samedi 31 août 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - IX - De L'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal



 

Arthur, l'illustre roi des Bretons du VIème siècle, est passé très vite de l'histoire à la légende, si même, pour lui, elles se sont jamais distinguées. Bientôt après sa disparition, dit Henri Martin, il « n'est plus seulement un héros national ; c'est le « fils de la nuée », d'Uter à tête de Dragon, « roi des ténèbres », être mystérieux et voilé, ordonnateur des batailles, supérieur à Hu lui-même, d'Uter qui a pour bouclier l'arc-en-ciel, et qui a pris la forme de la nuée pour engendrer son fils. Arthur a reçu de son père la grande épée : il parcourt l'univers en vainqueur ; il est proclamé empereur du monde. Enlevé au ciel après qu'il a été mortellement blessé à la bataille de Camlan, il réside dans la constellation qui porte son nom (le Chariot d'Arthur, la Grande Ourse) : il en redescendra un jour sur la terre. Il est devenu le type même du génie héroïque des Celtes, le type élevé jusqu'à la substitution d'Arthur à l'ancien Bel comme Taureau du Tumulte, génie du Soleil et de la guerre ». Plus tard, ce type évolue. Arthur est toujours « le chef du monde héroïque, mais il n'est plus le fils d'un dieu : il n'est que le fruit des amours illégitimes d'un héros. Il n'est plus enlevé entre les constellations. Toutefois sa disparition reste voilée de surnaturel : il n'est pas mort, il ne mourra pas ; neuf fées le gardent dans l'Ile sainte d'Avallon, d'où il viendra venger son peuple, ses deux Bretagnes (113) ». Disparu, il n'est pas réellement absent ; on entend ses cors dans la forêt bretonne. Les Bretons n'ont pas voulu d'autre roi après lui, à cause de cette invisible présence et de l'attente de son retour béni (114).

Héros polaire (son nom vient de Art, l'Ours, qui présente un étroit rapport avec le symbolisme celtique du Pôle) (115), ses traits de prototype impérial se précisent : s'il n'est plus le fils d'un dieu, c'est Dieu lui-même qui lui donne l'Empire du Monde, symbolisé l'épée Excalibur, et dont les limites, qu'il était alors interdit de dépasser, portent son nom (les bornes Artus, qui sont, d'une part à l'extrémité orientale de l'Inde, d'après le Roman d'Alexandre, c'est-à-dire aux confins du Paradis, d'autre part à l'extrême Occident, identifiées avec les colonnes d'Hercule, auquel Arthur était d'ailleurs souvent assimilé). Lui aussi est « ordonnateur des batailles » (ipse dux crat bellorum, dit Nennius), car c'est à la pointe de l'épée qu'il doit conquérir son empire contre les ennemis des Bretons et de Dieu. Cet empire n'est pas seulement le monde terrestre, mais aussi le monde intermédiaire ou subtil, c'est-à-dire tout le monde sublunaire, domaine des Petits Mystères. A ce titre, il est souverain de droit de tous les lieux « enchantés » : « Et tous ces lieux faés sont Artus de Bretagne », dit le Brun de la Montagne. En tout cela, il est l'agent fidèle de Myrrdhin ou Merlin, dont il ne se distingue pas essentiellement, le prophète insaisissable, omniprésent et multiforme, fils d'une vierge et d'un esprit de l'air, maître des éléments, détenteur des « divins secrets », chef spirituel et unificateur des peuples celtiques, qui sort de sa « maison de verre », au fond de la forêt par excellence (Kalydon, ou Brocéliande) pour l'assister dans les moments critiques. C'est sur les directives de Merlin qu'il institue la

Table Ronde

Qui tournoie comme le monde,

ce qui fait d'elle le « moyeu du Monde » et achève de caractériser Arthur comme Monarque universel, semblable au Chakravarti hindou. Un signe de régularité de ce Centre initiatique, auquel tout le Moyen-Age s'est référé comme à la plus haute autorité chevaleresque, est fourni par la constitution duodénaire de son collège principal, image des douze soleils zodiacaux ou des douze manifestations cycliques de l'unique et éternelle Essence. Arthur lui-même représente cette Essence dans sa constance et sa fixité non agissante. C'est par ce non-agir même qu'il ordonne et « autorise » l'action. Il réalise ainsi le pouvoir temporel dans son statut normal de résorption spirituelle qui permet au Principe divin d'agir à travers lui sans obstacle ni altération. Son union avec Merlin en est un autre signe, car elle exprime l'intégration normale des deux pouvoirs dans leur Source commune.

Par ces rapides indications, on voit que le thème arthurien offre par lui-même indépendamment de celui du Graal, un véritable Doctrinal de l'Empire. Pour en saisir toute la portée, il faut se souvenir que l'idée impériale a été l'une des dominantes majeures de la pensée et de la foi médiévales, participant immédiatement de la finalité du Royaume de Dieu. L'Empire était, avec le Sacerdoce, l'un des deux aspects normaux et nécessaire de la Lieutenance conférée naturellement et surnaturellement à l'Homme par le « Roi du Ciel ». Il ne s'agit donc pas là d'une formule politique, même teintée de mysticité, mais de la communication au monde chrétien de l'autorité et de la réalité du Christ sous son aspect royal. On peut donc parler d'un Mystère impérial, qui n'est autre que le Mystère christique dans son extension temporelle, et aussi dans sa perspective eschatologique, car l'aspect royal se rapporte plutôt à la Seconde Venue, comme l'Empire, dans sa manifestation ultime, à la Jérusalem céleste. Dans l'attente de cette Heure où les deux autorités sacerdotale et royale seront réunies sur une seule auguste tête, l'Empire demeure, comme l'Église, réalité transcendantale, archétypique vers laquelle doit tendre l'histoire, puisqu'il doit la consommer.

Si étrangère que puisse être une telle conception à la mentalité moderne, elle a été authentiquement celle du Moyen-Age, pour lequel le spirituel et le temporel n'étaient que des « catégories » du sacré. C'est ce qui permet à l'historien de faire des constatations telles que celles-ci de Joseph Calmette, à propos du renouveau impérial carolingien : « La notion de l'Empire, écroulé dans les faits (après 476), subsiste intacte sur le plan de l'idée pure... Les traces en sont innombrables dans la littérature, surtout ecclésiastique. L'Empire n'a pas cessé d'être. Il doit, de virtuel, redevenir réel. Toute âme éclairée aspire à le revoir et a comme la nostalgie de cette patrie d'élection. Or, le rêve des lettrés et des penseurs va prendre corps ; ce que n'a pu Justinien, une dynastie franque le réalisera. L'histoire, sous son impulsion, paraîtra refluer vers sa source. Désormais, en Occident, l'idée impériale, fût-elle interprétée ou réalisée diversement, occupera toujours une place de premier plan dans les préoccupations des souverains et des peuples (116). »

Entre autres témoins du caractère sacré du symbole arthurien et de la fonction impériale, citons le portail de la cathédrale de Modène, dédié à Arthur (environs de 1160), et la fameuse mosaïque de Latran, sur laquelle nous nous arrêterons un instant. On y voit le pape Léon et l'empereur Charles, agenouillés aux pieds de saint Pierre, et se faisant face sur le même plan horizontal. Les trois personnages forment un ternaire où saint Pierre figure en majesté, c'est-à-dire comme personnification d'un principe. Il donne simultanément à Léon et à Charles deux investitures distinctes : l'une, par le pallium, purement sacerdotale, et l'autre, par le vexillum, impériale, que Charles reçoit ainsi directement. On remarque en outre qu'il garde dans son sein la clef d'or de l'autorité spirituelle et la clef d'argent du pouvoir temporel. Le Prince des Apôtres n'agit donc pas ici comme Chef de l'Église, mais dans la Fonction spirituelle suprême, permanente parce qu'universelle, de Vicarius Christi, Source des deux pouvoirs. On verra mieux plus loin à quoi pouvait répondre une telle figuration. Rappelons ici que, dans le vexillum, concourent trois symboles : celui de la Croix, celui de la Lance, et celui de l'Etendard. C'est pourquoi il figure dans l'iconographie médiévale comme attribut du Christ guerrier. La Croix de la Résurrection elle-même, avec sa banderole, n'est autre qu'un vexillum, comme l'a justement fait remarquer Émile Mâle (117), ce qui achève de montrer l'association étroite, dans la pensée médiévale, entre l' « idée » impériale et la réalité spirituelle et parousiaque exprimée dans la notion traditionnelle du Christ-Roi.

C'est à cette immanence, et nous dirions volontiers à cette imminence du Mystère impérial que sont dus la transposition légendaire presque immédiate de ses principales manifestations historiques, et le caractère messianique et eschatologique qui les a si fortement marquées. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry a bien dégagé les traits messianiques de l'Empereur archétype, tels qu'ils ressortent des légendes de Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Frédéric II, ou de personnages de moindre envergure mais de fonction analogue. Le thème de leur carrière est toujours le même : élection divine, épreuve, retraite, retour glorieux. Il s'y ajoute souvent un thème eucharistique ou baptismal (par passage des eaux, changement de nom) ; plus généralement encore, l'Empereur élu est entouré d'un collège de douze membres. Le temps de son absconditio se passe dans une Montagne (Wunderberg, Kyffhaüser) ou dans une Terre inconnue au delà de la mer, symbole évident du Centre du Monde. De là il sortira un jour pour combattre l'Antéchrist : la renovatio imperii annonce ainsi la reparatio temporum. P. Alphandéry fait justement remarquer que chacun des héros légendaires assumant les traits de l'Empereur, initialement chef d'un peuple, reviendra à la tête de tous les peuples, ou plutôt à la tête du peuple universel des saints (118). Il s'agit donc dans tous les cas d'une seule fonction ; de sorte que l'apocalypse impériale rejoint celle de Jean, celles de Baruch, d'Esdras et des traditions rabbiniques, et celles reçues en Islam au sujet du Mahdî et du retour de Seyidnâ Aïssa. Cette conjonction n'a rien qui doive surprendre, car si la tradition impériale se référait historiquement à l'héritage romain et théologiquement à la personne du Christ-Roi, elle plongeait de profondes racines dans un fonds traditionnel universel, particulièrement invariable sur ce point, et plus spécialement dans le fonds d'origine abrahamique, à la source duquel on retrouve le Prêtre-Roi par excellence, Melki-Tsedeq.

On voit sur quel contexte, à la fois historique et « trans-historique », Arthur, chef perpétuel de toute la Chevalerie terrestre, venait projeter l'exemplaire d'un Art royal conscient de ses moyens et de son but. Mais, s'il indiquait la fin de la Chevalerie qui est de devenir céleste, il définissait aussi les bornes de son propre domaine - que marque, en particulier, la discontinuité entre son royaume et Montsalvage - , et, entre le terrestre et le céleste, ce passage à la limite qui est une transfiguration. La théophanie du Graal achève la Terre. C'est pourquoi, si la sphère d'Arthur est la voie d'accès normale à celle du Graal, elle ne lui est, pourrait-on dire, que tangente, et, si les deux chevaleries peuvent coexister, elles ne se compénètrent pas, la seconde ajoutant à la qualité royale de la première, qu'elle possède éminemment, la qualité sacerdotale qu'elle tient d'élection, réalisant le double aspect de cette Lieutenance, hypostase du Sacerdoce éternel.

On discerne dès lors comment l'Empire d'Arthur pouvait, sur un certain plan, être valablement tenu pour une fin en soi, pour n'être plus, dès l'annonce du Graal, que son étape et sa virtualité. L'Empire du Graal, auquel celui d'Arthur s'ordonne naturellement, est en acte ce sacrum impérium attendu à la fin du cycle de l'histoire, et dont le Saint Empire historique ne fut qu'une figure lointaine et une espérance finalement déçue. S'il est futur pour le monde, c'est qu'il n'est pas de ce monde, bien qu'il en soit proche, et tout en étant sa fin, et il y a, entre eux aussi, ce passage à la limite, cette relation de mystère dont nous avons parlé et qu'évoque, dans le Parzival, l'épisode de Lohengrin et de la Question interdite. Mais il demeure, car la fin d'une chose ne peut pas ne pas être l'actualité permanente de son Principe, et sa Chevalerie elle-même n'est pas assez enchaînée à l'histoire pour mourir avec ses « saisons ».

 

113 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 360. Le Dragon est symbole polaire très répandu. Hu-Cadarn (Hu le Puissant) est le Prêtre-Roi qui guida la grande migration celtique des VIe-VIIe siècle depuis le « Pays de l'été ». Bel ou Belen est l'Apollon celtique.

114 « Einsi (Artus) se fist porter en Avallon et les Bretons démonstrèrent que oncques puis n'en oïrent novelles, ne ne firent roi, quar il cuidèrent que il deust venir ; mès il ne revint oncques puis, mès li Bretons ont oï dire que il ont oï corner en cest forest et ont oï ses cors et véu les plusor et ont véu son hernois et encore cuident li plusors qu'il doit venir » (Perceval, Ms Didot, ap. Hucher, op. cit. t. I, p. 502).

115 αρχτος : Ours, Grande Ourse, Nord. Ce mot entre dans la racine du nom d'Artémis, fille de Zeus et de Letho, soeur jumelle d'Apollon. Il désignait les jeunes filles consacrées à la déesse. L'Ourse joue un rôle important dans la mythologie d'Artémis ; la légende voulait, en particulier, qu'une ourse ait été substituée à Iphigénie quand elle lui fut sacrifiée.

 116 J. Calmette et C. Higounet, Le Monde féodal, Presse Universitaires, Paris, 1951, p. 91.

117 Émile Mâle, L'Art religieux au XIIIè siècle en France, A. Collin, Paris, 1923, p. 263.

118 P. Alphandéry, op. cit., pp. 13 sq. Des confusions inévitables se sont parfois produites entre les divers aspects, exotérique et ésotérique, historique et eschatologique de l'Empire. Cf. le curieux ouvrage de Paul Vuillaud, La Fin du Monde, Payot, Paris, 1952.

 

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - VIII - La rencontre celtique


 

 

L'une des preuves incomparables de la haute intellectualité des romans du Graal est la conjonction parfaite des deux thèmes sur lesquels ils reposent. Sur le thème primitif d'Arthur et de la Table Ronde, celui du Graal, jusqu'alors ignoré ou tu, est venu en effet s'imposer, non pas tant comme une suite que comme une révélation nouvelle. « Les premiers introducteurs des traditions bardiques et du cycle d'Arthur en France, dit l'historien Henri Martin, Geoffroy de Monmouth, Wace, l'auteur, quel qu'il soit, de la Vie de Merlin, en vers latins, l'auteur ou les auteurs des fragments du Tristan en vers français, et même Chrétien de Troyes dans le Chevalier au Lion et le Chevalier à la Charette, n'avaient pas dit un mot de la légende (du Graal). Elle paraît être arrivée parmi les clercs et les trouvères de la cour de Henri II quelques années après la rédaction du Brut par Wace... A peine la légende est-elle dans les mains des lettrés de la cour anglo-normande, parmi lesquels, chose remarquable, figurent plusieurs chevaliers, qu'ils la développent en vastes amplifications, et opèrent, entre elle et le cycle de la Table Ronde, une combinaison qui n'avait jamais eu lieu chez les Gallois (98). » Nous ignorons si cette « combinaison » a été faite effectivement à la cour de Henri II ou si, plutôt, les organisations initiatiques qui en sont responsables n'ont pas trouvé là un lieu favorable à sa mise au jour. Le point important est que, comme le dit ailleurs Henri Martin, le rameau du Graal a été « enté » à un certain moment sur l'arbre vénérable grandi en terre celtique; et, si la soudure entre les deux thèmes est aussi invisible que celle de l'épée de Perceval, au point que le second apparaît comme l'accomplissement, la « mise à chef » du premier, c'est qu'elle répond à une nécessité intime de logique symbolique, et non pas parce que le Graal figurait primitivement dans la finalité apparente de l'empire d'Arthur et de l'institution de la Table Ronde. Lorsque, vers 1180, le Graal est apparu pour la première fois avec l'ouvrage de Chrétien de Troyes, la grande légende arthurienne était déjà répandue dans tout le monde occidental depuis de nombreuses années, durant lesquelles, se suffisant apparemment à elle-même, elle avait apporté grâce aux troubadours et aux trouvères, une contribution majeure à l'essor de la Chevalerie. Elle n'avait pas fait en cela, que relayer dans leur fonction les Chansons de Geste du cycle de Charlemagne ou les romans antiques (Romans d'Alexandre, Roman de Thèbes, d'Enéas, de Troie, etc.): elle en avait transposé l'objet sur un plan plus strictement légendaire, c'est-à-dire plus intellectuellement lisible et plus directement initiatique. Ceci est, pensons-nous, le motif réel de l'avènement triomphal de la « matière de Bretagne », et appelle quelques observations.
 

Contrairement à ce que l'on croit généralement, la tradition celtique n'a pas disparu lors de l'évangélisation de la Gaule et de la Bretagne insulaire. On trouve des traces de son activité, non seulement lors du renouveau celtico-chrétien du XIe siècle que l'on a appelé le Néo-Druidisme, mais jusqu'au XIVe et même au XVe siècle. Les oracles de Merlin, notamment, ont été entendus durant tout le Moyen-Âge, et écoutés, non seulement par le peuple, mais par les princes et même les clercs (tel Orderic Vital, Suger, Alain de Lille), sans opposition de l'Église, qui ne les a prohibés qu'après le Concile de Trente, alors qu'ils ne subsistaient plus que comme de simples superstitions (99). Les pays celtiques sont les seuls où le Christianisme a été accueilli spontanément et à peu près sans effusion de sang, et il dut à cette synthèse doctrinale, où il n'est pas exagéré de voir une sorte de miracle intellectuel, avec une tradition à forme de Sagesse ou de Connaissance analogue à bien des égards à l'Hindouisme, de conserver son imprégnation ésotérique primitive, beaucoup plus que le Christianisme de juridiction romaine, dont il était indépendant. C'est cette synthèse qui explique en particulier que l'Armorique ait été évangélisée, non par des missionnaires de Rome, mais par le Christianisme celtique, comme faisant partie du domaine traditionnel, c'est-à-dire spirituel, de la Bretagne sacrée.
 
Pendant plusieurs siècles les deux traditions subsistèrent côte à côte, le Christianisme prenant peu à peu en charge la communauté générale des peuples bretons, tandis que le Druidisme proprement dit se retirait dans un ordre d'activité de plus en plus cachée, de forme principalement érémitique. « A côté de l'enseignement public du clergé (chrétien), dit encore Henri Martin, les bardes ont un enseignement secret, inconciliable, non avec la métaphysique chrétienne, mais avec le Christianisme romain du Moyen-Âge, et avec une grande partie des doctrines accréditées par l'Église, surtout depuis saint Augustin. Ils ont conservé quelque chose des symboles et des rites d'initiation du Druidisme... Là (dans le sanctuaire doctrinal celtique) reposent ces arcanes qui, transmis durant des siècles par la tradition orale, seront, grâce à une heureuse transgression des antiques maximes, livrées à l'écriture au moment où les rites bardiques seront sur le point de disparaître... C'est là (dans le Livre des Arcanes, Cyfrinac'h) que la pensée celtique, avant de dépouiller ses formes particulières et périssables, a déposé ce qu'elle contenait d'immortel, son grand système des destinées de l'âme et de la personnalité divine et humaine, ravivé par une flamme d'amour divin allumé au flambeau du Christ (100). »

Les Druides, dans leur grande majorité, s'étaient ralliés à la religion nouvelle, formant notamment ces mystérieux moines Kuldées sur lesquels l'histoire est à peu près muette, mais dont il est du moins certain qu'ils contribuèrent à assurer au Christianisme l'héritage sacré du Celtisme expirant. Que cet héritage ait participé aux « enfances » du Graal, c'est ce que montrent, non seulement la présence d'éléments celtiques purs dans la structure de la légende, mais aussi l'existence antérieure, chez les Bretons, d'une tradition originale de la coupe salutaire, contenant l' « eau de résurrection ». Cette coupe figurait depuis des dizaines de siècles dans le zodiaque de pierre du temple stellaire de Glastonbury, et se retrouve dans les poèmes bardiques. Taliésin notamment, le grand barde du VIe siècle, disait qu'elle "inspire le génie poétique, donne la sagesse, découvre à ses adorateurs la science de l'avenir, les mystères du monde (101) ». « Ses bords, dit encore Taliésin, sont ornés de rangées de perles et de diamants », ce qui, au prix du changement de ses vertus prophétiques en vertus eucharistiques, permet de voir en elle le prototype du vase décrit par Chrétien de Troyes, lequel, comme on le sait, ne reçut que chez les continuateurs de celui-ci sa spécification christique exclusive.

Comment concilier ces faits avec la donnée chrétienne proprement dite et la donnée orientale? Il faut d'abord préciser que, comme le dit Henri Hubert, « les Celtes ne sont pas une race, mais un groupe de peuples, plus exactement parlant un groupe de sociétés », dont le fondement et le lien était le sacerdoce druidique, « institution panceltique, ciment de la société celtique (102) ». Plutôt qu'une caste à proprement parler, les Druides formaient un ordre fortement hiérarchisé, et distribué en trois classes: les Druides proprement dits (dont le nom paraît dériver des deux racines dhru, « force », et vid, « voyance », « connaissance »), les Files ou Filid et les Bardes; cet ordre, ajoute Henri Hubert, « constitue une confrérie (sodaliciis adstricti consortiis)... où il devait y avoir une initiation, une préparation, des degrés dont nous retrouvons la trace chez les Filid », et qui « chevauche sur les tribus et les états ».

Les Druides s'étant toujours refusés à fixer leur enseignement par écrit, le peu que l'on en connaît repose sur les fameuses Triades bardiques et les rares données transmises par les auteurs anciens. On peut y distinguer toutefois des bases métaphysiques rigoureuses, et une forme de Sagesse prophétique et "mystique" qui l'a fait parfois rapprocher du prophétisme juif, mais qui l'apparente surtout à l'Hindouisme. On y discerne en effet une doctrine de la transmigration, une doctrine de la réalisation ascendante et descendante, une doctrine des cycles cosmiques, ainsi qu'une anthropologie et une cosmologie qui, par plus d'un trait, rappellent celles du Védânta.

Un premier point est donc acquis: le Celtisme n'est pas un fait ethnique ou sociologique, mais une tradition, au sens précis où nous avons pris ce mot à la suite de René Guénon. Les manifestations premières de cette tradition remontent bien en deçà de l'arrivée des peuples brittoniques (Goïdels et Brittons ou Kymris) sur les côtes atlantiques de l'Europe, au VIe siècle avant notre ère. Les différences dialectales de ces peuples montrent, à elles seules, que leur séparation était déjà très ancienne, et que, pour retrouver l'unité celtique, « il faut aller jusqu'à ce que beaucoup appellent encore l'époque néolithique, c'est-à-dire la très longue suite de siècles pendant laquelle l'usage des métaux s'introduisit lentement dans l'Europe occidental et septentrionale (103) ».

La question des origines du Celtisme n'est d'ailleurs que l'un des aspects du grand problème indo-européen, par lequel se signale à travers les millénaires l'un des plus intenses foyers de lumière qui aient jamais éclairé l'histoire humaine. Il nous faut ici en rappeler brièvement les termes: on s'est aperçu, depuis le milieu du siècle dernier, qu'il existe, entre toutes les vieilles langues de civilisation de l'Europe et de l'Asie occidentale et centrale, une parenté telle qu'elle impose indiscutablement la certitude d'une source commune, appelée par convention « indo-européen commun ». Ces langues comprennent le groupe celtique, le groupe italique, le groupe germanique, le groupe balto-slave, le grec, l'albanais, l'arménien, l'indo-iranien (sanscrit, vieux perse épigraphique, zend), le hittite d'Asie Mineure, le tokharien d'Asie centrale, sans parler des langues disparues (thrace, phrygien, etc.). Les similitudes morphologiques, syntaxiques et phonétiques de ces diverses familles ont conduit les linguistes à conclure, avec Jean Naudou, qu'il a « nécessairement existé un peuple indo-européen, peut-être une confédération de sociétés dispersées sur un vaste domaine et soumises à des influences diverses, mais entre lesquelles l'unité linguistique constituait un lien conscient (104) ». L'étude des affinités des différents idiomes, qui a permis de les distribuer en deux grands groupes (un groupe oriental avec l'indo-iranien, l’arménien, le balto-slave, et un groupe occidental avec l'italo-celtique, le germanique et le grec, auquel se rattache curieusement le tokharien) a conduit à une autre constatation, guère moins importante: c'est que « la dispersion des groupes indo-européens doit se concevoir comme un rayonnement à partir de l'aire initiale d'occupation (105) ».

Il y a lieu de noter d'autre part qu'aucune des langues en question n'a pu être considérée comme la langue souche, ou même comme le tronc direct et principal de celle-ci, dont les autres ne seraient que des ramifications. Si Jean Naudou estime, avec Antoine Meillet, qu' « il faut considérer (les langues indo-européennes) comme le développement ultérieur de dialectes d'une même langue », la qualification conventionnelle d' « indo-européen commun » qu'on a dû lui donner montre bien que celle-ci n'a pu être reconnue en aucune de ses dérivées. Pour Henri Hubert, l'indo-européen n'est d'ailleurs « pas même l'ombre d'une langue parlée », mais seulement « un système de faits linguistiques », vestiges d'une langue perdue. On retiendra de cette confrontation d'opinions que la notion d'une langue primitive unique correspond à une réalité indiscutable, et non à une simple hypothèse de travail; mais que, d'autre part, cette notion ne peut d'appréhender que par synthèse, comme une intégrale dont seules les dérivées peuvent être saisies. Il va de soi que les faits linguistiques ne sont que les reflets d'évènements beaucoup plus profonds, et la notion d'une langue mère, en particulier, n'est pas dissociable de celle d'une tradition primitive. On se souviendra, en effet, qu'il s'agissait de langues sacrées, comme en témoignent encore le zend et le sanscrit, et comme l'étaient d'ailleurs toutes les langues archaïques. Or une langue sacrée n'est pas telle par sa destination liturgique, mais par sa constitution symbolique, au sens réel du mot, qui en fait une hiérophanie, une hypostase véritable, en Lumière et en Nombre, des Idées ou Formes (είδος) et les Énergies éternelles du Verbe. De là vient son efficacité transcendante, notamment dans l'invocation rituelle, et son rôle de support de la Révélation. Le mystère de l'origine des langues touche ainsi directement à celui de la Source divine du langage, du symbole et du rite, et à celui de la constitution de l'Homme comme imago Dei, qui lui confère, selon les paroles de Mohyiddîn Ibn Arabî, l' « aptitude à embrasser toutes les Vérités essentielles », et par suite à les exprimer en symboles, parce que « tout ce qu'implique la « Forme divine », c'est-à-dire tout l'ensemble des Noms divins (ou Qualité universelles) se manifeste dans cette constitution humaine, qui, de ce fait, se distingue (des autres créatures) par l'intégration de tout l'existence (106) ». Le pouvoir de nommer qui en découle, et qui est le même que le pouvoir de bénir (benedicere), est donc, par excellence, une spécification de la forme et de la fonction adamique; il suppose l'intégrité de cette forme et de cette fonction.

On objectera peut-être que ce qui est dit ici ne saurait valoir que pour la langue primordiale ou « syriaque » (en arabe loghah sûryaniyah) à laquelle nous ne prétendons d'ailleurs nullement identifier la langue indo-européenne primitive. Nous répondrons que toute langue sacrée est « primordiale » en son essence, même si, historiquement, elle descend d'une autre langue sacrée. Cette descendance même est hiératique dans ses moyens et dans ses voies, car elle correspond nécessairement à une nouvelle forme de la Tradition s'adaptant aux conditions cycliques spéciales, mentales et physiques, de la partie de l'humanité à laquelle elle est destinée. Elle suppose donc toujours l'exercice conscient de la fonction adamique.

Ceci permet d'entrevoir la signification de faits dont la science officielle n'a pas été en mesure de rendre compte: « d'abord la « perte » mystérieuse de la langue mère, qui traduit la résorption de la tradition dont elle était le support; ensuite la diffusion, à partir d'un même foyer, de plusieurs langues qui constituaient da descendance, et non pas seulement sa dégénérescence dialectale; en outre, la co-extensivité entre les divers types de civilisation issus de ce foyer et leurs idiomes respectifs; enfin, le développement de ces civilisations et de ces langues en aires d'expansion distinctes, sous la conduite ou l'inspiration de prêtres et de prophètes. Quelle que soit l'obscurité dont ces faits s'enveloppent, ils apparaissent comme la trace d'évènements immenses dans l'ordre spirituel et dans l'ordre humain, échappant à toute date, mais dont l'influence n'a pas cessé de se faire sentir sur le destin des peuples. Ils supposent une organisation théocratique des sociétés primordiales, que l'archéologie est obligée d'admettre également: « A l'Orient de l'aire d'expansion des Indo-Européens, dit encore Henri Hubert, nous retrouvons des sociétés de prêtres tout à fait comparables par leur crédit et leur puissance aux Druides: ce sont les Mages iraniens et les Brahmanes de l'Inde. Les Druides ne paraissent différer de ces derniers que parce qu'ils ne constituent pas une caste fermée... Il ne s'agit pas seulement de sacerdoces comparables, mais de sacerdoces identiques... Toutes ces identités prouvent que les institutions auxquelles même les textes de basse époque font allusion sont de très haute antiquité », et que les sociétés indo-européennes primitives « étaient déjà des sociétés d'un type élevé: elles avaient des chefs, des prêtres, un droit formel (107) ». Jean Naudou précise de son côté: « La religion et la société indo-européennes étaient hiérarchisées et comportaient trois niveaux: un niveau sacerdotal et souverain, lui-même à deux aspects, l'un violent et magique, l'autre bienveillant et juridique; un niveau guerrier; un niveau populaire et producteur (108)". Quant aux deux aspects du sacerdoce, nous dirions plutôt qu'ils sont l'un de rigueur et l'autre de miséricorde, à l'image de la Divinité, et l'on a pu comprendre par ce qui précède qu'il s'agit plutôt ici de théurgie que de « magie ». On notera d'autre part que l'autorité sacerdotale était en même temps souveraine, autrement dit qu'il s'agissait de ces Prêtres-Rois dont les Védas disent qu'ils étaient « au-delà des castes » (ativarnâshramî): autre indice de primordialité.

Toutes ces données permettent de voir dans le « berceau » indo-européen un très haut Centre spirituel, et l'une des principales stations de la Tradition primordiale dans sa marche sacrée depuis l'indistinction polaire originelle jusqu'à son siège oriental, à l'aurore de l'Histoire. L'origine hyperboréenne de la Tradition, à une époque où les conditions climatiques étaient entièrement différentes de celles qui ont prévalu depuis les temps historiques, est attestée par les Védas, les plus anciens textes sacrés, comme l'ont montré les travaux de B.G. Tilak, complétant ceux de Warren et de Rhys (109). Cette indication est corroborée par l'Avesta, et rejointe d'autre part par les traditions post-atlantéennes de l'ancien Mexique. De fréquentes allusions à cet habitat nordique primitif sont fournies par les mythologies celtiques, germaniques, scandinaves et finnoises, et on en trouve également la trace dans les textes homériques (la « Série au delà d'Ortygie », où sont les « révolutions du Soleil »), chez divers auteurs anciens (Hérodote, IV, 24, Diodore de Sicile, II, 47, d'après Hécatée d'Abdère, Plutarque, etc.) et dans la tradition hébraïque, comme on l'a vu plus haut.

Le plan de réalité prophétique où se situait cette « descente » de la Tradition ne permet d'en rien dire, sinon qu'elle était une « marche avec Dieu » au sens de la Génèse, c'est-à-dire une marche avec la Shekinah, et que par elle devait se maintenir l'intégration spirituelle du cycle humain à travers les conditions nouvelles nées de son éloignement inéluctable des origines et du Principe. Ses stations correspondaient en fait à des périodes cycliques couvrant un nombre indéterminé de siècles et de millénaires. Celle à laquelle se rattache le « mystère indo-européen » n'est pas la première d'entre elles, et elle est certainement postérieure au détachement du rameau atlantéen. Si, d'autre part, il est difficile de situer par rapport à elle les civilisations pré-celtiques, ibères et ligures, ce que l'abbé Breuil appelle justement l' « idée mégalithique » les relie au même courant traditionnel, car la continuité de cette « idée » dans le Druidisme implique une continuité de tradition et de sacerdoce. Quoi qu'il en soit, le Celtisme fut, en Occident, la forme majeure de cette remanifestation universelle de la Tradition hyperboréenne qui marque la station indo-européenne, et son hégémonie spirituelle s'exerça directement ou indirectement sur tous les peuples de l'Europe du Centre, de l'Ouest et du Nord, tandis qu'un autre courant indo-européen, qui semble distinct, quoique étroitement apparenté, venait par les Thraces (Gètes et Daces, proches des Cimmériens) donner naissance à la tradition gréco-romaine (les Grecs attribuaient aux Thraces l' « invention » de la Musique, de la Poésie et des Mystères), et l'on sait que, comme le culte même de l'Apollon delphien, l'Orphisme et plus tard le Pythagorisme se réclamaient d'origines hyperboréennes. Quant à la jonction entre le courant atlantéen et le courant hyperboréen proprement dit, elle pose, toute certaine qu'elle soit, une énigme dont la solution devrait, semble-t-il, être recherchée à la fois en Celtide, en Kaldée (mot de même racine que « Celte », témoin d'une même origine traditionnelle) et en Égypte.
 
Quoi qu'il en soit de ce dernier problème, que nous ne pouvons évoquer ici que pour mémoire, le regard que nous venons de jeter sur le grand passé traditionnel permet d'apporter une première réponse à la question que nous nous étions posée: ce que les Druides, les Brahmanes, les Mages, les Kaldéens ont détenu et transmis, c'est, au-delà du temps, de l'espace et de ses différentes expressions sacrées, pour méconnue qu'elle soit aujourd'hui, n'a pas été étrangère à la pensée gercque dite classique, car elle n'affirmait rien d'autre lorsque, avec Platon et Aristote, elle voyait dans les peuples « barbares » les initiateurs vénérables de la Philosophie, c'est-à-dire de la Sophia divine, de la Sagesse transcendante et des Mystères. Là où les modernes veulent voir une « fable », tout en reconnaissant assez contradictoirement les fondements ésotériques de cette Philosophie, il y eut en réalité une tradition constante que l'on trouve encore affirmée aux premiers siècles de notre ère. Ainsi le pythagoricien Numérius d'Apamée dans son traité Sur le Bien: « Pour traiter du problème de Dieu, il ne faudra pas seulement s'appuyer sur les témoignages de Platon, mais reculer plus au delà et lier ses affirmations aux enseignements de Pythagore, que dis-je, en appeler aux peuples de beau renom, conférant leurs initiations, leurs dogmes, leurs cérémonies cultuelles qu'ils accomplissent en plein accord avec les principes de Palton, tout ce que les Brahmanes, les Juifs, les Mages et les Égyptiens ont établi. » Et Diogène Laërce, en préambule à ses Vies des Philosophes: « D'aucun veulent que la Philosophie ait commencé par les Barbares: il y a eu en effet les Mages chez les Perses, les Kaldéens chez les Babyloniens ou Assyriens, les Gymnosophistes (Brahmanes) dans l'Inde, les Druides chez les Celtes et les Galates. » Il n'est pas jusqu'aux apologistes chrétiens des premiers siècles, Tertullien, Arnobe, saint Jérôme, saint Augustin, qui ne l'admettent encore comme une vérité notoire et ne prêtant pas à discussion (110). On observera d'ailleurs que, malgré la multiplicité des sources et des formes d'expression, tous ces auteurs parlent de la « Philosophie » comme d'une réalité consistante et unique. Ce seul fait, si l'on voulait le méditer, suffirait à lui seul à ruiner la thèse de la « fable ».

Dans la perspective ainsi ouverte, ce qu'Abraham emportait avec lui en sortant de Kaldée n'était pas essentiellement différent de ce que les Druides devaient confier plus tard au Christianisme celtique avant de disparaître, et qui s'identifiait d'ailleurs au coeur du message chrétien: le secret de la Tradition pure (ed-dîn el-hanîfî ou hanifyyiah), que Melki-Tsedeq devait lui confirmer au nom du Dieu Très-Haut. Et la persistance chez les deux légataires directs du testament abrahamique, le Judaïsme et l'Islam, d'éléments symboliques ou doctrinaux tels que le breuvage d'immortalité, l'emploi rituel des pierres brutes ou des bétyles, la notion de la Montagne sacrée et de la Contrée suprême, celle des cycles cosmiques, etc., sont autant d'indices de cet héritage traditionnel immémorial.

Mais l'Islam, ouvert par vocation surnaturelle à toutes les formes de révélation authentiques, prophétiques ou sapientiales, a joué en outre d'un rôle d'intégration à l'égard, non seulement du Mazdéisme et de l'Hermétisme kaldéo-égyptien, mais encore du courant pythagoricien et platonicien qui, contrairement à ce qui avait eu lieu en Europe, s'était maintenu dans le milieu arabo-persan avec une continuité qui lui avait permis de conserver vivants ses fondements ésotériques (111). Ainsi peut-on dire que, par sa capacité providentielle d'accueil et de synthèse de tous les modes de la Prophétie universelle, c'est l'Islam qui pouvait, entre tous, discerner le nom du Graal écrit dans les étoiles.

Car le Graal, dans sa signification macrocosmique la plus générale, représente le dépôt spirituel et doctrinal de la Tradition primordiale. Tel est le sens de la légende qui le fait recouvrer par Seth au Paradis terrestre. Si donc il n'est pas inexact d'attribuer aux Celtes sa conservation jusqu'à l'époque du Christ, comme le font certains, cela signifie que les Celtes comptent parmi les détenteurs réguliers de la Tradition primordiale, mais non pas qu'ils furent les seuls, ce qui serait d'ailleurs trop évidemment inexact. Il est donc parfaitement légitime, du point de vue traditionnel, d'admettre conjointement la validité des trois généalogies distinctes qui se laissent discerner dans sa légende: celtique, chrétienne et orientale de filiation islamique. Ce point de vue, qui, en de telles matières, ne peut que récuser tous les autres, est le seul qui puisse rendre compte de l'apparente opposition entre les données également valables qui lui assignent tour à tour l'une ou l'autre de ces origines. Il est vrai qu'en venant en terre celtique par le commandement divin, le Graal se rejoignait en quelque sorte lui-même. Mais il est aussi vrai, comme le montre son retrait final, que sa véritable patrie est dans cet Orient à la fois physique et spirituel où toutes les traditions, depuis les temps historiques, s'accordent pour situer le Centre du Monde. Il n'est peut-être pas indifférent de signaler à ce propos que, dans les visions d'Anne-Catherine Emmerich, le Vaisseau qui recueillit le Corps et le Sang divins est celui-là même qui servit à Melki-Tsedeq pour instituer le sacrifice du Pain et du Vin en présence du père des trois traditions monothéistes. On notera enfin que, d'après Robert de Boron, le motif donné d'En-Haut pour la migration du Graal à l'extrême Occident est que « le monde va et ira en avalant », ou, selon la version en vers, que ...

 

li monz va avant

Et tous jours en amenuisant.

 

Cette mise en relation de l'Occident, lieu où le soleil se couche, avec l'accélération et la déchéance fatales du siècle, pose implicitement l'Orient comme lieu de primordialité et de retour aux origines. Pour en saisir toute la signification, il faut savoir que l' "orientation" sacrée de la Chrétienté n'avait pas seulement la valeur d'une réminiscence paradisiaque, mais aussi, et surtout, celle d'une intention spirituelle et eschatologique en rapport avec la notion d'une structure sacrale du monde, ordonnée au « Paradis » comme à son propre Centre et au principe de sa rénovation apocalyptique. Cette migration providentielle apparaît donc bien, en définitive, comme visant, au plein sens du mot, une « ré-orientation » de l'Occident.

Que la révélation du Graal ait été pour le monde chrétien un évènement nouveau et saisissant, on peut le voir dans sa soudaineté, dans fécondité extraordinaire, dans le changement de niveau spéculatif avec les enseignements légendaires antérieurs, y compris celui de la Table Ronde, et surtout dans le caractère direct de son affirmation théophanique. Si la filiation avec le bassin ou « chaudron », celtique est hors de doute (Taliésin parle d'une descente d'Arthur aux enfers à sa recherche), c'est au prix d'une transfiguration, car celui-ci n'apparaissait plus alors que dans les contes populaires gallois et dans un état de dégradation magique. Le cycle arthurien proprement dit, d'origine bretonne, n'en fait aucune mention. Aussi a-t-on pu dire qu' « il n'existe dans aucune des littératures celtiques si riches qu'elles soient, aucun récit qui ait pu servir de modèle aux compositions si variées que notre littérature médiévale a tirées de ce sujet (le Graal) (112) ». Quant au légendaire chrétien, si l'on y trouve la première partie de l'histoire de Joseph d'Arimathie, il garde un silence complet au sujet du Graal, et le passage souvent cité à son propos de la Gemma animae d'Honorius d'Augsbourg ne ferait que confirmer ce silence plutôt que le rompre. Il est d'ailleurs remarquable de constater que la légende sur l'apostolat de Joseph en Grande-Bretagne y demeure inconnue jusqu'au milieu du XIIe siècle. Sans doute, l'auteur anonyme de l'une des versions en prose assure-t-il que le Livre du Graal lui fut surnaturellement « baillé » sept cent dix-sept ans après la Passion, et Hélinand, en 1205, après avoir dit: Hanc historiam latine scriptam invenire non potui, ajoute-t-il : sed tantum gallice scipta habetur a quibusdam proceribus. Mais ce sont là des indications après coup ne changent rien à l'évènement lui-même.

Cet évènement, on l'a vu, se présente comme lié aux sources les plus profondes, non seulement de la spiritualité chrétienne, mais de la communauté traditionnelle universelle. On ne saurait se tromper sur sa nature, qui est l'un des rares points sur lesquels toutes les versions montrent une unanimité invariable: il s'est agi de la revivification du Centre spirituel chrétien et de son dépôt sacré. Or il n'y a ici que deux hypothèses possibles: ou bien cette revivification est le seul fait des organisations initiatiques occidentales, chrétiennes ou celtico-chrétienne, ou bien elle a été inspirée et aidée par une intervention extérieure, c'est-à-dire de l'Orient, quels qu'aient pu en être les modes. Si la première hypothèse était la bonne - et pour nous en tenir à ce seul argument -, trouverait-on, pour le Graal, une autre forme et une autre « estoire » que celle du Vase christique? Il suffit, nous semble-t-il, de poser la question pour y répondre, et pour découvrir du même coup l'explication et la portée véritables de l'influence de l'Islam sur l'une des branches majeures de l' « Aventure souveraine ».
On objectera peut-être que, précisément, cette influence ne se constate que sur une seule branche. Nous répondrons que l'on doit plutôt s'étonner de la trouver aussi patente, alors qu'elle n'a été découverte que de nos jours sur l'oeuvre de Dante, où elle n'est plus discutée. On ne doit d'ailleurs pas attacher une importance décisive, soit à l'hostilité de certaines versions à l'égard des « Sarrasins », soit à leurs silences. L'action de l'Islam se situait sur un tout autre plan, et ne s'exerçait certainement pas sur les rédacteurs, dont l'anti-islamisme est probablement sincère, ni même, peut-être, si l'on excepte le cas de Wolfram, sur leurs inspirateurs directs. Il reste toutefois que la co-existence et peut-être la rivalité de deux courants doctrinaux séparés par de telles différences d'expression et d'intention symboliques a certainement été d'une extrême importance pour la destinée du Graal, et par contrecoup pour celle d'Occident. Car, comme nous allons le voir maintenant, le Graal, par sa présence, n'était pas seulement un principe de renouvellement spirituel, mais aussi une solution de l'histoire, et celle-ci impliquait, de la part du monde chrétien, des options qui, l'évènement l'a prouvé, n'étaient déjà plus à sa mesure.

 

 
98 Henri Martin, Histoire de France, op. cit., t. III p. 394.

99 Cf. le commentaire d'Auguste Le Prévost sur le passage où Orderic Vital rapporte ces prophéties, au livre XII de son Histoire Ecclésiastique, à l'année 1128 : « Les prédictions de Merlin, admises sans discussion, dès qu'elles parurent, furent placées, comme celles des Sybilles, à peu près sur la même ligne que les Livres Saints, soigneusement commentées dès le XIIème siècle et sans cesse citées respectueusement pendant toute la durée du Moyen-Age. » Cités par Hucher, op. cit., t. I, p. 504.

100 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 353.

101 Cité par Hucher, op. cit., t. I, p. 3.

102 Henri Hubert, Les Celtes, Renaissance du Livre, Paris, 1932, t. I, p. 40. Cit. suivantes, t. II, pp. 273 et 281.

103 Ibid., t. I, p. 217.

104 Jean Naudou, Protohistoire, in Histoire Universelle, t. I, Encyclopéde de la Pléiade, Paris, 1956, p. 68.

105 Ibid., p. 69. C'est nous qui soulignons.

106 Mohyddîn Ibn Arabî, Fuçûç el-Hikam, trad. T. Burckhardt, op. cit., pp. 25 et 26.

107 Henri Hubert, op. cit., t. II, pp. 230 et 231.

108 Jean Naudou, op. cit., p. 73.

109 B. G. Tilak, The artic Home in the Vêdas, Poona, 1925. Résumé dans Études Traditionnelles, n° 221, octobre 1938 et suiv. Sur tout ceci; v. aussi René Guénon, Le Roi du Monde, ch. IX ; La terre du Soleil, in Études Traditionnelles, janvier 1936, n° 193 ; Le symbolisme des Cornes, ibid., novembre 1936, n° 203. Sur les origines hyperboréennes de l'Orphisme et du Pythagorisme, par l'intermédiaire d'un Centre géto-thrace, v. Geticus, La Dacie hyperboréenne, in Études Traditionnelles, avril 1936, n° 196 et suiv. L'auteur n'hésite pas à voir là la localisation du Centre suprême à une certaine époque, d'après les indices tirés de l'archéologie et du folklore roumains.

110 Pour ces citations et références détaillées, cf. Festugière, La Révélation d'Hermès Trimégiste, op. cit., t. I, ch. II.

111 Cet aspect ésotérique du Platonisme et du Néo-Platonisme est mis particulièrement en évidence dans les écrits ismaëliens et ceux des Ikhwân eç-Çafa. Certains maitres musulmans voyaient dans Platon le Pôle de son époque, Abdul Karîm al-Jilî situe symboliquement sa station posthume sur le Demâwend, point culminant de l'Alborj-Qâf, résidence du Sîmorgh mystique. Sur la conjonction des courants néo-platonicen et indo-iraniens (hindou, mazdéen et autres), et leur récurrence dans l'ésotérisme islamique, cf. Reitzenstein, Plato und Zarathoustra, Leipzig, 1927, Reitzenstein, et Schaeder, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland, Leipzig, 1926 ; Henri Corbin, Étude préliminaire, op. cit., pp. 52 sq. ; Suhrawardî d'Alep, op. cit., pp. 10-11 ; terre Céleste, op. cit. ; aussi W. Iwanow, Brief Survey of the evolution of Ismaïlism, Bombay-Leyden, 1952. On trouvera dans ces ouvrages une bibliographie plus complète sur le sujet. Rappelons à ce propos les affinités relevés par divers érudits, tels J. Strzygowski, H. Glück. F. Kampers, F. von Suhtschek, entre le symbolisme du Graal et certaines données traditionnelles orientales (Iran et Inde en particulier). L'existence de ces affinités n'autorise pas à parler d' « emprunts », et la nature même du symbolisme traditionnel doit faire exclure, par exemple, l'idée du Parzival comme traduction ou imitation d'un hypothétique Parzivalnamah. Il ne s'agit pas ici, disons-le, encore de littérature, mais de symbolique sacrée, et l'échange n'est visible dans les symboles que parce qu'il a porté d'abord sur les réalités symbolisées. Cet échange n'a pu évidemment se faire avec des traditions éteintes ; il implique les voies et les moyens d'une spiritualité vivante, ceux-là mêmes que, par situation et par vocation, l'Islam était seul en mesure d'offrir.

112 J. Vendryes, Le Graal dans le cycle breton, in Lumière du Graal, op. cit., p. 74.

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - VII - Coup d’oeil sur les autres romans du Graal


 

Le problème théologique et intellectuel posé par la coexistence et la valeur respective des « trois fois » juive, chrétienne et islamique a été l'un des principaux objets de méditation du monde médiéval. Certains contes comme l'apologue bien connu des Trois anneaux, qui eut une large diffusion, laissent voir en quels termes d'identité il se posait et donnent à entendre que les élites, tout au moins, étaient bien conscientes du fait qu'il n'avait de solution qu'au plan ésotérique (94). Mais pour trouver d'autres exemples d'une audace calculée telle celle du Parzival, sous son symbolisme transparent, il faut attendre Dante et les Fidèles d'Amour, qui n'étaient d'ailleurs que les successeurs d'une même école; encore les audaces de ces derniers concernaient-elles plutôt le « mystère impérial », la question de l'unité traditionnelle, qui lui est nécessairement liée, ayant dû être occultée sous la pression des circonstances créées par l'abolition de l'Ordre du Temple. On se demandera toutefois, si les autres romans du Graal, à défaut de prises de position aussi nettes que chez Wolfram, ne montrent pas de traces d'influences ou de tendances analogues.

Nous avons vu que le Perceval de Chrétien de Troyes, bien que procédant certainement de la même source que le Parzival, d'après son analyse même aussi bien que d'après les affirmations de Wolfram, n'offre, au moins apparemment, aucun indice de ce genre, et nous avons estimé pouvoir conclure que c'était là, sans doute, l'un des principaux griefs de ce dernier. Nous avons toutefois relevé chez Chrétien la trace d'une doctrine d'invocation des Noms divins, laquelle, pour autant qu'elle ait existé dans l'ésotérisme chrétien, ne peut être que d'origine judaïque ou islamique. Ce fait ne ferait que confirmer, s'il en était besoin, la véracité de Wolfram quant à l'existence d'une tradition provençale du Graal, d'origine orientale et de filiation islamique, dont Chrétien aurait été publiquement le premier interprète, sinon le plus fidèle. Les attaches des comtes de Flandre avec les Croisades peuvent plaider dans le même sens. Quant à l'Estoire dou Graal de Robert de Boron, elle semble se référer à une tradition purement chrétienne, dont on a voulu voir des jalons dans des textes comme l'Évangile de Nicodème et la Gemma animae d'Honorius d'Augsbourg. Mais le premier n'offre qu'une partie de la légende de Joseph d'Arimathie, et le second qu'une similitude d'interprétation du symbolisme de la messe; on n'y trouve pas d'allusion à la légende proprement dite du Saint Vaisseau. Pourquoi celle-ci ne se manifeste-t-elle qu'à la fin du XIIe siècle, alors que les reliques de Joseph étaient vénérées depuis plusieurs siècles à Moyen-Moûtier, puis à Glastonbury? On peut dire, certes, qu'il y avait là, pour les « grands clercs » qui ont déposé les « grands secrets » du Saint-Graal dans le « grand livre » dont Robert se dit tributaire, un moment d'opportunité spirituelle qui, comme pour l'oeuvre de Chrétien et à sa suite, commandait cette manifestation. Mais il y a lieu de penser que, si ce moment n'est pas apparu plus tôt, c'est qu'il est dû à un concours précis de circonstances favorables en tête desquelles il faut placer, d'une part la reviviscence celtique du XIe siècle que l'on a appelée le Néo-Druidisme, d'autre part et surtout les contacts pris avec l'Orient à l'occasion des Croisades. Notons à ce propos que Gautier de Montbéliard, patron de Robert, se croisa en 1199, et que, d'après Hélie de Boron, son parent auteur d'un épilogue du Tristan de Luce de Gast, la famille de Boron était alliée à celle des Barres, qui comptait des membres ayant commandé en Orient et même un Grand Maître du Temple.

Parmi les oeuvres postérieures, nous avons vu que seul le Nouveau Titurel d'Albrecht, écrit vers 1270, et où se trouve d'ailleurs inséré le fragment épique du Titurel de Wolfram lui-même, offre des rapports évidents avec le Parzival dont il se présente comme un complément et une continuation. Albrecht reprend l'histoire des ascendants de Parzival, notamment de Titurel et Gahmuret. Il expose comment, après avoir fixé la résidence du Graal aux confins nord-est de l'Espagne, Dieu le transporte finalement, et en raison de l'accroissement du péché sur la terre, dans l'Inde, non loin du Paradis terrestre, où il est confié à la garde du Prêtre Jean lui-même. Le Temple du Graal en Espagne, construit sur les plans de Dieu lui-même et « disposé comme le Palais majestueux que le Prêtre Jean avait élevé dans l'Inde sur l'ordre du Ciel », était une construction merveilleuse, bâtie sur le même type circulaire, ternaire et rayonnant que les sanctuaires de l'Ordre du Temple, consacrée comme celui-ci au Saint-Esprit, et gardée par des « Templistes » (95). Il s'agit donc bien d'une oeuvre de la même école, avec des développements que le Parzival ne faisait qu'amorcer.

Le Nouveau Titurel présente avec tous les autres textes des deuxième et troisième époques un contraste aussi frappant que le Parzival avec ceux de Chrétien et de Robert, dont ils dérivent. On relève toutefois dans les oeuvres en prose rattachées au cycle dit de Map certains indices intéressants pour notre propos: l'un d'eux est l'écu blanc à croix vermeille donné par Joseph d'Arimathie à Evalach, roi de Sarras, baptisé sous le nom de Mordain et ancêtre de Galaad. Cet écu, qui attendra quatre cents an l'élu qui doit s'en armer pour achever la Quête, avait procuré à Evalach en péril le secours de Dieu sous espèces d'un chevalier blanc porteur, lui aussi, d'un écu blanc à croix vermeille, qui fut l'artisan de sa victoire, puis de son baptême et enfin de la consécration de Sarras comme Cité du Graal. Si l’on se souvient que la croix vermeille avait été imposée en 1146 par le pape Eugène III, disciple de Saint Bernard, sur le manteau blanc des Templiers comme un privilège exclusif de l'Ordre, on pourra voir là une allusion assez nette à ce dernier - en se souvenant que la symbolique médiévale ne tenait pas compte du temps -, ce qui concorderait avec les influences cisterciennes reconnues à la Queste du Graal, et avec les liens étroits qui unissaient notoirement les deux ordres de Cîteaux et du Temple. Un autre indice est la ville de Sarras elle-même, dont l'auteur prend bien soin de dire que c'est d'elle que les Sarrasins sont issus, et non pas de Sarah, femme d'Abraham. Dans cette ville d'Égypte se trouvait le « Palais Espéritueus », depuis des temps très anciens puisque le prophète Daniel, en route vers la captivité, en avait lu le nom écrit en hébreu sur sa porte. C'est là que Joseph d'Arimathie, à son départ de Palestine, vint fonder sa communauté et établir le siège du Graal, et c'est là que devait parvenir plus tard le descendant d'Evalach-Mordrain, Galaad, porté par la nef de Salomon, pour être admis à voir « apertement » le Graal et achever la Queste. Il y a là une allusion assez claire à un centre spirituel antérieur au Christianisme, avec l'indication, à mots couverts, d'une jonction, sur la terre d'Égypte, des trois ésotérismes judaïque, chrétien et islamique. Cette jonction est confirmée pour les deux premiers par le fait que, dans un autre passage, Galaad, le sceau de la chevalerie, est donné comme la fin du lignage de Salomon, à l'intention de qui le roi-prophète avait fait construire d'avance la nef sacrée, « signifiance de la nouvelle maison » de Dieu. On ne peut s'empêcher d'observer que c'est précisément d'Égypte qu'est originaire la tradition hermétique qui devait, au haut Moyen-Âge, s'incorporer à la fois au Judaïsme, au Christianisme et à l'Islam. L'Hermétisme est mis traditionnellement en rapport avec Héliopolis, la ville du Soleil. Or le plus beau temple de Sarras était le Temple du Soleil, et les Sarrasins le « tenaient en grand honneur (96)... ».
Lorsque nous avons parlé d'un contraste du Parzival et du Titurel avec les autres branches du Graal, il va de soi que nous n'entendions pas minimiser la valeur propre de ces données. Le contraste ne porte pas sur les éléments traditionnels même, mais sur leur utilisation dans le corps de l'oeuvre et la lumière où ils sont placés. On ne trouve ici, en effet, aucune des notions capitales qui caractérisent si fortement l'oeuvre de Wolfram et celle d'Albrecht: la notion de l'universalité du Graal, celle du lien avec l'Islam et le Prêtre Jean, celle de l'Ordre et de l'Empire du Graal. L'assignation à Sarras de l'origine véritable des Sarrasins n'est pas autrement exploitée si ce n'est dans un sens hostile, et il n'importe guère ici que, cette hostilité soit feinte ou réelle. Le Graal, d'autre part, y devient si spécifiquement chrétien, malgré la référence à Salomon, que son histoire est donnée comme l'une des trois seules choses que le Christ ait jamais écrites de sa main (les deux autres étant la prière dominicale et les paroles écrites sur la terre à propos de la femme adultère), et la seule qu'il ait écrite après sa résurrection. Mais en outre l'influence de l'Église dans les oeuvres secondaires es assez sensible pour qu'un commentateur ait pu dire que la Queste du Graal « faisait tout rentrer dans l'ordre romain » (97). Sans souscrire à cette affirmation, pour autant que l'on entende par « ordre romain », la seule discipline exotérique, on doit reconnaître qu'il y a là une tendance nette, particulièrement apparente dans les versions respectives de l'occultation finale du Graal: chez Wolfram, bien que « caché à tous les yeux », il demeure sur la terre d'Occident; chez Albrecht il se retire auprès du Paradis terrestre, mais reste présent ici-bas; dans la Queste, par contre, il est enlevé au ciel.

Cet aperçu sommaire, que nous avons dû borner aux traits principaux, permet de se rendre compte que, si le mystère du Graal est unique dans son fond spirituel, il a donné lieu à un enseignement assez divers quant aux développements doctrinaux de sa « matière » symbolique. C’est là un fait dans l'interprétation duquel on ne saurait montrer trop de prudence. Il est pourtant un point qui ne soulève pas de doute, étant de simple constatation: les branches issues de Chrétien et de Robert se sont unies autour du thème du Vase christique pour constituer le puissant courant dont devaient naître, après les oeuvres parallèles d'un anonyme et de Geucher de Denain, celui-ci suivi des continuations de Mannessier et Gerbert de Montreuil, le grand cycle de Lancelot (Lancelot proprement dit, Queste du Graal, Morte Artu) que Dante appelait les ambages regis Arturi pulcherrimae, et enfin le Perlesvaus, tandis que la branche issue de Wolfram, bien que moins féconde, affirmait sa rivalité avec le Titurel d'Albrecht. On reconnaît là deux courants disctincts, ml'un strictement occidental, expression d'une école ou plutôt d'un groupe d'écoles sans doute en rapport avec les Ordres de Saint-Benoît (par Glastonbury notamment) et de Cîteaux, l'autre de filiation orientale et exprimant la doctrine de l'Ordre du Temple. Mais avant d'essayer de pénétrer le sens de cette dualité, il nous faut examiner ce qu'ont représenté, dans la pensée du Moyen-Âge, le symbolisme arthurien et la notion de l'Empire.

 
94 V. Ce conte, sous ses différentes versions, dans Gaston Paris, La poésie au Moyen-Age, Hachette, Paris, 1906, t. II. Dans celle qui paraît la plus ancienne, la question de la valeur respective des religions est posée par le roi Pierre d'Aragon (1095-1104) à un Juif, qui se tire de la difficulté en contant l'histoire d'un père léguant à ses deux fils deux pierre également précieuses, et qui conclut : « Envoie, ô Roi, un messager au Père qui est aux Ceux ; c'est Lui qui est le grand Joaillier et il saura indiquer la différence des pierres. » Dans le Novellino (fin du XIIIè siècle), un Juif également est mis à l'épreuve sur le même sujet par Saladin, et lui répond par la parabole des Trois Anneaux : « Chacun (des fils) croyait avoir le bon, et personne n'en savait la vérité, si ce n'est leur père. Ainsi en est-il des Fois, Messire ; les Fois sont trois : le Père, qui les a données, connaît la meilleure, et des fils, c'est-à-dire nous, chacun croit qu'il a la bonne. » Dans le Décaméron de Boccace, histoire identique. Mais ici le Juif s'appelle Melki-Tsedeq... Boccace, on le sait, était Fidèle d'Amour.

95 Cf. Oswald van den Berghe, Le Temple du Graal, in Annales Archéologiques, t. XVII, juillet 1857, pp. 216 à 226.

96 Hucher, op. cit., t. III, p. 130.

97 René Nelli, Le Graal dans l'ethnographie, in Lumière du Graal, op. cit., p. 34.

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - VI - Le Temple et l’Islam


                         Un Chrétien et un musulman jouant aux échecs (+/-1200)

 

Le rôle du Temple en Europe, on l'aura sans doute reconnu, ne se conçoit que comme une extension et un achèvement de son rôle oriental de gardien de la « Terre Sainte », et cela montre encore que ses fonctions militaires n'étaient pour lui que l'aspect extérieur et le symbole de la véritable Guerre Sainte, dont la fin est la Paix dans tous les ordres, mais d'abord dans l'ordre spirituel. C'est dans cette perspective que l'on doit se placer si l'on veut juger exactement son attitude à l'égard de l'Islam, dont l'ambiguïté apparente n'est autre que celle d'un trait d'union qui dut se maintenir jusqu'au sein de la guerre. On doit d'ailleurs se souvenir que les deux populations chrétienne et musulmane d'Asie vivaient dans la meilleure intelligence, comme d'ailleurs celles d'Espagne et de Sicile, et entretenaient d'étroites relations dont on trouve la trace dans la création d'une monnaie commune, de même titre que le dinar et portant à la fois des devises latines et coraniques, dans les alliances, les mariages, les traités commerciaux, les permis de chasse que se délivraient réciproquement les chefs des deux camps, etc. (72).

Que les Templiers aient joué un rôle important dans cette entente, on peut le voir d'après l'anecdote suivante, tirée de la chronique de l'Erachs, où parle l'émir Ousâma, ambassadeur du vizir de Damas: « Lorsque je visitais Jérusalem, dit cet auteur, j'entrai dans la mosquée Al-Aqsâ qu'occupaient mes amis les Templiers. A côté se trouvait une petite mosquée que les Francs avaient convertie en église. Les Templiers m'assignèrent cette petite mosquée pour y faire mes prières. Un jour j'y entrai, je glorifiai Allâh. J'étais plongé dans la prière lorsqu'un Franc bondit sur moi, me saisit et me tourna le visage vers l'Est en me disant: « voici comment l'on prie! » Une troupe de Templiers se précipita sur lui, se saisit de lui et l'expulsa. Puis ils s'excusèrent auprès de moi et me dirent: "C'est un étranger qui vient d'arriver du pays des Francs; il n'a jamais vu quelqu'un prier sans être tourné vers l'Est (73). »

« En Orient, dit E. Rey, les grands maîtres étaient de véritables princes indépendants, ayant leurs officiers, leurs forteresses et leurs armées particulières (74). » Ils parlaient fréquemment l'arabe, et comptaient dans leurs troupes et parmi leurs commensaux de nombreux musulmans (75). Cette indépendance les mettait en situation, non seulement de traiter de leur chef avec les émirs, mais encore de servir habituellement d'arbitres dans les traités que ceux-ci passaient avec les latins, les Musulmans exigeant leur garantie « parce qu'ils les considéraient comme hommes purs, incapables de faillir à leur parole (76) ». Dans plus d'un cas, on voit les Grands Maîtres liés d'amitié personnelle avec les sultans, tel Guillaume de Sonnac avec le sultan du Caire, au temps de saint Louis: « Pour telle contenance et pour plusieurs autres les crestiens de Syrie estoient en soupçon que le mestre du Temple ne feust leur contraire. Mais les Templiers disoient que telle amour monstroit-il et telle honneur lui portoit por tenir la terre des crestiens en pais et qu'elle ne feust guerroiée du Soudan ne des Sarrasins (77). »

Qu'il se fût agi d'autre chose que la paix au sens ordinaire, on peut s'en rendre compte à travers l'accusation portée contre eux d'avoir conclu des pactes secrets (pactiones secretas) avec les Musulmans, notamment d'avoir obtenu, moyennant l'introduction d' « erreurs » dans leur Règle, leur appui matériel et leur « recommandation ». Imputation apparemment absurde, mais qui ne fait que défigurer un fait réel, à savoir l'existence de fondements doctrinaux à cette attitude délibérément pacifique. On en a la preuve la plus éloquente dans la résolution que prirent de nombreux Templiers d'Espagne, au début des persécutions, et retenue au procès comme l'un des signes de « connivence », de « passer tout entiers aux Sarrasins » (se transtulerunt omnino), alors qu'il leur était possible d'entrer dans d'autres ordres (78).

Il va sans dire que les relations du Temple avec l'Islam étaient avant tout d'ordre initiatique. « Dans les pays d'Orient, dit à ce propos Armand Bédarride, (les Templiers) armaient chevaliers des catholiques grecs, hostiles à la papauté, et même, chose plus extraordinaire, des Musulmans appartenant à certaines sectes ésotériques pourvues d'une initiation analogue à la leur (79)... » Tel fut le cas de Saladin lui-même à qui, d'après l'Ordène de Chevalerie, poème du début du XIIIe siècle, l'Ordre fut donné par Hugues de Tabarie en 1187. Tel fut aussi celui de son frère Malik el-Adîl, que Richard Coeur de Lion arma chevalier en 1192. Malik el-Adîl était celui-là même qui, en pleine bataille, avait envoyé deux chevaux à Richard démonté, « parce qu'il n'est pas convenable qu'un roi combatte à pied », et auquel ce dernier, sans l'opposition de Rome, aurait donné sa soeur en mariage, avec le projet de réaliser un condominium chrétien-musulman sur Jérusalem.

Parmi les ordres musulmans avec lesquels le Temple contracta ces liens de fraternité spirituelle, l'histoire a gardé surtout le souvenir de celui des Assassins. Celui-ci était une branche ismaélienne du Shiisme des Indes, très fermée et fortement hiérarchisée, que l'on appelait en Orient les Batinyiah (les « intérieurs » ou ésotériques). Fondée une cinquantaine d'années avant lui, elle s'était établie en Perse en 1090 pour s'étendre rapidement jusqu'en Irak et en Syrie. On a signalé à plusieurs reprises les étonnantes ressemblances des deux ordres: tous deux étaient à la fois initiatiques et militaires; tous deux portaient le titre de "gardiens de la Terre Sainte" (le mot "assassin", que l'on a voulu faire dériver de haschichin, est beaucoup plus probablement une transcription du pluriel de l'arabe assas, gardien; on le trouve au XIIIe siècle sous la forme assasi), et le Jihâd des Assassins avait la même signification que la guerre sainte du Temple, si les méthodes différaient. Ils jouaient auprès des pouvoirs constitués le même rôle de surveillance et de conseil. Leur hiérarchie, double dans les deux cas (extérieure et secrète), présentait des caractères communs, et leurs couleurs emblématiques, blanche et rouge, étaient les mêmes. Dès la fondation du Temple en 1118, alors que celui-ci ne comptait encore que neuf membres, on constate son alliance avec les Assassins, alliance qui ne devait pas se démentir jusqu'à la disparition de ces derniers au début du XVIe siècle. Les Templiers, moyennant un tribut symbolique, avaient autorisé leurs confrères musulmans à se fortifier dans le Liban, ce qui est assez significatif si l'on se souvient du principe médiéval de la justitia terre concernant l'immunité de toute terre chrétienne, correspondant d'ailleurs à un principe identique visant la terre musulmane (80).
L'histoire et la doctrine de cet Ordre, défigurées par ce qu'Henry Corbin appelle les « romans des historiens anti-ismaéliens », sont beaucoup mieux connues grâce aux travaux récents. Nous nous bornerons à signaler ici que l'eschatologie ismaélienne de l'Imâm invisible, hypostase permanente du Verbe, est substantiellement identique à celle de l'Empire universel dans l'ésotérisme médiéval de tradition templière, et qu'il en est de même de la notion du Temple spirituel, comme en témoigne ce passage du Diwân de Nasir-e Khosraw que cite Henry Corbin: « La signification apparente (exotérique, zâhir) de la prière, c'est adorer Dieu avec des postures du corps, en orientant son soprs vers la qibla des corps, laquelle est la Kaaba, le Temple du Dieu Très-Haut sis à la Mekke. L'exégèse spirituelle du sens ésotérique (ta'wîl-e bâtin) de la Prière, c'est adorer Dieu avec son âme pensante, en s'orientant, pour la recherche de la gnose du Livre et de la Religion positive, vers la qibla des esprits, laquelle est le Temple de Dieu, ce Temple en qui est renfermé la Gnose divine, je veux dire l'Imâm en Vérité, - sur lui soit le salut.(81) » On a noté plus haut, d'autre part, l'assimilation, dans le même texte, de la Quête de l'Imâm à la Quête de la Pierre de la Kaaba céleste, l'un de ceux dont s'est autorisé Henry Corbin pour conclure: « Je crois que l'on peut dire que la « quête de l'Imâm » représentait pour un Ismaélien ce que la « quête du Graal » représentait pour nos chevaliers mystiques et nos ménestrels (82). »

L'Ordre des Assassins, malgré ses caractéristiques spéciales, n'était d'ailleurs pas un fait isolé en Islam à cette époque, et des institutions chevaleresques existaient chez les Musulmans d'Orient et d'Espagne bien avant l'apparition de la Chevalerie en Europe. Nous nous référerons d'abord, à ce sujet, à l'étude de Hammer-Purgstall, intitulée Sur la Chevalerie des Arabes antérieure à celle de l'Europe et sur l'influence de la première sur la seconde (83). Hammer étudie d'abord la signification exacte du mot arabe ghaloub, passé dans la langue provençale sous la forme galaubia: « espèce d'exaltation qui porte un homme à rechercher la gloire dans le combat, bravoure des armes. En arabe, selon Hammer, ghâleb doit se traduire, non par « vainqueur », mais par « celui qui prévaut ». C'est une des désignations d'Alî, de même que le mot fatâ, chevalier, héros, selon le hadîth: « Il n'est point d'épée que Dhû-l-Faqâr (surnom de l'épée d'Alî) et point de fatâ qu'Alî. » Le substantif futouwwat se traduit par chevalerie, libéralité, générosité, mais le sens de base, qui semble avoir échappé à Hammer, est celui d' « abnégation ». La futouwwat est une institution de chevalerie, et le fatâ est le grade de chevalier, « conféré, non par les princes, mais par les sheiks » (maîtres spirituels, chefs d'organisations initiatiques). Hammer ajoute: « Le calife de Bagdad Nassir lî dîni-Llâh, dont le règne de quarante-cinq ans embrasse la période de 1180 jusqu'à 1225 de l'ère chrétienne, était l'un des princes les plus romanesques et les plus chevaleresques dont l'histoire orientale fasse mention. L'Histoire d'Abûl Feda et les tablettes chronologiques de Hadj Khalfa font deux fois mention de l'acte de futouwwat, conféré, la première fois, l'an 578 (1182): « Le calife Nassir revêtu du vêtement de la Chevalerie par le Sheik Abdu-l-Djabbar. » Cette cérémonie était accompagnée d'un toast bu dans la Coupe de Chevalerie (ka'su-l-futouwwat). Ce passage, extrêmement important pour l'histoire de la Chevalerie, donne en même temps l'explication la plus naturelle du Graal, ce vase merveilleux confié à la garde des Templiers, auquel ceux-ci n'ont pas manqué d'attacher un sens gnostique, comme les inscriptions arabes de ces vases le prouvent... » Hammer poursuit: « Le temps qui s'est écoulé entre le mot du Prophète, qui déclarait... son gendre Alî le chevalier par excellence à la bataille d'Ohoud (624) et les ambassades chevaleresques du calife Nassir lî-dîni-Llâh (1210) embrasse six siècles, de sorte que la chevalerie arabe est de quatre siècles plus ancienne que l'européenne... Il est bon de remarquer que le calife Nassir... était contemporain de Saladin, auquel il avait envoyé un diplôme de prince, un an plus tôt qu'il n'avait été reçu lui-même du grade de chevalier par le sheikh Abdul-Djebbar. Or le temps de Saladin, de Richard Coeur de Lion, du duc Léopold d'Autriche et du roi Philippe-Auguste, c'est-à-dire la fin du XIIe siècle, est la plus belle époque de la chevalerie chrétienne. Cette époque, datant de la fondation des Templiers, après la prise de Jérusalem, était à son apogée cent ans après, à la prise d'Acre par les Croisés, et finit avec la perte de cette place et l'évacuation de toute la Syrie en 690 (1291). » Hammer ajoute enfin: « Comme Alî est la fleur et le prototype des chevaliers arabes, et que Ghâlib, c'est-à-dire celui qui prévaut, est un de ses noms, la liaison qu'il y a entre les idées et les sentiments de chevalerie, attachés par les Provençaux aux différentes formes de galoubié et le nom du premier chevalier de l'Islam, saute aux yeux. »

Citons d'autre part, sur la chevalerie musulmane d'Espagne dont on relève l’existence un siècle avant la fondation du Temple, la note suivante d'Antonio Conde dans son Histoire de la domination des Arabes en Espagne, rapportée par Fauriel: « Ces musulmans rabites ou garde-frontières menaient une vie très austère, se consacraient volontiers à l'exercice perpétuel des armes, et s'obligeaient par voeu à défendre leurs frontières contre les attaques des guerriers chrétiens. C'étaient tous des chevaliers d'élite. Il ne leur était pas permis de fuir; ils devaient combattre intrépidement, et mourir plutôt que d'abandonner leur poste. Il est très probable qu'à l'exemple de ces rabites se formèrent, tant en Espagne que parmi les chrétiens d'Orient, ces ordres militaires si célèbres par leur bravoure et les services qu'ils rendirent au Christianisme. Il y a une grande ressemblance entre les deux institutions (84). »

Que doit-on conclure de tout cela? On peut écarter d'abord l'idée d'une imitation de l'extérieur, comme incompatible avec la notion même d'initiation. On ne peut retenir davantage celle d'une filiation directe, pour plusieurs raisons dont la première est l'existence avérée d'un ésotérisme chrétien. La vérité est, selon nous, dans cette conjonction des deux ésotérismes, au sens spirituel et technique du mot, que nous avons essayé de définir plus haut. Seule elle explique l'extraordinaire perméabilité du monde chrétien aux influences islamiques, et la ressemblance paradoxale des institutions chevaleresques de part et d'autre. Il faut, en effet, ne pas perdre de vue que les modes d'expression d'une spiritualité vivante ne s'importent ni ne s'improvisent. Ils supposent des possibilités préexistantes faute desquelles ils n'auraient qu'une existence factice et rapidement caduque. Le rôle d'une tradition fraternelle ne saurait être que d'en provoquer l'actualisation ou régénération. Il est normal et nécessaire qu'elle lui prête pour cela l'aide de ses propres formules; et c'est là ce qui explique que des institutions indiscutablement chrétiennes à tous égards puissent s'affirmer avec des traits apparemment empruntés. Ce rôle, l'Islam l'a très consciemment joué, et l'on peut penser qu'il s'est étendu bien au-delà de ses signes visibles. C'est là, en particulier, la pactio secreta véritable du Temple, grâce à laquelle « en cele religion est florie et réssucitée ordre de Chevalerie ».
Tout ceci n'implique pas que l'on doive suivre Hammer quand il fait dériver le Graal de la Coupe de Chevalerie. Leur rapport réel n'est pas celui d'une dérivation, mais d'une analogie: la coupe se rattache en effet, ici, au symbolisme des breuvages initiatiques (85), tandis que la donnée du Graal, complexe en elle-même et par ses origines, qui remontent vraisemblablement à la Tradition primordiale, concerne directement le symbolisme des Centres spirituels; et c'est pourquoi son véritable correspondant islamique est la Pierre noir de la Kaaba.

Il reste d'autres traces d'une influence directe de l'ésotérisme islamique sur les Templiers. Citons pour mémoire les inscriptions arabes figurant sur certains objets d'usage rituel, dont l'authenticité est douteuse. Un indice plus énigmatique est la mention d'une invocation du Nom Allâh dans les dépositions à l'enquête de Carcassonne, - à propos de la prétendue idole devenue fameuse sous le nom de Baphomet -, mention qui se trouve rapportée également dans un témoignage à l'enquête de Florence. Un dignitaire, le précepteur d'Aquitaine, fait allusion à cette occasion à « un ami de Dieu, qui parlait à Dieu quand il voulait, et qui était le protecteur de l'Ordre (86) ». Quel pouvait être ce Protecteur, à qui était reconnu un si haut degré spirituel? Ce titre même implique une fonction supérieure à celle de la plus haute autorité de l'Ordre, et débordant le cadre de celui-ci. On ne peut s'empêcher de songer ici à ce que, d'après les lamas thibétains, F. Ossendowski rapporte du Roi du Monde, « qui peut parler à Dieu comme je vous parle (87) ». S'agissant de documents d'instruction, donc a priori fort sujets à caution, nous nous abstiendrons de tirer quelque conclusion de ce rapprochement entre une invocation du Nom Allâh et ce mystérieux Protecteur de l'Ordre, encore que des détails de ce genre soient plus probablement déformés qu'entièrement inventés. Il est en tout cas vraisemblable que l'on touche ici de près au fameux Secret des Templiers.

« Après la destruction de l'Ordre du Temple, dit René Guénon, les initiés à l'ésotérisme chrétien se réorganisèrent, d'accord avec les initiés à l'ésotérisme islamique, pour maintenir, dans la mesure du possible, le lien qui avait été apparemment rompu par cette destruction. » Ce lien fut à nouveau rompu au XVIIe siècle, époque où les derniers Rose-Croix se retirèrent en Orient. René Guénon remarque à ce sujet dans le même passage: « Il serait tout à fait inutile de chercher à déterminer « géographiquement » le lieu de retraite des Rose-Croix; de toutes les assertions qu'on rencontre à ce sujet, la plus vraie est certainement celle d'après laquelle ils se retirèrent au « royaume du Prêtre Jean », celui-ci n'étant autre chose qu'une représentation du Centre spirituel suprême, où sont en effet conservées à l'état latent, jusqu'à la fin du cycle actuel, toutes les formes traditionnelles qui, pour une raison ou pour une autre, ont cessé de se manifester à l'extérieur (88). »

C'est cette notion de Centre suprême qui donne à tous ces faits leur véritable portée, comme elle commande l'ensemble du symbolisme du Parzival. C'est là la véritable Terre Sainte de l'ésotérisme médiéval, chrétien, judaïque ou islamique. Ce dernier, en ce qui le concerne, s'y réfère assez souvent, quoique, bien entendu, d'une façon toujours plus ou moins voilée. On l'a vu plus haut à propos de la « Terre céleste ». L'enseignement des Frères de la Pureté (Ikhwân-ç-Çafâ) en offre un autre exemple sous le symbole de la « Ville spirituelle ». Cet ordre, de lignée shiite comme les Assassins, professait ouvertement, comme lui, l'universalité traditionnelle, et, notons-le en passant, faisant une large place aux sciences cosmologiques, en particulier à l'Alchimie (de al-Kîmyâ, la terre noire, substance médiatrice des transmutations, appelée aussi Ilm al-Hadjar, Science de la Pierre, celle-ci étant le Moyen de l'OEuvre, al-Iksîr, Iksîru-l-falâsifa, dont l'Occident a fait « élixir »). On trouve encore la mention du Centre suprême chez de grands maîtres du Çufisme comme Mohyddîn Ibn Arabî et Abdul-Karim al-Djili. Le premier y fait allusion dans plusieurs poèmes, et surtout dans la Préface de ses Futûhâtu-l-Mekkiyah, traduites et présentées pour la première fois en français par M. Michel Vâlsan dans son étude intitulée L'investiture du Sheikhu-l-Akbar au Centre Suprême. Les passages qui nous intéressent ne pouvant que difficilement s'isoler de leur contexte, nous prierons le lecteur de s'y reporter et citerons seulement les lignes suivantes de l'introduction de M. Vâlsan: « ... Le Sheikh al-Akbar expose sous la forme relativement incantatoire qui caractérise les textes liminaires des écrits islamiques, son accès au Centre Suprême de la Tradition Primordiale et Universelle, qu'il désigne ici plusieurs fois par le terme d'Al Mala'u-l-A'lâ, le « Plérôme Suprême » ou l' « Assemblée Sublime ». Cette Assemblée, située dans une région subtile dont les désignations rappelleront ce que les traditions de l'Asie Centrale disent de l'Agarttha, le Royaume caché du Roi du Monde, est présidée par l'Être mohammédien primordial dont la nature et les attributs, compte tenu des particularités de formulation islamiques, correspondent assez clairement à ceux que René Guénon a indiqué pour la personnification du Manu primordial et que la doctrine chrétienne... présente sous la figure du mystérieux Melki-Tsedeq « qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi semblable au Fils de Dieu » et qui « demeure prêtre à perpétuité » (Hébreux, VII, 1-3) (89).

Il y a d'autant moins lieu de s'étonner d'une participation commune consciente du Christianisme et de l'Islam au Mystère prophétique permanent désigné par l'Écriture sous la figure de Melki-Tsedeq, que c'est précisément celui-ci qui investit et bénit Abraham au nom du Dieu Très-Haut, et en lui les trois traditions monothéistes dont il est la racine. L'écriture dit qu'il demeure à perpétuité et son Ordre avec lui. Et c'est parce qu'ils sont membres de cet Ordre, et co-participant à ce qu'Esaïe appelle la "substance des mystères", qu'on a pu voir l'Islam et le Christianisme, l'un donner et l'autre recevoir cette assistance secrète qui a permis au Graal, c'est-à-dire à cette substance même cachée au coeur de toute tradition authentique et intacte, de refleurir un moment à découvert en Occident. Que l'Ordre du Graal ne fût rien d'autre qu'une expression de l'Ordre même de Melki-Tsedeq ou Roi du Monde, la seule mention du Prêtre Jean dans le Parzival suffit à l'attester, et l'on sait que, selon le Titurel, c'est auprès du Prêtre Jean que le Graal trouvera un refuge qui n'est en fait qu'un rapatriement90.

On se demandera peut-être si, en dehors des indices convergents que nous avons relevés dans cette étude - qui n'a du reste pas la prétention d'être complète - il existe une certitude positive quant à une volonté consciente d'assistance de la part de l'ésotérisme islamique à l'égard de l'ésotérisme chrétien. Cette certitude existe en effet, car, comme l'indique M. Michel Vâlsan encore dans son étude sur Les derniers hauts grades de l'écossisme et la réalisation descendante, « dans l'ésotérisme islamique, et selon sa « perspective » propre, il est dit que le Qutb (Pôle ou chef suprême de la hiérarchie initiatique et héritier spirituel du Prophète dont la fonction est représentée en permanence en Islam) accorde son secours providentiel, non seulement aux Musulmans, mais encore aux Chrétiens et aux Juifs... » (91). Pour montrer d'autre part comment, dans la doctrine de l'ésotérisme islamique, la notion du Pôle s'articule avec celle du Centre suprême, nous citerons cet autre passage de la même étude où l'auteur se réfère encore aux Futûhât al-Mekkiyah de Mohy ed-dîn Ibn Arabî: « D'après le Cheikh al-Akbar (Futûhât, ch. 73), le Pôle islamique et ses Imâms ne sont que des représentants de certains prophètes vivants qui constituent la hiérarchie fondamentale et perpétuelle de la tradition dans notre monde. Cette correspondance est indiquée selon une configuration spéciale de la hiérarchie supérieure islamique, dans laquelle le Pôle et les deux Imâms sont comptés dans le quaternaire des Awtâd, les Piliers, fonctions sur lesquelles repose l'Islam et dont les positions symboliques sont aux quatre points cardinaux. Ces Awtâd sont les « vicaires » (nuwwâb, sing. naïb) des quatre prophètes que la tradition islamique générale reconnaît comme n'ayant pas été atteints par la mort corporelle: Idrîs (Hénoch), Ilyâs (Élie), Aïssa (Jésus) et Khidr. Les trois premiers sont proprement des rusul, c'est-à-dire des « législateurs », mais qui n'ont plus le rôle de formuler quelque loi nouvelle du fait que le cycle légiférant est fermé avec la révélation mohammédienne. Le quatrième, Khidr, au sujet duquel il y a communément divergence quant à savoir s'il est un « prophète » (nabî) ou un saint (walî), correspondant, d'après le Cheikh al-Akbar, à une fonction de Prophétie générale qui, par définition normale du reste, ne comporte pas d'attribut légiférant. Ces êtres, ou plutôt ces fonctions, sont les Piliers (al-Awtâd) de la Tradition Pure (as-Dînu-l-Hanîfî) qui évidemment la Tradition primordiale et universelle avec laquelle l'Islam s'identifie en son essence. Il faut ajouter que si ces fonctions primordiales sont désignées ainsi par des Prophètes qui ne sont apparus que dans le cours du cycle humain actuel, ce n'est là, chez le Cheikh al-Akbar, qu'une façon d'appuyer, par des faits reconnus par la tradition islamique en général, l'affirmation de l'existence d'un Centre suprême hors de la forme particulière de l'Islam et au-dessus du centre spirituel islamique (92). »

Ces indications sont propres, croyons-nous, à achever de situer le rôle providentiel de l'Islam à l'égard du Christianisme dans sa véritable perspective. S'il était besoin d'autres preuves de ce rôle nous rappellerons les voyages en terre islamique (Syrie, Arabie, Maroc) attribués à Christian Rosenkreutz, le fondateur légendaire des Rose-Croix, héritiers spirituels du Templarisme, voyages où René Guénon, dans un passage déjà cité, voyait précisément la confirmation d'un accord des deux ésotérismes chrétien et islamique en vue d'un rétablissement des organisations initiatiques d'Occident après la destruction de l'Ordre du Temple, et de « maintenir dans la mesure du possible le lien apparemment rompu par cette destruction ». René Guénon ajoutait: « Cette collaboration dut se continuer par la suite... Nous irons même plus loin: les mêmes personnages, qu'ils soient venus du Christianisme ou de l'Islamisme, ont pu, s'ils ont vécu en Orient et en Occident (et les allusions constantes à leurs voyages, tout symbolisme à part, donnent à penser que ce dut être le cas de beaucoup d'entre eux), être à la fois Rose-Croix et Sûfis (ou mutaçawwifûn des degrés supérieurs), l'état spirituel qu'ils avaient atteint impliquant qu'ils étaient au-delà des différences qui existent entre les formes extérieures et qui n'affectent en rien l'unité essentielle et fondamentale de la doctrine traditionnelle (93). »

Bien que René Guénon, en écrivant ces lignes, n'ait sans doute pas pensé à Gahmuret et à Feirefiz, ne semble-t-il pas qu'il s'agisse là d'une explication, sous son aspect le plus précis, de leur ambiguïté spirituelle, et la traduction en clair d'un des thèmes principaux du Parzival? On a pu voir que ce thème, qui se rapporte à la constitution profonde de l'Ordre traditionnel universel, ne relève pas de la fiction, mais de réalités spirituelles qui s'expriment dans une doctrine inspirée directement d'un enseignement sacré, et transmise par des maîtres dont la connaissance de ces choses ne saurait pas plus être mise en doute que la sainteté. On a pu voir aussi que l'assistance que peuvent se prêter à un moment quelconque telles formes traditionnelles particulières n'implique aucune supériorité essentielle de l'une sur l'autre; qu'elle n'est nullement le fait d'individus ou de groupes isolés ou sans mandat, et ne relève enfin d'aucun dessein proprement humain de compétition religieuse ou politique. Il s'agit ici du mystère permanent de la Présence divine (Shekinah), de son instance dans l'homme et dans le monde, sans laquelle le monde s'évanouirait, et des modes de son actualité providentielle à tel moment de l'histoire, selon que les hommes et les nations s'en approchent ou s'en éloignent; selon, aussi, que certaines déficiences cycliques, non forcément accidentelles, peuvent amener tels éléments de l'Ordre total, mieux conservés et plus agissants, à prêter leur aide à tels autres, afin de maintenir sur des bases et avec des formules nouvelles. Le Graal était et demeure le symbole réel de cette Présence. Pas plus qu'elle, il n'est une fiction.






72 V. par exemple A. Luchaire, Innocent III, t. II, Hachette, Paris, 1907; E. Rey, Les colonies franques de Syrie aux XIIe et XIIe siècle, Paris, 1883. V. aussi les Extraits des historiens arabes des Croisades de Reinaud et l"Histoire des Croisades de Michaud, Paris, 1811-1822. Plus récemment J. Richard, Le Royaume latin de Palestine, Presses Universitaires, Paris, 1954.

73 René Grousset, qui cite ce passage dans son Épopée des Croisades (Plon, Paris, 1939), ajoute: « Les rapports entre émirs et chevaliers étaient si confiants qu'une seigneur franc proposa de prendre chez lui le fils d'Ousâma pour l'élever dans la 'science de la Chevalerie'. »

74 E. Rey, op. cit.

75 Le Grand Maître était notamment assisté réglementairement d'un « écrivain sarrazinois » et d'un turcople. Cf. Règle, op. cit., p. XVII.

76 Aboul-Faradj, Chronicum Ecclesiasticum, J.-B. Abeloos et T. J. Lamy, Lovanii, excud. C. Preters, 1872-1877, p.360.

77 Grandes Chroniques de France, pub. par J. Viard, Champion, Paris, 1932, t. VII, p. 135. Dans l'exemple cité cette amitié va jusqu'au lien rituel consacré par le mélange des sangs. Autre exemple, qui montre, sinon de l'amitié, du moins une considération exceptionnelle: en 1291, lors de la prise d'Acre, le sultan Malik el-Asraf annonce le prochain assaut au Grand Maître, Guillaume de Beaujeu, dans les termes suivants: « ... A vous, le Maître, noble Maître du Temple, salut et notre bonne volonté. Parce que vous avez été homme véritable, nous vous mandons lettres de notre volonté… » M. Melville, op. cit., p. 240.

78 Cf. G. Lizerand, op. cit., p. 122.

79 Bédarride, Le livre d'instruction du Chevalier Kadosh, Gloton, Paris, p. 15.

80 Sur les Assassins, v. J. de Hammer, Histoire de l'Ordre des Assassins, trad. Hellert et de la Nonais, Paris, 1833; Defrémery, Documents sur l'histoire des Ismaëliens ou Batîniens de la Perse, plus connus sous le nom d'Assassins, in Journal Asiatique, février-mars 1860; St. Guyard, Un Grand Maître des Assassins au temps de Saladin, Imp. Nat., Paris, 1877; Encyclopédie de l'Islam, Leyden-Paris, 1908, s. v. Assassins. Sur les doctrines ismaëliennes, v. les ouvrages d'Henry Corbin déjà cités, auxquels on peut joindre le Livre du Glorieux, in Eranos Jahbrich (band XVII), Rhein-Verlag, Zürich, 1950, et ceux de W. Ivanow, notamment, sur la hiérarchie ésotérique dans l'Ismaëlisme d'Alamût, On the Recognition of the Imâm, Bombay, 1947.

81 Henry Crobin, Études préliminaire, op. cit., p. 144.

82 Ibid., p. 30.

83 Journal Asiatique, janvier 1849.

84 Fauriel, op. cit., t. III, p. 319.

85 V. à ce sujet la note de M. Michel Vâlsan dans l'ouvrage posthume de René Guénon, Aperçus sur l'ésotérisme chrétien, op. cit., p. 47. Ces breuvages désignent symboliquement les quatre Sciences, qui sont, selon Mohyddîn Ibn Arabî, la « Science des états spirituels » (ilmu-l-ahwâl) à laquelle correspond le « Vin »; la « Science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq) à laquelle correspond l' « Eau »; la « Science des lois révélées » (ilmu-ch-charây'î) représentée par le « Lait », et la « Sciences des Normes sapientiales » (ilmu-n-nawâmîs) représentée par le « Miel ». Ces quatre substances, fait remarquer M. Vâlsan, sont celles des quatre sortes de ruisseaux paradisiaques, selon Cor., XLVII, 16-17. Il s'agit donc là de bien autre chose que d'un « toast » comme le voudrait Hammer.

86 Henri Martin, Histoire de France, Paris, 1871, t. IV.

 87 Ferdinand Ossendowski, Bêtes, Hommes et Dieux, Plon, Paris, 1953, 2e éd., p. 242.

88 René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., p. 249.

89 Michel Vâlsan, L'investiture du Sheikh el-Akbar au Centre suprême, in Études Traditionnelles, 1953, n° 311.

90 Nous ne traiterons pas plus à fond ici la question du Prêtre Jean, qui sortirait du cadre de ce travail et mérite une étude spéciale. Précisons seulement que l'on ne doit pas voir dans ce souverain, à la fois roi et prêtre, le Roi du Monde lui-même, mais l'un de ses représentants, et ce que René Guénon appelle le Chef de la « couverture extérieure » du Centre suprême. A l'époque qui nous occupe, et jusqu'à l'avènement de Gengis Khan et de ses successeurs, qui semblent avoir assumé dès lors certaines de ses fonctions temporelles, cette haute fonction traditionnelle prenait appui sur l'Église nestorienne, qui, durant cinq siècles, étendit son autorité sur la majeure partie de l'Asie, de la Perse jusqu'à la Chine. L'inscription de l'admirable stèle de Si-ngan-Fou, à laquelle nous avons déjà fait allusion, témoigne de rapports directs des Nestoriens avec la Contrée suprême, la mystérieuse Ts'in ou Syrie primordiale, et c'est vraisemblablement pourquoi le Nestorianisme était connu en Asie sous le nom de "religion lumineuse" (cf. F. Nau, op. cit.). Or la notion de cette "Syrie" symbolique revient à plusieurs reprises dans les écrits des Fidèles d'Amour, et de Dante en particulier. D'autre part, on constate que la croix à huit pointes du Temple et de l'Hôpital, et celle qui figure dans les armes du Languedoc, dont la réplique exacte de croix nestoriennes relevées sur des pierres tombales en Asie centrale. Les Nestoriens, qui s'appelaient eux-mêmes Chaldéens et disaient que Nestorius avait professé leur doctrine, et non l'inverse, eurent une part importante dans l'essor intellectuel islamique en Proche-Orient, et c'est par eux que les Arabes connurent les Grecs avant de les faire connaître à l'Occident. Depuis le temps du Prophète, que le maître nestorien Sergius Bahira fut le premier à reconnaître, jusqu'à la fin du Califat, les Musulmans leur accordèrent une amitié sans démenti qui allait beaucoup plus loin que la simple tolérance religieuse, et qui ne s'explique que par un accord profond sur le plan ésotérique. Nous en citerons seulement pour preuve ces indications d'Henry Corbin: « Il me paraît important de signaler... une constatation qui illustre les rapports entre mystiques de l'Islam et mystiques chrétiens syriaques, en ce domaine de l'expérience illuminative. Certes, notion et lexique remontent à des origines communes et lointaines, mais il y a plus. Wensinck s'était déjà attaché à montrer les concordances (et les emprunts) entre l'oeuvre d'Al Ghazâlî (+ 1111) et celle du grand docteur jacobite Bar-Hebraeus (+ 1286). Or, les allusions auxquelles recourt Suhrawardi dans le prologue de son Epître (Epître de la modulation du Sîmorgh, trad. partielle par H. Corbin, in revue Hermès, 3e série, III, 1939) pour décrire le Sîmorgh mystique, sont précisément reprises, et jusqu'à la concordance littérale, par Bar-Hébraeus dans le prologue du Book of the Dove (trad. Wensinck, Leyden, 1919, pp. 3-4). Il ne s'y agit plus évidemment du Sîmorgh, ni même de la colombe mortelle, messagère de Noé, mais du symbole mystique de l'Esprit-Saint » (Suhrawardi d'Alep, fondateur de la doctrine illuminative, G.-P. Maisonneuve, Paris, 1939, p. 45).

91 Michel Vâlsan, Les derniers hauts grades de l'Écossisme et la Réalisation descendante, in Études Traditionnelles, 1953, n° 309, p.225.

92 Ibid., n° 308, pp. 166-167.

93 René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., pp. 252-253.