéissant, qui se soumet même quand on lui fait du mal. Après tout, on peut dire que les arrêts de Dieu sont fort rigoureux, Il destine les hommes à une condition qui est parfois très douloureuse. Le croyant doit supporter, affronter avec patience l’adversité, et le chien peut être à cet égard un modèle à suivre.

On est loin de la conception des « animaux-machines » de Descartes…

Oui, très loin. L’animal n’est pas une mécanique. C’est un adorateur, il a une dignité, une sacralité qui fait que toute la pensée islamique, y compris le droit musulman, insiste beaucoup sur le fait qu’il est nécessaire de bien traiter les animaux. Quand on doit les abattre pour des nécessités vitales, il faut le faire avec respect et éviter de les faire souffrir. Il y a là une dimension écologique qui est très moderne. A partir du moment où on considère avec les soufis, mais avec les autres musulmans tout aussi bien, que toute la création manifeste la beauté et la présence divine, ce sont tous les êtres créés qui doivent être respectés, avec une infinie dévotion.

Recueillis par Omar Merzoug

Christian Bonaud - Le Soufisme : Al-tasawwuf et la spiritualité islamique







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