lundi 31 octobre 2011

René Guénon - Le règne de la quantité et les signes des temps - Notes de lecture


Par René Guénon

René Guénon expose, dans plusieurs de ses ouvrages et articles, ce qu’il appelle la « dégénérescence spirituelle de l’Occident« , et il en propose une explication d’une part en la situant dans un processus cyclique général et naturel « d’éloignement des principes » propre au déroulement du manvantara, lequel s’applique à l’ensemble du monde humain sans distinction, et d’autre part à l’intervention spécifique d’influences, dont il précise la nature, destinées à favoriser une « action de dissolution » dans ce même milieu humain et qui, pour des raisons historiques circonstancielles se manifestèrent d’abord en Occident durant les deux derniers cycles du présent manvantara.

Il aussi décrit succinctement dans quel sens on peut identifier une « source » aux influences de dissolution qui devront s’exercer au maximum dans le milieu humain avant l’apparition d’un nouveau cycle, et cela indépendamment du processus de dégénérescence cyclique. Cette « source », qu’il décrit comme « la plus redoutable de toutes les possibilités incluses dans la manifestation cyclique » et qu’il relie à la nomenclature coranique des « awliyâ esh-Shaytân » (litt. « saints de Satan »), expliquée notamment par Mohyddin Ibn Arabi, réfère à l’existence d’une contre-hiérarchie « opposée apparemment » à la véritable hiérarchie spirituelle. Cette question est abordée à la fin du « Règne de la quantité et des signes des temps » ainsi que dans d’autres articles et comptes-rendus; René Guénon introduit le terme de « contre-initiation » pour la décrire.
Notes de lecture du livre « Le règne de la quantité et les signes des temps » :
Trait de la mentalité moderne: „la tendance à tout réduire au seul point de vue quantitatif.«
La descente moderne se traduit par l’éloignement progressif du principel, le point le plus bas revêtant l’aspect de la quantité pure. Le point le plus bas est comme un reflet obscur ou une image inversée du point le plus haut, l’absence de tout principe impliquant une sorte de „contrefaçon » du principe même (Satan est le singe de Dieu). „[...] si nos contemporains, dans leur ensemble, pouvaient voir ce qui les dirige et vers quoi ils tendent réellement, le monde moderne cesserait aussitôt d’exister comme tel, car le «redressement» auquel nous avons souvent fait allusion ne pourrait manquer de s’opérer par là même [...] » (p. 10)
Pour ceux qui ne comprendront pas: „S’il y a là des considérations que certains trouveront peut-être obscures malgré tout, c’est uniquement parce qu’elles sont trop éloignées de leurs habitudes mentales, trop étrangères à tout ce qui leur a été inculqué par l’éducation qu’ils ont reçue et par le milieu dans lequel ils vivent; nous ne pouvons rien à cela, car il est des choses pour lesquelles un mode d’expression proprement symbolique est le seul possible, et qui, par conséquent, ne seront jamais comprises par ceux pour qui le symbolisme est lettre morte. » (p. 12)


I. Qualité et quantité

Purusha – essence.
Prakriti – substance.
Dans la philosophie scolastique, l’essence et la substance sont nommées forme et matière. Aristote nommait ces deux termes: είδος et ΰλη. La tradition hindue connaît aussi la paire nâma et rûpa. Ce deux principes apparaissent sous l’aspect de la qualité et la quantité.
Είδος a été utilisé par les philosophes grecs pour signifier aussi espèce et idée (platonicienne).

II. „Materia signata quantitate »


Ce qu’on appelle en Occident de nos jours matière est tout aussi étrange aux scolastique qu’aux penseurs grecs de l’Antiquité.
Ϋλη se rapporte plutôt au principe végétatif, par quoi il porte en soi une allusion au principe obscur de notre monde. La substance est en quelque sorte le pôle ténébreux de l’existence.
Les scolastiques distinguent entre materia prima (substance universelle) et materia secunda (substance au sens relatif).
Substantia (sub stare) est littéralement „ce qui se tient dessous ». „Ce n’est donc pas du côté substantiel qu’il faut chercher l’explication des choses, mais bien au contraire du côté essentiel, ce qu’on pourrait traduire en termes de symbolisme spatial en disant que toute explication doit procéder de haut en bas et non pas de bas en haut; et cette remarque est particulièrement importante pour nous, car elle donne immédiatement la raison pour laquelle la science moderne est en réalité dépourvue de toute valeur explicative. » (p. 23)
Descartes, en définissant la matière par l’étendue, a établi un point de vue quantitativiste.
„[...] c’est ainsi que les conceptions de l’espace et du temps, en dépit de tous les efforts des mathématiciens modernes, ne pourront jamais être exclusivement quantitatives, à moins que l’on ne consente à les réduire à des notions entièrement vides, sans aucun contact avec une réalité quelconque [...] » (p. 27)


III. Mesure et manifestation


Une idée qui ne se rencontre dans aucune tradition, orientale ou occidentale, n’a rien de véritablement essentiel et ne se rapporte en réalité qu’à une façon très particulière d’envisager les choses.
Materia se rattache à mater, Prakriti jouant le rôle „maternel » par rapport à la manifestation, de même que Purusha joue le rôle „paternel ».
„[...] le végétal est pour ainsi dire la «mère» du fruit qui sort de lui et qu’il nourrit de sa substance, mais qui ne se développe et mûrit que sous l’influence vivifiante du soleil, lequel en est ainsi en quelque sorte le «père» [...] » (p. 29)
Les termes „intelligible » et „sensible » appartiennent au langage platonicien.
Le „monde intelligible » est le monde des idées, ou des archétypes.
„La mesure, entendue dans son sens littéral, se rapporte principalement au domaine de la quantité continue, c’est-à-dire, de la façon la plus directe, aux choses qui possèdent un caractère spatial [...] » (p. 30)
„[...] en réalité, et en dépit de certains abus de langage ordinaire, la quantité n’est pas ce qui est mesuré, mais au contraire ce par quoi les choses sont mesurées; et, en outre, on peut dire que la mesure est par rapport au nombre, en sens inversement analogique, ce qu’est la manifestation par rapport à son proncipe essentiel. » (p. 31)
La quantité est, comme l’espace et le temps, une des conditions spéciales de l’existence corporelle.
Rita (sanscrit) – ordre. „Le mot sanscrit rita est apparenté par sa racine même au latin ordo, et il est à peine besoin de faire remarquer qu’il l’est plus étroitement encore au mot «rite»: le rite est, étymologiquement, ce qui est accompli conformément à l’«ordre», et qui, par suite, imite ou reproduit à son niveau le processus même de la manifestation; et c’est pourquoi, dans une civilisation strictement traditionnelle, tout acte, quel qu’il soit, revêt un caractère essentiellement rituel. » (p. 32)
Les trois éléments qui constituent le monosyllabe sacré Aum sont désignés par le terme mâtrâ, ce qui indique qu’ils représentent aussi la mesure respective. Le mot sanscrit mâtrâ a pour équivalent exact en hébreu le mot middah, or, dans la Kabbale, les middoth sont assimilées aux attributs divins.
La géométrie est la science de la mesure. Il s’agit, évidemment, d’une géométrie sacrée. Dieu est géomètre et architecte.


IV. Quantité spatiale espace qualifié


„[...] pour que l’espace soit purement quantitatif, il faudrait qu’il soit entièrement homogène [...] » (p. 36)
Le matérialisme veut tirer le „plus » du „moins ».
„Au fond, dire qu’un corps n’est que de l’étendue, si on l’entend quantitativement, c’est dire que sa surface et son volume, qui mesurent la portion d’étendue qu’il occupe, sont le corps lui-même avec toutes ses propriétés, ce qui est manifestement absurde; et, si on veut l’entendre autrement, il faut admettre que l’étendue elle-même est quelque chose de qualitatif, et alors elle ne peut plus servir de base à une théorie exclusivement «mécaniste». » (p. 37)
L’espace ne peut pas être réduit à quelque chose de purement quantitatif, parce que il y a dans son intérieur la direction (qui, par sa préférence/distinction, est qualitative).
„Si maintenant nous nous demandons ce qu’est essentiellement cette forme spatiale, nous remarquerons qu’elle peut être définie par un ensemble de tendances en direction: en chaque point d’une ligne, la tendance dont il s’agit est marquée par sa tangente, et l’ensemble des tangentes définit la forme de cette ligne; dans la géométrie à trois dimensions, il en est de même pour les surfaces, en remplaçant la considération des droites tangentes par celle des plans tangents; et il est d’ailleurs évident que ceci est tout aussi valable pour les corps eux-mêmes que pour les simples figures géométriques, car la forme d’un corps n’est pas autre chose que celle de la surface même par laquelle son volume est délimité. Nous en arrivons donc à cette conclusion, que ce que nous avons dit au sujet de la situation des corps nous permettait déjà de prévoir: c’est la notion de la direction qui représente en définitive le véritable élément qualitatif inhérent à la nature même de l’espace, comme la notion de la grandeur en représente l’élément quantitatif; et ainsi l’espace, non point homogène, mais déterminé et différencié par ses directions, est ce que nous pouvons appeler l’espace «qualifié». » (p. 39)
L’espace est coexistif au monde, il en est une des conditions.


V. Les déterminations qualitatives du temps


Le temps peut être mesuré uniquement par rapport à l’espace. „Ce qu’on mesure réellement n’est jamais une durée, mais c’est l’espace parcouru pendant cette durée dans un certain mouvement dont on connaît la loi; cette loi se présentant comme une relation entre le temps et l’espace, on peut, quand on connaît la grandeur de l’espace parcouru, en déduire celle du temps employé à le parcourir; et, quelques artifices qu’on emploie, il n’y a en définitive aucun autre moyen que celui-là de déterminer les grandeurs temporelles. » (p. 42)
La nature du temps est plus qualitative que celle de l’espace.
Les époques temporelles sont différenciées qualitativement par les événements qui s’y déroulent, de même que les portions de l’espace le sont par les corps qu’elles contiennent.
Non seulement chaque phase d’un cycle temporel, quel qu’il soit d’ailleurs, a sa qualité propre qui influe sur la détermination des événements, mais même la vitesse avec laquelle ces événements se déroulent est quelque chose qui dépend aussi de ces phases, et qui, par conséquent, est d’ordre plus qualitatif que réellement quantitatif.
La proportion établie entre les Yugas d’un Manvantara est de 4, 3, 2, 1, dont la totale donne 10 pour l’ensemble du cycle.
„[...] la marche de l’humanité actuelle ressemble véritablement à celle d’un mobile lancé sur une pente et allant d’autant plus vite qui est plus près du bas. » (p. 46-47)
La marche descendante de la manifestation, et par conséquent du cycle qui en est une expression, s’effectue du pôle positif ou essentiel de l’existence vers son pôle négatif ou substantiel, il en résulte que toutes choses doivent prendre un aspect de moins en moins qualitatif et de plus en plus quantitatif.
„Nous ajouterons que l’ignorance totale de ces modifications d’ordre cosmique n’est pas une des moindres causes de l’incompréhension de la science profane vizavi de toute ce qui se trouve en dehord de certaines limites; née elle-même des conditions très spéciales de l’époque actuelle, cette science est trop évidemment incapable de concevoir d’autres conditions différentes de celles-là, et même d’admettre simplement qu’il puisse en exister, et ainsi le point de vue même qui la définit établit dans le temps des «barrières» qu’il lui est aussi impossible de franchir qu’il est impossible à un myope de voire clairement au delà d’une certaine distance; et, en fait, la mentalité moderne et «scientiste» se caractérise bien effectivement, à tous égards, par une véritable «myopie intellectuelle». » (p. 47)


VI. Le principe d’individuation


Les scolastiques considéraient la materia comme le principium individuationis.
La question du principe d’individuation: „[...] les individus d’une même espèce participent tous d’une même nature, qui est proprement l’espèce même, et qui est également en chacun d’eux [...] » (p. 50) Question: de quel ordre est la détermination qui s’ajoute à la nature spécifique pour faire des individus, dans l’espèce même, des êtres séparés?
Selon les scolastiques, le principe de la „séparativité » se rapporte à la matière.
„[...] dans les individus, la quantité prédominera d’autant plus sur la qualité qu’ils seront plus proches d’être réduits à n’être, si l’on peut dire, que de simples individus, et qu’ils seront par là même plus séparés les uns des autres, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire plus différenciés, car il y a aussi une différenciation qualitative, qui est proprement à l’inverse de cette différenciation toute quantitative qu’est la séparation dont il s’agit. » (p. 51)
Le monde moderne agit dans la voie de l’uniformisation, et la présente comme unification.

VII. L’uniformité contre l’unité


L’unité est une particularité du pôle qualitatif. La multiplicité, symbolisée par le domaine quantitatif, est plus marquée au fur et à mesure que l’on s’éloigne du sommet.
Leibniz et „le principe des indiscernables », selon lequel il ne peut pas exister nulle part deux êtres identiques, c’est-à-dire semblables entre eux sous tous les rapports.
„[...] l’uniformité, pour être possible, supposerait des êtres dépourvus de toutes qualités et réduits à n’être que de simples «unités» numériques; et c’est aussi qu’une telle uniformité n’est jamais réalisable en fait, mais que tous les efforts faits pour la réaliser, notamment dans le domaine humain, ne peuvent avoir pour résultat que de dépouiller plus ou moins complétement les êtres de leur qualités propres, et ainsi de faire d’eux quelque chose qui ressemble autant qu’il est possible à de simples machines, car la machine, produit typique du monde moderne, est bien ce qui représente, au plus haut degré qu’on ait encore pu atteindre, la prédominance de la quantité sur la qualité. » (p. 55) C’est le but des conceptions „démocratiques » et „égalitaires ».
La nature n’offre aucun exemple d’égalité et de démocratie.
Le nivellement dans la société actuelle s’opère d’en bas, parce que c’est plus simple d’étouffer les qualités qui existent chez certains individus que de donner à ceux qui n’en ont pas. La place où commence la manipulation est l’enseignement obligatoire, avec sa prétention de donner une instruction égale et identique pour tous les individus.
„L’occidental moderne ne se contente d’ailleurs pas d’imposer chez lui un tel genre d’éducation; il veut aussi l’imposer aux autres, avec tout l’ensemble de ses habitudes mentales et corporelles, afin d’uniformiser le monde entier, dont, en même temps, il uniformise aussi jusqu’à l’aspect extérieur par la diffusion des produits de son industrie. » (p. 56)
L’uniformisation occidentale est une caricaturisation de l’unité. Aussi, l’uniformisation a comme objet les choses, pas uniquement les hommes.


VIII. Métiers anciens et industrie moderne


L’opposition entre les métiers anciens et l’industrie moderne est une particularisation de l’opposition qualitatif vs. quantitatif.
Artifex, pour les anciens, signifiait indifféremment, l’homme qui exerçait un métier que l’homme qui exerçait un art. Personne n’aurait eu l’idée de nier le caractère „artistique » des métiers anciens. Mais maintenant l’art est une sorte de domaine fermé, qui n’a plus de rapport avec le reste de l’activité humaine, avec le „réel ». Ce qu’on appelle maintenant „art » est qualifié d’„activité de luxe ».
„Dans toute civilisation traditionnelle, comme nous l’avons déjà dit bien souvent, toute activité de l’homme, quelle qu’elle soit, est toujours considérée comme dérivant essentiellement des principes; cela, qui est notamment vrai pour les sciences, l’est tout autant pour les arts et les métiers, et d’ailleurs il y a alors une étroite connexion entre ceux-ci et celles-là, car, suivant la formule posée en axiome fondamental par les constructeurs du moyen âge, ars sine scientia nihil, par quoi il faut naturellement entendre la science traditionnelle, et non point la science profane, dont l’application ne peut donner naissance à rien d’autre qu’à l’industrie moderne. » (p. 60)
Dans une société traditionnelle, chaque occupation est un sacerdoce: „les actes les plus ordinaires de l’existence y ont toujours quelque chose de religieux. » (p. 60)
„C’est que, là, la religion n’est point une chose restreinte et étroitement bornée qui occupe une place à part, sans aucune influence effective sur tout le reste, comme elle l’est pour les Occidentaux modernes (pour ceux du moins qui consentent encore à admettre une religion); au contraire, elle pénètre toute l’existence de l’être humain, ou, pour mieux dire, tout ce qui constitue cette existence, et en particulier la vie sociale proprement dite, se trouve comme englobé dans son domaine, si bien que, dans de telles conditions, il ne peut y avoir en réalité rien de «profane», sauf pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont en dehors de la tradition, et dont le cas ne représente alors qu’une simple anomalie. » (p. 61)
Il existe aussi une initiation à partir des métiers.
Swadharma (notion hindoue) – l’accomplissement par chaque être d’une activité conforme à son essence ou à sa nature propre.
Le métier est une manifestation ou une expansion de l’homme même. Donc, l’initiation, qui a pour but de dépasser les possibilités de l’individu humain, peut prendre pour point de départ l’individu tel qu’il est, en le prenant en quelque sorte par son côté supérieur.
Les moyens employés pour l’initiation correspondent réellement à la nature même des êtres auxquels ils s’appliquent.
L’expression „déformation professionnelle » est assez juste pour les nouveaux métiers dans l’industrie.
„On peut remarquer que la machine est, en un certain sens, le contraire de l’outil, et non point un «outil perfectionné» comme beaucoup se l’imaginent, car l’outil est en quelque sorte un «prolongement» de l’homme lui-même, tandis que la machine réduit celui-ci à n’être plus que son serviteur; et, si l’on a pu dire que «l’outil engendra le métier», il n’est pas moins vrai que la machine le tue; les réactions instinctives des artisans contre les premières machines s’expliquent par là d’elles-mêmes. » (p. 64)
Le but de la machine est de produire en série, le nombre le plus grand possible d’objets supposés semblables, pour des hommes semblables également. Tout est réduit à sa dimension purement numérique. Les hommes n’habitent plus des maisons mais des „machines à habiter ».


IX. Le double sens de l’anonymat


Les chefs-d’œuvre médiévaux encore n’étaient pas signées. Ce n’est que récemment, par effet de modernisme, que l’on a commencé de leur attribuer le nom de l’artiste. Maintenant, les artistes contemporains font tous les efforts pour affirmer leur personnalité.
Ativarna (hindou) = être au-dessus des castes.
Avarna (hindou) = être au-dessous des castes.
„[...] ceux des modernes qui se considèrent comme en dehors de toute religion sont à l’extrême opposé des hommes qui, ayant pénétré l’unité principielle de toutes les traditions, ne sont plus liés exclusivement à une forme traditionnelle particulière. » (p. 66-67) Les unes sont tombés en „infra-humain », les autres se sont élévés au „supra-humain ».
Les notions telles que Moksha et Nirvâna ne sont en aucune façon une anihilation de l’être, mais par contre une sublimation.
Dans le Compagnonage, tout comme les ordres religieux, il est interdit de désigner l’individu par son nom profane. Son nouveau nom correspond à une individualité transformée.
L’industrie est le lieu où les conceptions modernes ont réussi à s’exprimer le plus clairement et complètement. L’individu y devient „un corps sans âme ».


X. L’illusion des statistiques


Les points de vue scientifiques contemporains ont la prétention de tout réduire à un niveau quantitatif, et ignorent tout ce qui n’entre pas dans cette catégorie. On pense même que tout ce qui n’est pas exprimable en chiffre (donc quantité pure) n’est pas scientifique: „[...] c’est là laisser échapper tout ce qu’il y a de véritablement essentiel, dans l’acception la plus stricte de ce terme, et que le résidu qui tombe seul sous les prises d’une telle science est tout à fait incapable d’expliquer quoi que ce soit en réalité. » (p. 72)
On dit souvent que „l’histoire se répète », ce qui est faux. Certains détails se ressemblent, mais pas plus.
Entités imaginaires dans la science appelée physique:
- point matériel pesant;
- solide parfaitement élastique;
- fil inextensible et sans poids.
L’idée de fonder une science sur la répétition trahit une autre illusion d’ordre quantitatif, celle qui consiste à croire que la seule accumulation d’un grand nombre de faits peut servir de preuve à une théorie.
Sur les statistiques: „Seulement, en étalant ainsi des chiffres et des calculs, on se donne à soi-même, tout autant qu’on vise à donner aux autres, une certaines illusion d’«exactitude» qu’on pourrait qualifier de «pseudo-mathématique»; mais, en fait, sans même s’en apercevoir et en vertu des idées préconçues, on tire indifféremment de ces chiffres à peu près tout ce qu’on veut, tellement ils sont dépourvus de signification par eux-mêmes; la preuve en est que les mêmes statistiques, entre les mains de plusieurs savants pourtant adonnés à la même „spécialité », donnent souvent lieu, suivant leurs théories respectives, à des conclusions tout à fait différentes, pour ne pas dire même parfois diamétralement opposés. » (p. 76)
Les sciences modernes sont impregnées d’une extrême simplicité qui appartient à la quantité pure.


XI. Unité et simplicité


Le besoin de simplification est un trait distinctif de la mentalité moderne. Cela s’accorde avec le principe d’une science à la portée de tout le monde.
„[...] tout ce qui est possible est par là même réel dans son ordre et selon son mode propre, et que, la possibilité universelle étant nécessairement infinie, il y a place en elle pour tout ce qui n’est pas une impossibilité pure et simple [...] » (p. 79)
„[...] le Protestantisme, sous ses formes multiples, est d’ailleurs la seule production religieuse de l’esprit moderne, alors que celui-ci n’en était pas encore arrivé à rejeter toute religion, mais que pourtant il s’y acheminait déjà en vertu des tendances antitraditionnelles qui lui sont inhérentes et qui même le constituent proprement. » (p. 21)
Maintenant, la religion est remplacée par la religiosité, qui est une vague sentimentalité sans aucune portée réelle.
Tous les prétendus „réformateurs » affichent la prétention de revenir à une simplicité primitive qui n’a jamais existé. L’ésotérisme est nié, surtout parce qu’il s’adresse à une élite.


XII. La haine du secret


Le mot vulgarisation (la prétention de tout mettre à la portée de tout le monde) est particulièrement important pour dépeindre la mentalité moderne.
„Il ne serait que trop facile de montrer les inconvénients multiples que présente, d’une façon générale, la diffusion inconsidérée d’une instruction qu’on prétend distribuer également à tous, sous des formes et par des méthodes identiques, ce qui ne peut aboutir, comme nous l’avons déjà dit, qu’à une sorte de nivellement par en bas: là comme partout, la qualité est sacrifiée à la quantité. » (p. 85)
Le plus grave aspect de l’enseignement profane c’est qu’il nie ce qui le dépasse, fermant ainsi les voies vers le domaine plus élevé.
„En tout cas, il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans ce à quoi il s’oppose radicalement par définition même, et il n’est pas difficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dissolvantes, même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et sans intention définie, les instruments d’une semblable pénétration; la décadence de la doctrine religieuse en Occident, et la perte totale de l’ésotérisme correspondant, montrent assez quel peut en être l’aboutissement si une pareille façon de voir vient quelque jour à se généraliser jusqu’en Orient même; il y a là un danger assez grave pour qu’il soit bon de le signaler pendant qu’il en est encore temps. » (p. 86)
L’esprit moderne est marqué par la haine du secret. „[...] en réalité, les vérités d’un certain ordre résistent par leur nature même à toute «vulgarisation»: si clairement qu’on les expose (à la condition, bien entendu, de les exposer telles qu’elles sont dans leur véritable signification et sans leur faire subir aucune déformation), ne les comprennent que ceux qui sont qualifiés pour les comprendre, et, pour les autres, elles sont comme si elles n’existaient pas. » (p. 88)
Expression de l’égalitarisme, la mentalité moderne interprète les secrèt comme des privilèges des quelques-uns.
„La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau «moyen», et aussi pour tout ce qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous; et pourtant il y a, dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre; c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui a produit et qui entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, «fabriquée» de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité, ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habilité vraiment «diabolique», pour que ce secret ne puisse jamais être découvert. » (p. 90)


XIII. Les postulats du rationalisme


Depuis les encyclopédistes du XVIIIe siècle, les plus acharnés négateurs de toute réalité suprasensible aiment particulièrement invoquer la „raison » à tout propos.
Le rationalisme remonte à Descartes. Il y est associé à un physique mécaniste.
„Le rationalisme sous toutes ses formes se définit essentiellement par la croyance à la suprématie de la raison, proclamée comme un véritable dogme, et impliquant la négation de tout ce qui est d’ordre supra-individuel, notamment de l’intuition intellectuelle pure, ce qui entraîne logiquement l’exclusion de toute connaissance métaphysique véritable; la même négation a aussi pour conséquence, dans un autre ordre, le rejet de toute autorité spirituelle, celle-ci étant nécessairement de source «supra-humaine»; rationalisme et individualisme sont donc si étroitement solidaires que, en fait, ils se confondent le plus souvent, sauf pourtant dans le cas de quelques théories philosophiques récentes qui, pour n’être pas rationalistes, n’en sont cependant pas moins exclusivement individualistes. » (p. 92)
L’unité des hommes se manifeste dans ce qu’il y a en eux de supra-humain.
C’est une fausse idée que de penser que „l’homme est partout et toujours le même », et cela pour reconstituer la pensée des Romains et des Grecs, ou des Indiens ou des Chinois de nos jours. Quand les psychologues imaginent parler de l’homme, en fait ils parlent de l’occidental moderne. Il y a entre différents hommes, provenant de cultures différentes, des irréductibilités.
„[...] il est a remarquer que les philosophes disent souvent des choses beaucoup plus justes quand ils argumentent contre d’autres philosophes que quand ils en viennent à exposer leurs propres vues, et, chacun voyant généralement assez bien les défauts des autres, ils se détruisent en quelque sorte mutuellement [...] » (p.94)
La raison réduit toutes les choses à des éléments égaux et supposés identiques, donc purement quantitatif. Le rationnalisme, étant la négation de tout principe supérieur à la raison, entraîne comme conséquence l’usage exclusif de cette même raison aveuglée. La raison qui nie les autres possibilités de connaissance perd le contact avec l’intellect supraindividuel et transcendent. Elle se contente de sa compréhension bornée et trouve une satisfaction immédiate du fait de la tendance de tomber de plus en plus bas.
Suite à quelques commentaires à Bergson: „Bien entendu, nous ne prétendons pas que Bergson lui même ait compris ces choses d’une façon aussi nette que celle qui résulte de cette «traduction» de son langage, et cela semble même assez peu probable, étant données les multiples confusions qu’il commet constamment; mais il n’en est pas moins vrai que, en fait, ces vues lui ont été suggérées par la constatation de ce qu’est la science actuelle, et que, à ce titre, ce témoignage d’un homme qui est lui-même un incontestable représentant de l’esprit moderne ne saurait être tenu pour négligeable; [...]. » (p. 95-96)


XIV. Mécanisme et matérialisme


Le premier produit du rationalisme a été le mécanisme cartésien. Le concept de matérialisme date du XVIIIe siècle.
Démocrite et Epicure peuvent être considérés comme „précurseurs » des modernes, mais on ne peut pas penser de „matérialisme » en ce qui les concerne, parce que cette dernière notion était encore loin d’avoir pris naissance.
„La vérité est que le matérialisme représente simplement l’une des deux moitiés du dualisme cartésien, celle précisément à laquelle son auteur avait appliqué la conception mécaniste; il suffisait dès lors de négliger ou de nier l’autre moitié, ou, ce qui revient au même, de prétendre réduire à celle-là la réalité tout entière, pour en arriver tout naturellement au matérialisme. » (p. 97)
Leibniz a montré les insuffisances d’une physique mécaniste, comme réplique à Descartes. Le principal défaut: se limiter à l’apparence des choses, le manque d’accès aux essences. Le mécanisme est „représentatif » et non explicatif. Le mécanisme se borne à donner une simple description du mouvement, tel qu’il est dans les apparences extérieures, il ne peut pas en saisir la raison. Une science basée sur de telles considérations ne pourra avoir aucune valeur de connaissance effective ni même dans le domaine relatif et limité dans lequel elle est enfermée.
Pourtant Descartes a voulu appliquer à tous les phénomènes du monde corporel la conception mécaniste. Il ne faisait aucune différence entre les corps inorganiques et les corps vivants. La fameuse théorie des animaux-machines est une des plus étonnantes absurdités que l’esprit de système ait jamais engendrées.
Le dualisme cartésien: le corps humain se trouve séparé de son âme. „En fait, l’être humain, du fait même du dualisme, se trouve comme coupé en deux parties qui n’arrivent plus à se rejoindre et qui ne peuvent former un composé réel, puisque, étant supposées absolument hétérogènes, elles ne peuvent entrer en communication par aucun moyen, de sorte que toute action effective de l’un sur l’autre est par là même rendue impossible. » (p. 99)
Tant que l’âme ne peut pas, selon les cartésiens, influencer le corps, il a été négligé. Après cela, jusqu’à sa totale négation il n’y eut qu’un pas. Etapes: mise à côté, inexistant, nié. Ainsi, le mécanisme de Descartes a préparé la voie des matérialistes.
Descartes a fait entrer dans le domaine quantitatif la moitié du monde tel qu’il le concevait. Le matérialisme a prétendu y faire entrer le monde entier.
A part le matérialisme explicit et formel, il y a encore un matérialisme de fait, pratiqué par des gens qui ne soupçonnent même pas qu’il fussent matérialistes: „[...] il y a en somme, entre ces deux matérialismes, une relation assez semblables à celle qui existe, comme nous le disions plus haut, entre le rationalisme philosophique et le rationalisme vulgaire, sauf que le simple matérialiste de fait ne revendique généralement pas cette qualité, et souvent même protesterait si on la lui appliquait, tandis que le rationaliste vulgaire, fût-il l’homme le plus ignorant de toute philosophie, est au contraire le plus empressé à se proclamer tel, en même temps qu’il se pare fièrement du titre plutôt ironique de «libre penseur», alors qu’il n’est en réalité que l’esclave de tous les préjugés courants de son époque. » (p. 100)
„Il va de soi qu’un savant, au sens actuel de ce mot, même s’il ne fait pas profession de matérialisme, en sera d’autant plus fortement influencé que toutes son éducation spéciale est dirigée dans ce sens; et, même si, comme il arrive parfois, ce savant croit n’être pas dénoué d’«esprit religieux», il trouvera le moyen de séparer si complément sa religion de son activité scientifique que son œuvre ne se distinguera en rien de celle du plus avéré matérialiste, et qu’ainsi il jouera son rôle, tout aussi bien que celui-ci, dans la construction «progressive» de la science la plus exclussivement quantitative et la plus grossièrement matérielle qu’il soit possible de concevoir; et c’est ainsi que l’action antitraditionnelle réussit à utiliser à son profit jusqu’à ceux qui devraient au contraire être logiquement ses adversaires, si la déviation de la mentalité moderne n’avait formé des êtres pleins de contradictions et incapables même de s’en apercevoir. » (p. 101)
L’uniformisation arrive à son but au moment où même les gens différents (qui se déclarent chrétiens, par exemple) agissent comme si les différences ne sont plus essentielles.


XV. L’illusion de la «vie ordinaire»


L’attitude matérialiste attire une conséquence importante dans la constitution „psycho-physiologique » de l’homme. „[...] il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que l’homme moderne est devenu véritablement imperméable à toute influence autre que celle de ce qui tombe sous ses sens; non seulement ses facultés de compréhension sont devenues de plus en plus bornées, mais le champ même de sa perception s’est également restreint. » (p. 102)
Par la vie ordinaire, ou la vie courante, on entend „quelque chose où, par l’exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique (qu’on l’envisage au sens spécialement religieux ou suivant toute autre modalité traditionnelle, peu importe ici, puisque c’est également d’une action effective des «influences spirituelles» qu’il s’agit dans tous les cas), rien qui ne soit purement humain ne sairait intervenir en aucune façon; [...]. » (p. 102)
Le domaine sacré, même s’il n’est pas nié expressément, il est relégué au domaine de l’exceptionnel, de l’extraordinaire. C’est un renversement du point de vue traditionnel, où le domaine profane n’existe pas.
Certains emploient pour la vie ordinaire le terme de „vie réelle », chose qui est singulièrement ironique, parce qu’il s’agit de la pire des illusions. „[...] c’est pourquoi, en toute rigueur, il n’existe pas réellement de domaine profane, mais seulement un point de vue profane, qui se fait toujours de plus en plus envahissant, jusqu’à englober finalement l’existence humaine tout entière. » (p. 103)
Les degrés de l’illusion de la „vie normale »:
- on commence par considérer que certaines choses sont soustraites à l’influence divine;
- les choses sus-dites sont considérées normales;
- les choses „normales » sont considérées les seules réelles;
- les choses qui ne figurent pas dans la liste des „normales » devienent automatiquement iréelles.
Déja nos contemporains nomment les choses sensibles avec l’adjectif „réel », comme si les seules choses qui ont droit de „réalité » sont celles qui peuvent être constatées par la voie des sens.
La philosophie moderne est une expression „systématisée » de la mentalité generale. „[...] au fond, la philosophie proprement dite n’a pas toute l’importance que certains voudraient lui attribuer, ou que du moins elle en a surtout en tant qu’elle peut être considérée comme «représentative» d’une certaine mentalité, plutôt que comme agissant effectivement et directement sur celle-ci; du reste, une conception philosophique quelconque pourrait-elle avoir le moindre succès si elle ne répondait à quelques-unes des tendances prédominantes de l’époque où elle est formulée? » (p. 104)
La philosophie est un fruit et non un germe de l’époque. C’est vrai que la conséquence devient cause à un autre niveau.
Le mécanisme et le matérialisme n’ont pu acquérir une influénce généralisée qu’en passant du domaine philosophique au domaine scientifique.
Dans l’état présent de déchéance intellectuelle, on est arrivé à perdre complétement de vue la notion même de vérité, qui est remplacée avec celles d’utilité et de commodité.
La „science » est de nos jours essentiellement solidaire de l’industrie. La „science » contemporaine se retrouve mêlée à cette „vie ordinaire », dont elle devient un des principaux facteurs. Mais cette science „réussit », et, pour l’esprit instinctivement utilitariste du „public » moderne, la „réussite » ou le „succès » devient comme une sorte de „criterium de vérité », si tant est qu’on puisse encore parler ici de vérité en un sens quelconque.
Encore sur la théorie de la conspiration: „Qu’il s’agisse d’ailleurs de n’importe quel point de vue, philosophique, scientifique ou simplement «pratique», il est évident que tout cela, au fond, ne représente qu’autant d’aspects divers d’une seule et même tendance, et aussi que cette tendance, comme toutes celles qui sont, au même titre, constitutives de l’esprit moderne, n’a certes pas pu se développer spontanément; nous avons déjà eu assez souvent l’occasion de nous expliquer sur ce dernier point, mais ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister, et nous aurons encore à revenir dans la suite sur la place plus précise qu’occupe le matérialisme dans l’ensemble du «plan» suivant lequel s’effectue la déviation du monde moderne. » (p. 106)
Les matérialistes auraient du mal à considérer leur caractère anormal aux yeux des gens qui vivent encore dans un monde traditionnel.

XVI. La dégénérescence de la monnaie


Cette dégénérescence est une illustration de la victoire de la „vie ordinaire ». „[...] mais la vérité est que le point de vue «économique» lui-même et la conception exclusivement quantitative de la monnaie qui lui est inhérente ne sont que le produit d’une dégénérescence somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos contemporains. » (p. 108)
Les monnaies traditionnelles sont couvertes de symboles traditionnels, dont certains présentent un sens particulièrement profond (donc impliquaient la participation des prêtres dans le déchiffrement). La monnaie n’étaient pas la chose profane d’aujourd’hui.
Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie s’est perpétué tant que la civilisation est restée traditionnelle (au cas de l’Occident, jusqu’à la fin du Moyen Age). La destruction de l’Ordre des Templiers par Philippe le Bel est le moment où la monnaie commence à être profane, petit à petit. Il a été accusé d’avoir „altéré la monnaie ». „Il fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre, et nous pouvons dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération pouvait revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à compromettre la stabilité même de la puissance royale, parce que, en agissant ainsi, celle-ci usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, en définitive, l’unique source authentique de toute légitimité [...]. » (p. 110)
La „profanisation » s’est passé en réduisant les choses à leur seul aspect quantitatif.
„[...] en entourant constamment l’homme des produits de cette industrie [moderne - n.n.], en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples «curiosités» n’ayant aucun rapport avec les circonstances «réelles» de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la «vie ordinaire» comme dans une prison sans issue. » (p. 111)
On est arrivé à estimer un objet d’abord (et parfois exclusivement) par son prix.
Les mots „estimer » et „valeur » avaient une double valeur: qualitative et quantitative. La première s’est effacée pour la deuxième. „Ces exemples montrent aussi qu’il y a une véritable dégénérescence du langage, accompagnant ou suivant inévitablement celle de toutes choses; en effet, dans un monde où l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut évidemment se servir d’un langage qui lui-même n’évoque plus que des idées purement quantitatives. » (p. 112)
Chose digne à remarquer: dès que la monnaie à perdu sa valeur d’ordre supérieur, elle a vu se diminuer son pouvoir d’achat. „[...] la quantité pure étant proprement au-dessous de toute existence, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme dans le cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution. » (p. 112) Cela montre que la solution de la vie ordinaire est bien précaire.
„[...] le terme réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution finale du monde actuel. » (p. 112)


XVII. Solidification du monde


L’ordre humain et l’ordre cosmique sont liés, de telle sorte que chacun d’eux réagit constamment sur l’autre et qu’il y a toujours une correspondance entre leurs états respectifs.
La mentalité humaine et l’ordre cosmique, au cours du cycle, s’éloignement progressivement du principe, donc de la spiritualité première qui est inhérente au pôle essentiel de la manifestation. C’est éloignement prend la forme d’une „matérialisation ».
La matière est considérée comme quelque chose d’inerte, mais un monde formé de matière inerte ne saurait pas exister.
„On pourrait dire encore, en d’autres termes, que la «matérialisation» existe comme tendance, mais que la «matérialité», qui serait l’aboutissement complet de cette tendance, est un état irréalisable; de là vient, entre autres conséquences, que les lois mécaniques formulées théoriquement par la science moderne ne sont jamais susceptibles d’une application exacte et rigoureuse aux conditions de l’expérience, où il subsiste toujours des éléments qui leur échappent nécessairement, même dans la phase où le rôle de ces éléments se trouve en quelque sorte réduit au minimum. » (p. 114)
Les „sciences » modernes sont faites de simplifications et d’approximations qui leur enlèvent toute prétentue exactitude, même toute valeur de „science » au vrai sens de ce mot.
Au lieu de „matérialisation » on peut parler de „solidification ». Bergson dit que le „solide » est le domaine propre de la raison. Cette solidification permet à la science moderne de „réussir », non pas dans ces théories, qui d’ailleurs changent en permanence, mais dans ses applications.
L’homme moderne a perdu certaines facultés, qui lui permettaient de percer au-delà du monde sensible, terriblement atrophiées. „[...] il a fallu pour cela que l’homme soit tout d’abord amené à porter toute son attention sur les choses sensibles exclusivement, et c’est par là qu’a dû nécessairement commencer cette œuvre de déviation qu’on pourrait appeler la «fabrication» du monde moderne, et qui, bien entendu, ne pouvait «réussir», elle aussi, que précisement à cette phase du cycle et en utilisant, en mode «diabolique», les conditions présentes du milieu lui-même. » (p. 116)
Les vulgarisateurs scientistes qui clament que la science pousse les limites du monde connu affirment une chose qui est contraire à la vérité. Jamais le monde et l’homme n’ont été plus rapetissés, au point d’être réduits à de simples entités corporelles.
Mais l’homme n’est pas un simple spectateur du cycle cosmique, il en est un acteur. „En effet, la vérité est que la conception matérialiste, une fois qu’elle a été formée et répandue d’une façon quelconque, ne peut que concourir à renforcer encore cette «solidification» du monde qui l’a tout d’abord rendue possible, et toutes les conséquences qui dérivent directement ou indirectement de cette conception, y compris la notion courante de la «vie ordinaire», ne font que tendre à cette même fin, car les réactions générales du milieu cosmique lui-même changent effectivement suivant l’attitude adoptée par l’homme à son égard. » (p. 117)
La „solidification » du monde ne sera jamais totale. Son extrême aboutissement serait incompatible avec toute existence réelle. Il y aura toujours des fissures dans ce prétendu „système clos ».

XVIII. Mythologie scientifique et vulgarisation


Les théories auxquelles les savants ne croient plus survivent dans la mentalité commune à cause des vulgarisations scientifiques.
Quand la science profane quitte le domaine de la simple observation des faits et veut essayer de tirer quelque chose de l’accumulation indéfinie de détails particuliers elle édifie des théories purement hypothétiques.
Les hypothèses scientifiques sont abandonnées et remplacées par d’autres avec une rapidité croissante. Dans la pensée des savants elles prenent un caractère conventionnel, donc iréel.
Dès le début, les théories scientifiques sont provisoires, des simples „représentations », sinon des „façon de parler ». Leibniz avait déjà montré que le mécanisme cartésien ne pouvait pas être autre chose qu’une représentation des apparence extérieures, dénoue de toute valeur proprement explicative.
Le grand public en échange accepte ces théories scientifiques comme des dogmes, en les prenant au sérieux. Encore, elles exercent leur influence longtemps après leur abandon par les savants, à cause de la vulgarisation. Celle-ci les présente sous une forme simpliste, et résolument affirmative, et non point comme les simples hypothèses qu’elles étaient en réalité pour ceux-là même qui les élaborèrent.
Les théories scientistes articulent les „mythologies » modernes. Par la survivance des hypothèses et des éléments appartenant à des théories diverses les combinations les plus hétéroclites sont possibles dans le mental collectif. „[...] d’ailleurs, en conséquence du désordre inextricable qui règne partout, la mentalité contemporaine est ainsi faite qu’elle accepte volontiers les plus étranges contradictions. » (p. 121)
Par les doctrines neo-spiritualistes est „matérialisé » le domaine suprasensible. La réalité extracorporelle est ramenée au type des choses sensibles. Les écoles occultistes, théosophistes et autres de ce genre cherchent des points de rapprochement avec les théories scientifiques modernes.
La conception „fluidique » de l’école du magnetisme animal du XVIIIe siècle a influencé l’erreur spirite.
Dans la mythologie actuelle, les fluides ont été remplacé par des „ondes » et des „radiations ».
„[...] on peut d’ailleurs remarquer, à ce propos, qu’occultisme et science moderne tendent de plus en plus à se rejoindre à mesure que la «désintégration» s’avance peu à peu, parce que tous deux s’y acheminent par des voies différentes. » (p. 126)


XIX. Les limites de l’histoire et de la géographie


La science profane, bornée au seul monde moderne, imagine chaque période de l’actuel Manvantara comme un monde dont les conditions auraient été semblables à ce qu’elles sont actuellement.
Les historiens évaluent les actions des hommes de l’antiquité et du moyen âge comme s’il s’agissait de leurs contemporains.
Les points critiques du cycle sont parsemés de cataclismes naturels.
„Non seulement l’homme, parce que ses facultés étaient beaucoup moins étroitement limitées, ne voyait pas le monde avec les mêmes yeux qu’aujourd’hui, et y percevait bien des choses qui lui échappent désormais entièrement; mais, corrélativement, le monde même, en tant qu’ensemble cosmique, était vraiment différent qualitativement, parce que des possibilités d’un autre ordre se reflétaient dans le domaine corporel et le «transfiguraient» en quelque sorte [...]. » (p. 129)
Les archéologues trouvent ce qu’ils cherchent, des vestiges qu’ils peuvent comprendre. Ils retrouvent une barrière autour du VIe siècle av. J.-Cr. (le commencement de l’histoire) et encore une autour du commencement de Kali-Yuga.
Les recherches et les théories des modernes ne parviennent qu’à la négation de tout ce qui ne correspond à leur point de vue. On dit des anciens qu’ils ont mal vu, ou mal rapporté, mais cela revient à affirmer qu’avant notre époque les hommes étaient atteints de troubles sensoriels et mentaux.
„Or il y a bien réellement une «géographie sacrée» ou traditionnelle, que les modernes ignorent aussi complètement que toutes les autres connaissances du même genre; il y a un symbolisme géographique aussi bien qu’un symbolisme historique, et c’est la valeur symbolique des choses qui leur donne leur signification profonde, parce que c’est par là qu’est établie leur correspondance avec des réalités d’ordre supérieur [...] » (p. 133)
Il y a des lieux capables de servir de support pour l’action des influences supérieures (tel certains centres traditionnels principaux ou secondaires – oracles, lieux de pèlerinage) tout comme il y a des bouches des Enfers.


XX. De la sphère au cube


La solidification du monde peut être représentée dans le symbolisme géométrique comme un passage graduel de la sphère au cube.
La sphère (l’Œuf du Monde) est la forme primordiale, qui contient en soi toutes les autres, qui en sortent par des différenciations suivant certaines directions particulières.
l’Œuf du Monde = Brahmânda
La forme sphérique parfaite ne se trouve jamais réalisée dans le monde corporel.
Le cube est la forme qui correspond au maximum de spécifications.
L’immobilité du solide est, au point le plus bas, l’immutabilité principielle. Le cube symbolise l’idée de base, de fondement, qui correspond précisément au pôle substantiel.
Dans la métaphysique orientale, la forme cubique ou carrée est rapportée à la Terre, pendant que la forme sphérique ou circulaire au Ciel.
La sphère est l’équivalent de l’essence, le cube – de la substance. Ils sont symbolisés dans beaucoup de traditions par le compas et l’equerre.
La Grande Triade: le Ciel, l’Homme et la Terre.
La forme du Paradis terrestre, qui correspond au symbolisme du cycle, est circulaire, pendant que la forme du Jérusalem céleste est carrée. On dirait que le cercle devient carré, par l’effet d’une cristallisation.
Le changement du cercle en carré équivalent est ce qu’on désigne comme la «quadrature du cercle». Ce problème restera insoluble jusqu’à la fin du cycle.

XXI. Caïn et Abel


Le fait de tout compter, enregistrer, réglementer est aussi un symptome de la solidification du monde. Dans les cultures traditionnelles il existe l’interdiction du récensement.
Les administrations traitent les hommes comme si ceux-ci étaient déjà des unités numériques toutes semblables entre elles, comme si l’uniformité „idéale » était déjà réalisée.
On vante la rapidite et la facilité croissante des communications entre les pays les plus éloignés mais il est la plupart des fois plus difficile d’entrer dans certains pays qu’avant l’invention des moyens mécaniques de transport.
Les peuples nomades ne trouvent aucune place dans le monde moderne. Les villes deviennent plus importantes que les villages.
Caïn est agriculteur, donc sédentaire, et Abel est berger, donc nomade.
La Thorah hébraïque se rattache au type de la loi des peuples nomades. La fixation du peuple hébreu dépendait de l’existence même du Temple de Jérusalem; dès que celui-ci est détruit, le nomadisme reparaît sous la forme spéciale de la „dispersion ».
Les peuples agriculteurs construisent tôt ou tard les premières villes.
„D’une façon générale, les œuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on dire, des œuvres du temps: fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie. Par contre, les peuples nomades et pasteurs n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur échappe; mais ils ont devant eux l’espace, qui ne leur oppose aucune limitation, mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités. » (p. 145)
Caïn – le principe de compression, représenté par le temps.
Abel – le principe d’expansion, représenté par l’espace.
Le temps use l’espace. De même, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades.
Les sédentaires s’exercent sur le règne végétal et minéral, les nomades – sur le règne animal. Les sédentaires se constituent des symboles visuels, les nomades – des symboles sonores (yantra – symbole figuré; mantra – symbole sonore).
„Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le temps; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le «jeu» purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains. » (p. 146-147)
Ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps.
Le nomadisme, sous son aspect „maléfique » et dévié, exerce une action „dissolvante » sur tout avec quoi il entre en contact; de son côté, le sédentarisme, sous le même aspect, ne peut mener en définitive qu’aux formes les plus grossières d’un matérialisme sans issue.

René Guénon
Le règne de la quantité et les signes des temps, 1940, 1972, Gallimard

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