mercredi 29 février 2012

Le détachement du monde d'ici bas (az Zuhd)






"Sachez que la vie d'ici bas n'est qu'un jeu, frivolité, parure, course à l'orgueil entre vous et rivalité dans l'acquisition des richesses et des enfants. Elle est en cela pareille à une pluie: la végétation qu'elle fait naître émerveille les cultivateurs, puis elle se fane et tu la vois donc jaunie, ensuite elle devient tels des débris. Et dans l'au delà un dur châtiment pour les non croyants et aussi pardon et agrément d'ALLAH pour les croyants. Quant à la vie d'ici bas, elle n'est que jouissance trompeuse." (Verset 20 de la sourate 57)


Le Zuhd et les Zuhad

Une des notions très importantes dans le cheminement spirituel est le Zuhd, qu'on traduit parfois par ascétisme, mais aussi par "détachement", ou "renoncement".

Voici la définition que donne al Jurjânî dans son "livre des définitions": "Dans l'usage, c'est de refuser de s'attacher à une chose. Dans le vocabulaire des gens de la réalisation spirituelle, c'est l'aversion et l'éloignement qu'on éprouve pour le monde d'ici bas. C'est de renoncer au repos en ce monde par la recherche de la quiétude propre à la vie future. C'est, dit on, que tu vides ton coeur comme tu as vidé ta main."
Le détachement de cette vie terrestre est tout d'abord une attitude de la meilleure des Créatures, Sayyiduna Muhmmad (saws), comme ce fut l'attitude des prophètes en général, qu'ils soient dans le dénuement ou la richesse. Dans la croyance islamique, nous disons que le fait que les prophètes souffrent en ce monde (par la maladie, la perte d'êtres chers, la guerre...) est une sagesse d'Allah pour leur enseigner et nous enseigner la faible valeur de ce bas monde.
L'imam al Sanusi dans sa 'aqida Sanussiya nous explique en effet que les souffrances des prophètes en ce monde peuvent être dues à 4 raisons:
- Pour la magnification de leur récompense,

- ou pour la législation,

- ou pour le détachement de cette vie d'ici bas (le leur et le nôtre),

- ou pour nous mettre en garde de la nature méprisable (de cette vie) aux Yeux d'Allah, Exalté soit-Il, et qu'Il n'en est pas satisfait en tant que place ou que récompense finale pour Ses Prophètes et Ses Amis (awliya), de par la condition dans laquelle ils y vivent, paix et bénédictions d'Allah sur eux.
Par ailleurs, il faut savoir que dans les premiers temps de l'Islam, le mot "Zuhd" a été appliqué à la science du Tasawwuf en elle même, qui ne prendra définitivement ce nom que plus tard. Les premiers Zuhad furent certains des compagnons illustres et proches du prophète (saws) comme Sayyduna Salman al Farsi, Sayyiduna Abu Horayra, Sayyiduna Bilal al Habashi, et même Sayyiduna 'Ali est souvent compté parmi eux. Ils vivaient dans un grand dénuement et dans le détachement de ce bas monde. En conséquence, le Prophète (saws) les éduquait de façon plus dure et rigoureuse que la plupart des compagnons. Ghazali raconte qu'un jour Sayiduna Bilal (raa) avait reçu en aumône une miche de pain. Il en mangea la moitié et voulut garder l'autre moitié pour le le lendemain. Et le Prophète (saws) lui dit: "ô Bilal, soit tu mange ce pain soit tu le donne, mais ne garde rien. Car celui qui t'as nourrit hier te nourrira demain."
Puis on peut citer parmi les tabi'in qui furent qualifiés de Zuhad: Hassan al Bassri, Sufyan at Thawri, Rabi'a al Adawiyya, Bishr al Hafi... Tous ceux qui furent considérés comme les pères et mères du tasawuf tel qu'on le connaît aujourd’hui. Des ouvrages anciens de hadith ou des traités sur le Zuhd furent composés par de grands savants comme l'imam Ahmad, l'imam al Bayhaqi, etc. On en dénombre plus d'une soixantaine. Pour les plus anciens d'entre eux, ces livres peuvent être légitimement considérés comme des livres de soufisme avant l'heure.


Citations

Allah le Très Haut a dit:
"Sachez que la vie d'ici bas n'est qu'un jeu, frivolité, parure, course à l'orgueil entre vous et rivalité dans l'acquisition des richesses et des enfants. Elle est en cela pareille à une pluie: la végétation qu'elle fait naître émerveille les cultivateurs, puis elle se fane et tu la vois donc jaunie, ensuite elle devient tels des débris. Et dans l'au delà un dur châtiment pour les non croyants et aussi pardon et agrément d'ALLAH pour les croyants. Quant à la vie d'ici bas, elle n'est que jouissance trompeuse." (Verset 20 de la sourate 57)
"Cette vie d'ici-bas n'est qu'amusement et jeu. La Demeure de l'au-delà est assurément la vraie vie. S'ils savaient!" (Verset 64 sourate 29)
"Ce qui se trouve auprès de vous s'épuise, mais ce qui se trouve auprès de Dieu demeure" (16:96)
"Vous préférez la vie de ce monde, alors que la vie dernière est meilleure et plus durable" (87:16-17)
L'Envoyé d'Allah, saws, a dit:
"L'Heure approche alors que les gens aiment de plus en plus cette vie présente, et se détournent de plus en plus d'Allah." (Hadith Sahih apporté par al Hakim)

"Ce bas monde est maudit et tout ce qui s'y trouve est maudit, à l'exception de l'évocation d'Allah et de ceux qui le prennent comme allié et des savants ou de ceux qui apprennent la science." (Rapporté par Ettermidhï et Ibn Mâdja d'après Abî Huraïra.)
"La vie présente est la prison du croyant et le paradis du mécréant." (Hadith Sahih rapporté par Mouslim)

"Renonce à ce bas monde et Allah- Exalté soit-Il - t'aimera et renonce à ce que les gens possèdent et les gens t'aimeront." Rapporté par Ibni Mâdja et Ettabarâni dans El-Kabîr et El-Hâkem d'après Sahl Ibn Sâ'd Essa'ïdi.
Bishr ibn al Harith, l'ami de l'imam Ahmad a dit: "Celui qui aime ce bas monde n'éprouve pas la suavité du service d'Allah."
Sufyan at Thawri rapporte: "'Issa (Jésus, paix sur lui) disait que l'amour du monde est à l'origine de toute faute et que l'argent est responsable de beaucoup de maux." (cité par Ibn Hanbal, Bayhaqi et Abu Nu'aym)
Hassan al Bassri a dit : "Le détachement de la vie présente (zuhd) n'est pas l'interdiction du licite, ni le gaspillage de l'argent, mais c'est le fait d'être plus attaché à ce qu'il y a dans les Mains d'Allah qu'à ce qu'il y a entre tes propres mains."



Ne soit possédé par rien

Le détachement n'est pas l'abandon extérieur des choses, car ce détachement là est aisé. C'est le détachement intérieur des désirs et des aspirations qui sont orientées vers autre qu'Allah. Cet attachement vaut d'ailleurs autant pour les choses qu'on possède que celles qu'on convoite.

On ne dit pas: "ne possèdes pas" dans l'islam. On dit: "ne sois possédé par rien si ce n'est Allah". Et toute personne qui a aimé une chose où une personne intensément sait qu'il est difficile de ne pas être possédé par ce que l'on aime.

ibn Atta Illah a dit: "tu n'a jamais désiré une chose sans en être l'esclave."

Avoir conscience de la faible valeur de cette vie, du fait qu'elle est un piège mortel, "un serpent au toucher doux mais aux entrailles empoisonnées" comme disait l'imam 'Ali ibn Abi Talib ne signifie pas vivre comme des ascètes qui éprouvent leur corps et leur mental par la privation, mais il s'agit de détacher son amour de ce bas monde, pour ne l'orienter que vers le Créateur de ce monde.

Ce qui signifie bien sur que l'on peut avoir ses possessions, ses relations, sa vie, mais que l'on ne doit pas y être attaché, au contraire on doit en être détaché au point que si on perdait tout demain on n'en serait pas affecté. Seul Allah doit demeurer dans le coeur, car en vérité, comme Allah le dit dans sourate al-Rahman: "Tout disparaîtra sauf Sa Face". Un jour, en effet, la mort nous séparera de ce monde qu'on le désire ou non, et si notre âme est encore liée à ce monde son retrait sera douloureux et difficile, alors que si elle en est détaché, elle s'élèvera vers son Bien Aimé, libérée de la prison de l'illusion, vers la vie véritable.

Jounayd disait que ce qu'il faut obtenir comme détachement c'est: "De considérer le monde comme peu de choses et de faire disparaître toutes ses empreintes du coeur."

Ad Darini disait quelque chose de semblable: "Le rejet de tout ce qui occupe l'esprit en dehors d'Allah."

Le désir d'autre chose qu'Allah ou Son obéissance peut engendrer des maladies du coeur graves, car l'être humain n'est jamais satisfait par nature, à tel point qu'il finit par désirer ce qui est illicite ou ce qui ne lui appartient pas, ou bien par ne pas se satisfaire de la part qu'Allah lui a accordée, ou encore à l'inverse s'enorgueillir de ce qu'il possède, et se croire meilleur que les autres.

Le Prophète, saws, demandait dans ses invocations: "O Allah, fait que ce monde soit dans nos mains et pas dans nos coeurs."

Fudayl ibn 'Iyyad a dit: "le zuhd, c'est de se contenter de ce qui est licite."

Ibn 'Uyayna a dit: "le renonçant est celui qui, lorsqu'il est gratifié d'un bienfait, rend grâce, et lorsqu'il est éprouvé, patiente."

al Hassan a dit: L'ascète est celui qui, quand il sort de chez lui, voit chaque personne et se dit: "cette personne est meilleure que moi".


L'amour exclusif pour Allah
Rompre avec les passions et les désirs est une chose nécessaire mais n'est valable que si l'amour est canalisé vers Allah uniquement.

Ach Chibli a dit: [le zuhd] "C'est, pour le coeur, le détourner des être pour le tourner vers Celui qui est le Seigneur des êtres."

Dhul Nun a dit: "l'ascète est celui qui rejette le monde pour l'amour de Dieu."

Il a dit également: "Un des signes de celui qui aime Dieu est qu'il rejette tout ce qui le distrait de Lui, pour n'être tout entier préoccupé que de Lui seul."

Ces attaches sont nécessairement un voile car l'amour est destiné à Allah comme le dit le verset de la sourate al Baqara: "et ceux qui croient sont ardents dans l'amour d'Allah."

Al-Junayd disait : "J'ai entendu Sarâ al-Saqatî dire : "Dieu -qu'Il soit exalté et magnifié - a éloigné le bas-monde de Ses amis, l'a chassé auprès de Ses élus et l'a extirpé des coeurs de ceux qui l'aiment parce qu'Il ne l'a pas voulu pour eux".

Mais bien sur, une fois que l'amour est exclusivement voué à Allah, il est évident qu'il faut aimer les manifestations d'Allah, comme on aimerait les paroles et les actes d'un être aimé. Et c'est pour cela qu'on peut, et dans l'idéal doit aimer toutes les créatures car elles sont les actes de Dieu, de par Son Acte de Création, et sont Sa manifestation la plus évidente ici bas.

Les nombreux versets qui nous invitent à méditer sur la création ne sont là que pour que nous y voyons des signes d'Allah, leur Créateur, leur Existenciateur, Celui qui les maintient constamment dans l'existence, mais pas pour elles mêmes.

Allah est le seul qu'on puisse, qu'on ai le droit d'aimer pour Lui Même, pour Son Essence. Toutes les autres créatures sont aimées pour Allah par Allah et en Allah.

Mais cela n'est réellement possible qu'après avoir compris que cette vie n'a qu'une faible valeur, éphémère et traîtresse.

Le compagnonnage d'un maître vivant est une aide pour acquérir le véritable détachement, car le détachement le plus difficile n'est pas celui des choses, mais il est celui des passions et des désirs qui voilent le disciple au Créateur. En effet, le Maître Sidi Hamza al Qadiri al Budchichi a dit:
"La Lumière Divine tourne autour du coeur du disciple. Pour qu’un avion atterrisse, il faut que la piste d’atterrissage soit entièrement dégagée. De la même façon, si notre coeur est rempli de désirs ou de passions, la Lumière ne trouvera pas de lieu où se poser."

C'est donc en éduquant son âme auprès d'un maître spirituel, par les outils du dhikr et du respect des préceptes de l'Islam et des convenances de la Voie Spirituelle, que l'on apprend à, non seulement se détacher de cette vie et se préparer à la vie future, mais également à vivre dans cette vie de manière saine, à la manière des gens de Dieu, comme le montre cette parole de Sidi Hamza:

"Le jour où Dieu veut faire bénéficier son serviteur de Ses Grâces, Il fait pénétrer dans son coeur un souffle d’amour. Ainsi, le serviteur, bien qu’il soit impliqué dans les affaires de ce bas monde, sent en permanence le goût de Son Seigneur. Les Prophètes, eux aussi, travaillaient comme nous, mais leur travail ne dominait pas leur coeur qui restait fermement attaché à Dieu."
Qu'Allah exalté nous rende pauvres en passion et en désir de ce monde, et riches de Sa Miséricorde et de Son Amour, amin.


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mardi 28 février 2012

René Guénon-Compte-rendu du livre « Le Dogme et la Loi de l’Islam ».

                                                        René Guénon              Frithjof Schuon





I. Goldziher, professeur à l’Université de Budapest – Le Dogme et la Loi de l’Islam : Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion musulmane.
Traduction de F. Arin (Un vol. in-8° de 315 pages. P. Geuthner, Paris, 1920).


Cet ouvrage offre les qualités et les défauts qui sont communs à presque tous les travaux germaniques du même genre : il est fort consciencieusement fait au point de vue historique et documentaire, mais il ne faudrait pas y chercher une compréhension bien profonde des idées et des doctrines. Du reste, d’une façon tout à fait générale, ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui « science des religions » repose essentiellement sur deux postulats que nous ne pouvons, pour notre part, regarder que comme de simples préjugés. Le premier, que l’on pourrait nommer le postulat « rationaliste », consiste à traiter toute religion comme un fait purement humain, comme un « phénomène » d’ordre psychologique ou sociologique ; l’importance accordée respectivement aux éléments individuels et aux facteurs sociaux varie d’ailleurs grandement suivant les écoles. Le second, qui s’affirme ici dès le sous-titre du livre, est le postulat « évolutionniste » : le « développement » dont il s’agit, en effet, n’est pas simplement le développement logique de tout ce que la doctrine impliquait en germe dès l’origine, mais une suite de changements radicaux provoqués par des influences extérieures, et pouvant aller jusqu’à des contradictions. On pose en principe que les dogmes ont « évolué », et c’est là une affirmation qui doit être admise sans discussion : c’est une sorte de dogme négatif destiné à renverser tous les dogmes positifs pour leur substituer la seule croyance au « progrès », cette grande illusion du monde moderne. Le livre de M. Goldziher comprend six chapitres, sur chacun desquels nous allons présenter quelques observations.

I. Mohammed et l’Islam.– On connaît la thèse, chère à certains psychologues, et surtout aux médecins qui se mêlent de psychologie, de la « pathologie » des mystiques, des prophètes et des fondateurs de religions ; nous nous souvenons d’une application particulièrement répugnante qui en fut faite au Judaïsme et au Christianisme (1). Il y a ici quelque chose de la même tendance, bien que l’auteur y insiste moins que d’autres ne l’ont fait ; en tout cas, c’est l’esprit « rationaliste » qui domine dans ce chapitre. On y rencontre même fréquemment des phrases comme celle-ci : « Mohammed s’est fait révéler telle ou telle chose » ; cela est extrêmement déplaisant. L’ « évolutionnisme » apparaît dans la distinction, on pourrait même dire l’opposition, que l’on veut établir entre la période de la Mekke et celle de Médine : de l’une à l’autre, il y aurait eu un changement, dû aux circonstances extérieures, dans le caractère prophétique de Mohammed ; nous ne croyons pas que ceux qui examinent les textes qorâniques sans idée préconçue puissent y trouver rien de semblable. D’autre part, la doctrine enseignée par Mohammed n’est pas du tout un « éclectisme » ; la vérité est qu’il s’est toujours présenté comme un continuateur de la tradition judéo-chrétienne, en se défendant expressément de vouloir instituer une religion nouvelle et même d’innover quoi que ce soit en fait de dogmes et de lois (et c’est pourquoi le mot « mahométan » est absolument rejeté par ses disciples). Ajoutons encore que le sens du mot Islam, qui est « soumission à la Volonté divine », n’est pas interprété d’une façon parfaitement correcte, non plus que la conception de l’ « universalité » religieuse chez Mohammed ; ces deux questions se tiennent d’ailleurs d’assez près.


(1) L’auteur auquel nous faisons allusion et son livre relatif au Christianisme furent, pendent la guerre, la cause d’incidents extrêmement fâcheux pour l`influence française en Orient (voir Mermeix, Le commandement unique : Sarrail et les armées d’Orient, pp. 31-33).

II. Développement de la loi.– Il faut louer l’auteur d’affirmer l’existence, trop souvent méconnue par les Européens, d’un certain « esprit de tolérance » dans l’Islam, et cela dès ses origines, et aussi de reconnaître que les différents « rites » musulmans ne constituent nullement des « sectes ». Par contre, bien que le côté juridique d’une doctrine soit assurément celui qui se prête le plus à un développement nécessité par l’adaptation aux circonstances (mais à la condition que ce développement, tant qu’il reste dans l’orthodoxie, n’entraîne aucun changement véritable, qu’il ne fasse que rendre explicites certaines conséquences implicitement contenues dans la doctrine), nous ne pouvons admettre la prépondérance attribuée aux considérations sociales et politiques, qui sont supposées avoir réagi sur le point de vue proprement religieux lui-même. Il y a là une sorte de renversement des rapports, qui s’explique par ce fait que les Occidentaux modernes se sont habitués, pour la plupart, à regarder la religion comme un simple élément de la vie sociale parmi beaucoup d’autres ; pour les Musulmans, au contraire, c’est l’ordre social tout entier qui dépend de la religion, qui s’y intègre en quelque sorte, et l’analogue se rencontre d’ailleurs dans toutes les civilisations qui, comme les civilisations orientales en général, ont une base essentiellement traditionnelle (que la tradition dont il s’agit soit religieuse ou qu’elle soit d’une autre nature). Sur des points plus spéciaux, il y a un parti pris manifeste de traiter d’« inventions postérieures » les hadîth, c’est-à-dire les paroles du Prophète conservées par la tradition ; cela a pu se produire dans des cas particuliers, reconnus du reste par la théologie musulmane, mais il ne faudrait pas généraliser. Enfin, il est vraiment trop commode de qualifier dédaigneusement de « superstition populaire » tout ce qui peut être gênant pour le « rationalisme ».

III. Développement dogmatique.– Ce chapitre débute par un essai d’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le « prophétisme » et le « théologisme » : les théologiens, en voulant interpréter les révélations des prophètes, y introduiraient, suivant les besoins, des choses auxquelles ceux-ci n’avaient jamais songé, et c’est ainsi que l’orthodoxie arriverait à se constituer peu à peu. Nous répondrons à cela que l’orthodoxie n’est pas quelque chose qui se fait, qu’elle est au contraire, par définition même, le maintien constant de la doctrine dans sa ligne traditionnelle primitive. L’exposé des discussions concernant le déterminisme et le libre arbitre trahit une certaine erreur d’optique, si l’on peut dire, due à la mentalité moderne : loin de voir là une question fondamentale, les grands docteurs de l’Islam ont toujours regardé ces discussions comme parfaitement vaines. D’un autre côté, nous nous demandons jusqu’à quel point il est bien juste de regarder les Mutazilites comme des « rationalistes » ; en tout cas, c’est souvent une erreur de traduire aql par « raison ». Autre chose encore, et qui est plus grave : l’anthropomorphisme n’a jamais été inhérent à l’orthodoxie musulmane. L’Islam, en tant que doctrine (nous ne parlons pas des aberrations individuelles toujours possibles) n’admet l’anthropomorphisme que comme une façon de parler (il s’efforce même de réduire au minimum ce genre de symbolisme), et à titre de concession à la faiblesse de l’entendement humain, qui a le plus souvent besoin du support de certaines représentations analogiques. Nous prenons ce mot de « représentations » dans son sens ordinaire, et non dans l’acception très spéciale que lui donne fréquemment M. Goldziher, et qui fait songer aux théories fantaisistes de ce qui, en France, s’intitule l’ « école sociologique ».

IV. Ascétisme et Sûfisme.– Nous aurions beaucoup à dire sur ce chapitre, qui est loin d’être aussi net qu’on pourrait le souhaiter, et qui renferme même bien des confusions et des lacunes. Pour l’auteur, l’ascétisme aurait été tout d’abord étranger à l’Islam, dans lequel il aurait été introduit ultérieurement par des influences diverses, et ce sont ces tendances ascétiques surajoutées qui auraient donné naissance au Sûfisme ; ces affirmations sont assez contestables, et, surtout, le Sûfisme est en réalité tout autre chose que de l’ascétisme. Du reste, ce terme de Sûfisme est employé ici d’une façon quelque peu abusive dans sa généralité, et il faudrait faire des distinctions : il s’agit de l’ésotérisme musulman, et il y a bon nombre d’écoles ésotériques qui n’acceptent pas volontiers cette dénomination, actuellement tout au moins, parce qu’elle en est arrivée à désigner couramment des tendances qui ne sont nullement les leurs. En fait, il y a fort peu de rapports entre le Sûfisme persan et la grande majorité des écoles arabes ; celles-ci sont beaucoup moins mystiques, beaucoup plus purement métaphysiques, et aussi plus strictement attachées à l’orthodoxie (quelle que soit d’ailleurs l’importance qu’elles accordent aux pratiques extérieures). À ce propos, nous devons dire que c’est une erreur complète de vouloir opposer le Sûfisme en lui-même à l’orthodoxie : la distinction est ici entre l’ésotérisme et l’exotérisme, qui se rapportent à des domaines différents et ne s’opposent point l’un à l’autre ; il peut y avoir, dans l’un et dans l’autre, orthodoxie et hétérodoxie. Il ne s’est donc pas produit, au cours de l’histoire, un « accommodement » entre deux « systèmes » opposés ; les deux domaines sont assez nettement délimités pour que, normalement, il ne puisse y avoir ni conflit ni contradiction, et les ésotéristes n’ont jamais pu, comme tels, être taxés d’hérésie. Quant aux origines de l’ésotérisme musulman, l’influence du néo-platonisme n’est nullement prouvée par une identité de pensée à certains égards ; il ne faudrait pas oublier que le néoplatonisme n’est qu’une expression grecque d’idées orientales, de sorte que les Orientaux n’ont pas eu besoin de passer par l’intermédiaire des Grecs pour retrouver ce qui, en somme, leur appartenait en propre ; il est vrai que cette façon de voir a le tort d’aller à l’encontre de certains préjugés. Pour l’influence hindoue (et peut-être aussi bouddhiste) que l’auteur croit découvrir, la question est un peu plus complexe : nous savons, pour l’avoir constaté directement, qu’il y a effectivement, entre l’ésotérisme musulman et les doctrines de l’Inde, une identité de fond sous une assez grande différence de forme ; mais on pourrait faire aussi la même remarque pour la métaphysique extrême-orientale, et cela n’autorise point à conclure à des emprunts. Des hommes appartenant à des civilisations différentes peuvent bien, à ce qu’il nous semble, être parvenus directement à la connaissance des mêmes vérités (c’est ce que les Arabes eux-mêmes expriment par ces mots : et-tawhîdu wâhidun, c’est-à- dire : « la doctrine de l’Unité est unique », elle est partout et toujours la même) ; mais nous reconnaissons que cet argument ne peut valoir que pour ceux qui admettent une vérité extérieure à l’homme et indépendante de sa conception, et pour qui les idées sont autre chose que de simples phénomènes psychologiques. Pour nous, les analogies de méthodes elles-mêmes ne prouvent pas davantage : les ressemblances du dhikr musulman et du hatha-yoga hindou sont très réelles et vont même encore plus loin que ne le pense l’auteur, qui semble n’avoir de ces choses qu’une connaissance plutôt vague et lointaine ; mais, s’il en est ainsi, c’est qu’il existe une certaine « science du rythme » qui a été développée et appliquée dans toutes les civilisations orientales, et qui, par contre, est totalement ignorée des Occidentaux. Nous devons dire aussi que M. Goldziher ne paraît guère connaître les doctrines de l’Inde que par les ouvrages de M. Oltramare, qui sont à peu près les seuls qu’il cite à ce sujet (il y a même pris l’expression tout à fait impropre de « théosophie hindoue ») ; cela est vraiment insuffisant, d’autant plus que l’interprétation qui est présentée dans ces ouvrages est jugée fort sévèrement par les Hindous. Il faut ajouter qu’il y a aussi une note dans laquelle est mentionné un livre de Râma Prasâd, écrivain théosophiste, dont l’autorité est tout à fait nulle ; cette note est d’ailleurs rédigée d’une façon assez extraordinaire, mais nous ne savons si cela doit être imputé à l’auteur ou au traducteur. Il y aurait lieu de relever en outre bien des erreurs qui, pour porter sur des détails, ont aussi leur importance : ainsi, et-tasawwuf n’est pas du tout « l’idée sûfie », mais bien l’initiation, ce qui est tout différent (voir par exemple le traité de Mohyiddin ibn Arabi intitulé Tartîbut-tasawwuf, c’est-à-dire « Les catégories de l’initiation »). Les quelques lignes qui sont consacrées aux Malâmatiyah en donnent une idée complètement erronée ; cette question, qui est fort peu connue, a pourtant une portée considérable, et nous regrettons de ne pouvoir nous y arrêter. Beaucoup des conceptions les plus essentielles de l’ésotérisme musulman sont entièrement passées sous silence : telle est, pour nous borner à un seul exemple, celle de l’ « Homme universel » (El-Insânul-kâmil), qui constitue le fondement de la théorie ésotérique de la « manifestation du Prophète ». Ce qui manque aussi, ce sont des indications au moins sommaires sur les principales écoles et sur l’organisation de ces Ordres initiatiques qui ont une si grande influence dans tout l’Islam. Enfin, nous avons rencontré quelque part l’expression fautive d’ « occultisme musulman » : l’ésotérisme métaphysique dont il s’agit et les sciences qui s’y rattachent en tant qu’applications n’ont absolument rien de commun avec les spéculations plus ou moins bizarres qu’on désigne sous le nom d’ « occultisme » dans le monde occidental contemporain.

V. Les sectes.– L’auteur s’élève avec raison contre la croyance trop répandue à l’existence d’une multitude de sectes dans l’Islam ; en somme, ce nom de sectes doit être réservé proprement aux branches hétérodoxes et schismatiques, dont la plus ancienne est celle des Khâridjites. La partie du chapitre qui est consacrée au Chiisme est assez claire, et quelques-unes des idées fausses qui ont cours à ce sujet sont bien réfutées ; mais il faut dire aussi que, en réalité, la différence entre Sunnites et Chiites est beaucoup moins nettement tranchée, à part les cas extrêmes, qu’on ne pourrait le croire à la lecture de cet exposé (ce n’est que tout à fait à la fin de l’ouvrage qu’il se trouve une légère allusion aux « nombreux degrés de transition qui existent entre ces deux formes de l’Islam »). D’autre part, si la conception de l’Imâm chez les Chiites est suffisamment expliquée (et encore faut-il faire une réserve quant au sens plus profond dont elle est susceptible, car l’auteur ne paraît pas avoir une idée très nette de ce qu’est le symbolisme), il n’en est peut-être pas de même de celle du Mahdî dans l’Islam orthodoxe ; parmi les théories qui ont été formulées à cet égard, il en est qui sont d’un caractère fort élevé, et qui sont bien autre chose que des « ornements mythologiques » ; celle de Mohyiddin ibn Arabi, notamment, mériterait bien d’être au moins mentionnée.

VI. Formations postérieures.– Il y a, au commencement de ce dernier chapitre, une interprétation de la notion de Sunna comme « coutume héréditaire », qui montre une parfaite incompréhension de ce qu’une tradition est véritablement, dans son essence et dans sa raison d’être. Ces considérations conduisent à l’étude de la secte moderne des Wahhâbites, qui prétend s’opposer à toute innovation contraire à la Sunna, et qui se donne ainsi pour une restauration de l’Islam primitif ; mais c’est probablement un tort de croire ces prétentions justifiées, car elles ne nous semblent pas l’être plus que celles des Protestants dans le Christianisme ; il y a même plus d’une analogie curieuse entre les deux cas (par exemple le rejet du culte des saints, que les uns et les autres dénoncent également comme une « idolâtrie »). Il ne faudrait pas non plus attribuer une importance excessive à certains mouvements contemporains, comme le Bâbisme, et surtout le Béhâïsme qui en est dérivé, M. Goldziher dit par progrès, nous dirions plutôt par dégénérescence. L’auteur a vraiment grand tort de prendre au sérieux une certaine adaptation « américanisée » du Béhâïsme, qui n’a absolument plus rien de musulman ni même d’oriental, et qui, en fait, n’a pas plus de rapports avec l’Islam que le faux Vêdânta de Vivekânanda (que nous avons eu l’occasion de mentionner au cours de notre étude sur le théosophisme (2)) n’en a avec les véritables doctrines hindoues : ce n’est qu’une espèce de « moralisme » quasi-protestant. Les autres sectes dont il est question ensuite appartiennent à l’Inde ; la plus importante, celle des Sikhs, n’est pas proprement musulmane, mais apparaît comme une tentative de fusion entre le Brâhmanisme et l’Islam ; telle est du moins la position qu’elle prit à ses débuts. Dans cette dernière partie, nous avons encore noté les expressions défectueuses d’« Islam hindou », et de « Musulmans hindous » : tout ce qui est indien n’est pas hindou par là même, puisque ce dernier terme ne désigne exclusivement que ce qui se rapporte à la tradition brâhmanique ; il y a là quelque chose de plus qu’une simple confusion de mots. Naturellement, nous avons surtout signalé les imperfections de l’ouvrage de M. Goldziher, qui n’en est pas moins susceptible de rendre des services réels, mais, nous le répétons, à la condition qu’on veuille y chercher rien de plus ni d’autre que des renseignements d’ordre historique, et qu’on se méfie de l’influence exercée sur tout l’exposé par les « idées directrices » que nous avons dénoncées tout d’abord. Certaines des remarques qui précèdent montrent d’ailleurs que, même au point de vue de l’exactitude de fait, le seul qui semble compter pour les « historiens des religions », l’érudition pure et simple ne suffit pas toujours ; sans doute, il peut arriver qu’on donne une expression fidèle d’idées qu’on n’a pas comprises vraiment et dont on n’a qu’une connaissance tout extérieure et verbale, mais c’est là une chance sur laquelle il serait préférable de ne pas compter outre mesure.


(2) [René Guénon publia dans la Revue de Philosophie une version abrégée, en 15 chapitres, du Théosophisme, de janvier à août 1921. Le passage correspondant est repris dans le chap. 17 de cet ouvrage : le Swâmî Vivekânanda « dénatura complètement la doctrine hindoue du Vêdânta » sous prétexte de l’adapter à la mentalité occidentale […]. La pseudo-religion inventée par Vivekânanda […] n’a du « Vêdânta» que le nom, car il ne saurait y avoir le moindre rapport entre une doctrine purement métaphysique et un « moralisme » sentimental et « consolant » qui ne se différencie des prêches protestants que par l’emploi d’une terminologie un peu spéciale ».]

(René Guénon, La Revue de Philosophie, Sept.-oct. 1921, Compte-rendu du livre de I. Goldziher, – Le Dogme et la Loi de l’Islam)

 

samedi 25 février 2012

Al-Qods : le passé le présent et l'avenir

Dr Mohamed Imara(*)




Le dôme du Rocher ou la coupole du Rocher (en arabe : قبة الصخرة, Qubbat As-Sakhrah




En l'an IV avant J.C, les Cananéens, habitants de la Palestine fondèrent la ville de Yerushalayim, devenue par la suite Jérusalem. On retrouve ce dernier nom dans bon nombre de langues telles le grec, le latin, l'allemand, le français, l'anglais et autres langues pratiquées en Occident. Le nom désignant cette ville dans l'Ancien Testament remonte à la même origine.

Historiquement, les hébreux s'installèrent dans cette ville dès l'an X avant J.C trois mille ans après sa construction par les Cananéens, lorsque le prophète David, (que la paix de Dieu soit sur lui) l'eut conquise. L'occupation juive qui s'étendit sur plus de quatre siècles (415 ans) prit fin quand les babyloniens anéantirent le royaume de Juda en 580 avant J.C et entamèrent la période du «pillage babylonien» des hébreux.

Plus tard, les Perses permirent aux hébreux de regagner le pays de Canaan. Mais ceux-ci n'y fondèrent pas d'Etat et n'avaient aucune autorité politique sur la ville.

Gênées par la présence des hébreux, les autorités romaines s'empressèrent de démolir la ville. Cela se fit à deux reprises. Une première fois par l'empereur Titus (29-281) en l'an 70, une seconde en 125 par l'empereur Hadrien qui la rasa entièrement et la rebaptisa Aelia Capitolana, «Grande Aelia». Jérusalem garda ce nom jusqu'à la conquête islamique menée par le compagnon du prophète le calife Omar Ibn Al Khattab (23-40 de l'hégire/584-644) en l'an 15 de l'Hégire, 626.


Le siège et la destruction de Jérusalem par les Romains sous le commandement de Titus, en 70 - David Roberts - 1850




Durant les 400 ans que dura leur occupation de la ville, les hébreux pratiquèrent une sorte de monopole du culte. Ils exclurent ainsi les croyances religieuses des autres populations dont celle des Cananéens, fondateurs de la ville trois mille ans après l'arrivée du prophète David (que la paix de Dieu soit sur lui). Le christianisme ne connut pas de sort meilleur et les chrétiens furent persécutés dès l'avènement du Christ (que la paix de Dieu soit sur lui).




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« Aelia » vient du nom du gentilé romain de Hadrien, Aelius, alors que « Capitolina » indique que la nouvelle cité est dédiée au Capitole de Jupiter, pour lequel les Romains construisirent un temple sur le site du Temple de Jérusalem.



Au IVème siècle, le christianisme adopté par les romains devint la seule religion autorisée. De surcroît, les romains, maîtres de la ville rebaptisée Aelia Capitolana, persécutèrent les juifs, détruisirent leur temple et son emplacement devint un dépôt d'ordures provenant aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur de la ville, à tel point que lorsque Omar Ibn Al Kattab conquit Aelia, les romains lui demandèrent de leur garantir «qu'aucun juif n'habiterait avec eux». Telle fut l'histoire de la ville avant l'avènement de l'islam.


Epée d'Omar Ibn Al Kattab


La conquête de Yerushalayim- Ourshlayim-Aelia par les musulmans fut le début d'une nouvelle ère. En effet, ce furent les musulmans qui octroyèrent à Jérusalem son caractère de ville sainte. Les noms qui lui furent données en attestent d'ailleurs puisqu'elle fut respectivement baptisée Bayt Al Maqdis puis Al-Qods, nom qu'elle porte encore de nos jours. Et c'est à cette époque et pour la première fois de son histoire que les trois religions révélées (judaïsme, christianisme et islam) cohabitent dans cette ville sainte.

Ainsi, son caractère de ville sainte ne se limite plus, comme c'était le cas, à une communauté aux dépens des autres. Une fois que Omar conquit la ville et conclut avec ses habitants un pacte resté depuis mémorable, les lieux de culte hébraïques, que les chrétiens sous l'ère romaine avaient démolis il y a des siècles et dont ils avaient fait des dépotoirs, furent reconstruits : «découvrant sur le rocher des tas d'ordures que les romains y déposèrent par haine pour les hébreux, il se mit à balayer l'endroit. Ses compagnons qui l'imitèrent ne s'arrêtèrent pas là, ils cherchèrent les tombeaux des prophètes enterrés dans cette ville et dans toute la Palestine, d'Abraham jusqu'au dernier prophète enterré dans cette terre. Ensuite, ils procédèrent à la purification des lieux saints et construisirent des mosquées. Ainsi, ils firent de Jérusalem une ville sainte par excellence» (in Docteur Izaak Mousa El hussaini, la place de Bayt Al Maqdis en islam,Actes de la quatrième conférence du Conseil des recherches sur l'islam, pp 52-58, le Caire, 1968).

Ainsi, les musulmans hissèrent cette ville à un rang particulier qui la distinguait des autres villes conquises puisqu'ils ne la livrèrent pas à Abu Ubayda Ibn Al Jarah (18-40 de l'hégire/584-629) fût-il un grand dignitaire de la Oumma. Ils la confièrent par contre au calife Omar Ibn Al Khattab qui partit spécialement de Médine afin de s'acquitter de cette noble mission et conclure avec son patriarche (Sophronius) (17 de l'hégire/628) le fameux pacte omarien. Au terme de ce pacte, la ville fut associée par les musulmans au nom du calife. C'est un honneur auquel aucune ville conquise par les musulmans ne put prétendre.

Les musulmans ne lui donnèrent-ils pas le nom d'Al-Qods puis celui de Bayt Al Maqdis ? Un jour, le patriarche Sophronius invita Omar Ibn Al Khattab à participer à une prière célébrée à l'église du Saint-Sépulcre. Le Calife déclina poliment l'invitation sous réserve qu'on lui prête à tort des intentions de conquérant décidé à imposer sa religion et de bâtir une mosquée à la place de ladite église. Cette attitude du calife entraîna la consécration d'Al-Qods comme ville sainte aussi bien pour les chrétiens que pour les musulmans. Il ne faut pas croire qu'une telle attitude émanerait d'un effort personnel ou y voir une façon de légiférer en donnant l'exemple. Le calife agit selon sa conviction religieuse, laquelle repose sur la foi en Dieu, en ses prophètes et dans tous les Livres Saints qui sont autant de messages divins précédant le message de Mohamed. C'est ainsi que Dieu s'adressa aux hommes : «C'est le Livre au sujet duquel il n'y a aucun doute, c'est un guide pour les pieux, qui croient à l'invisible et accomplissent la Salat et dépensent [dans l'obéissance à Allah], de ce que Nous leur avons attribué. Ceux qui croient à ce qui t'a été descendu (révélé) et à ce qui a été descendu avant toi et qui croient fermement à la vie future. Ceux-là sont sur le bon chemin de leur Seigneur, et ce sont eux qui réussissent» (Al-baqara, 1-5). Omar, musulman accompli, est conscient que le Coran, Livre Saint des musulmans, ne rejette aucune religion révélée : «Ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, - contre toute justice, simplement parce qu'ils disaient : «Allah est notre Seigneur». - Si Allah ne repoussait pas les gens les uns par les autres, les ermitages seraient démolis, ainsi que les églises, les synagogues et les mosquées où le nom d'Allah est beaucoup invoqué. Allah soutient, certes, ceux qui soutiennent (Sa Religion). Allah est assurément Fort et Puissant, (Al-Haj, 40)








































En agissant ainsi, le calife traça les repères d'une ère nouvelle : l'ensemble des communautés religieuses allaient désormais cohabiter en toute harmonie au sein d'Al-Qods. Les prières s'élevaient des églises (l'église du Saint-Sépulcre notamment), des synagogues-purifiées par les musulmans-et des mosquées.

Il va sans dire que l'islam en tant que dernier message révélé, confirme les messages qui l'ont précédé. De ce fait, le monothéisme prêché par le prophète Mohamed constitue la dernière religion révélée. C'est pourquoi, il est du devoir de la Oumma islamique de préserver l'intégrité des trois monothéismes d'autant plus qu'elle est la seule à les reconnaître tous.

La consécration d'Al-Qods, ville sainte sous l'ère islamique fait écho à l'intérêt porté à cette ville dans le Coran où elle est associée à la Mecque. Certes, c'est vers cette ville que les musulmans se tournent actuellement pour prier, mais Al-Qods n'en demeure pas moins sanctifiée dans le Saint Coran car, auparavant, c'est bien vers elle que les fidèles s'orientaient pour faire leurs prières. Fait transcendant, cette union sacrée des deux villes n'est pas à considérer comme un simple rapprochement politique entre deux régions géographiquement éloignées.


Dieu Tout Puissant dit dans la sourate du Voyage nocturne «Al israa» : «Gloire et Pureté à Celui qui de nuit, fit voyager Son serviteur de la Mosquée Al Haram à la Mosquée Al Aqsa dont Nous avons béni l'alentour, afin de lui faire voir certaines de nos merveilles. C'est Lui vraiment, qui est l'Audient, le Clairvoyant.» (Al israa, 1). Le voyage nocturne du prophète Mohamed fut l'ouvre de Dieu. C'est Lui qui, par Sa Volonté fit que Son prophète se rendît de la mosquée Al Haram à la mosquee Al Aqsa, du rocher du mont Moriah à Sidrat Al Montaha. A l'instar de ses prédécesseurs, le prophète Mohamed s'engagea sur le chemin de Dieu. C'est donc à la Oumma de Mohamed, porteuse du dernier message divin qu'il incombe d'ouvrer afin de préserver la cohésion des trois monothéismes au sein d'Al-Qods, d'autant plus qu'elle fut la première et la seule à symboliser avec force cette union spirituelle.

En outre, l'histoire d'Al-Qods témoigne de l'intégrité avec laquelle les musulmans s'acquittèrent de leur mission : répandre la foi dans cette terre sainte, honorée pour avoir été le point de départ du miracle d'Al israa et d'avoir été confiée au Calife Omar Ibn Al Khattab. Depuis, cette ville s'en trouva convertie en flambeau de sainteté, accueillant toutes les confessions. Dès lors, les prières s'élevaient des mosquées, des églises et des synagogues. Et les hébreux qui avaient été chassés de cette terre sainte par les païens et les chrétiens s'y réinstallèrent. Même la gestion des biens publics et des églises, tributaires du clergé sous domination chrétienne, fut confiée aux familles musulmanes à la demande des communautés chrétiennes.

Les musulmans -Dieu en a voulu ainsi- n'eurent cesse de veiller à ce que Al-Qods garde son caractère de ville sainte éternelle.

Sous domination musulmane, l'autorité religieuse s'en référait à l'islam, religion qui se garde bien de monopoliser la foi en Dieu et encore moins les messages des prophètes. En outre, la sainteté n'y est pas réservée aux lieux saints musulmans reconnus, mais s'élargit à d'autres régions géographiques. C'est pourquoi, les portes d'Al-Qods demeuraient ouvertes à toutes les confessions. Toutefois, cet idéal spirituel ne dura point car après leur défaite lors des croisades, les musulmans n'eurent plus d'emprise sur cette ville. Pourtant, aujourd'hui, Al-Qods, sous domination juive, ne pourra plus prétendre à son statut de ville multiconfessionnelle. Al-Qods, soumise aux vicissitudes de l'histoire accomplirait-elle un destin immuable ?

Pendant la période des Croisades

A mesure que les dynasties abbassides, fatimides et seldjoukides qui régnaient alors sur l'Orient musulman commencèrent à faiblir, les européens profitèrent de l'occasion pour asseoir de nouveau leur autorité sur ces territoires, lesquels vivaient, bien avant la conquête arabe, sous la domination d'Alexandre le Grand (356-364 avant J.C)

C'est de Clermont, situé au sud de la France, que les coalisés occidentaux décidèrent d'entreprendre une expédition militaire ordonnée par le pape Urbain II (1088-1099) et financée par les grands commerçants italiens désireux de s'assurer le privilège du commerce avec l'Orient. Ce furent les seigneurs féodaux qui menèrent ces expéditions lorsque, à Clermont, le pape Urbain II leur dit : «vous êtes, certes, de puissants Chevaliers. Toutefois, vous vous entretuez et vous vous rejetez mutuellement. Venez donc combattre les mécréants (les musulmans)».


Eudes de Châtillon ou Odon de Lagery, né à Châtillon-sur-Marne  ou à Lagery en 1042, mort à Rome le 29 juillet 1099, 157e pape sous le nom d'Urbain II (1088–1099).


Par le passé, vous futes ennemis, unissez-vous maintenant ! Vous futes des voleurs, convertissez-vous en soldats et avancez vers Jérusalem ! Délivrez la Terre Sainte et gardez-la pour vous car elle vous apportera des trésors incommensurables. Si vous vainquez vos ennemis, vous hériterez des royaumes de l'Orient».

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Ainsi, Urbain II avait beau être pape, arborer l'emblème chrétien, tenir des propos zélés sur la ferveur religieuse, sur le berceau du christ- qu'il fallait délivrer- son dessein était bel et bien de mettre la main, par une sorte de conquête-transaction sur les royaumes d'Orient qui- comme il le disait- procuraient des richesses infinies - en incitant les seigneurs féodaux à résoudre les conflits qui les opposaient et à axer leurs efforts sur une seule cible : les musulmans- «mécréants» à leurs yeux. C'est ainsi qu'en l'an 489 de l'hégire, 1096 après J.C, débuta la première croisade qui dura deux siècles. Les seigneurs féodaux européens n'avaient alors d'autre préoccupation que de tuer les musulmans, piller leurs terres, occuper leur pays et installer les principautés et les royaumes latins en Palestine et aux alentours. C'est à ce propos que l'historien chrétien Maxime de Montrond, auteur des«Croisades» écrivait : «beaucoup de seigneurs considéraient les guerres comme un métier qui leur permettait d'amasser des fortunes. L'âpreté au gain et le désir de gagner du butin demeuraient les seuls motifs qui poussaient les soldats à la bataille(1)».

Au début du XIème siècle, les principautés chrétiennes créées par les croisés dans l'orient arabe, avaient scindé l'unité géographique de l'Empire musulman. En effet, au nord de l'Irak et en Syrie, les croisés fondèrent les principautés d'Edesse et d'Antioche. Après l'invasion de la ville sainte, ils créèrent le royaume de Yerushalayim qui s'étendit jusqu'au golf de Aqaba. Ainsi, l'Egypte, le Maroc, l'Andalousie furent isolés du reste des pays arabo-islamiques.

L'occupation de Jérusalem constitua un exemple des pratiques de ces «voleurs devenus soldats». La ville sainte fut assiégée par soixante dix mille d'entre eux. En revanche, le nombre de soldats égyptiens qui assuraient sa défense ne dépassait pas mille. C'est pourquoi, après une lutte de trente huit jours, Jérusalem tomba sous la main des croisés.

L'historien chrétien Maximus Monrond racontait «comment le concile militaire des croisés se tint au même lieu où leur sauveur pardonna à ceux qui le crucifièrent et qu'il fut décidé que tout musulman se trouvant encore à Jérusalem serait mis à mort». Ce carnage dura une semaine entière. Même ceux qui se réfugièrent dans les tours ou chez eux furent rattrapés et poussés dans le feu par-dessus les toits des maisons et des tours. Quant à ceux qui se cachèrent dans la mosquée de Omar Ibn Al Khattab, ils furent massacrés à tel point que leur sang arrivait (à hauteur des genoux, voire aux rênes des chevaux)». Dans la lettre qu'ils envoyèrent au pape pour lui annoncer la bonne nouvelle, celle du massacre, ils écrivirent tout fiers : «si vous voulez savoir ce qui arrive à nos ennemis, soyez sûr que dans le Temple de Salomon (Mosquée d'Omar), nos chevaux trempaient jusqu'aux genoux dans la mer de sang des musulmans !».



A l'hégémonie politique des croisés sur la terre spoliée s'ajouta une hégémonie économique sur la région. En effet, les routes du commerce furent contrôlées et les principautés et les pays musulmans furent contraints de verser des impôts.

Aussitôt que l'Egypte fut isolée du reste de l'Orient musulman, les croisés entreprirent de la conquérir. Le climat instable que connaissait le pays les y encouragea en grande partie. En effet, les croisés profitèrent d'une part du déclin du régime fatimide opposé à la majorité sunnite qui lui reprochait son obédience au courant ismaïlien adepte du courant ésotériste (al bâtiniya). D'autre part, ils tirèrent avantage de la dislocation de l'armée, minée par des luttes intestines dues aux origines diverses de ses soldats. S'ajoutait à cela, les différends entre les ministres (Shawr (564 de l'hégire/1169) et Dirgham(559 de l'hégire/1164). La situation était telle que des sentinelles parmi les soldats croisés siégeait aux portes du Caire et en détenait les clés. Le vizir Shawr n'eut pas d'autre choix que de se réconcilier avec les croisés en échange d'un impôt «jizya» d'une valeur d'un million de dinars. Voici ce que le chroniqueur Guillaume de Tyr décrivant alors la mainmise des croisés sur l'économie de l'Orient écrivit : «les trésors d'Egypte étaient à notre disposition. Le royaume de Jérusalem était sûr du côté de l'Egypte que ce soit de la terre ou de la mer. Les ports d'Egypte étaient toujours prêts à accueillir nos bateaux. Ses commerçants transportaient les récoltes de leurs terres jusqu'à nos pays. Les bénéfices des magasins nous revenaient. On nous livrait régulièrement la ' jizya ' et le ' kharaj'».

Cette arrogance des croisés s'accaparant des terres, ébranlant l'unité du pays, pillant les richesses et contrôlant l'économie ne pouvait que susciter la résistance des musulmans. Des Etats musulmans se constituèrent et décidèrent d'affronter les seigneurs féodaux. Ainsi, fut créé l'Etat Zanki à Mossoul par Imad Ad-dine Zanki (565 de l'hégire/1117). Ce dernier réussit à libérer le nord de l'Irak et la Syrie et acheva la conquête du comté d'Edesse (529 de l'hégire/1145) et ce, un demi siècle après le coup d'envoi de la première croisade. Ensuite, le martyre Nur El-Din(511-569 de l'hégire/1118-1174) fit de la ville d'Alep sa capitale. Par cette mesure, il visait à accentuer la pression sur les croisés. Un conflit armé et politique débuta alors entre l'Etat Zanki et les croisés, chacun des deux camps voulant asseoir son emprise sur l'Egypte. Pour Nur El-Din Zanki, joindre l'Egypte à ses territoires constituait une démarche stratégique lui permettant de mieux cerner l'ennemi du Nord, de l'Est, de l'Ouest et du Sud afin d'empêcher une invasion éventuelle par les croisés. Une fois sa mission accomplie, il comptait se retirer par les ports de Syrie, situés du côté de la mer méditerranéenne. Quant aux croisés, ils projetaient de mettre la main sur l'Egypte afin de se prémunir d'éventuelles attaques venues de ce pays, lequel jouerait alors un rôle de rempart de par son éloignement géographique du Maroc et de l'Andalousie. En agissant de la sorte, les croisés se fixaient pour seul objectif de contrer la stratégie de Nur El-Din.

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                                                            Le Proche Orient en 1135






Durant les années (559-564 de l'hégire/1162-1168), les affrontements se réitéraient en Egypte entre les armées des deux camps. A la troisième bataille, Nur El-Din réussit à soumettre l'Egypte par Assad Ed- Din Shirkûh, vizir du calife fatimide Al Adid (544-567 de l'hégire/1149-1171). A la mort de Shirkûh, le victorieux Salahuddine (532-589 de l'hégire/1127-1192) lui succéda le 25 du joumada second de l'an 564 de l'hégire. Il fut vizir puis sultan. Ses qualités de guerrier firent de lui une figure emblématique qui marqua et continuera de marquer l'Histoire.






A cette époque, la poésie demeurait la forme d'expression la plus privilégiée. Lorsque l'Egypte fut annexée à l'Orient, les poètes soulignèrent toute l'importance que revêtait cet acte glorieux en vue d'une libération future de la Palestine et de la cité d'Al-Qods, son symbole sacré. Ainsi, Imad Al Katib, tout en félicitant Shirkûh pour sa victoire en Egypte ne manqua pas de dire son espoir de voir Al-Qods libérée :

Voici l'Egypte, à présent libérée,

La conquête d'Al-Qods n'en saura, je l'espère,

Que plus aisée et plus imminente.

De même lorsqu'il félicita Nur El-Din, il lui rappella que toutes les conditions requises pour la libération d'Al-Qods à savoir la réunification de l'Egypte et de Damas sont réunies :

Attaque les francs

Le temps de la conquête est venu

Et brise leurs troupes

De tes épées tranchantes.

Car désormais,

Les deux royaumes d'Egypte et de Damas

Ces deux perles

Viendront ajouter leur éclat à

Ce joyau qu'est l'Empire musulman.

Et pour Ibn Assakir Ali Ibn Al Hasan Hibatullah, aucun motif, aussi impérieux soit-il ne saurait justifier un report de la bataille, d'autant plus que les croisés sont encerclés de toutes parts. Ainsi, s'adressant à Nur El-Din, il dit :

Renoncer au djihad ?

Ce serait inexcusable, sire !

A présent que l'Egypte et Alep

Sont à vous

Et que le sultan du vaste Mossoul

Est à vos ordres soumis

Hâtez-vous donc de surprendre vos ennemis

Mais, ironie du sort, Nur El-Din mourut avant même, que ne soit exaucé ce voeu, tant formulé par les poètes. Tâche grandiose qui, à la mort de Nur El-Din, allait échoir à Salahuddine. Cela ne tenait donc qu'à lui que ces rêves de victoire jusque là exprimés en vers devinssent réalité.

La période du déclin de l'empire fatimide qui dura ainsi environ un siècle vit les immenses potentialités de l'Egypte s'amenuiser, voire s'épuiser. Dès lors, Salahuddine se devait de redonner souffle à ces potentialités s'il voulait prétendre à une victoire sur les croisés.

Après avoir déposé le sultan fatimide qu'il remplaça, Salahuddine instaura la suzeraineté nominale des califes abbassides sur l'Egypte. Il mena une longue bataille sur le plan culturel et fit en sorte que la doctrine sunnite supplantât l'ismaïlisme. Pour cela, il fonda des écoles sunnites (l'école Nassiriya, l'école Qamhia, l'école Qotbiya et l'école Souyoufia. Il fit ainsi construire de son vivant six écoles au total. C'était des établissements impressionnants par leur superficie et dont l'enseignement englobait plusieurs disciplines.

Le voyageur Ibn Jubayr (540-614 de l'hégire/1145-1217) décrivit l'école nassiriya en ces termes : «c'est une école à nulle autre pareille. Il n'y en a pas dans ce pays de plus grande ni de mieux construite. Quiconque s'y promène se croirait dans un pays à part entière. A ses côtés s'élève un hammam et d'autres services».

Ibn Jubayr fit également allusion aux sommes généreusement allouées par le sultan à cette école. S'adressant au responsable de la construction, Salahuddine lança :

«Embellissez-la davantage. Nous nous chargerons de toutes les dépenses».

Grâce à ces écoles où les quatre rites juridiques du sunnisme étaient enseignés, le sultan put combler le vide culturel qui commençait à se faire ressentir du fait de l'existence d'une pensée unique- seule la doctrine ismaélienne était enseignée dans les Ecoles. Par ce coup de maître, Salahuddine instaura une symbiose entre la nation et l'Etat ; ces deux entités étant jusque-là foncièrement séparées. C'est dire qu'à cette époque, l'enseignement religieux connut ses heures de gloire en Egypte. Engagé jusqu'au bout, Salahuddine alla jusqu'à fermer l'université théologique populaire d'Al Azhar -aux tendances chiites fatimides- durant cinq ans. Lorsqu'elle rouvrit ses portes, toutes les disciplines qui y étaient enseignées se teintèrent de sunnisme.

Sur le plan économique, la féodalité militaire remplaça le système des engagements dans l'exploitation agricole. C'est ce qu'on peut appeler de nos jours l'économie de la guerre. En fiqh islamique, on pourrait l'assimiler à une façon de rendre la terre tributaire du djihad. L'Egypte fut partagée en vingt-trois régions économiques converties en fiefs destinés aux militaires (soldats et leurs chefs). L'économie et la culture s'épanouirent et l'entente régnait entre le peuple et le régime.

Avant d'entamer les combats visant à assiéger les croisés implantés illégalement, Salahuddine organisa une première invasion contre les remparts des croisés. Il commença par attaquer la forteresse de Saint Jean d'Acre au sud de la Palestine dans le but de sécuriser la route reliant l'Egypte à l'Orient. Il mena successivement quatre invasions en (568-579-580 et 582 de l'hégire).

A la mort de Nur El-Din le martyr, Salahuddine, en vue de réunifier le front Est disloqué, dut conclure un pacte de non belligérance avec les princes du Mossoul, d'Alep, de la péninsule, d'Erbil, de Kifa, de Mardin, de konia et d'Arménie. Le sultan fut néanmoins contraint de transgresser ce même pacte et partant de déclarer la guerre à l'émir d'Alep (579 de l'hégire/1182) qui manqua à son engagement.

Fort de sa victoire militaire, Salahuddine introduisit des réformes sur plusieurs plans. Il ne ménagea aucune idéologie ou philosophie s'écartant de la doctrine sunnite majoritaire. De surcroît, les chefs spirituels de l'ismaïlisme furent éliminés. Dans la foulée, Al Sahroudi, philosophe gnostique (549-587 de l'hégire/1154-1191) fut exécuté sur décision du sultan par le propre fils de celui-ci, l'Emir d'Alep.

Si la foudre du sultan s'abattit sur le philosophe, c'est que dans les débats qu'il animait en présence de oulémas, celui-ci s'enlisait dans des imbroglios idéologiques où civilisations et cultures s'enchevêtraient, à tel point que Zarathoustra et Platon furent mis sur un pied d'égalité avec le prophète Mohammed (prière et paix de Dieu sur lui). Et ultime diffamation, les dialogues de Platon étaient assimilés au Coran. Il va sans dire que lorsqu'il y a conflit, plutôt que de s'identifier à l'autre, il vaudrait mieux se comparer à lui, la méthode comparative étant la seule à même d'identifier les différences. Par ailleurs, pour être couronné de succès, tout affrontement doit passer par la connaissance de l'autre.


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                                   Gravure de Gustave Doré pour l'Histoire des Croisades de Michaud (1885).




Quoiqu'il eût le mérite d'avoir mené à bien des réalisations aussi considérables sur les plans politique, idéologique, économique et militaire, Salahuddine demeurait un homme humble qui traitait paternellement ses soldats et ses généraux. Ceux-ci répondirent aussitôt à son appel Salahuddine lorsqu'il décida de mener l'illustre bataille de Hittin (11 rabiâ second 582 de l'hégire/1juillet 1187), tournant décisif dans la lutte contre les croisés. Rappelons que cette bataille eut lieu quatre vingt-dix ans après que les croisés eurent envahi les terres d'islam.

Soixante-trois mille soldats entre cavaliers et fantassins se déployèrent sur le sol de Hittin. Les deux parties ne tardèrent pas à comprendre que c'était -comme on dirait aujourd'hui- une bataille décisive. L'historien Ibn Chadad (684-612 de l'hégire/1217-1285) lui, exprima la même idée, en son temps dans ces termes : «chacun des deux camps était conscient que la défaite équivalait à l'anéantissement total». Hittin, l'objet du combat était bel et bien la forteresse d'Al-Qods, pierre angulaire du conflit».

La chaleur de juillet devint plus suffocante encore lorsque les soldats de Salahuddine mirent le feu aux herbes sèches à proximité de l'endroit où campaient les croisés. Les soldats des deux camps s'entretuaient férocement, ce qui fit dire à Maximus Monrond : «les épées s'envolaient dans l'air tels des oiseaux. Elles se croisaient sans répit, si bien qu'elles en devenaient brûlantes. L'eau des épées (le sang) stagnait au milieu du champ de bataille. Il couvrait le sol, pareil à une eau de pluie».

Quand la tente du roi Guy de Lusignan s'écroula, annonçant la défaite des croisés, Salahuddine descendit de son cheval, se prosterna, embrassa le sol en signe de remerciement à Dieu pour cette victoire qui lui valut d'accéder à Al-Qods Al Charif. 






L'historien Abou Chama (565-599 de l'hégire/1202-1267) dit à propos de cette bataille : «celui qui voit les morts constate : il n' y a point de prisonnier de guerre. Celui qui regarde les prisonniers constate : il n'y a point de mort». Cette bataille fut la seule et véritable revanche des musulmans sur les croisés depuis que ces derniers envahirent les terres d'islam. L'armée de Salahuddine continua à mener bataille après bataille jusqu'à ce que fussent libérés des dizaines de villages et de forteresses. Elle s'avança ensuite vers Al-Qods qu'elle encercla. N'est-elle pas à l'origine du conflit, comme ne cessaient de le répéter les poètes-la poésie faisant office de presse à l'époque- après chaque victoire, chaque bataille. Al Imad Al Katib par exemple composa ces vers quand Salahuddine conquit Gaza :

Les musulmans assaillirent les impies.

Jusque chez eux à Gaza, en plein jour.

Les infidèles furent, honteux et humiliés.

Mais, Al-Qods, hélas, croule encore sous leur joug.

Elle s'impatiente de vous voir à son secours,

Elle est notre Terre Sainte.

Si grâce à Dieu

Al-Qods est par vous libérée,

Les portes de la Syrie s'ouvriront à leur tour.

En effet, Jérusalem fut le symbole, la fin et le moyen. Le dimanche 20 septembre 1187, Salahuddine entreprit d'assiéger les forteresses de la ville. Ses soldats s'implantèrent exactement là par où sont entrés les croisés en 1099. Il resserra l'étau autour des soldats ennemis- au nombre de soixante mille pour les obliger à abdiquer et par la même, épargner les lieux de culte. En désespoir de cause, les croisés menacèrent de livrer une bataille qu'ils savaient perdue d'avance. Ils menacèrent Salahuddine. Si, disent-ils, il ne nous reste aucun espoir d'échapper à vos soldats :

* Nous détruirons le Temple et le Palais jusqu'aux fondations

* Nous brûlerons les biens, les objets de valeur, les trésors, l'argent contenu dans les coffres de la ville

* Nous détruirons la mosquée d'Omar, le Rocher Sacré qui vous sont chers

* Nous exécuterons les cinq mille prisonniers musulmans enfermés dans les goêles de la ville depuis des années

* Nous tuerons de nos propres mains nos femmes et nos enfants de crainte qu'ils ne se livrent aux musulmans

* Lorsque la ville sainte sera réduite en décombres et quand elle se transformera en une gigantesque fosse commune, nous combattrons comme des êtres condamnés à mourir sans aucune chance de survie. En revanche, nous te livrerons la ville intacte si tu épargnes nos vies.

Salahuddine acquiesça et les laissa en vie. Les croisés quittèrent la ville, emportant leurs biens. Les musulmans et les chrétiens qui y vivaient y restèrent. Al-Qods fut libéré le même jour où le prophète Mohammed effectua le voyage nocturne de la Mecque à Al-Qods le 27 rajab 583 de l'hégire, correspondant au mois d'octobre 1187, sans effusion de sang alors qu'il y a quatre-vingt dix ans, les chevaux des croisés y pataugeaient dans le sang des musulmans devant la mosquée d'Omar.

Après la prise d'Al-Qods, il ne restera plus «aucune forteresse fermée à Damas», comme l'avait dit le poète Al Imad.

Nonobstant, les armées continuèrent d'affluer d'Europe et Salahuddine dut de nouveau faire face à la guerre. Un impôt appelé «Dîme de Salahuddine» fut imposé aux peuples participant aux croisades. Des expéditions militaires menées par les rois de France et d'Angleterre partirent de ces deux pays et le conflit dura jusqu'à ce qu'une paix de compromis fût signée provisoirement entre Salahuddine et Richard Cour de Lion (roi d'Angleterre) en septembre (1157-1199). Cette trêve dura trois ans et trois mois et fut signée le mois de chaâban de l'an 588 de l'hégire, correspondant au mois de septembre 1192 de l'ère chrétienne.




                                                               Saladin récupère  Jérusalem


A l'issue de la guerre, Salahuddine ne se donna point de répit. Il se consacra à la réédification du pays détruit par les croisés. Il restructura l'économie, uniformisa la religion, encouragea l'enseignement, autant de réformes qui visaient à ancrer le sentiment d'appartenance chez les citoyens.

Toutefois, une noble mission lui tenait à cour : libérer les forteresses encore sous l'emprise des croisés. Quand bien même il rêvait de grandeur pour son pays, Salahuddine ne s'était jamais départi de son humilité. Il lui arrivait de participer aux travaux de construction, transportant les pierres comme un modeste maçon.

Plus tard, Salahuddine conquit Damas où sévissait la fièvre jaune. Il mourut là-bas le 26 safar de l'an 589 de l'hégire correspondant à mars 1199.


                                                         Tombeau de Saladin à Damas




Ses qualités de dirigeant et de chevalier accompli firent de lui l'une des personnalités les plus importantes de l'histoire arabo-islamique.

Al-Qods aujourd'hui

Les occidentaux, ceux là même qui ordonnèrent, organisèrent et menèrent les croisades, revinrent à la charge plus tard. Un seul et même objectif les animait : «arracher aux musulmans la terre qui engendre des richesses abondantes, s'approprier la sainteté d'Al-Qods, en exclure les autres confessions».

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Boabdil, dernier rejeton de la dynastie nasride (en noir), face à  Ferdinand  II  d'Aragon (en rouge) et Isabelle 1ère de Castille (en blanc)




Après le déclin du califat arabe d'Andalousie et la chute de Grenade (897 de l'hégire/1492), l'étape de «l'encerclement de l'empire musulman» fut inaugurée.


La même année où tomba Grenade, Christophe Colomb mena son expédition pour découvrir la route qui permettait l'encerclement de l'empire musulman. 

Mais, Christophe Colomb s'égara, il atteignit l'Amérique par erreur. Alors, l'expédition portugaise prit le relais et ce furent finalement les portugais qui découvrirent la route facilitant l'encerclement de l'empire musulman, à travers le Cap de Bonne Espérance (903 de l'hégire/1497) cinq ans après la chute de Grenade.

Sur les côtes de l'Inde musulmane, des affrontements mirent aux prises les armées portugaise et mamelouk. (910 de l'hégire/1504) Ils se soldèrent par la victoire des portugais. Les campagnes visant à contourner la route vers les Indes redoublèrent d'intensité.

Outre les côtes de l'Inde, d'autres régions étaient convoitées : la mer d'Arabie, le Golfe, la mer Rouge. Comme, la dynastie mamelouk était alors en déclin, les ottomans tentèrent d'atteindre le sud et placer les pays arabes sous leur autorité militaire (923 de l'hégire/1517). Ces mesures devaient permettre aux ottomans de mettre fin à la suprématie maritime des européens implantés en Indonésie, en Inde et aux Philippines. (Au Xème siècle de l'hégire correspondant au seizième siècle chrétien)

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                                                L'empire ottoman. Cliquer pour agrandir.




Après avoir cerné l'empire musulman, les occidentaux décidèrent de le faire éclater de l'intérieur.

Pour y parvenir, les Safavides chiites d'Iran furent entraînés dans un conflit militaire sanglant contre l'empire ottoman ; cette grande puissance constituait pourtant une sorte de rempart militaire pour l'empire musulman. C'est ainsi que la puissance ottomane fut engagée dans une guerre islamico-islamique qui eut pour conséquence de ronger de l'intérieur cet empire musulman déjà encerclé de toutes parts.

Ainsi, Bonaparte mena la campagne d'Egypte (1213 de l'hégire/1798).


                                            Bonaparte débarquant en terre d'Egypte.




Après l'échec de celle-ci, survint la campagne menée par Friser (1222 de l'hégire/1807).

La France occupe l'Algérie (1246 de l'hégire/1830).




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L'Angleterre occupe Aden (1254 de l'hégire/1838).

Puis Mohammed Ali Bacha (Egypte) ne put pas garder l'Egypte sous domination ottomane en vertu du pacte de Londres (1256 de l'hégire/1804).

La France occupe la Tunisie (1298 de l'hégire/1881).

L'Angleterre occupe l'Egypte (1299 de l'hégire/1882).

L'Italie occupe la Libye (1329 de l'hégire/1911).

La France occupe le Maroc (1330 de l'hégire/1912).

Les forces coloniales se partagèrent l'empire musulman en vertu de l'accord de Sykes-Picot (1324 de l'hégire/1916).

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                                     Carte des accords Sykes-Picot. Pour en savoir plus, ici




Al-Qods, symbole du conflit, faisait partie de ce partage. En témoigne encore la statue de Sykes-Picot qui s'élève dans le village de Sander situé dans le comté du Yorkshire. «La statue en bronze, est revêtue d'une armure et porte une épée. Un musulman est à ses pieds. Sur la statue, on lit l'inscription suivante : sois heureuse, Jérusalem !».

L'Angleterre occupe l'Irak (1335H/1917).

Le traité de Belfort conféra un cadre légal au partenariat occidentalo-sioniste (1226 de l'hégire/1917). Rappelons que Napoléon avait déjà appelé à ce partenariat lors du siège de Akka (1212 de l'hégire/1997).

L'occupation de Al-Qods par l'Angleterre (1226 de l'hégire/1917). Ce jour-là, le Maréchal anglais Allenby déclara : «Aujourd'hui, les croisades sont achevées». Le magazine anglais punch publia une caricature intitulée : «la dernière croisade». Sur le dessin, on peut voir Richard Coeur de Lion (1199). Regardant Al-Qods et dire : «Enfin, mon rêve s'est réalisé».


                                       Le General Allenby Entrant à Al-Qods en 1917




La France occupe la Syrie (1338 de l'hégire/1920). Le Général français GODO se tint sur la tombe de Salahuddine où il donna un coup de pied et dit : «nous sommes de retour Salahuddine».

La signature du traité de Lausanne (1341 de l'hégire/1923) entre les alliés occidentaux et la Turquie, signait la fin de l'empire ottoman et du califat (1342 de l'hégire/1924).

La création de l'Etat d'Israël concrétisa le partenariat judéo-occidental dans le processus de colonisation des pays arabo-islamiques (1367 de l'hégire/1948).


 Harry Truman , le président des Etats-Unis, a pesé de tout son poids pour que l’ONU adopte le plan de partage de la Palestine le 29 novembre 1947 et permette ainsi la création de l'Etat d’Israël. Ici la lettre conçue de ses mains pour la reconnaissance d'un état d'Israël indépendant.




Al-Qods est totalement occupé par les autorités israéliennes qui entreprirent de la judaïser (1387 de l'hégire/1967).

Afin de célébrer le cinq-centième anniversaire de ce conflit historico-civilisationnel, les pays occidentaux organisèrent les jeux olympiques à Barcelone en Espagne et ce, en commémoration de la chute de Grenade et du départ des musulmans (897 de l'hégire/1492).


Parallèlement, les jeux olympiques eurent lieu en 1412 de l'hégire (1992).

Pour commémorer le cinq-centième anniversaire de la fin de l'ère islamique en Europe de l'ouest, la Bosnie entra dans des guerres qui avaient pour objectif d'éradiquer l'islam de l'Europe.

A ce propos, le ministre de la communication serbe a déclaré : «nous allons entamer de nouvelles croisades».

Al-Qods s'illustre à cette étape de son histoire comme elle le fut du temps des croisades : elle est toujours dans la mêlée de ces conflits le symbole, le but et le moyen. Aussi, tous les efforts sont-ils déployés pour la judaïser.

Dans la mémoire collective arabo-islamique, on note une prise de conscience du rang qu'occupe Al-Qods dans ce conflit historique aux innombrables rebondissements. C'est pour cette raison, et au nom de l'héritage culturel qui nous a été légué par nos prédécesseurs, qu'il nous incombe, à tous les pays de la nation arabo-islamique dont nous faisons partie, de faire en sorte que la Oumma garde en mémoire le rang d'Al-Qods Al Charif jusqu'à l'avènement d'un nouveau Salahuddine.

On entend souvent les gens désigner à tort le conflit israélo-arabe par l'expression de crise du Proche-Orient. Cela ne devrait pas leur faire oublier la véritable histoire de ce conflit et les enjeux qui l'entourent. L'écrivain et dirigeant anglais Gellob Bacha nous a réconforté quand il a affirmé : «le problème du Moyen-Orient commença dès le septième siècle, c'est-à-dire depuis l'avènement de l'islam».




(*) Membre du Conseil des recherches sur l'islam de l'université Al Azhar en Egypte.

(1) Maxime de Montrond, L'histoire des Guerres Saintes en Orient connues sous le nom de Croisades, tome I, pp. 12-14, traduit par Maximus Madhlum, édition, Al Qods, 1865.

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