lundi 29 août 2011

InchAllah Aidek Mabrouk !

Notions générales sur la Lumière (Nûr) par Luc de la Hilay

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Cet article est issu de notre étude intitulée « Commentaire de la prière sur le Prophète » de la Lumière Essentielle » (en-Nûr edh-dhâtî), dont la dernière version au format PDF est disponible sur le Porteur de Savoir

D’une façon générale, la lumière du monde sensible, en tant qu’elle révèle ou affirme l’existence des corps dont la perception est impossible dans l’obscurité, symbolise la fonction principielle de manifestation de l’Existence universelle. Cette notion se réfère donc en premier lieu à l’ordre macrocosmique bien qu’elle soit aussi, comme nous allons le voir plus loin, nécessairement transposable dans l’ordre microcosmique.



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samedi 27 août 2011

René Guénon : L’ésotérisme islamique







De toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marquée le plus nettement la distinction de deux parties complémentaires l’une de l’autre, que l’on peut désigner comme l’exotérisme et l’ésotérisme. Ce sont, suivant la terminologie arabe, es-shariyah, c'est-à-dire littéralement la « grande route », commune à tous, et elhaqîqah, c'est-à-dire la « vérité » intérieure, réservée à l’élite, non en vertu d’une décision plus ou moins arbitraire, mais par la nature même des choses, parce que tous ne possèdent pas les aptitudes ou les « qualifications » requises pour parvenir à sa connaissance. On les compare souvent, pour exprimer leur caractère respectivement « extérieur » et « intérieur, à l’ « écorce » et au « noyau » (el-qishr wa el-lobb), ou encore à la circonférence et à son centre.
La shariyah comprend tout ce que le langage occidental désignerait comme proprement « religieux », et notamment tout le côté social et législatif qui, dans l’Islam, s’intègre essentiellement à la religion ; on pourrait dire qu’elle est avant tout règle d’action, tandis que la haqîqah est connaissance pure ; mais il doit être bien entendu que c’est cette connaissance qui donne à la shariyah même son sens supérieur et profond et sa vraie raison d’être, de sorte que, bien que tous ceux qui participent à la tradition n’en soient pas conscients, elle en est véritablement le principe, comme le centre l’est de la circonférence.
Mais ce n’est pas tout : on peut dire que l’ésotérisme comprend non seulement la haqîqah, mais aussi les moyens destinés à y parvenir ; et l’ensemble de ces moyens est appelé tarîqah, « voie » ou « sentier » conduisant de la shariyah vers la haqîqah. Si nous reprenons l’image symbolique de la circonférence, la tarîqah sera représentée par le rayon allant de celle-ci au centre ; et nous voyons alors ceci : à chaque point de la circonférence correspond un rayon, et tous les rayons, qui sont aussi en multitude indéfinie, aboutissent également au centre. On peut dire que ces rayons sont autant de turuq adaptées aux êtres qui sont « situés » aux différents points de la circonférence, selon la diversité de leurs natures individuelles ; c’est pourquoi il est dit que « les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des hommes » (et-tu-ruqu ila ‘Llahi Ka-nufûsi bani Adam) ; ainsi, les « voies » sont multiples, et d’autant plus différentes entre elles qu’on les envisage plus près de leur point de départ sur la circonférence, mais le but est un, car il n’y a qu’un seul centre et qu’une seule vérité.
En toute rigueur, les différences initiales s’effacent, avec l’« individualité » elle-même (el-inniyah de ana, « moi »), c'est-à-dire quand sont atteints les états supérieurs de l’être et quand les attributs (çifât) d’el-abd, ou de la créature, qui ne sont proprement que des limitations, disparaissent (el-fanâ ou l’ « extinction ») pour ne laisser subsister que ceux d’Allah (el-baqâ ou la « permanence), l’être étant identifié à ceux-ci dans sa « personnalité » ou son « essence » (edh-dhât).
L’ésotérisme, considéré ainsi comme comprenant à la fois tarîqah et haqîqah, en tant que moyens et fin, est désigné en arabe par le terme général et-taçawwuf, qu’on ne peut traduire exactement que par « initiation » ; nous reviendrons d’ailleurs sur ce point par la suite. Les Occidentaux ont forgé le mot « çufisme » pour désigner spécialement l’ésotérisme islamique (alors que taçawwuf peut s’appliquer à toute doctrine ésotérique et initiatique, à quelque forme traditionnelle qu’elle appartienne) ; mais ce mot, outre qu’il n’est qu’une dénomination toute conventionnelle, présente un inconvénient assez fâcheux : c’est que sa terminaison évoque presque inévitablement l’idée d’une doctrine propre à une école particulière, alors qu’il n’y a rien de tel en réalité, et que les écoles ne sont ici que des turuq, c'est-à-dire, en somme, des méthodes diverses, sans qu’il puisse y avoir au fond aucune différence doctrinale, car « la doctrine de l’Unité est unique » (et-tawhîdu wâhidun).
Pour ce qui est de la dérivation de ces désignations, elles viennent évidemment du mot çûfî ; mais, au sujet de celui-ci, il y a lieu tout d’abord de remarquer ceci : c’est que personne ne peut jamais se dire çûfî, si ce n’est par pure ignorance, car il prouve par là même qu’il ne l’est pas réellement, cette qualité étant nécessairement un « secret » (sirr) entre le véritable çûfî et Allah ; on peut seulement se dire mutaçawwuf, terme qui s’applique à quiconque est entré dans la « voie » initiatique, à quelque degré qu’il soit parvenu ; mais le çûfî, au vrai sens de ce mot, est seulement celui qui a atteint le degré suprême.
On a prétendu assigner au mot çûfî lui-même des origines fort diverses ; mais cette question, au point de vue où l’on se place le plus habituellement, est sans doute insoluble : nous dirions volontiers que ce mot a trop d’étymologies supposées, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir véritablement une ; en réalité, il faut y voir plutôt une dénomination purement symbolique, une sorte de « chiffre », si l’on veut, qui, comme tel, n’a pas besoin d’avoir une dérivation linguistique à proprement parler ; et ce cas n’est d’ailleurs pas unique, mais on pourrait en trouver de comparables dans d’autres traditions. Quant aux soi-disant étymologies, ce ne sont au fond que des similitudes phonétiques, qui, du reste, suivant les lois d’un certain symbolisme, correspondent effectivement à des relations entre diverses idées venant ainsi se grouper plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s’agit ; mais ici, étant donné le caractère de la langue arabe (caractère qui lui est d’ailleurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamental doit être donné par les nombres ; et, en fait, ce qu’il y a de particulièrement remarquable, c’est que par l’addition des valeurs numériques des lettres dont il est formé, le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c'est-à-dire « la Sagesse divine ». Le çûfî véritable est donc celui qui possède cette Sagesse, ou, en d’autres termes, il est el-ârif bi’ Llah, c'est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut être connu que par Lui-même ; et c’est bien là le degré suprême et « total » dans la connaissance de la haqîqah. (1)
De tout ce qui précède, nous pouvons tirer quelques conséquences importantes, et tout d’abord celle-ci que le « çûfîsme » n’est point quelque chose de « surajouté » à la doctrine islamique, quelque chose qui serait venu s’y adjoindre après coup et du dehors, mais qu’il en est au contraire une partie essentielle, puisque, sans lui, elle serait manifestement incomplète, et même incomplète par en haut, c'est-à-dire quant à son principe même. La supposition toute gratuite d’une origine étrangère, grecque, perse ou indienne, est d’ailleurs contredite formellement par le fait que les moyens d’expressions propres à l’ésotérisme islamique sont étroitement liés à la constitution même de la langue arabe ; et s’il y a incontestablement des similitudes avec les doctrines du même ordre qui existent ailleurs, elles s’expliquent tout naturellement et sans qu’il soit besoin de recourir à des « emprunts » hypothétiques, car, la vérité étant une, toutes les doctrines traditionnelles sont nécessairement identiques en leur essence quelle que soit la diversité des formes dont elles se revêtent.
Peu importe d’ailleurs, quant à cette question des origines, que le mot çûfî lui-même et ses dérivés (taçawwuf, mu-taçawwuf) aient existé dans la langue dès le début, ou qu’ils n’aient apparu qu’à une époque plus ou moins tardive, ce qui est un grand sujet de discussion parmi les historiens ; la chose peut fort bien avoir existé avant le mot, soit sous une autre désignation, soit même sans qu’on ait éprouvé alors le besoin de lui en donner une. En tout cas, et ceci doit suffire à trancher la question pour quiconque ne l’envisage pas simplement « de l’extérieur », la tradition indique expressément que l’ésotérisme, aussi bien que l’exotérisme, procède directement de l’enseignement même du Prophète, et, en fait, toute tariqah authentique et régulière possède une silsilah ou « chaîne de transmission initiatique remontant toujours en définitive à celui-ci à travers un plus ou moins grand nombre d’intermédiaires. Même si, par la suite, certaines turuq ont réellement « emprunté », et mieux vaudrait dire « adapté », quelques détails de leurs méthodes particulières (quoique, ici encore, les similitudes puissent tout aussi bien s’expliquer par la possession des mêmes connaissances, notamment en ce qui concerne la « science du rythme » dans ses différentes branches), cela n’a qu’une importance bien secondaire et n’affecte en rien l’essentiel.

La vérité est que le « çûfîsme » est arabe comme le Coran lui-même, dans lequel il a ses principes directs ; mais encore faut-il, pour les y trouver, que le Coran soit compris et interprété suivant les haqaïq qui en constituent le sens profond, et non pas simplement par les procédés linguistiques, logiques et théologiques des ulamâ ez-zâhir (littéralement « savants de l’extérieur ») ou docteurs de la shariyah, dont la compétence ne s’étend qu’au domaine exotérique. Il s’agit bien là, en effet, de deux domaines nettement différents, et c’est pourquoi il ne peut jamais y avoir entre eux ni contradiction ni conflit réel ; il est d’ailleurs évident qu’on ne saurait en aucune façon opposer l’exotérisme et l’ésotérisme, puisque le second prend au contraire sa base et son point d’appui nécessaire dans le premier, et que ce ne sont là véritablement que les deux aspects ou les deux faces d’une seule et même doctrine.
Ensuite nous devons faire remarquer que, contrairement à une opinion trop répandue actuellement parmi les Occidentaux, l’ésotérisme islamique n’a rien de commun avec le « mysticisme » ; les raisons en sont faciles à comprendre par tout ce que nous avons exposé jusqu’ici. D’abord, le mysticisme semble bien être en réalité quelque chose de tout à fait spécial au Christianisme, et ce n’est que par des assimilations erronées qu’on peut prétendre en trouver ailleurs des équivalents plus ou moins exacts ; quelques ressemblances extérieures, dans l’emploi de certaines expressions, sont sans doute à l’origine de cette méprise, mais elles ne sauraient aucunement la justifier en présence de différences qui portent sur tout l’essentiel. Le mysticisme appartient tout entier, par définition même, au domaine religieux, donc relève purement et simplement de l’exotérisme ; et, en outre, le but vers lequel il tend est assurément loin d’être de l’ordre de la connaissance pure.
D’autre part, le mystique, ayant une attitude « passive » et se bornant par conséquent à recevoir ce qui vient à lui en quelque sorte spontanément et sans aucune initiative de sa part, ne saurait avoir de méthode ; il ne peut donc pas y avoir de tarîqah mystique, et une telle chose est même inconcevable, car elle est contradictoire au fond. De plus, le mystique, étant toujours un isolé, et cela par le fait même du caractère « passif » de sa « réalisation », n’a ni sheikh ou « maître spirituel » (ce qui, bien entendu, n’a absolument rien de commun avec un « directeur de conscience » au sens religieux), ni silsilah ou « chaîne » par laquelle lui serait transmise une « influence spirituelle » (nous employons cette expression pour rendre aussi exactement que possible la signification du mot arabe barakah), la seconde de ces deux choses étant d’ailleurs une conséquence immédiate de la première.
La transmission régulière de l’ « influence spirituelle » est ce qui caractérise essentiellement l’ « initiation », et même ce qui la constitue proprement, et c’est pourquoi nous avons employé ce mot plus haut pour traduire taçawwuf ; l’ésotérisme islamique, comme du reste tout véritable ésotérisme, est « initiatique » et ne peut être autre chose ; et, sans même entrer dans la question de la différence des buts, différence qui résulte d’ailleurs de celle même des deux domaines auxquels ils se réfèrent, nous pouvons dire que la « voie mystique » et la « voie initiatique » sont radicalement incompatibles en raison de leurs caractères respectifs. Faut-il ajouter encore qu’il n’y a en arabe aucun mot par lequel on puisse traduire même approximativement celui de « mysticisme », tellement l’idée que celui-ci exprime représente quelque chose de complètement étranger à la tradition islamique ?
La doctrine initiatique est, en son essence, purement métaphysique au sens véritable et original de ce mot ; mais, dans l’Islam comme dans les autres formes traditionnelles, elle comporte en outre, à titre d’applications plus ou moins directes à divers domaines contingents, tout un ensemble complexe de « sciences traditionnelles » ; et ces sciences étant comme suspendues aux principes métaphysiques dont elles dépendent et dérivent entièrement, et tirant d’ailleurs de ce rattachement et des « transpositions » qu’il permet toute leur valeur réelle, sont par là, bien qu’à un rang secondaire et subordonné, partie intégrante de la doctrine elle-même et non point des adjonctions plus ou moins artificielles ou superflues. Il y a là quelque chose qui semble particulièrement difficile à comprendre pour les Occidentaux, sans doute parce qu’ils ne peuvent trouver chez eux aucun point de comparaison à cet égard ; il y a eu cependant des sciences analogues en Occident, dans l’antiquité et au Moyen Age, mais ce sont là des choses entièrement oubliées des modernes, qui en ignorent la vraie nature et souvent n’en conçoivent même pas l’existence ; et, tout spécialement, ceux qui confondent l’ésotérisme avec le mysticisme ne savent quels peuvent être le rôle et la place de ces sciences qui, évidemment, représentent des connaissances aussi éloignées que possible de ce que peuvent être les préoccupations d’un mystique, et dont, par suite de l’incorporation au « çûfîsme » constitue pour eux une indéchiffrable énigme.
Telle est la science des nombres et des lettres, dont nous avons indiqué plus haut un exemple pour l’interprétation du mot çûfî, et qui ne se retrouve sous une forme comparable que dans la qabbalah hébraïque, en raison de l’étroite affinité des langues qui servent à l’expression de ces deux traditions, langues dont cette science peut même seule donner la compréhension profonde. Telles sont aussi les diverses sciences « cosmologiques » qui rentrent en partie dans ce qu’on désigne sous le nom d’ « hermétisme », et nous devons noter à ce propos que l’alchimie n’est entendue dans un sens « matériel » que par les ignorants pour qui le symbolisme est lettre morte, ceux-là mêmes que les véritables alchimistes du Moyen-Age occidental stigmatisaient des noms de « souffleurs » et de « brûleurs de charbon », et qui furent les authentiques précurseurs de la chimie moderne, si peu flatteuse que soit pour celle-ci une telle origine. De même, l’astrologie, autre science cosmologique, est en réalité tout autre chose que l’ « art divinatoire » ou la « science conjecturale » que veulent y voir uniquement les modernes ; elle se rapporte avant tout à la connaissance des « lois cycliques », qui joue un rôle important dans toutes les doctrines traditionnelles. Il y a d’ailleurs une certaine correspondance entre toutes ces sciences qui, par le fait qu’elles procèdent essentiellement des mêmes principes, sont, à certain point de vue, comme des représentations différentes.

(1) Dans un ouvrage sur le Taçawwuf, écrit en arabe, mais de tendances très modernes, un auteur syrien, qui nous connaît d’ailleurs assez peu pour nous avoir pris pour un « orientaliste », s’est avisé de nous adresser une critique plutôt singulière ; ayant lu, nous ne savons comment, eç-çûfiah au lieu çûfî (numéro spécial des Cahiers du Sud de 1935 sur L’Islam et l’Occident), il s’est imaginé que notre calcul était inexact ; voulant ensuite en faire lui-même un à sa façon, il est arrivé, grâce à plusieurs erreurs dans la valeur numérique des lettres, à trouver (cette fois comme équivalent d’eç-çûfî, ce qui est encore faux) el-hakîm el-ilahî¸sans du reste s’apercevoir que, un ye valant deux he, ces mots forment exactement le même total que el-hekmah el-ilahiyah ! Nous savons bien que l’abjad est ignoré de l’enseignement scolaire actuel, qui ne connaît plus que l’ordre simplement grammatical des lettres mais tout de même, chez quelqu’un qui a la prétention de traiter de ces questions, une telle ignorance dépasse les bornes permises…Quoi qu’il en soit, el-hakîm el-îlahi et el-hekmah el-ilahiyah donnent bien le même sens au fond ; mais la première de ces deux expressions a un caractère quelque peu insolite, tandis que la seconde, celle que nous avons indiquée, est au contraire tout à fait traditionnelle.
(René Guénon, L’ésotérisme islamique, Cahiers du Sud, 1947, p. 153 – 154).

mercredi 24 août 2011

René Guénon : El-Faqru









L’être contingent peut être défini comme celui qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante ; un tel être, par conséquent, n’est rien par lui-même, et rien de ce qu’il est ne lui appartient en propre.(1) Tel est le cas de l’être humain, en tant qu’individu, ainsi que de tous les êtres manifestés, en quelque état que ce soit, car, quelle que soit la différence entre les degrés de l’Existence universelle, elle est toujours nulle au regard du Principe. Ces êtres, humains ou autres, sont donc, en tout ce qu’ils sont, dans une dépendance complète vis-à-vis du Principe « hors duquel il n’y a rien, absolument rien qui existe » ;(2) c’est dans la conscience de cette dépendance que consiste proprement ce que plusieurs traditions désignent comme la « pauvreté spirituelle ».

En même temps, pour l’être qui est parvenu à cette conscience, celle-ci a pour conséquence immédiate le détachement à l’égard de toutes les choses manifestées, car il sait dès lors que ces choses aussi ne sont rien, que leur importance est rigoureusement nulle par rapport à la Réalité absolue. Ce détachement, dans le cas de l’être humain, implique essentiellement et avant tout l’indifférence à l’égard des fruits de l’action, telle que l’enseigne notamment la Bhagavad-Gîtâ, indifférence par laquelle l’être échappe à l’enchaînement indéfini des conséquences de cette action : c’est l’ « action sans désir » (nishkâma Karma), tandis que l’ « action avec désir » (sakâma Karma) est l’action accomplie en vue de ses fruits.
 
Par là, l’être sort donc de la multiplicité ; il échappe, suivant les expressions employées par la doctrine taoïste, aux vicissitudes du « courant des formes », à l’alternance des états de « vie » et de « mort », de « condensation »et de « dissipation », (3) passant de la circonférence de la « roue cosmique » à son centre, qui est désigné lui-même comme « le vide (le non-manifesté) qui unit les rayons et en fait une roue ».(4) « Celui qui est arrivé au maximum du vide, dit aussi Lao-tseu, celui-là sera fixé solidement dans le repos… Retourner à sa racine (c'est-à-dire au Principe à la fois origine première et fin dernière de tous les êtres), c’est entrer dans l’état de repos ».(5) « La paix dans le vide, dit Lie-tseu, est un état indéfinissable ; on ne la prend ni ne la donne ; on arrive à s’y établir ».(6) Cette « paix dans le vide », c’est la « grande paix » (Es-Sakînah) de l’ésotérisme musulman,(7) qui est en elle-même la « présence divine » au centre de l’être, impliquée par l’union avec le Principe, qui ne peut effectivement s’opérer qu’en ce centre même. « A celui qui demeure dans le non-manifesté, tous les êtres se manifestent… Uni au Principe, il est en harmonie, par lui, avec tous les êtres.
 
Uni au Principe, il connaît tout par les raisons générales supérieures, et n’use plus, par conséquent, de ses divers sens, pour connaître en particulier et en détails. La vraie raison des choses est invisible, insaisissable, indéfinissable, indéterminable. Seul, l’esprit rétabli dans l’état de simplicité parfaite peut l’atteindre dans la contemplation profonde ».(8)
 
1- Le Voile d’Isis, octobre 1930, p. 714 – 721.
2- Mohyiddin ibn Arabi, Risâlatul-Ahadiyah.
3- Aristote, dans un sens semblable, dit « génération » et « corruption ».
4- Tao-te-King, XI
5- Tao-te-King, XVI
6- Lie-tseu, I.
7- Voir le chapitre sur La Guerre et la Paix dans Le Symbolisme de la Croix.
8- Lie-tseu, IV.
 
La « simplicité », expression de l’unification de toutes les puissances de l’être, caractérise le retour à l’ « état primordial » ; et l’on voit ici toute la différence qui sépare la connaissance transcendante du sage, du savoir ordinaire et « profane ». Cette « simplicité », c’est aussi ce qui est désigné ailleurs comme l’état d’ « enfance » (en sanscrit bâlya), entendu naturellement au sens spirituel, et qui, dans la doctrine hindoue, est considéré comme une condition préalable pour l’acquisition de la connaissance par excellence. Ceci rappelle les paroles similaires qui se trouvent dans l’Evangile : « Quiconque ne recevra point le Royaume de Dieu comme un enfant, n’y entrera point. »(1) « Tandis que vous avez caché ces choses aux savants et aux prudents, vous les avez révélées aux simples et aux petits » (2). « Simplicité » et « petitesse » sont ici, au fond, des équivalents de la « pauvreté », dont il est si souvent question aussi dans l’Evangile, et qu’on comprend généralement fort mal : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient. »(3)
 
Cette « pauvreté » (en arabe El-faqru) conduit, suivant l’ésotérisme musulman, à El-fanâ, c'est-à-dire à l’ « extinction » du « moi » ;(4) et, par cette « extinction », on atteint la « station divine » (El-maqâmul-ilahi), qui est le point central où toutes les distinctions inhérentes aux points de vue extérieurs sont dépassées, où toutes les oppositions ont disparu et sont résolues dans un parfait équilibre. « Dans l’état primordial, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres (inhérente à la manifestation contingente comme elle), et de leurs contacts causés par la giration universelle (c'est-à-dire par la rotation de la « roue cosmique » autour de son axe). Elles cessent d’emblée d’affecter l’être qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien. » (5)

 
Cette réduction du « moi distinct », qui finalement disparaît en se résorbant en un point unique, est la même chose qu’El-fanâ, et aussi que le « vide » dont il a été question plus haut ; il est d’ailleurs évident, d’après le symbolisme de la roue, que le « mouvement » d’un être est d’autant plus réduit que cet être est plus rapproché du centre. « Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini.(6) Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où il n’y a pas de conflits. Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière (totalisée synthétiquement dans l’unité principielle), son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer. »(7)
 
1- Luc, XVIII, 17.
2- Matthieu, XI, 25 ; Luc, X, 21.
3- Matthieu, V, 2
4- Cette « extinction » n’est pas sans analogie, même quant au sens littéral du terme qui la désigne,
avec le Nirvâna de la doctrine hindoue ; au-delà d’El-fanâ il y a encore Fanâ el-fanâi, l’ « extinction de l’extinction » qui correspond de même au Parinirvâna.
5- Tchouang-tseu, XIX.
6- La première de ces deux expressions se rapporte à la « personnalité » et la seconde à l’ « individualité ».
7- Ibid. La dernière phrase se rapporte encore aux conditions de l’ « état primordial » : c’est ce que la tradition judéo-chrétienne désigne comme l’immortalité de l’homme avant la « chute », immortalité recouvrée par celui qui, revenu au « Centre du Monde », s’alimente à l’ « Arbre de Vie ».
 

La « simplicité » dont il a été question plus haut correspond à l’unité « sans dimension » du point primordial, auquel aboutit le mouvement de retour vers l’origine. « L’homme absolument simple fléchit par sa simplicité tous les êtres,…si bien que rien ne s’oppose à lui dans les six régions de l’espace, que rien ne lui est hostile, que le feu et l’eau ne le blesse pas. »(1) En effet, il se tient au centre, dont les six directions sont issues par rayonnement, et où elles viennent, dans le mouvement de retour, se neutraliser deux à deux, de sorte que, en ce point unique, leur triple opposition cesse entièrement, et que rien de ce qui en résulte ou s’y localise ne peut atteindre l’être qui demeure dans l’unité immuable. Celui-ci ne s’opposant à rien, rien non plus ne saurait s’opposer à lui, car l’opposition est nécessairement une relation réciproque, qui exige deux termes en présence, et qui, par conséquent, est incompatible avec l’unité principielle ; et l’hostilité, qui n’est qu’une suite ou une manifestation extérieure de l’opposition, ne peut exister à l’égard d’un être qui est en dehors et au-delà de toute opposition. Le feu et l’eau, qui sont le type des contraires dans le « monde élémentaire », ne peuvent le blesser, car, à vrai dire, ils n’existent même plus pour lui en tant que contraires, étant rentrés, en s’équilibrant et se neutralisant l’un l’autre par la réunion de leurs qualités apparemment opposées, mais réellement complémentaires, dans l’indifférenciation de l’éther primordial.
 
Ce point central, par lequel s’établit, pour l’être humain, la communication avec les états supérieurs ou « célestes », est aussi la « porte étroite » du symbolisme évangélique, et l’on peut dès lors comprendre ce que sont les « riches » qui ne peuvent qui ne peuvent y passer : ce sont les êtres attachés à la multiplicité, et qui, par suite, sont incapables de s’élever de la connaissance distinctive à la connaissance unifiée. Cet attachement, en effet, est directement contraire au détachement dont il a été question plus haut, comme la richesse est contraire à la pauvreté, et il enchaîne l’être à la série indéfinie des cycles de manifestation.(2) L’attachement à la multiplicité est aussi, en un certain sens, la « tentation » biblique, qui, en faisant goûter à l’être le fruit de l’ « Arbre de la Science du bien et du mal », c'est-à-dire de la connaissance duelle et distinctive des choses contingentes, l’éloigne de l’unité centrale originelle et l’empêche d’atteindre le fruit de l’ « Arbre de Vie » ; et c’est bien par là, en effet, que l’être est soumis à l’alternance des mutations cycliques, c'est-à-dire à la naissance et à la mort. Le parcours indéfini de la multiplicité est figuré précisément par les spires du serpent s’enroulant autour de l’arbre qui symbolise l’ « Axe du Monde » : c’est le chemin des « égarés » (Ed-dâllîn), de ceux qui sont dans l’ « erreur » au sens étymologique de ce mot, par opposition au « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm), en ascension verticale suivant l’axe même, dont il est parlé dans la première sûrat du Qorân.(3)
 
1- Lie-tseu, II.
2- C’est le samsâra bouddhique, la rotation indéfinie de la « roue de vie » dont l’être doit se libérer pour atteindre le Nirvâna.
3- Ce « chemin droit » est identique au Te ou « Rectitude » de Lao-tseu, qui est la direction qu’un être doit suivre pour que son existence soit selon la « Voie » (Tao), ou, en d’autres termes, en conformité avec le Principe.
 
« Pauvreté », « simplicité », « enfance », ce n’est là qu’une seule et même chose, et le dépouillement que tous ces mots expriment (1) aboutit à une « extinction » qui est, en réalité, la plénitude de l’être, de même que le « non-agir » (wou-wei) est la plénitude de l’activité, puisque c’est de là que sont dérivées toutes les activités particulières : « Le Principe est toujours non-agissant, et cependant tout est fait par lui ».(2) L’être qui est ainsi arrivé au point central a réalisé par là même l’intégralité de l’état humain : c’est l’ « homme véritable » (tchenn-jen) du Taoïsme, et lorsque, partant de ce point pour s’élever aux états supérieurs, il aura accompli la totalisation parfaite de ses possibilités, il sera devenu l’ « homme divin » (cheun-jen), qui est l’ « Homme Universel » (El-Insânul-Kâmil) de l’ésotérisme musulman. Ainsi, on peut dire que ce sont les « riches » au point de vue de la manifestation qui sont véritablement les « pauvres » au regard du Principe, et inversement ; c’est ce qu’exprime encore très nettement cette parole de l’Evangile : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » ;(3) et nous devons constater à cet égard, une fois de plus, le parfait accord de toutes les doctrines traditionnelles, qui ne sont que les expressions diverses de la Vérité une.
Mesr, 11 – 12 rabî awal 1349 H ; (Mûlid En-Nabi.)
 
1- C’est le « dépouillement des métaux » dans le symbolisme maçonnique.
2- Tao-te-King, XXXVII.
3- Matthieu, XX, 16.
 
(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, chap.IV : El-Faqru).




 

René Guénon : Note sur l’angélologie de l’alphabet arabe








Le « Trône » divin qui entoure tous les mondes (El-Arsh El-Muhît) est représenté, comme il est facile de le comprendre, par une figure circulaire ;(1) au centre est Er-Rûh, ainsi que nous l’expliquons par ailleurs ; et le « Trône » est soutenu par huit anges qui sont placés à la circonférence, les quatre premiers aux quatre points cardinaux, et les quatre autres aux quatre points intermédiaires. Les noms de ces huit anges sont formés par autant de groupes de lettres, prises en suivant l’ordre de leurs valeurs numériques, de telle sorte que l’ensemble de ces noms comprend la totalité des lettres de l’alphabet.


Il y a lieu de faire ici une remarque : il s’agit naturellement de l’alphabet de 28 lettres ; mais on dit que l’alphabet arabe n’avait tout d’abord que 22 lettres, correspondant exactement à celles de l’alphabet hébraïque ; de là la distinction qui est faite entre le petit Jafr, qui n’emploie que ces 22 lettres, et le grand Jafr, qui emploi les 28 en les prenant toutes avec des valeurs numériques distinctes. On peut d’ailleurs dire que les 28 (2 + 8 = 10) sont contenues dans les 22 (2 + 2 = 4) comme 10 est contenu dans 4, suivant la formule de la Tétraktys pythagoricienne : 1 + 2 + 3 + 4 = 10 ;(2) et, en fait, les six lettres supplémentaires ne sont que des modifications d’autant de lettres primitives, dont elles sont formées par la simple adjonction d’un point, et auxquelles elles se ramènent immédiatement par la suppression de ce même point. Ces six lettres supplémentaires sont celles qui composent les deux derniers des huit groupes dont nous venons de parler ; il est évident que, si on ne les considérait pas comme des lettres distinctes, ces groupes se trouveraient modifiés, soit quant à leur nombre, soit quant à leur composition. Par conséquent, le passage de l’alphabet de 22 lettres à l’alphabet de 28 a dû nécessairement amener un changement dans les noms angéliques dont il s’agit, donc dans les « entités » que ces noms désignent ; mais, si étrange que cela puisse sembler à certains, il est en réalité normal qu’il en soit ainsi, car toutes les modifications des formes traditionnelles, et en particulier celles qui affectent la constitution de leurs langues sacrées, doivent avoir effectivement leurs « archétypes » dans le monde céleste.


Cela dit, la distribution des lettres et des noms est la suivante :


Aux quatre points cardinaux :
A l’Est : A B J a D ;(3)
A l’Ouest : Ha Wa Z;
Au Nord : H a T a Y ;
Au Sud : K a L M a N.
Aux quatre points intermédiaires :
Au Nord-Est : S a A F a Ç ;
Au Nord-Ouest : Q a R S h a T ;
Au Sud-Est : T h a K h a D h ;
Au Sud-Ouest : D a Z a G h.


1- Etudes traditionnelles, VIII – IX, 1938, p. 324 – 327.
2- Voir La Tétraktys et le carré de quatre (numéro d’avril 1927).
3- Il est bien entendu que l’alif et le ba prennent place ici, comme toutes les autres lettres de l’alphabet, à leur rang numérique : cela ne fait en rien intervenir les considérations symboliques que nous exposons d’autre part et qui leur donnent en outre un autre rôle plus spécial.


On remarquera que chacun de ces deux ensembles de quatre noms contient exactement la moitié de l’alphabet, soit 14 lettres qui sont réparties respectivement de la façon suivante :


Dans la première moitié :
4+3+3+4 = 14 ;
Dans la seconde moitié :
4+4+3+3 = 14.


Les valeurs numériques des huit noms, formées de la somme de celles de leurs lettres, sont, en les prenant naturellement dans le même ordre que ci-dessous :
1+2+3+4 = 10 ;
5+6+7 = 18 ;
8+9+10 = 27 ;
20+30+40+50 = 140 ;
60+70+80+90 = 300 ;
100+200+300+400 = 1000 ;
500+600+700 = 1800 ;
800+900+1 000 = 2700,


Les valeurs des trois derniers noms sont égales à celles des trois premiers multipliées par 100, ce qui est d’ailleurs évident, si l’on remarque que les trois premiers contiennent les nombres de 1 à 10 et les trois derniers les centaines de 100 à 1000 ; les uns et les autres y étant également répartis en 4+3+3.


La valeur de la première moitié de l’alphabet est la somme de celles des quatre premiers noms :
10+18+27+140 = 195.


De même, celle de la seconde moitié est la somme de celles des quatre premiers noms :
300+1 000+1 800+2 700 = 5 800.


Enfin, la valeur totale de l’alphabet entier est :
195+5 800 = 5 995.


Ce nombre 5 995 est remarquable par sa symétrie : sa partie centrale est 99, nombre des noms « attributifs » d’Allah ; ses chiffres extrêmes forment 55, somme des dix premiers nombres, où le dénaire se retrouve d’ailleurs divisé en ses deux moitiés (5+5 =10) ; de plus, 5+5 = 10 et 9+9 = 18 sont les valeurs numériques des deux premiers noms.


On peut mieux se rendre compte de la façon dont le nombre 5 995 est obtenu en partageant l’alphabet suivant une autre division, en trois séries de neuf lettres plus une lettre isolée : la somme des neuf premiers nombres est 45, valeur numérique du nom d’Adam (1+4+40 = 45, c'est-à-dire, au point de vue de la hiérarchie ésotérique, El-Qutb El-Ghawth au centre, les quatre Awtâd aux quatre points cardinaux, et les quarante Anjâb sur la circonférence) ; celle des dizaines, de 10 à 90, est 45 x 10, et celle des centaines, de 100 à 900, 45 x 100 ; l’ensemble des sommes de ces trois séries novénaires est donc le produit de 45 par 111, le nombre « polaire » qui est celui de l’Alif « développé » : 45 x 111 = 4 995 ; il faut y ajouter le nombre de la dernière lettre, 1 000, unité du quatrième degré qui termine l’alphabet comme l’unité du premier degré le commence, et ainsi on a finalement 5 995.
Enfin, la somme des chiffres de ce nombre est 5+9+9+5 = 28, c'est-à-dire le nombre même des lettres de l’alphabet dont il représente la valeur totale.
On pourrait assurément développer encore beaucoup d’autres considérations en partant de ces données, mais ces quelques indications suffiront pour qu’on puissent tout au moins avoir un aperçu de certains procédés de la science des lettres et des nombres dans la tradition islamique.
(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, chap.VI : Note sur l’angélologie de l’alphabet arabe).

mardi 23 août 2011

René Guénon : Les sciences traditionnelles dans l’ésotérisme islamique









Nous (1) avons eu souvent l’occasion de faire remarquer combien la conception des « sciences traditionnelles » est, dans les temps modernes, devenue étrangère aux Occidentaux, et combien il leur est difficile d’en comprendre la véritable nature. Récemment encore, nous avions un exemple de cette incompréhension dans une étude consacrée à Mohyiddin ibn Arabi, et dont l’auteur s’étonnait de trouver chez celui-ci, à côté de la doctrine purement spirituelle, de nombreuses considérations sur l’astrologie, sur la science des lettres et des nombres, sur la géométrie symbolique, et sur beaucoup d’autres choses du même ordre, qu’il semblait regarder comme n’ayant aucun lien avec cette doctrine.

Il y avait d’ailleurs là une double méprise, car la partie proprement spirituelle de l’enseignement de Mohyiddin était elle-même présentée comme « mystique », alors qu’elle est essentiellement métaphysique et initiatique ; et, s’il s’agissait de « mystique », cela ne pourrait effectivement avoir aucun rapport avec des sciences quelles qu’elles soient. Au contraire, dès lors qu’il s’agit de doctrine métaphysique, ces sciences traditionnelles dont le même auteur méconnaissait d’ailleurs totalement la valeur, suivant l’ordinaire préjugé moderne, en découlent normalement en tant qu’applications, comme les conséquences découlent du principe, et, à ce titre, bien loin de représenter des éléments en quelque sorte adventices et hétérogènes, elles font partie intégrante d’et-taçawwuf, c'est-à-dire de l’ensemble des connaissances initiatiques.

De ces sciences traditionnelles, la plupart sont aujourd’hui complètement perdues pour les Occidentaux, et ils ne connaissent des autres que des débris plus ou moins informes, souvent dégénérés au point d’avoir pris le caractère de recettes empiriques ou de simples « arts divinatoires », évidemment dépourvus de toute valeur doctrinale. Pour faire comprendre par un exemple combien une telle façon de les envisager est loin de la réalité, nous donnerons ici quelques indications sur ce qu’est, dans l’ésotérisme islamique, la chirologie (ilm el-kaff), qui ne constitue d’ailleurs qu’une des nombreuses branches de ce que nous pouvons appeler, faute d’un meilleur terme, la « physiognomonie », bien que ce mot ne rende pas exactement toute l’étendue du terme arabe qui désigne cet ensemble de connaissances (ilm el-firâsah).

La chirologie, si étrange que cela puisse sembler à ceux qui n’ont aucune notion de ces choses, se rattache directement, sous sa forme islamique, à la science des noms divins : la disposition des lignes principales trace dans la main gauche le nombre 81 et dans la main droite le nombre 18, soit au total 99, le nombre des noms attributifs (çifâtiyah). Quant au nom d’Allah lui-même, il est formé par les doigts, de la façon suivante : l’auriculaire correspond à l’alif, l’annulaire au premier lam, le médius et l’index au second lam, qui est double, et le pouce au he (qui, régulièrement, doit être tracé sous sa forme « ouverte ») ; et c’est là la raison principale de l’usage de la main comme symbole, si répandu dans tous les pays islamique (une raison secondaire se référant au nombre 5, d’où le noms de khoms donné parfois à cette main symbolique). On peut comprendre par là la signification de cette parole du Sifr Seyidna Ayûb (Livre de Job, XXXVII, 7) : « Il a mis un sceau (khâtim) dans la main de tout homme, afin que tous puissent connaître Son oeuvre » ; et nous ajouterons que ceci n’est pas sans rapport avec le rôle essentiel de la main dans les rites de bénédiction et de consécration.

(1) Le Voile d’Isis, mai 1932, p. 289 – 295.

D’autre part, on connaît généralement la correspondance des diverses parties de la main avec les planètes (kawâkib), que la chiromancie occidentale elle-même a conservée, mais de telle façon qu’elle ne peut plus guère y voir autre chose que des sortes de désignations conventionnelles, tandis que, en réalité, cette correspondance établit un lien effectif entre la chirologie et l’astrologie. De plus, à chacun des sept cieux planétaires préside un des principaux prophètes, qui en est le « Pôle » (El-Qutb) ; et les qualités et les sciences qui sont rapportées plus spécialement à chacun de ces prophètes sont en relation avec l’influence astrale correspondante. La liste des sept Aqtâb célestes est la suivante :

Ciel de la Lune (El-Qamar) : Seyidna Adam.
Ciel de Mercure (El-Utârid) : Seyidna Aïssa.
Ciel de Vénus (Ez-Zohrah) : Seyidna Yûsif.
Ciel du Soleil (Es-Shams) : Seyidna Idris.
Ciel de Mars (El-Mirrîkh) : Seyidna Dâwud.
Ciel de Jupiter (El-Barjîs) : Seyidna Mûsa.
Ciel de Saturne (El-Kaywân) : Seyidna Ibrahîm.

A Seyidna Adam se rapporte la culture de la terre (Cf. Genèse, II, 15 : « Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder ») ; à Seyidna Aïssa, les connaissances d’ordre purement spirituel ; à Seyidna Yûsif, la beauté et les arts ; à Seyidna Idris, les sciences « intermédiaires », c'est-à-dire celles de l’ordre cosmologique et psychique ; à Seyidna Dâwud, le gouvernement ; à Seyidna Mûsa, auquel est inséparablement associé son frère Seyidna Harûn, les choses de la religion sous le double aspect de la législation et du culte ; à Seyidna Ibrahîm, la foi (pour laquelle cette correspondance avec le septième ciel doit être rapprochée de ce que nous rappelions récemment à propos de Dante, quant à sa situation au plus haut des sept échelons de l’échelle initiatique).

En outre, autour des prophètes principaux se répartissent, dans les sept cieux planétaires, les autres prophètes connus (c'est-à-dire ceux qui sont nommément désignés dans le Qorân, au nombre de 25) et inconnus (c'est-à-dire tous les autres, le nombre des prophètes étant de 124 000 d’après la tradition).

Les 99 noms qui expriment les attributs divins sont également répartis suivant ce septénaire : 15 pour le ciel du Soleil, en raison de sa position centrale, et 14 pour chacun des six autres cieux (15+6x14 = 99). L’examen des signes qui se trouvent sur la partie de la main correspondant à chacune des planètes indique dans quelle proportion (s/14 et s/15) le sujet possède les qualités qui s’y rapportent ; cette proportion correspond elle-même à un même nombre (s) de noms divins parmi ceux qui appartiennent au ciel planétaire considéré ; et ces noms peuvent être déterminés ensuite, au moyen d’un calcul d’ailleurs très long et très compliqué.

Ajoutons que dans la région du poignet, au-delà de la main proprement dite, se localise la correspondance des deux cieux supérieurs, ciel des étoiles fixes et ciel empyrée, qui, avec les sept cieux planétaires, complètent le nombre 9.

De plus, dans les différentes parties de la main se situent les douze signes zodiacaux (burûj), en rapport avec les planètes dont ils sont les domiciles respectifs (un pour le Soleil et la Lune, deux pour chacune des cinq autres planètes), et aussi les seize figures de la géomancie (ilm er-raml), car toutes les sciences traditionnelles sont étroitement liées entre elles.

L’examen de la main gauche indique la « nature » (et-tabiyah) du sujet, c'est-à-dire l’ensemble des tendances, dispositions ou aptitudes qui constituent en quelque sorte ses caractères innés. Celui de la main droite fait connaître les caractères acquis (el-istiksâb) ; ceux-ci se modifient d’ailleurs continuellement, de telle sorte que, pour une étude suivie, cet examen doit être renouvelé tous les quatre mois. Cette période de quatre mois constitue, en effet, un cycle complet, en ce sens qu’elle amène le retour à un signe zodiacal correspondant au même élément que celui du point de départ ; on sait que cette correspondance avec les éléments se fait dans l’ordre de succession suivant : feu (nâr), terre (turâb), air (hawâ), eau (). C’est donc une erreur de penser, comme l’ont fait certains, que la période en question ne devrait être que de trois mois, car la période de trois mois correspond seulement à une saison, c'est-à-dire à une partie du cycle annuel, et n’est pas en elle-même un cycle complet.

Ces quelques indications, si sommaires qu’elles soient, montreront comment une science traditionnelle régulièrement constituée se rattache aux principes d’ordre doctrinal et en dépend entièrement ; et elles feront en même temps comprendre ce que nous avons déjà dit souvent, qu’une telle science est strictement liée à une forme traditionnelle définie, de telle sorte qu’elle serait tout à fait inutilisable en dehors de la civilisation pour laquelle elle a été constituée selon cette forme. Ici, par exemple, les considérations qui se réfèrent aux noms divins et aux prophètes, et qui sont précisément celles sur lesquelles tout le reste se base, seraient inapplicables en dehors du monde islamique, de même que, pour prendre un autre exemple, le calcul onomantique, employé soit isolément, soit comme élément de l’établissement de l’horoscope dans certaines méthodes astrologiques, ne saurait être valable que pour les noms arabes, dont les lettres possèdent des valeurs numériques déterminées. Il y a toujours, dans cet ordre des applications contingentes, une question d’adaptation qui rend impossible le transport de ces sciences telles quelles d’une forme traditionnelle à une autre ; et là est aussi, sans doute, une des principales raisons de la difficulté qu’ont à les comprendre ceux qui, comme les Occidentaux modernes, n’en ont pas l’équivalent dans leur propre civilisation.

Mesr, 18 dhûl-qadah 1350 H. (Mûlid Seyid Ali El-Bayûmi).
(René Guénon, L’ésotérisme islamique, chap.VII : La chirologie dans l’ésotérisme islamique).

lundi 22 août 2011

L' interprétation ésotérique du Coran (A.A.)


           Avec l'autorisation de Turba Philosophorum





Article paru dans la revue Le Fil d'Ariane n°23 (1984).


 
Par A.A.


La place de la tradition islamique dans l’économie spirituelle de l’humanité n’est pas toujours reconnue en Occident à sa juste importance. Plus grave encore, c’est la nature même de la révélation coranique qui est généralement mal comprise, et sans doute faut-il voir là la cause la plus profonde de l’incompréhension manifestée à l’égard de cette révélation, aussi bien sur le plan exotérique que sur le plan ésotérique. Exotériquement, l’Islam se présente comme la récapitulation de toutes les révélations antérieures, le Prophète Muhammad étant le Sceau de la Prophétie et plus particulièrement de la Prophétie légiférante. A ce titre, l’Islam considère tous les Envoyés ayant précédé Muhammad, depuis Adam, premier homme et premier prophète, jusqu’à Jésus-Christ1 qui est le Sceau de la Sainteté, comme des messagers de Dieu, et la Torah, les Psaumes et les Evangiles sont tenus par les musulmans pour des textes révélés, même si pour eux le Coran est naturellement la Parole de Dieu par excellence.

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Turba Philosophorum

samedi 20 août 2011

Entre sulûk et tabarruk de Mohammed Abd es-Salâm


Source : Le Porteur de Savoir


Après avoir posé quelques remarques sur la raréfaction des Maîtres de la Voie ou sur celle des disciples en préalable à une étude plus approfondie concernant certaines variations des méthodes d’enseignement initiatique,  il nous apparaît maintenant utile de rappeler, même assez sommairement, ce que l’on entend habituellement par les termes de sulûk et de tabarruk, ainsi que d’essayer d’apprécier plus en détails les situations qu’ils recouvrent et qui sont en réalité parfois bien plus nuancées qu’on pourrait le croire.


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René Guénon : L’écorce et le noyau (El-Qishr wa el-Lobb)






(René Guénon, L’écorce et le noyau : El-Qishr wa el-Lobb, Le Voile d’Isis, mars 1931, p.145 – 150.).

Ce titre,(1) qui est celui d’un des nombreux traités de Seyidi Mohyiddin ibn Arabi, exprime sous une forme symbolique les rapports de l’exotérisme et de l’ésotérisme, comparés respectivement à l’enveloppe d’un fruit et à sa partie intérieure, pulpe ou amande. (2)
L’enveloppe ou l’écorce (el-qishr) c’est la shariyâh, c'est-à-dire la loi religieuse extérieure, qui s’adresse à tous et qui est faite pour être suivie par tous, comme l’indique d’ailleurs le sens de « grande route » qui s’attache à la dérivation de son nom. Le noyau (el-lobb), c’est la haqîqah, c'est-à-dire la vérité ou la réalité essentielle, qui au contraire de la shariyah, n’est pas à la portée de tous, mais est réservée à ceux qui savent la découvrir sous les apparences et l’atteindre à travers les formes extérieures qui la recouvrent, la protégeant et la dissimulant tout à la fois.(3)
Dans un autre symbolisme, shariyah et haqîqah sont aussi désignées respectivement comme le « corps » (el-jism) et la « moelle » (el-mukh), (4) dont les rapports sont exactement les mêmes que ceux de l’écorce et du noyau ; et sans doute trouverait-on encore d’autres symboles équivalent à ceux-là. Ce dont il s’agit, sous quelque désignation que ce soit, c’est toujours l’ « extérieur » (ezzâher) et l’ « intérieur » (el-bâten), c'est-à-dire l’apparent et le caché, qui d’ailleurs sont tels par leur nature même, et non pas par l’effet de conventions quelconques ou de précautions prises artificiellement, sinon arbitrairement, par les détenteurs de la doctrine traditionnelle.
Cet « extérieur » et cet « intérieur » sont figurés par la circonférence et son centre, ce qui peut être considéré comme la coupe même du fruit évoqué par le symbolisme précédent, en même temps que nous sommes ainsi ramené d’autre part à l’image, commune à toutes les traditions, de la « roue des choses ». En effet, si l’on envisage les deux termes dont il s’agit au sens universel, et sans se limiter à l’application qui en est faite le plus habituellement à une forme traditionnelle particulière, on peut dire que la shariyah, la « grande route » parcourue par tous les êtres, n’est pas autre chose que ce que la tradition extrême-orientale appelle le « courant des formes » tandis que la haqîqah, la vérité une et immuable, réside dans l’ « invariable milieu ».(5) Pour passer de l’une à l’autre, donc de la circonférence au centre, il faut suivre un des rayons : c’est la tarîqah, c'est-à-dire le « sentier », la voie étroite qui n’est suivie que par un petit nombre.(6)


1- Le Voile d’Isis, mars 1931, p.145 – 150.
2 - Signalons incidemment que le symbole du fruit a un rapport avec l’ « OEuf du Monde », ainsi qu’avec le coeur.
3 - On pourra remarquer que le rôle des formes extérieures est en rapport avec le double sens du mot « révélation », puisqu’elles manifestent et voilent en même temps la doctrine essentielle, la vérité une, comme la parole le fait d’ailleurs inévitablement pour la pensée qu’elle exprime ; et ce qui est vrai de la parole, à cet égard, l’est aussi de tout autre expression formelle.
4 - On se rappellera ici la « substantifique moelle » de Rabelais, qui représente aussi une signification intérieure et cachée.
5 - Il est à remarquer, à propos de la tradition extrême-orientale, qu’on y trouve des équivalents très nets de ces deux termes, non comme deux aspects exotérique et ésotérique d’une même doctrine, mais comme deux enseignements séparés, du moins depuis l’époque de Confucius et de Lao-tseu : on peut dire en effet, en toute rigueur, que le Confucianisme correspond à la shariyah et le Taoïsme à la haqîqah.
6 - Les mots shariyah et tarîqah contiennent l’un et l’autre l’idée de « cheminement » ; donc de mouvement (et il faut noter le symbolisme du mouvement circulaire pour la première et du mouvement rectiligne pour la seconde) ; il y a en effet changement et multiplicité dans les deux cas, la première devant s’adapter à la diversité des conditions extérieures, la seconde à celle des natures individuelles ; seul, l’être qui a atteint effectivement la haqîqah participe par là même de son unité et de son immutabilité.


Il y a d’ailleurs une multitude de turuq, qui sont tous les rayons de la circonférence pris dans le sens centripète, puisqu’il s’agit de partir de la multiplicité du manifesté pour aller à l’unité principielle : chaque tarîqah, partant d’un certain point de la circonférence, est particulièrement appropriée aux êtres qui se trouvent en ce point ; mais toutes, quel que soit leur point de départ, tendent pareillement vers un point unique, (1) toutes aboutissent au centre et ramènent ainsi les êtres qui les suivent à l’essentielle simplicité de l’ « état primordial ».
Les êtres, en effet, dès lors qu’ils se trouvent actuellement dans la multiplicité, sont forcés de partir de là pour quelque réalisation que ce soit ; mais cette multiplicité est en même temps, pour la plupart d’entre eux, l’obstacle qui les arrête et les retient : les apparences diverses et changeantes les empêchent de voir la vraie réalité, si l’on peut dire, comme l’enveloppe du fruit empêche de voir son intérieur ; et celui-ci ne peut être atteint que par ceux qui sont capables de percer l’enveloppe, c'est-à-dire de voir le Principe à travers la manifestation, et même de ne voir que lui en toutes choses, car la manifestation elle-même tout entière n’en est plus alors qu’un ensemble d’expressions symboliques.

ils risqueraient de s’en éloigner indéfiniment, tandis que le mouvement circulaire les en maintient tout au moins à une distance constante. (2)
Par là, ceux qui ne peuvent contempler directement la lumière en reçoivent du moins un reflet et une participation ; et ils demeurent ainsi rattachés en quelque façon au Principe, alors même qu’ils n’en ont pas et n’en sauraient avoir la conscience effective. En effet, la circonférence ne saurait exister sans le centre, dont elle procède en réalité tout entière, et, si les êtres qui sont liés à la circonférence ne voient point le centre ni même les rayons chacun d’eux ne s’en trouve pas moins inévitablement à l’extrémité d’un rayon dont l’autre extrémité est le centre même. Seulement, c’est ici que l’écorce s’interpose et cache tout ce qui se trouve à l’intérieur, tandis que celui qui



L’application de ceci à l’exotérisme et à l’ésotérisme entendus dans leur sens ordinaire, c'est-à-dire en tant qu’aspects d’une doctrine traditionnelle, est facile à faire : là aussi, les formes extérieures cachent la vérité profonde aux yeux du vulgaire, alors qu’elles la font au contraire apparaître à ceux de l’élite, pour qui ce qui est un obstacle ou une limitation pour les autres devient ainsi un point d’appui et un moyen de réalisation. Il faut bien comprendre que cette différence résulte directement et nécessairement de la nature même des êtres, des possibilités et des aptitudes que chacun porte en lui-même, si bien que le côté exotérique de la doctrine joue toujours ainsi exactement le rôle qu’il doit jouer pour chacun, donnant à ceux qui ne peuvent aller plus loin tout ce qu’il leur est possible de recevoir dans leur état actuel, et fournissant en même temps à ceux qui le dépassent les « supports », qui sans être jamais d’une stricte nécessité, puisque contingents, peuvent cependant les aider grandement à avancer dans la voie intérieure, et sans lesquels les difficultés seraient telles, dans certains cas, qu’elles équivaudraient en fait à une véritable impossibilité.
On doit remarquer, à cet égard, que, pour le plus grand nombre des hommes, qui s’en tiennent inévitablement à la loi extérieure, celle-ci prend un caractère qui est moins celui d’une limite que celui d’un guide : c’est toujours un lien, mais un lien qui les empêche de s’égarer ou de se perdre ; sans cette loi qui les assujettit à parcourir une route déterminée, non seulement ils n’atteindraient pas davantage le centre, mais  l’aura percée, prenant par là même conscience du rayon correspondant à sa propre position sur la circonférence, sera affranchi de la rotation indéfinie de celle-ci et n’aura qu’à suivre ce rayon pour aller vers le centre ; ce rayon est la tarîqah par laquelle, parti de la shariyah, il parviendra à la haqîqah.






1 - Cette convergence est figurée par celle de la qiblah (orientation rituelle) de tous les lieux vers la Kaabah, qui est la « maison de Dieu » (Beit Allah), et dont la forme est celle d’un cube (image de la stabilité) occupant le centre d’une circonférence qui est la coupe terrestre (humaine) de la sphère de l’Existence universelle.
2 - Ajoutons que cette loi doit être regardée normalement comme une application ou une spécification humaine de la loi cosmique elle-même, qui relie pareillement toute la manifestation au Principe, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs à propos de la signification de la « loi de Manu » dans la doctrine hindoue.


Il faut d’ailleurs préciser que, dès que l’enveloppe a été pénétrée, on se trouve dans le domaine de l’ésotérisme, cette pénétration étant, dans la situation de l’être par rapport à l’enveloppe elle-même, une sorte de retournement en quoi consiste le passage de l’extérieur à l’intérieur ; c’est même plus proprement, en un sens, à la tarîqah que convient cette désignation d’ésotérisme, car, à vrai dire, la haqîqah est au-delà de la distinction de l’exotérisme et de l’ésotérisme, qui implique comparaison et corrélation : le centre apparaît bien comme le point le plus intérieur de tous, mais, dès qu’on y est parvenu, il ne peut plus être question d’extérieur ni d’intérieur, toute distinction contingente disparaissant alors en se résolvant dans l’unité principielle. C’est pourquoi Allah, de même qu’il est le « Premier et le Dernier » (El-Awwal wa El-Akher),(1) est aussi « l’Extérieur et l’Intérieur » (El-Zâher wa El-Bâten),(2) car rien de ce qui est ne saurait être hors de Lui, et en Lui seul est contenue toute réalité, parce qu’Il est Lui-même la Réalité absolue, la Vérité totale : Hoe El-Haqq.
Mers, 8 ramadân 1349 H.



1 - C'est-à-dire comme dans le symbole de l’alpha et de l’ôméga, le Principe et la Fin.
2 - On pourrait aussi traduire par l’ « Evident » (par rapport à la manifestation) et le « Caché » (en Soi-même), ce qui correspond encore aux deux points de vue de la shariyah (d’ordre social et religieux) et de la haqîqah (d’ordre purement intellectuel et métaphysique), quoique cette dernière puisse aussi être dite au-delà de tous les points de vue, comme les comprenant tous synthétiquement en elle-même.


(René Guénon, L’écorce et le noyau : El-Qishr wa el-Lobb, Le Voile d’Isis, mars 1931, p.145 – 150.).
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