dimanche 8 septembre 2013

Denys Roman - Les cinq "rencontres" de Pierre et de Jean *





 
 
 
En plus des exposés incomparables qu'il a écrits sur la doctrine métaphysique et sur les principes de l'initiation, cet esprit vraiment universel qu'était René Guénon nous a laissé des aperçus extrêmement précieux sur les sciences et les arts traditionnels, dont les sciences et les arts modernes ne sont, disait-il, que des « résidus » privés de toute « signification » un peu supérieure à la matérialité la plus immédiate.
 
Il estimait, par exemple, que la géographie couramment étudiée et enseignée de nos jours n'est que la dégradation d'une géographie sacrée dont il eut pourtant, avant sa mort, l'occasion de voir les
prodromes d'une sorte de renaissance (1). De même, la chimie et l'astronomie modernes sont les vestiges dégénérés d'une alchimie et d'une astrologie traditionnelles, qui n'ont d'ailleurs rien à voir avec ce que les occultistes et autres charlatans de nos jours désignent sous ces noms. Quant à l'histoire, dont les Modernes sont si fiers, Guénon pensait que ses « découvertes » sont d'autant plus sujettes à caution qu'elles ont trait à des époques plus reculées, la « solidification du monde » ayant fait disparaître tout ce qui, à de telles époques, avait pu dépasser le plan le plus matériel.
 
Pour lui, l'histoire « universelle » devait être interprétée à la lumière de la doctrine des cycles. Quant à l'histoire, plus limitée dans l'espace et dans le temps, du monde occidental, qui, durant les deux derniers millénaires, se confond avec la chrétienté, il convient, pour l'interpréter correctement, de tenir le plus grand compte du rôle qu'y a joué le Saint-Empire, héritier de l'Empire romain et par là de celui d'Alexandre, qui succédait lui-même aux empires orientaux dont il est question dans la prophétie de Daniel.
L'histoire des deux derniers millénaires est donc dominée par les vicissitudes des rapports de la Papauté avec le Saint-Empire, dont Guénon a parlé abondamment dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel. Mais à côté de ces relations, qui prirent assez rapidement le caractère d'une lutte parfois violente, il y eut aussi, au sein même du Christianisme, bien des démêlés entre la partie extérieure, visible de tous, de cette tradition, et sa partie intérieure cachée aux regards des profanes, et qui constitue  l'ésotérisme chrétien.
Nous ne nous arrêterons guère aux objections faites par beaucoup de chrétiens qui nient l'existence même de cet ésotérisme. Quand le Christ remercie son Père d'« avoir caché certaines choses aux sages et aux puissants, et de les avoir révélées aux petits », ces paroles peuvent très bien s'entendre comme condamnant l'orgueilleuse sagesse « mondaine » et la puissance uniquement matérielle, et comme exaltant au contraire la sagesse plus « sûre » de ceux qui ont vocation à l'« état d'enfance ». Et certains commentateurs ont rappelé à ce sujet l'histoire biblique de l'enfant Daniel, triomphant par l'inspiration divine de l'expérience et de la fourberie des deux vieillards. Du reste, il y a dans les Évangiles bien des épisodes témoignant, pour quiconque est familier avec la science universelle du symbolisme, que certaines parties de l'enseignement de Jésus n'ont pas été dispensées à tous. Guénon a parfois signalé l'embarras que la seule évocation de ces passages causait à certains exégètes « officiels ». Mais, répétons-le, l'inspirateur divin des Écritures ne formule ses enseignements secrets que sous le voile du symbole; et Guénon pouvait critiquer ceux qu'il voyait incapables de déchiffrer le moindre « arcane », « y compris ceux que leurs propres Écritures proposent en foule aux exotéristes exclusifs qui ont des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre ».
Parmi les trois religions monothéistes ou « abrahamiques » (Judaïsme, Christianisme et Islam), la première et la troisième possèdent un enseignement ésotérique absolument admis et nullement persécuté : la Kabbale pour la première, le soufisme pour la troisième. De plus, les initiés à de tels ésotérismes doivent obligatoirement appartenir à l'exotérisme correspondant : tout kabbaliste doit pratiquer la religion juive, tout soufi doit observer les commandements de l'Islam.
Or, il est à remarquer que l'organisation initiatique en laquelle semble bien s'être résorbée la quasi-totalité de l'enseignement ésotérique du Christianisme, nous voulons dire la Franc-Maçonnerie, n'est pas du tout liée à l'exotérisme chrétien. De plus, elle revendique pour son héritage non seulement cet ésotérisme chrétien dont nous venons de parler, mais aussi des «vestiges» d'anciennes traditions non chrétiennes, dont la plus connue est le Pythagorisme. En conséquence, les Maçons réguliers peuvent appartenir à une tradition quelconque. Il est possible que cette particularité n'ait pas été étrangère à l'attitude, souvent méfiante et parfois franchement hostile, qu'ont observée à l'égard de la Maçonnerie les autorités exotériques chrétiennes. Une « illustration » très explicite d'une telle attitude vient d'ailleurs de nous être fournie tout récemment.
On pourrait ici nous faire une objection : qu'est-ce qui vous autorise à voir dans la Maçonnerie l'unique détentrice du « dépôt » ésotérique chrétien ? Plusieurs arguments militent en ce sens, mais c'est avant tout le culte professé dans la Maçonnerie pour saint Jean (2), qui fut constitué au Calvaire « fils de la Vierge », et qui, de ce fait, en devint aussi le gardien (3). C'est là un fait de la plus haute importance, car, étant donné les affinités de Marie avec la Présence divine (Shekinah), Jean est devenu alors le prototype de tous les « gardiens de la Terre Sainte », qualification qui, on le sait, fut donnée aux Templiers (4). Et remarquons que ce culte de prédilection voué à saint Jean semble bien être particulier aux Francs-Maçons, comme il l'avait été aux Templiers. Ni le compagnonnage, ni les restes d'organisations hermétiques dont Guénon a évoqué la survivance possible, ni enfin l'hésychasme auquel certains attribuent un caractère initiatique « opératif » ne possèdent une telle insistance sur l'importance de la figure de saint Jean.
Dans le dix-huitième degré du Rite Écossais (« Souverain Prince Rose-Croix »), grade qui a un caractère très marqué d'hermétisme chrétien, on attache un grande importance aux initiales J.N.R.J., qui figurent sur l'écriteau placé en tête de la croix. En plus de la signification traditionnelle (Jésus Nazarenus Rex Judæorum), ce grade donne aussi une interprétation alchimique : Igne Natura Renovatur Integra.
Mais il y a aussi, dans les « questions d'ordre », le dialogue suivant qui mérite certaines explications :
« D'où venez-vous? - De Jérusalem.
Où allez-vous? - A Nazareth.
Quel est votre guide? - Raphaël.
De quelle tribu êtes-vous? - de Juda. »
Les deux dernières réponses sont assez faciles à comprendre. Raphaël (« Remède de Dieu ») fait allusion à la « panacée universelle » ou « élixir de longue vie », source de cette « longévité » qui était une des marques des anciens Rose-Croix. Juda était la tribu royale des Juifs, celle de David, de Salomon et du Messie, et l'hermétisme ou Ars regia était par excellence l'Art Royal. Mais n'est-il pas étrange qu'un initié chrétien déclare se rendre de Jérusalem à Nazareth, alors que le Christ a passé son enfance et sa première jeunesse à Nazareth, et seulement les derniers jours de sa vie terrestre à Jérusalem ? Que peut bien signifier un tel itinéraire, inverse de celui que suivit l'homme-Dieu ?
C'est à Jérusalem que le Christ a formulé l'essentiel de son enseignement « public », à propos duquel il a pu assurer qu'il n'avait rien dit en secret. Mais Nazareth fut le théâtre de ce qu' on appelle sa « vie cachée », qui dura presque trente ans et dont les seuls bénéficiaires furent Marie et Joseph (5). Et c'est pourquoi nous pensons que le Maçon qui répond qu'il va de Jérusalem à Nazareth exprime par là qu'il entend dépasser l'enseignement « public » de la doctrine chrétienne pour accéder, au moins en « désir », à son enseignement caché.
Tout ce qui est dit dans les Écritures chrétiennes de saint Jean a un caractère ésotérique et initiatique, mais ce caractère est surtout mis en évidence quand on lui applique les règles du symbolisme universel.
Cela n'est pas surprenant, puisque le but du langage symbolique est précisément d'aller plus loin que les possibilités étroitement limitées du langage « ordinaire ». Deux conséquences découlent immédiatement de ce que nous venons de dire. D'abord, les théologiens et les exégètes qui négligent l'importance de ce langage symbolique passent à côté de l'interprétation exacte et « supérieure » des textes qu'ils étudient. Ensuite, dans les dits textes, le moindre détail, qui pourrait paraître « insignifiant » si on le considère en lui-même, devient au contraire chargé de signification dès lors qu'on le considère à la lumière de la science symbolique.
Les textes relatifs à saint Jean qu'on trouve dans le Nouveau Testament peuvent être divisés en trois classes. Dans la première, saint Jean figure, sinon seul, du moins seul à être nommé entre les douze Apôtres ; le plus important de ces textes est celui où le Christ en croix fait de Jean le fils et le gardien de la Vierge. Dans la seconde classe, nous voyons Jean accompagné de son frère Jacques (lui aussi « fils du tonnerre ») et de Pierre ; ces textes, au nombre de trois, ont trait à la Transfiguration, à la résurrection de la fille de Jaïre et à l'agonie de Jésus au jardin des Oliviers. Enfin, la troisième classe comprend les textes où Jean est mis directement en relation avec le prince des Apôtres, saint Pierre.
Ces textes, au nombre de cinq (quatre à la fin de l'Évangile de Jean, un au début des Actes des apôtres), nous nous proposons de les examiner brièvement (6).
Jean, XIII, 21-28. - Nous sommes à la dernière Cène. Le Christ vient de dire à ses Apôtres : « L'un de vous me trahira. » Surprise des disciples, qui interrogent l'un après l'autre leur Maître sans obtenir de réponse. Finalement Pierre, voyant Jean qui repose sur la poitrine du Seigneur, lui fait signe d'interroger Jésus, qui donne alors au disciple préféré l'indication du « signe manuel » qui permettra de reconnaître le « fils de perdition ».
Jean, XVIII, 15-25. - Après l'agonie au jardin des Oliviers et l'arrestation de Jésus, tous les disciples, l'abandonnant, se sont enfuis. Pierre et Jean, cependant, suivent de loin le cortège qui conduit le prisonnier à la demeure du grand-prêtre Caïphe. Jean, qui était connu du grand-prêtre, entre dans la cour du palais et y fait aussi entrer Pierre. C'est dans cette cour que vont se produire les trois reniements successifs du prince des Apôtres, lequel, ayant croisé son regard avec celui de Jésus après avoir entendu le coq chanter, sortira de la cour pour « pleurer amèrement ».
Jean, XX, 1-9. - Le Vendredi saint est passé, la fête du sabbat aussi, et, le premier jour de la semaine commençant à luire, Marie de Magdala, accompagnée de quelques autres femmes, achète des parfums et se rend au sépulcre pour embaumer le corps du crucifié. En arrivant, elles trouvent la pierre qui fermait le sépulcre enlevée, l'entrée béante et le tombeau vide. Dans son affolement, Marie-Madeleine se précipite chez les Apôtres pour les informer. Pierre et Jean partent en courant au sépulcre. Jean arrive le premier, mais attend que Pierre soit arrivé et entré dans le sépulcre pour le suivre et constater à son tour qu'il est inutile de chercher parmi les morts l'Auteur de la Vie.
Jean, XXI, 15-24. - Le quatrième épisode est célèbre, car il termine le quatrième Évangile. Pierre, dont les larmes et l'amour ont lavé la faute, vient d'être confirmé par son Maître dans sa charge de Pasteur des agneaux et des brebis, qui implique, rappelons-le, le « pouvoir des clefs » donnant la faculté de lier et de délier. Devant de pareilles faveurs, Pierre, qui voit alors Jean se diriger vers eux, se demande ce que le Maître a bien pu réserver à son disciple bien-aimé. Il interroge le Christ, qui lui fait alors la réponse célèbre : « Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que t'importe ? »
Actes des apôtres, III, 1-10. - Nous sommes maintenant dans les tout premiers jours de l'Église.
Pierre et Jean montent au Temple pour y prier. A la porte, un boiteux leur demande l'aumône, et Pierre lui dit : « Je n'ai ni or ni argent, mais ce que j’ai je te le donne. Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche. » Le miracle s'accomplit aussitôt.
Examinons maintenant, à la clarté du symbolisme, ces cinq épisodes. Pour interpréter le premier rappelons-nous que Pierre représente l'exotérisme, Jean l'ésotérisme et Judas la contre-initiation. On voit alors que l'exotérisme a besoin de l'ésotérisme pour déceler les «prestiges» de la contre-initiation.
Et on nous dira sans doute que - Guénon l'avait déjà signalé - l'ésotérisme chrétien et la Maçonnerie en particulier se sont aussi mal défendus contre les infiltrations de la contre-initiation que les Églises chrétiennes et le Catholicisme par exemple (7). Mais on peut assurer en tout cas que personne, en Occident, n'a autant que Guénon donné de précisions sur les tactiques des forces obscures et, d'une manière générale, sur la « technique de la subversion ». Et c'est à sa connaissance exceptionnelle de tout ce qui touche à l'ésotérisme et à l'initiation qu'il devait ses clartés sur leurs antithèses émanant du « Satellite sombre » : le néo-spiritualisme et la contre-initiation.
Le second épisode que nous avons rapporté est difficile à interpréter ; car il pourrait sembler que c'est Jean qui, en introduisant Pierre dans la cour de Caïphe, lui a donné l'occasion de ses trois reniements.
Mais il serait bien audacieux, celui qui se permettrait de « juger » une défaillance aussitôt expiée par les larmes. O felix culpa ! chantait l'Église, naguère encore, dans la nuit de la Résurrection, à propos du péché d'Adam, qualifié aussi de « péché nécessaire ». Et nous remarquerons que si Pierre n'avait pas été amené par sa faute à quitter la cour de Caïphe et ainsi à se séparer de Jean, il aurait accompagné ce dernier au Calvaire et aurait été ainsi le témoin du don incomparable fait par Jésus au disciple bien-aimé. De ce don, les seuls témoins auront donc été les femmes qui, bravant les clameurs d'une foule poussant des cris de mort, furent fidèles jusqu'à la fin et purent ainsi assister aux derniers moments de l'homme-Dieu et participer avec Joseph d'Arimathie à sa mise au tombeau (8).
Les troisième et quatrième épisodes sont faciles à interpréter. Le troisième souligne la primauté de celui à qui furent conférés les titres de Pasteur des brebis et de Prince des apôtres, et à qui furent remi- ses les clefs du royaume des cieux. Le quatrième épisode rappelle cependant que cette autorité s'arrête là où commence le domaine de Jean.
Dans le cinquième épisode, nous voyons Pierre agir seul pour guérir le malheureux frappé du « signe de la lettre B », Jean ne figurant dans cette histoire que par sa seule présence. Nous pensons qu'il y a là une leçon à méditer soigneusement par les « frères de Jean ». Dans la chimie moderne, fille indigente de l'alchimie traditionnelle, on appelle « catalyseur » un corps qui, nécessaire à une réaction, n'est cependant pas affecté par cette réaction qu'il se contente de permettre ou tout au plus d'activer. L'idéal, pour ceux qui se réclament de l'ésotérisme et de l'initiation, serait de pratiquer ce que Guénon appelle une « activité non agissante ». Une telle attitude est plus commune en Orient qu'en Occident, et l'on sait l'importance du « non-agir » (Wu-Wei) dans la tradition extrême-orientale. Mais la tentation de l'« activisme » hélas ! a fait des ravages dans bien des branches de la Maçonnerie.
On pourrait tirer, des cinq rencontres que nous venons d'examiner rapidement, quelques « enseignements pratiques » à l'usage des organisations initiatiques occidentales (et surtout des obédiences maçonniques) et plus spécialement des dignitaires qui ont reçu la lourde tâche de les diriger. Surveillance attentive de l'action insidieuse, mais parfois terriblement efficace, qu'exercent les agents de l'« adversaire » qui ont su s'infiltrer dans les rangs de l'initiation authentique ; patience à toute épreuve à l'égard des autorités exotériques régulières, en dépit de leurs incompréhensions, de leurs injustices et parfois même de leurs calomnies ; enfin refus absolu de céder à la « tentation » d'impliquer la Maçonnerie dans n'importe quelle activité de l'ordre social ou politique. Ceux qui connaissent bien l'oeuvre de Guénon savent que de telles recommandations n'ont jamais été d'une nécessité aussi pressante que de nos jours. Et cela nous amène à quelques réflexions sur ce que nous appellerions volontiers le rôle dévolu à la Maçonnerie à la fin du cycle actuel.
Dans les anciens rituels, quand on demandait à un visiteur : « Où se tient la Loge de saint Jean ? », il devait répondre : « Sur la plus haute des montagnes ou dans la plus profonde des vallées, qui. est la vallée de Josaphat. » Cette expression reconnaissait donc à la Maçonnerie, et cela en raison de ses rapports avec saint Jean, un lien particulier avec le « jugement dernier ». D'autre part, au XVIIIe siècle en Angleterre, certains ateliers rattachés à l'obédience la plus traditionnelle d'alors, la « Grande Loge des Anciens », travaillaient avec la Bible ouverte à la seconde Épître de saint Pierre, qui est un des rares textes scripturaires parlant ouvertement des derniers temps. Enfin, nous rappellerons que, selon l'interprétation des plus anciens Pères de l'Église, l'« obstacle » à la venue de l'Antéchrist dont parle saint Paul dans la seconde Épître aux Thessaloniciens n'était autre que l'Empire romain. Cet Empire, reconstitué par Charlemagne, devint bientôt le « Saint-Empire Romain Germanique », le mot « germanique » signifiant ici ésotériquement, comme il en sera également dans la Rose-Croix, la « terre des germes ».
Cet Empire disparut en 1806, quelques années après qu'eut été fondé aux États-Unis d'Amérique le premier Suprême Conseil du Rite Écossais. Depuis lors, les Suprêmes Conseils de chaque nation portent le titre de « Suprêmes Conseils du Saint-Empire », et les armoiries du trente-troisième degré de l'Écossisme sont les armoiries mêmes du Saint-Empire, avec la devise « Deus meumque jus », que le Grand Orient de France, toujours avide de « modernisation », a cru bon de remplacer par Suum cuique jus. Il se trouve donc que l'« idée » (au sens platonicien de ce mot) du Saint-Empire est actuellement « résorbée » dans la Franc-Maçonnerie, et plus précisément dans le dernier degré du Rite Écossais. Cela n'est pas sans importance, étant donné ce que les anciens auteurs chrétiens ont écrit sur le rôle eschatologique de l'Empire romain.
Nous ne savons si, même parmi les lecteurs les plus attentifs de René Guénon, nombreux ont été ceux qui ont remarqué les lignes qui terminaient son compte rendu de l'article « La Franc-Maçonnerie » d'Albert Lantoine, inséré dans une Histoire générale des Religions publiée dans l'immédiat après-guerre (9). Le Maître, après avoir loué Lantoine « d'avoir fait justice de la légende trop répandue sur le rôle que la Maçonnerie française du XVIIIe siècle aurait joué dans la préparation de la Révolution et au cours de celle-ci » et déploré « l'intrusion de la politique dans certaines Loges », discutait la conclusion de l'auteur pour qui la Maçonnerie pourrait être destinée à devenir « la future citadelle des religions ».
Et Guénon, tout en admettant que beaucoup ne verront dans une telle conception « qu'un beau rêve », ne rejetait pas absolument l'« espérance » de Lantoine, mais il lui faisait subir en quelque sorte une « transmutation » traditionnelle. Précisant que le rôle envisagé par Lantoine « n'est pas tout à fait celui d'une organisation initiatique qui se tiendrait strictement dans son domaine propre », il ajoutait que « si la Maçonnerie peut réellement venir au secours des religions dans une période d'obscuration spirituelle presque complète, c'est d'une façon assez différente » de celle envisagée par l'auteur de la Lettre au Souverain Pontife, « mais qui du reste, pour être moins apparente extérieurement, n'en serait cependant que d'autant plus efficace ».
Ces lignes sont énigmatiques, les plus énigmatiques peut-être qu'ait jamais écrites René Guénon.
Mais il est évident que la «période d'obscuration spirituelle presque complète» dont parle Guénon ne peut mettre que le règne de 1'Antéchrist. L'auteur des Aperçus sur l'initiation, qui dut avoir très tôt la révélation ou, si l'on préfère, la « conscience » du rôle exceptionnel qui lui était réservé, n'écrivait rien sans y avoir mûrement réfléchi, et les « beaux rêves » n'étaient pas son fait. Nous sommes persuadé que le texte que nous venons de rappeler peut fournir l'explication de l'attention que, dès sa première jeunesse et jusqu'à ses derniers jours, il a constamment accordée à la Franc-Maçonnerie, attention qui a causé la surprise de beaucoup et aussi le scandale de quelques-uns. Guénon voyait dans cette organisation, en qui s'est résorbé tout ce qui a compté véritablement dans les initiations occidentales, les marques d'une « vitalité » lui permettant de triompher des attaques incessamment menées contre elle par tout ce qui procède de la « sphère de l'Antéchrist ». Et cette vitalité nous fait penser à celle promise à l'apôtre Jean, un des deux saints patrons de la Maçonnerie, quand il entendit déclarer de lui : « Je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne. » Déclaration bien grave, quand elle est prononcée par celui qui a pu dire : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »
 
NOTE ADDITIONNELLE SUR LE SAINT-EMPIRE *
Les très fréquentes allusions faites par René Guénon au Saint-Empire dans plusieurs de ses ouvrages, surtout dans l'Ésotérisme de Dante et aussi dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, ont surpris beaucoup de ses lecteurs, qui parfois ont vu là une sorte de « jugement de valeur » concernant un certain type de gouvernement qui, de plus, avait eu la « malchance » d'être presque toujours en hostilité avec les régimes français, que ces régimes fussent d'ailleurs royalistes, républicains ou « bonapartistes ». Il est vrai que Charles-Quint est une figure peu sympathique aux Français, surtout si on l'oppose au « roi-chevalier » François Ier, en oubliant d'ailleurs que ce dernier, qui à Pavie avait « tout perdu, hors l'honneur », trouva moyen, quelques mois plus tard, de perdre à son tour cet honneur en reniant sa signature : acte aussi peu chevaleresque que possible. Mais peu importe : les armées des « Impériaux » (sous la Révolution on disait les Kaiserlicks) étaient formées de hordes aussi peu disciplinées que celles de leurs adversaires français; mais, tout compte fait, les ravages qu'elles exerçaient n'étaient que jeux d'enfants comparés à ceux que nous promettent, pour les guerres futures, les progrès de la science moderne, mis au service des passions nationalistes exacerbées.
Selon Guénon, c'est à l'époque de Dante, et donc de la destruction des Templiers, que l'Occident chrétien a rompu avec sa tradition, et qu'en conséquence la lutte entre les deux « pouvoirs » s'envenima, au point que les armées de Charles-Quint, commandées par le connétable de Bourbon, prirent Rome et la livrèrent durant de longs jours à un affreux pillage. Ce n'est pas les tentatives humaines, trop humaines, pour établir en Europe une monarchie universelle qui doivent nous intéresser ici, mais seulement les éléments incontestablement traditionnels qu'on peut déceler dans l'«idée» même du Saint-Empire.
 
* Ce texte a été publié dans les cahiers de l'Herne, Cahier René Guénon, 1985.
 
Le fondateur de l'Empire romain, César, avait pris pour modèle Alexandre le Grand, qui avait conquis tout l'Orient, de la Macédoine à l'Indus. Le début de cette extraordinaire aventure avait été marqué par l'épisode du « noeud gordien », et Guénon a précisé que le glaive des Francs-Maçons a pour but de jouer le même rôle que celui joué jadis par l'épée d'Alexandre (10). Ce rôle est un rôle de « séparation », la première des «opérations» hermétiques, qui consiste à « séparer le subtil de l'épais », selon les termes de la Table d'émeraude. Certains textes alchimiques assurent que cette séparation une fois accomplie, le reste des opérations hermétiques n'est plus que « travail de femme et labeur d'enfant ». Et de fait, une fois que le héros grec eut tranché le noeud gordien, ses diverses conquêtes s'accompliront avec une rapidité dont on a peu d'exemples dans l'histoire.
Dans l'histoire romaine, on ne voit rien qui rappelle l'épisode du noeud gordien, mais cependant les noeuds et surtout les «liens» ont joué un rôle, important mais énigmatique, dans les institutions de la cité aux sept collines (11). Par exemple, un des plus hauts dignitaires religieux, le flamine de Jupiter, était pour ainsi dire « ligoté » par un nombre incroyable de règles, presque toutes ayant trait aux liens et aux noeuds, et qui rendaient sa fonction, malgré les avantages et les honneurs qu'elle comportait, assez peu enviable (12). A notre connaissance, seul René Guénon a pu donner une explication satisfaisante, parce que traditionnelle, des anomalies auxquelles était soumis le pontife de Jupiter :
« La vie du flamen Dialis, qui est décrite en détail (13), est un exemple remarquable d'une existence demeurée entièrement traditionnelle dans un milieu qui était déjà devenu profane dans une assez large mesure ; c'est ce contraste qui fait son étrangeté apparente, et cependant c'est un tel type d'existence, où tout a une valeur symbolique, qui devrait être considéré comme véritablement normal. »
Il y avait dans les institutions romaines une autre particularité bien singulière : il s'agit du « faisceau des licteurs », qui était porté devant les magistrats lorsqu'ils se déplaçaient. Ce faisceau était constitué par une hache (symbole de la foudre) entourée de douze baguettes liées ensemble. Arturo Reghini a fait remarquer que le nombre des licteurs qui précédaient les magistrats variait selon la dignité de ces derniers, mais qu'il ne pouvait être que de 1, 2, 3, 4 ou 6, c'est-à-dire d'un sous-multiple de 12. Les deux consuls qui, après la destitution de Tarquin le Superbe, avaient remplacé la royauté, avaient droit chacun à douze licteurs; et lorsque, après la mort de César, l'Empire fut institué par Auguste, cette dignité suprême était honorée par 24 licteurs. Reghini voyait dans cette importance donnée au nombre 12 une marque des rapports particuliers de Rome avec la tradition pythagoricienne, laquelle, comme on sait, procédait de la tradition hyperboréenne (14).
Après l'écroulement causé par les invasions des Barbares, une longue période de plus de trois siècles s'écoule, où l'Empire d'Occident n'est plus qu'un souvenir nostalgique pour quelques dévots de la splendeur romaine passée. Le jour de Noël de l'an 800, Charlemagne est couronné empereur à Rome, et le Pape reprend pour lui l'antique acclamation traditionnelle : « A Charles-Auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique Empereur des Romains, vie et victoire ! » Cet événement fait grand bruit, et le calife de Bagdad, Haroun al-Rachid, envoie à la cour d'Aix-la-Chapelle « les clefs du Saint-Sépulcre », geste dont le symbolisme hermétique n'a pas besoin d'être développé. Au traité de Verdun, l'Empire passe à Lothaire, mais ce sera, en 962, un souverain allemand, Othon le Grand, qui prendra le premier le titre de maître du Saint-Empire Romain Germanique et sera sacré par le pape Jean XII. Cette dignité, bien qu'élective en principe, restera pratiquement allemande, puis autrichienne jusqu'à son abolition, mais elle était officiellement romaine (15).
Quand le Saint-Empire, en 1806, fut détruit par Napoléon, son dernier titulaire, François II, prit le titre d'empereur d'Autriche (16). Le Pape cependant continua d'accorder certains privilèges liturgiques (17) et même « électifs » (18) aux monarques qui n'étaient plus que les « vestiges » de l'héritage laissé par l'antique Rome impériale (19).
Il est étrange que pendant les années qui précédèrent l'abolition du Saint-Empire, et même dès le xvme siècle, des groupements maçonniques aient pris des titres tels que celui de « Conseil des Empereurs d'Orient et d'Occident » (20). Étienne Morin, muni d'une « patente » dont l'authenticité, vraie ou fictive, a fait noircir bien des pages (21), partit pour les États-Unis d'Amérique, où devait se fonder le premier Suprême Conseil du Rite Écossais, organisation qui donnera naissance dans chaque pays à un organisme appelé officiellement « Suprême Conseil du Saint-Empire » (22).
Le symbolisme du trente-troisième degré écossais est particulièrement intéressant. Un non Maçon, Michel Vâlsan, l'a étudié dans un long article où il en examine tous les aspects (23). Négligeant ce qui se rapporte au triangle inversé, à la couleur noire et à la correspondance des 33 grades avec les 33 ans de la vie du Christ, nous examinerons plutôt l'interprétation qu'il donne des armoiries du trente-troisième degré.
Elles représentent un aigle bicéphale (dans le langage héraldique on dirait une aigle « éployée »), portant sur ses deux têtes la couronne impériale et tenant dans ses serres une épée avec la devise Deus meumque jus. Michel Vâlsan rappelle que l'aigle, dans les traditions antiques qui furent celles de l'Empire romain, était l'oiseau de Jupiter, le maître de la foudre ; et que dans le Christianisme il est le symbole propre à saint Jean, le « fils du tonnerre ». Et les deux têtes de l'aigle équivalent aux deux figures de Janus, dont Guénon a souligné les rapports avec les deux Jean. Quant aux trois autres éléments du blason, qui se superposent dans leur représentation, ils symbolisent les trois « fonctions » de la puissance impériale : la couronne symbolise la fonction administrative, l'épée la fonction militaire et la devise (à cause du mot jus) la fonction judiciaire.
Le « noeud vital » dont nous parlions au commencement de cet article assure en somme « la jonction entre les éléments constitutifs » du « composé humain » et d'ailleurs de tout être vivant. Il a pour analogue le « point sensible » qui doit exister dans tout édifice « construit selon les règles de l'Art ». Et, si nous passons de ces composés individuels à des organisations qui, sans être à proprement parler universelles, ont cependant pour ainsi dire « vocation » à l'universalité, on peut dire que chacune d'elles doit posséder quelque chose de comparable à ce qu'était le « noeud gordien » pour l'Empire de l'Asie. L'épée d'Alexandre qui trancha le noeud gordien préludait ainsi à l'écroulement du royaume perse, mais en même temps elle inaugurait la longue série des conquêtes qui allaient former l'Empire grec, complété par la suite par César. Cette épée avait donc joué le double rôle de séparation et de rassemblement, conformément à l'adage hermétique solve et coagula, qui résume le processus du Grand OEuvre. On sait qu'une des « marques » de la réussite de cette OEuvre est la production de l'or, qui a fait tourner tant de têtes ignorantes de cette règle élémentaire qui prescrit aux initiés le « rejet des pouvoirs », ou du moins le « non-attachement » aux « fruits de l'action ». L'apparition de l'or au terme du Grand OEuvre a pour correspondance la restauration de l'âge d'or à la fin d'un manvantara. Et c'est sur ce dernier point que nous voudrions maintenant nous arrêter.
Vers la fin de son ouvrage Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, René Guénon cite et commente un passage du traité De Monarchia où Dante assigne à l'empereur la mission de conduire l'humanité à la « félicité temporelle » formellement assimilée par l'Alighieri au « Paradis terrestre », c'est-à-dire à l'âge d'or qui doit inaugurer le « cycle à venir ». Et Guénon de remarquer « qu'au moment même où Dante formulait  « la mission dévolue providentiellement aux chefs du Saint-Empire, » les événements qui se déroulaient en Europe étaient précisément tels qu'ils devaient en empêcher à tout jamais la réalisation ».
On peut ajouter qu'à l'époque (début du XIXe siècle) où l'héritage « idéal » du Saint-Empire fut transmis (dans des conditions fort obscures) à la Franc-Maçonnerie, celle-ci était depuis longtemps devenue entièrement « spéculative » et ne conférait plus qu'une initiation « virtuelle ». Mais on ne doit pas ici oublier la parole de saint Paul : « Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentir (24). » Car une virtualité peut toujours, sous l'action de l'Esprit, passer « de la puissance à l'acte », et les ténèbres, dans leur sens supérieur, sont grosses des possibilités les plus lumineuses. Le Vendredi saint, « depuis la sixième heure du jour [où le Christ fut mis en croix] jusqu'à la neuvième [où Jésus, ayant poussé un grand cri, rendit l'esprit], il y eut des ténèbres sur toute la terre ». C'est pourtant au sein de cette « nuit obscure » que saint Jean put entendre les paroles qui faisaient de lui le recteur immortel de l'ésotérisme chrétien. Tout changement d'état, et a fortiori le passage d'un cycle à un autre, « ne peut s'accomplir que dans l'obscurité ».
L'épée maçonnique, conformément à l'adage hermétique, a pu « séparer le subtil de l'épais », c'est-à-dire séparer l'idée « principielle » du Saint-Empire des diverses tentatives effectuées pour sa « mise en marche » dont l'histoire a conservé le souvenir. Tentatives qui ne pouvaient que rarement être heureuses, puisque l'histoire ne « couvre » que les périodes les plus sombres de l'« âge sombre ». Les anciens Pères de l'Église assuraient que l'« obstacle » à la venue de l'Antéchrist n'était autre que l'Empire romain.
Or, à la clôture des tenues des Suprêmes Conseils, le Grand Commandeur souhaite à ses dignitaires « la bénédiction du Saint Patriarche Hénoch ». Ce personnage est un des deux « témoins » qui, dans l'Apocalypse, sont mis à mort par les serviteurs de l'Antéchrist. L'autre témoin est Élie, mais Hénoch représente la tradition antédiluvienne, celle qu'Adam reçut dans le Paradis terrestre. Nous voici donc ramenés à ce qui concerne le « retour de l'âge d'or ». Avons-nous réussi à faire pressentir les « liens » qui relient le « noeud gordien » aux rituels actuels de la « Puissance dogmatique » de la Maçonnerie ?
Car, tout cela est enveloppé de ténèbres, ces ténèbres, assimilées par l'Écriture à la « gloire divine », qui chassèrent les prêtres du Temple lors de la dédicace de cet édifice sacré, et qui faisaient dire à Salomon : « L'Éternel veut habiter dans l'obscurité (25). » Il serait vain de prétendre percer toutes les énigmes constituant ce que Guénon, reprenant, pour la transposer de sens, une expression de Ferdinand Ossendowski, a pu appeler « le mystère des mystères ».
Une remarque pour terminer. On nous dira sans doute que les dignitaires actuels des « Suprêmes Conseils du Saint-Empire » n'ont aucune idée du rôle que, nous basant sur l'autorité de Dante et surtout de René Guénon, nous supposons leur être réservé. Nous le savons, et d'ailleurs Michel Vâlsan l'avait déjà signalé et Guénon avant lui. Seulement, nous pensons aussi qu'il ne faut pas sous-estimer l'ampleur de la « conversion » (au sens étymologique de « retournement ») provoquée par le « renversement des pôles » qui doit préluder à l'avènement du « cycle à venir ».
 
* Ce texte a été publié dans les cahiers de l'Herne, Cahier René Guénon, 1985.
(1) Nous faisons ici allusion à l'ouvrage de Xavier Guichard sur Eleusis-Alésia. De nos jours, des recherches du même genre, mais beaucoup plus approfondies et fécondes, ont été menées par M. Jean Richer, dont un ouvrage capital. Géographie sacrée du monde grec, vient d'avoir une nouvelle édition notablement augmentée (Éditions de la Maisnie, Paris).
(2) Guénon tenait beaucoup à ce que, dans les rituels, l'expression « Respectable Loge » fût toujours complétée par les mots « de saint Jean ». On connaît l'importance des deux fêtes solsticiales dans la Maçonnerie. Et dans certains Rites, notamment de langue espagnole, les travaux sont ouverts et fermés, et les grades sont conférés « au nom de Dieu et de saint Jean ». Les Maçons de langue anglaise aiment à se qualifier de John's Brothers (Frères de Jean).
(3) L'Écriture insiste sur ce point : « Jésus, voyant au pied de la croix sa mère, et auprès d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère : Femme, voilà ton fils. Il dit ensuite au disciple : Voilà ta mère. Et à partir de ce moment, le disciple la prit chez lui » (Jean, XIX, 26-27).
(4) Dans les litanies de saint Joseph, ce patriarche est appelé custos Virginis. La même appellation peut être appliquée à Jean l'Evangéliste. Marie eut ainsi trois « gardiens » : Joseph, Jésus, Jean. Il est à remarquer que Joseph est le patron des charpentiers (constructeurs en bois) et Jean celui des maçons (constructeurs en pierre). D'autre part, les noms des trois « gardiens » commencent par un iod, première lettre du tétragramme; et l'on sait que les trois S qui figurent dans le « delta » du grade de « Chevalier du Soleil » sont en réalité trois iod déformés. Nous ne savons si l'on fait quelque allusion à ces « coïncidences » dans un grade assez pratiqué autrefois : celui d'« Écossais des trois JJJ ».
(5) Il est bien évident que l'enseignement que put dispenser Jésus avant sa «vie publique» est aussi « divin » que celui que devaient recevoir par la suite les Apôtres. On sait que le seul événement de la vie cachée qu ait rapporté l'Évangile est le pèlerinage à Jérusalem que Jésus, âgé de 12 ans, fit en compagnie de ses parents. Il put y donner la preuve d'une sagesse divine qui frappa d'étonnement les docteurs de la Loi. Plusieurs auteurs spirituels ont longuement commenté les mystères de la vie cachée du Sauveur, et notamment certains moines cisterciens, parmi lesquels on peut citer saint Amédé, évêque de Lausanne.
(6) En intitulant le présent article « Les cinq rencontres de Pierre et de Jean », nous voulions dire que c'est en relatant cinq épisodes importants que l'écriture met pour ainsi dire face à face les deux Apôtres dont la personnalité l'emporte incontestablement sur celle des dix autres. Mais il est bien évident que, durant les trois ans de la vie publique du Christ, les douze Apôtres, qui vivaient en commun, se sont rencontrés chaque jour.
(7) Nous pensons surtout ici à la psychanalyse (et particulièrement à celle de Jung), dont Guénon a souligné le caractère dangereux à la fin du Règne de la quantité. Il est même à remarquer que, dans la Maçonnerie, c'est le Rite Ecossais qui semble avoir été spécialement visé, ce qui a permis à certains de donner de son symbolisme des interprétations d'une fantaisie vraiment débordante.
(8) Ce rôle des femmes lors de la Passion et aussi de la résurrection du Christ pourrait aider à résoudre en partie la difficulté mentionnée par Guénon pour l'établissement des rituels destinés à l'initiation féminine.
(9) Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, pp. 99-100.
(10) Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. I, pp. 10-11. Selon l'expression très brève que Guénon donne ici, le noeud gordien devait être, pour « l'empire de l'Asie », exactement ce qu'est, pour tout composé (dans le style hermétique on dirait « pour tout mixte ») l'équivalent du « noeud vital » qui constitue «le point de jonction qui relie entre eux ses éléments constitutifs». Le noeud gordien une fois tranché, le royaume de Darius était frappé mortellement; mais cette mort coïncidait avec une naissance, celle de l'Empire hellénistique.
(11) Sur le symbolisme très important des liens et des noeuds, cf. Symboles fondamentaux de la science sacrée, chap. LXVIII.
(12) Citons, parmi ces règles que les Romains faisaient observer sans les comprendre, quelques-unes parmi les plus significatives.
Le flamine de Jupiter ne pouvait monter à cheval, sans doute à cause des rênes. Il ne devait porter sur lui aucun noeud, et dans sa demeure il ne devait y avoir que des hommes libres. Chose plus extraordinaire encore : quand le flamine se déplaçait dans Rome, s'il lui arrivait de rencontrer des gardes conduisant un prisonnier enchaîné ce dernier était aussitôt dépouillé de ses liens et rendu à la liberté. Comment ne pas penser ici que dans cette même Ville Éternelle viendrait s'établir, pas tellement plus tard, un Apôtre à qui son maître avait conféré le pouvoir de lier et de délier (potestas ligandi et solvendi), c'est-à-dire ce « pouvoir des clefs » dont Guénon a souligné le caractère hermétique ?
(13) Ces lignes sont extraites d'une chronique sur un ouvrage italien, chronique reproduite dans les Comptes rendus (pp. 59-64). Cette chronique contenait quelques réserves, parfois importantes, mais aussi des éloges dont Guénon était assez peu coutumier pour les productions de l'érudition officielle. Il écrit par exemple : « L'auteur reconnaît la limitation (peut-être faudrait-il plutôt dire l'atrophie complète) de certaines facultés chez les Modernes, qui, pour cette raison même, prennent pour une simple question de "foi" (au sens vulgaire de croyance) ce qui était pour les Anciens une véritable "expérience" (et, ajouterons-nous, une expérience tout autre que psychologique). » Il nous semble voir le sourire que dut avoir Guénon en découvrant chez un érudit moderne un jugement aussi « flatteur » pour ses confrères en « intellectualité ».
(14) Cf. Comptes rendus de René Guénon, p. 16. - Il va sans dire que l'utilisation du faisceau des licteurs par le «fascisme » mussolinien, comme celle du svastika par le « nazisme » hitlérien, constituent, pour des symboles traditionnels, une « profanation », au sens étymologique de ce mot.
(15) La « titulature » des chefs du Saint-Empire était la suivante : « N., par la grâce de Dieu Empereur des Romains, César toujours Auguste, Majesté sacrée. »
(16) Sa titulature devint alors : « N., par la grâce de Dieu Empereur d'Autriche, roi apostolique de Hongrie, roi de Bohême, de Dalmatie », etc.
(17) Dans les « missels » d'avant 1914, on trouvait, parmi les « grandes oraisons » du Vendredi saint, une prière spéciale « pour l'Empereur »; et une rubrique précisait que cette oraison ne devait être utilisée que dans les pays soumis à la couronne d'Autriche-Hongrie.
(18) Ce privilège provoqua, au conclave de 1903, l'élection de Pie X. Et le premier acte du nouveau pontife fut d'abolir cette disposition à laquelle il devait son élévation à la chaire de Pierre.
(19) Guénon a rappelé que l'Autriche et la papauté eurent particulièrement à souffrir du prétendu « principe des nationalités ». Mais il y eut d'autres « utilisations » des « résidus psychiques » laissés dans le pays qui fut si longtemps le siège de la puissance matérielle du Saint-Empire. Avant la catastrophe de 1914, dans une Vienne étourdie par les valses de Strauss, se développaient, avec l'appui, parait-il, des finances impériales, les deux pseudo-doctrines, ennemies en apparence et pourtant solidaires dans les « profondeurs de l'abîme », dont les effets sinistres et pervers n'ont malheureusement pas fini d'exercer leurs ravages : la psychanalyse et le national-socialisme. - Sur l'utilisation des « résidus psychiques » à des fins maléfiques, cf. Le Règne de la quantité et les Signes des temps, chap. XXVII, et surtout la fin du § 5. - Bien entendu, les « restes » « posthumes » d'une « réalité » aussi importante que le Saint-Empire ne pouvaient être épargnés; et nous ajouterons que, dans la Maçonnerie, c'est précisément ce qui se rapporte à l'héritage de l'idée même de l'Empire qui fut l'objet privilégié des « infiltrations » dont parle Guénon dans le passage auquel nous venons de nous référer.
(20) Le « Conseil des Empereurs d'Orient et d'Occident, Grande et Souveraine Loge de Saint-Jean de Jérusalem » fut fondé vers 1760 et on le considère comme étant à l'origine du « Rite de Perfection » en vingt-cinq grades, d'où procède le Rite Écossais en trente-trois degrés.
(21) Il est absolument vain de rechercher des documents sur certains faits mystérieux concernant l'histoire de la Franc-Maçonnerie, comme il est vain d'en rechercher touchant la réalité de son ascendance templière. Tous ces faits sont entourés d'une obscurité naturelle et aussi voulue. Il semble même que le comportement de certains personnages énigmatiques (et nous pensons ici notamment à Cagliostro) ait eu surtout pour but de détourner l'attention de ce qui se passait de vraiment important dans l'Ordre maçonnique.
(22) Dans les rituels « écossais » datant de l'époque napoléonienne ou de la Restauration, on trouve, pour l'ouverture et la clôture des travaux comme aussi pour la collation des grades, des formules telles que la suivante : « A la gloire du Grand Architecte de l'Univers, au nom et sous les auspices des Souverains Grands Inspecteurs Généraux, trente-troisième et dernier degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté, constituant le Suprême Conseil du Saint-Empire, je déclare, etc. » Chaque Conseil Suprême est aussi qualifié de « Puissance dogmatique de la Franc-Maçonnerie ». Cela n'empêche pas certains hauts Maçons (surtout dans les pays latins) de déclarer, chaque fois qu'ils en ont l'occasion, que la Maçonnerie se distingue des religions parce qu'elle enseigne non des dogmes, mais des symboles. Le malheur, pour la solidité de cette argumentation, c'est que les dogmes sont aussi des symboles. Dans le Christianisme par exemple, les dogmes auxquels tout fidèle est tenu d'adhérer sont consignés dans trois formulaires appelés Symbole des apôtres, Symbole de Nicée et Symbole de saint Athanase.
(23) « Les derniers hauts grades de l'Écossisme et la réalisation descendante », in Etudes Traditionnelles de juin, juillet et septembre 1953.
(24) Dans l'article de Michel Vâlsan que nous avons cité dans la note précédente, cet auteur écrit : « Peu importe, pour la conservation d'une fonction, que le conservateur soit un initié réel ou virtuel. » On sait d'ailleurs que le caractère virtuel d'une initiation n'altère aucunement la « régularité » et donc la validité des grades qu'elle confère.
(25) Cf. II Paralipomènes (II Chroniques), V, 7 - VI, 1 : « Quand l'arche d'alliance eut été installée dans le Temple, dans le Saint des saints, sous les ailes des Chérubins [...], la nuée descendit dans le sanctuaire. Les prêtres ne purent y rester pour le service divin, car la gloire de Dieu remplissait le Temple. Alors Salomon s'écria : L'Éternel veut habiter dans l'obscurité. ».
 
 



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