lundi 27 juin 2011

Titus Burckhardt : Du renouvellement de la Création en chaque instant



Il est un aspect de la théorie soufique de la Création que l’on désigne par « Le Renouvellement de la Création en chaque instant» ou « à chaque souffle » (Tajdîd al-khalq bil-anfas), et qui se rattache très directement à la réalisation spirituelle.

Nous disions que les « essences immuables » (al-a’yân ath-thâbitah), c’est-à-dire les possibilités pures en lesquelles Dieu Se manifeste à Lui-même, ne sont jamais comme telles produites à l’existence, mais que seules leurs modalités relatives – ou toutes les relations (nisab) possibles qu’elles impliquent- se déploient dans l’Univers.

Or, celles-ci non plus ne « sortent » pas réellement de leurs archétypes ; aussi leur variation ne s’épuise-t-elle jamais en mode successif, de même que les vagues d’un fleuve ne cessent de changer de forme tout en obéissant à la loi que leur impose la configuration du lit ; dans cette image -imparfaite en raison même de son caractère concret- l’eau du fleuve représente l’ « effusion » ou le « flux » (fayd) incessant de l’être et le lit du fleuve la « détermination immuable », tandis que les vagues correspondent aux formes sensibles ou subtiles qui résultent de cette polarité ontologique. « L’essence immuable » -ou l’archétype- peut aussi se comparer à un prisme incolore qui brise la lumière de l’Etre en rayons irisants ; la coloration des rayons dépendra à la fois de la nature essentielle de la lumière et de la nature du prisme.

Dans le monde informel ou spirituel (‘âlam al arwâh ou al-Jabarût), la variété des reflets d’un seul et même archétype apparaît comme une « richesse » d’aspects, contenus les uns dans les autres, comme le sont les multiples aspects logiques d’une seule et même vérité, ou les béatitudes inclues dans une même beauté ; leur variété, à ce degré d’existence, est aussi éloignée que possible de la répétition, parce qu’exprimant directement l’Unicité divine. Dans le monde de l’individuation, par contre, les reflets d’un archétype se manifestent en mode successif, puisqu’il y intervient la condition cosmique de la forme, au sens d’une délimitation ou d’une exclusion réciproque des aspects. C’est ce monde, qui englobe du reste les formes psychiques aussi bien que les formes corporelles, qui est appelé le « monde des analogies » ou « monde des semblables » (‘âlam al-mithâl), (1) parce que les formes qui s’y manifestent en mode successif ou simultanément sont analogues les unes aux autres par là même qu’elles sont analogues à leur archétype commun. Dans les degrés inférieurs de l’existence, dans le monde corporel (‘âlam al ajsâm) notamment, la variété des formes se rapproche de la répétition, exprimée par le mode quantitatif, sans cependant jamais l’atteindre, car dans la pure répétition se dissoudraient toutes les qualités distinctes qui constituent le monde (2).

Si l’on envisage la variation des reflets d’un même archétype sous le rapport de leur succession temporelle, qui peut être prise comme expression symbolique de toute succession possible, on dira que la « projection » de l’archétype dans l’existence se renouvelle à chaque instant, en sorte que le même état d’existence « réfléchie » ne subsiste jamais, l’être relatif étant sujet à un continuel anéantissement et à un continuel renouvellement. « L’homme - écrit Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî dans La Sagesse des Prophètes - ne se rend pas compte spontanément de ce qu’il n’est pas et qu’il est à nouveau (lam yakun thumma kâna) à chaque ‘souffle’. Et si je dis ‘à nouveau’, je suppose aucun intervalle temporel, mais une succession purement logique. Dans le ‘Renouvellement de la Création à chaque souffle’, l’instant de l’anéantissement coïncide avec l’instant de la manifestation du semblable (mathal) » (chapitre sur Salomon).

(1) On l’appelle aussi le « monde de l’imagination » (‘âlam al-khiyâl)
(2) Nous ne considérons ici que le ternaire constitué par le monde des esprits, celui des âmes et celui des corps, le premier étant informel et les deux autres conditionnés par la forme. Il va sans dire que les deux mondes supérieurs comportent à leur tour une multiplicité de degrés.

‘Abd ar-Razzâq al-Qashânî écrit dans le même sens : « Il n’y a pas d’intervalle temporel entre l’anéantissement et la remanifestation, en sorte qu’on ne perçoit pas d’interruption entre deux créations analogues et successives et l’existence paraît dès lors homogène... » (commentaire sur La Sagesse des Prophètes. D’après Muhi-d-dîn ibn ‘Arabî, cette illusion de continuité « est exprimée par la parole coranique : ‘ils sont illusionnés par une création nouvelle’ (L, 14), ce qui signifie : il ne s’écoule pas un instant pour eux sans qu’ils perçoivent ce qu’ils perçoivent... » (Sagesse des Prophètes, ibid.). Ceci rappelle la parabole bouddhique de l’existence comparée à la flamme d’une lampe à huile qui, tout en paraissant identique, ne cesse de se renouveler à chaque instant, en sorte que cette flamme n’est en réalité ni la même, ni une autre. Pour compléter l’interprétation bouddhiste de cette image selon le point de vue du Soufisme, il faut y ajouter que la lumière comme telle correspond à l’Etre (al Wujûd) tandis que la forme de la flamme reflète l’archétype et que c’est à celui-ci qu’elle doit sa relative continuité. Car s’il est vrai que la flamme n’a pas d’existence autonome, il est vrai, également, qu’elle existe. Il y a donc dans le cosmos une discontinuité quasi absolue, qui est l’expression de son caractère illusoire et qui se ramène à la discontinuité foncière entre le monde et Dieu ; d’autre part, il y a dans le cosmos une continuité quasi absolue, en tant qu’il est tout entier un reflet de sa cause divine.



‘Abd ar-Razzâq al-Qashânî écrit encore à cet égard : « En tant que l’homme est une possibilité de manifestation, mais qu’il ne voit pas Ce qui le manifeste, il est pure absence (‘udum) ; par contre, en tant qu’il reçoit son être de l’irradiation (Tajallî) perpétuelle de l’Essence, il est. L’incessante révélation des Activités divines découlant des Noms divins, le renouvellent après chaque anéantissement, dans l’instantanéité, sans succession temporelle perceptible, mais suivant une succession purement logique, car il n’y a là qu’une non-existence permanente, qui est celle de la pure possibilité, et il y a un Etre permanent, la révélation de l’Essence une, puis des activités et des individuations se succédant avec les ‘souffles’ qui découlent des Noms divins.... » (commentaire sur La Sagesse des Prophètes, ibid.).

Quant aux « souffles » ou « expirs » (anfâs) dont il est question dans ce texte, ils sont des modalités de l’ «Expir du Clément » (Nafas ar-Rahmân ou an-Nafas ar-rahmânî), et l’on entend par là le principe divin qui « dilate » (naffasa) (3) ou déploie les possibilités relatives à partir des archétypes. Cette « dilatation » ne se présente d’ailleurs comme telle que d’un point de vue relatif, selon lequel l’état d’ « intériorité » (butûn) des possibilités avant leur manifestation apparaît comme un « resserrement » (karb). L’ « Expir » divin se rattache à la Miséricorde totale (ar-Rahmah), parce que par elle la surabondance de l’Etre « déborde » (afâda) sur les essences limitées. D’autre part, l’idée d’ « expir » ou de « souffle » se réfère au symbolisme de la Parole divine : de même que les différents sons ou « lettres » (hurûf) (4) qui constituent les paroles du Livre révélé sont analogues aux archétypes se reflétant dans le cosmos, le souffle qui supporte ou véhicule les sons articulés est analogue au principe divin qui déploie et supporte les possibilités de manifestation (5). L’ « expir » divin est le complément « dynamique » et « féminin » de l’Ordre divin (al-Amr), l’Acte pur, qui est exprimé par la parole « sois » (kun) ; dans le symbolisme mentionné, il correspond en quelque sorte à l’émission du simple son. Dans ses Futûhât al-Mekkiyah, Muhyi-t-dîn ibn ‘Arabî identifie l’ « Expir » divin à la Nature universelle (at-Tabî’ah), attribuant à celle-ci une fonction cosmogonique analogue à celle que les Hindous désignent comme la Shakti, « l’Energie productive » de la divinité. –C’est en fonction de ce symbolisme qu’il faut comprendre l’expression : « le renouvellement de la création à chaque souffle -ou : par les souffles ».

Quant à la relation étroite qui existe entre la théorie que nous venons d’exposer et la réalisation spirituelle, il suffit de remarquer que l’âme humaine fait partie du « monde des semblables », qui comprend d’ailleurs aussi bien ce monde-ci que les paradis formels et les enfers, et qu’elle est donc constituée par des reflets se succédant indéfiniment et sans aucun arrêt, en sorte qu’elle n’a pas de continuité propre ; l’identité du « moi » n’est qu’une « réminiscence » du « Soi » (al-huwiyah) (6), la possibilité éternellement subsistante de l’être dans l’Essence infinie. Ce qui « éclaire » et connaît la fuite incessante des « semblables » (7), et qui les rapporte à leur archétype, n’est évidemment pas la conscience individuelle, mais l’Intelligence pure et transcendante.


 (3) Le même verbe comporte aussi le sens de « consoler » par contraste avec le « resserrement » (karb) par la détresse. La « consolation » se ramène évidemment à la Miséricorde (Rahmah) divine.
(4) Nous rappellerons que l’écriture arabe est rigoureusement phonétique, en sorte que les « lettres » désignent aussi les sons.
(5) Il y a un fondement de la science incantatoire.
(6) Littéralement : « l’ipséité », dérivé du pronom huwa, « lui », en tant qu’il se situe en dehors de l’opposition du « moi » et du « toi »
(7) L’expression est coranique : « ...ce n’est pas Nous qui serons devancés, si Nous voulons vous remplacer par vos semblables (amtâlakum) et vous reproduire sous une forme que vous ne connaissez pas » (Coran LVI, 59-60)

(Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, Dervy-Livres, pp. 90-97)

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