lundi 16 juin 2014

Extrait de " Grâce sanctifiante et intellect transcendant concentration et activité" - Elie Lemoine (Adolphe Levée)


Dans la cour du monastère





Avec l’aimable autorisation de l'



Introduction

Entre Orient & Occident


« Un moine d’Occident », « Portarius » (le Portier) : c’est ainsi que notre F. Élie (Adolphe Levée), spécialiste d’hindouisme et d’ésotérisme chrétien, signait ses articles. Il exprimait par là le cœur de son propos : pratiquer l’ouverture à l’autre comme un moyen d’approfondir sa propre tradition (en l’occurrence, occidentale).

Né à Paris le 13 décembre 1911, fils d’un artisan ciseleur agnostique (mais d’une mère croyante), il passa son enfance à Bordeaux. Diplômé de l’école de commerce de l’avenue Trudaine à Paris, il partit en 1935 pour l’Indochine pour le compte d’une maison de commerce parisienne. En 1939, sur le point de rentrer en France, la guerre l’oblige à rester sur place jusqu’en 1946. Un troisième voyage eut lieu en 1950-1951, à Singapour cette fois.

La terre n’existe que dans le ciel

Le déclencheur de sa vocation religieuse fut un livre du métaphysicien René Guénon, Orient et Occident, lu en 1931. Le jeune Adolphe parvint à trouver l’adresse de l’auteur ; une correspondance s’engagea, qui dura jusqu’à la mort du maître, en 1951. De Guénon, Adolphe retient le diagnostique sévère sur la culture occidentale techniciste :

« on n’a pas encore pris la mesure du mensonge qui est à la base de tout le développement moderne : se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre ne peut, en fin de compte, qu’aboutir à voir la terre elle-même se dérober sous nos pieds, car la terre n’existe que dans le ciel. » [1]

De Guénon encore, il adopte l’approche des religions traditionnelles par la métaphysique (l’illumination de l’être) plutôt que par l’histoire.

Enfin, c’est Guénon qui lui fait réaliser l’importance de l’initiation : l’homme ne peut découvrir sa voie la plus propre ni se connaître lui-même qu’à condition de se recevoir d’un autre, ministre de l’Église ou maître spirituel. Ceci vaut en particulier de la foi :

« Il se s’agit pas de croire ce que l’on veut croire, mais de croire parce que l’on veut croire, ce qui est tout différent et ne préjuge nullement du contenu de la foi. La foi repose sur un témoignage et donc porte sur quelque chose qui ne nous est connu que dans et par ce témoignage. Ce qui nous est dit n’entraîne donc pas d’adhésion par ce qu’il est (et que nous ne « voyons » pas) mais par la valeur que nous reconnaissons à la personne du témoin […] D’ailleurs, pour la foi proprement dite, la volonté ne suffit pas : il y faut une grâce. » [2]

Tout cela, F. Élie le trouva au monastère, école de charité.

Le porte-silence de Dieu

Entré en 1951, il prend l’habit le 6 août, fête de la Transfiguration du Seigneur (en rapport avec son nom de religion : Élie), prononce ses premiers vœux le 4 octobre 1953 et ses vœux solennels le 7 octobre 1956. Il travaille comme hôtelier entre 1964 et 1976, portier à partir de 1976 et caissier à mi-temps au magasin à partir de 1988. Sans jamais se départir de son recueillement – il avait coutume de dire que si le prêtre est le porte-parole de Dieu, le moine est son « porte-silence » – il entre en contact direct avec nos hôtes et retraitants, nouant avec certains des liens durables d’amitié. Le journaliste et romancier Gilbert Ganne, devenu son correspondant privilégié, a publié un recueil posthume de ses lettres, sous le titre : Seul avec le monde entier (voir la bibliographie ci-dessous).

Parallèlement, sa réflexion va s’approfondissant. Il confronte les Upanishad (en sanskrit !) et les écrits de saint Thomas d’Aquin et de saint Bernard sur le mystère de Dieu. Ses notes, tapées sur une antique Underwood qui ne le quitte jamais, s’accumulent. Il en tire un livre magistral, publié en 1982 sous le titre : Doctrine de la non-dualité (advaita-vâda) et christianisme, où il défend la thèse selon laquelle les doctrines védântique et chrétienne ne sont pas foncièrement incompatibles : un « non-dualisme » chrétien envisageable, dans la mesure où l’homme est appelé, dans le Christ, à passer du point de vue de la créature (vis-à-vis du Créateur) à celui de Dieu lui-même. Le Vedânta, de son côté, n’est pas panthéiste, contrairement à ce qu’on dit souvent. L’accueil chaleureux, parfois même enthousiaste, réservé à ce livre par les spécialistes des deux religions permet de croire qu’il continuera longtemps à alimenter le dialogue interreligieux.

C’est ainsi, après avoir publié son maître-livre et rassemblé ses articles dans un dernier recueil, qu’il décède subitement, le 1er octobre 1991.

Ce que Dieu aime, c’est ce qu’il va faire naître en nous.

Bibliographie

Frère Élie, Seul avec le monde entier : lettres de la Grande Trappe, prés. par Gilbert Ganne, Lausanne : LAge dhomme, 2002. ISBN 2-8251-1548-7.
Élie Lemoine, Theologia sine metaphysica nihil, Paris : Éd. traditionnelles, 1991. ISBN 2-7138-0136-2. Recueil d’articles et de recensions parus dans les Études traditionnelles et les Cahiers de l’Herne.
Un moine d’Occident, Doctrine de la non-dualité (advaïta-vâda) et christianisme : jalons pour un accord doctrinal entre l’Église et le Vedânta ; préface de Jean Tourniac, coll. « Mystiques et religions » 31, Paris : Dervy, 1982. ISBN 2-85076-149-4.







Extrait de
Grâce sanctifiante
et intellect transcendant
concentration
et activité



Par Élie Lemoine
Chapitre 12 de Theologia sine Metaphysica nihil, Éditions Traditionnelles, Paris, 1991, pp.256-262

À propos des conditions d’accès à la pure intellectualité, nous voudrions souligner fortement un point que nous considérons comme très important, et cela d’autant plus qu’il semble bien que beaucoup de ceux qui ont lu René Guénon et qui aspirent à une réalisation, à quelque degré que ce soit, ont tendance à y voir quelque chose de relativement négligeable. Ils se bornent assez souvent, en effet, à étudier la doctrine de la même manière qu’ils le feraient pour un système philosophique, c’est-à-dire d’une façon purement mentale et extérieure, ce qui ne saurait les mener bien loin dans la véritable compréhension. C’est là une disposition d’esprit typiquement occidentale et, en Occident même, devenue presque sans remède. Elle ne fait d’ailleurs que s’accentuer à mesure que les conditions de vie se détériorent et favorisent de plus en plus la dispersion et l’extériorité. Le point sur lequel nous désirons ici appeler l’attention est la nécessité, pour quiconque aspire à la réalisation, de s’exercer vraiment et sérieusement à la concentration. Rappelons seulement à cet égard la mise en garde de René Guénon dans Orient et Occident : « Ceux qui ne sont pas même capables de réfréner leur impatience le seraient encore bien moins de mener à bien le moindre travail d’ordre métaphysique ; qu’ils essaient simplement, à titre d’exercice préliminaire ne les engageant à rien, de concentrer leur attention sur une idée unique, d’ailleurs quelconque, pendant une demi-minute (il ne semble pas que ce soit trop exiger), et ils verront si nous avons tort de mettre en doute leurs aptitudes. » Et Guénon ajoutait en note : Enregistrons ici l’aveu très explicite de Max Müller : « La concentration de la pensée, appelée par les Hindous êkâgratâ (ou êkâgrya) est quelque chose qui nous est presque inconnu. Nos esprits sont comme des kaléidoscopes de pensées en mouvement constant ; et fermer nos yeux mentaux à toute autre chose, en nous fixant sur une pensée seulement, est devenu pour la plupart d’entre nous à peu près aussi impossible que de saisir une note musicale sans ses harmoniques. Avec la vie que nous menons aujourd’hui... il est devenu impossible, ou presque impossible, d’arriver jamais à cette intensité de pensée que les Hindous désignaient par êkâgratâ, et dont l’obtention était pour eux la condition indispensable de toute spéculation philosophique et religieuse. » 
Naturellement, Guénon faisait remarquer qu’il en était toujours ainsi pour les Hindous et qu’il s’agissait en réalité pour ceux-ci, non de spéculation philosophique et religieuse, mais de spéculation métaphysique exclusivement[1]. Nous pouvons remarquer aussi que Max Müller est mort en 1900 et que, vue de 1990, l’incise « avec la vie que nous menons aujourd’hui » a de quoi — hélas ! — nous faire sourire.
Peut-être n’est-il pas non plus entièrement inutile d’attirer spécialement l’attention sur le lien indiqué par René Guénon dans ce texte entre la « concentration de l’attention sur une idée unique » et « le moindre (nous soulignons moindre) travail d’ordre métaphysique » à l’égard duquel cette concentration constitue comme un « exercice préliminaire ». Il en résulte immédiatement que si quelqu’un se révélait incapable de cet exercice, il le serait encore plus « d’entreprendre un travail sérieux et effectif », il ne lui resterait plus alors qu’à « se retirer spontanément »[2], quelque humiliante que cette démarche puisse lui apparaître, bien qu’en réalité, il n’y ait aucune humiliation à être et à se reconnaître celui que l’on est et non un autre. Mais d’où vient le caractère indispensable et irremplaçable de la concentration ? Il procède directement de sa relation à la connaissance ; c’est ce qu’exprime nettement Guénon dans un autre passage : « La réalisation métaphysique consistant essentiellement dans l’identification par la connaissance, tout ce qui n’est pas la connaissance elle-même n’y a qu’une valeur de moyens accessoires ; aussi le Yoga prend-il pour point de départ et moyen fondamental ce qui est appelé êkâgrya, c’est-à-dire la “concentration”. Cette concentration même est... quelque chose de tout à fait étranger à l’esprit occidental, habitué à porter toute son attention sur les choses extérieures et à se disperser dans leur multiplicité indéfiniment changeante ; elle lui est même devenue à peu près impossible, et pourtant elle est la première et la plus importante de toutes les conditions d’une réalisation effective »[3]. Et plus loin encore : « En tout cas, il faut toujours se souvenir que, de tous les moyens préliminaires, la connaissance théorique est le seul vraiment indispensable, et qu’ensuite, dans la réalisation même, c’est la concentration qui importe le plus et de la façon le plus immédiate, car elle est en relation directe avec la connaissance » (c’est nous qui soulignons)[4].
D’autre part, la concentration évoque l’idée de Centre, et, plus précisément encore, celle du passage de la circonférence au centre de la « roue cosmique », ou, en d’autres termes, de la multiplicité à l’unité. « La multiplicité, étant inhérente à la manifestation, et s’accentuant d’autant plus, si l’on peut dire, qu’on descend à des degrés plus inférieurs de celle-ci, éloigne donc nécessairement du non-manifesté ; aussi l’être qui veut se mettre en communication avec le Principe doit-il avant tout faire l’unité en lui-même, autant qu’il est possible, par l’harmonisation et l’équilibre de tous ses éléments, et il doit aussi, en même temps, s’isoler de toute multiplicité extérieure à lui... La solitude, en tant qu’elle s’oppose à la multiplicité et qu’elle coïncide avec une certaine unité, est essentiellement concentration ; et l’on sait quelle importance est donnée effectivement à la concentration, par toute les doctrines traditionnelles sans exception, en tant que moyen et condition indispensable de toute réalisation. »[5]
On voit quelle différence, et même quelle opposition, il y a entre l’être qui s’exerce effectivement à la concentration et ceux, auxquels nous faisions allusion en commençant, qui se contentent d’une étude extérieure de la doctrine traditionnelle à la façon des philosophes ; « Les philosophes se perdent dans leurs spéculations, les sophistes dans leurs distinctions, les chercheurs dans leurs investigations. Tous ces hommes sont captifs dans les limites de l’espace, aveuglés par les êtres particuliers. »[6]
Une conséquence sur laquelle nous voudrions attirer l’attention parce qu’elle risque d’échapper à beaucoup, aujourd’hui surtout où les individualités ont tendance à s’affirmer de plus en plus, c’est que la concentration dont nous parlons suppose et implique l’effacement du moi. Assurément, cet effacement ne peut être encore que relatif chez celui qui s’exerce à la concentration ; il n’en doit pas moins toujours être lié à celle-ci et devenir d’autant plus total que l’être approche du centre, conformément à l’image de la « roue des choses ». Lorsqu’il sera effectivement parvenu au « point central », toutes les oppositions auront disparu : « Dans l’état primordial, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres, et de leurs contacts causés par la giration universelle. Elles cesseraient, si la diversité et le mouvement cessaient. Elles cessent d’emblée d’affecter l’être qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien. Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini. Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où il n’y a pas de conflits. Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière, son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer. »[7]
Pour conclure ces quelques considérations et pour en revenir en même temps à ce que nous écrivions plus haut sur l’insuffisance d’une étude « livresque », citons encore René Guénon : « L’Oriental est à l’abri de cette illusion, trop commune en Occident, qui consiste à croire que tout peut s’apprendre dans les livres, et qui aboutit à mettre la mémoire à la place de l’intelligence ; pour lui, les textes n’ont jamais que la valeur d’un “support”... et leur étude ne peut être que la base d’un développement intellectuel, sans jamais se confondre avec ce développement même ; ceci réduit l’érudition à sa juste valeur, en la plaçant au rang inférieur qui seul lui convient normalement, celui de moyen subordonné et accessoire de la connaissance véritable. »[8]
Dans la tradition chrétienne, l’« effacement du moi » dont nous venons de parler se réalise essentiellement par l’« imitation de Jésus-Christ ». Saint Thomas d’Aquin, en effet, et avec lui la tradition catholique tout entière, enseigne que le Seigneur Jésus est Personne divine et qu’il n’y a pas en Lui de « personne humaine », mais seulement une nature humaine. C’est le mystère de l’« union hypostatique » (du grec hypostasis, « personne »). Il enseigne également que la grâce divine, dite « sanctifiante », méritée aux hommes par l’Incarnation et la mort rédemptrice du Verbe, est participation au mystère de l’union hypostatique, autrement dit que ce que le Seigneur Jésus est par nature, le chrétien, le baptisé, l’est par grâce.
Cela étant admis, nous pouvons dire que la « Paix » du Christ, qu’il a donnée aux hommes (« Je vous donne ma Paix »), n’est autre en réalité que l’absence du sens de « moi ». Cette affirmation, qui n’est « inouïe » qu’en apparence, se présente comme une conséquence immédiatement évidente de la doctrine commune de l’Église pleinement comprise et « assentie ». On voit, cependant, qu’elle déborde très largement, par les perspectives qu’elle ouvre, ce qui est « cru » habituellement et généralement par ceux qui l’envisagent seulement de façon extérieure, c’est-à-dire par l’immense majorité des fidèles.
La Paix véritable, disons-nous, c’est l’absence du sens de « moi ». Il faut bien remarquer que nous disons l’« absence » et non le « rejet ». Il serait en effet contradictoire de parler de rejet du sens de « moi », d’une part, parce que la « réalisation », à quelque degré ou niveau qu’on l’envisage, est toujours intégration et jamais rejet (ce qui est rejeté, ce sont les limites, qui n’ont qu’une existence toute négative), et, d’autre part, parce que le « moi » seul rejette (car il est dans sa nature même d’exclure), et donc qu’il ne peut à la fois être exclu et excluant.
La réalisation est toujours intégration. L’absence du sens de « moi » n’est pas en effet le rejet de quelque chose qui aurait, ou aurait eu une quelconque réalité positive, mais nous serions tenté de dire : au contraire — elle est le résultat du passage (qui n’est pas en réalité un changement) de l’ignorance fatale et invincible, qui est celle de l’homme profane, à la véritable Connaissance, c’est-à-dire à la reconnaissance de ce qui est réellement et a toujours été, mais n’avait jusqu’ici, pour cet homme profane, qu’une existence en quelque sorte négative en raison de la « chute originelle » dont les conséquences affectent toute l’humanité présente, l’aveuglant congénitalement sur ce qui est et la rendant étrangère à la Vérité.
Cet aveuglement est définitif et invincible pour le genre humain tout entier et ne peut que dérouler inexorablement toutes ses conséquences néfastes et redoutables, à moins que l’homme « racheté » en principe par la Croix, ne reçoive c’est-à-dire n’accepte de recevoir — la grâce « sanctifiante », qui est, comme nous le disons plus haut à la suite de saint Thomas, participation à la grâce de l’union hypostatique du Christ.
Cette grâce ou, pour employer l’expression guénonienne, cette « influence spirituelle », est en principe proposée à tous (quoi qu’il en soit du « canal » par lequel elle est divinement transmise et du domaine précis où s’exercera son action), car, pour reprendre les termes d’une déclaration publique du pape Paul VI lors de l’audience générale du 7 janvier 1976, il existe « certains secrets de la miséricorde divine dans lesquels se révèlent d’émouvantes ressources du règne de Dieu ». Il reste toutefois que « si tous sont appelés, peu sont élus » (Mt XXII, 14) et qu’il faut donc s’efforcer d’« entrer par la porte étroite, car étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie » éternelle (Id., VII, 13-14), et « celui qui voudra sauver sa propre vie, la perdra » (Id., XVI, 25), car, en réalité, en prétendant se l’approprier (« Moi, je vis ! »), il l’a déjà perdue, même s’il l’ignore, et c’est pourquoi il est dit encore : « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Id., VIII, 22).
Grâce à cette Paix et dans cette Paix que le Seigneur Christ lui a donnée, l’Homme, sa nature originelle retrouvée, ne connaît plus le monde comme extérieur et étranger, tel qu’il lui apparaissait autrefois et qu’il continue d’apparaître à l’homme profane. Pour lui désormais, plus d’extériorité, d’opposition, de séparation, d’altérité. Le cœur dilaté à la mesure de la Connaissance et de l’Amour divins — mesure sans mesure — il ne distingue plus entre un « dedans » et un « dehors », entre « moi » et « les autres ». Plus rien qui soit « sien » (au sens d’une propriété exclusive), mais aussi plus rien qui ne soit « sien ». Il s’est identifié à tous et à chacun, et dès lors, le monde entier lui apparaît comme un simple prolongement de lui-même. Pour lui, mystérieusement, s’est accomplie l’immense demande : « Que tous soient Un ! » (Jn XVII, 21). L’homme profane, au contraire, s’identifie seulement à son propre corps, et c’est là la condition humaine commune de l’homme déchu, conformément à ce qui est écrit au Livre de la Genèse : « Leurs yeux s’ouvrirent, et ils connurent qu’ils étaient nus » (Gen., III, 7). « Leurs yeux s’ouvrirent », c’est-à-dire que le monde leur était devenu extérieur ; et « ils connurent qu’ils étaient nus », c’est-à-dire que leur peau est désormais pour eux la limite de l’être, puis « yhwh les dispersa sur toute la surface de la terre » (Gen., XI, 8), jusqu’à ses extrémités, et le « Centre du monde » demeura fermé jusqu’à ce que tout soit accompli.
Nous faisions remarquer plus haut que seul le métaphysicien pouvait vraiment reconnaître et admettre sans difficulté l’unité et l’identité du Dieu, Père du Seigneur Jésus, tel que nous Le font connaître les Évangiles, et du Principe divin décrit dans la Prima Pars de la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin, alors que cette unité et cette identité échappent forcément à un non-métaphysicien qui ne peut qu’être déconcerté, voire scandalisé devant la juxtaposition de deux aspects de la Divinité qui lui apparaissent contradictoires et incompatibles entre eux. Au mieux, pourra-t-il les accepter l’un et l’autre par la « foi », c’est-à-dire en faisant confiance à l’Église qui n’a pu s’être trompée en mettant saint Thomas au rang de ses docteurs et en en faisant le « doctor communis » (rappelons aussi le titre bien connu de « doctor angelicus »). Sinon, il ne lui restera plus, aveugle parmi d’autres aveugles, qu’à aller s’agréger à la foule de ces chrétiens qu’on appelle « fondamentalistes », lesquels constituent en quelque sorte ce qu’il y a de plus exotériste dans l’exotérisme lui-même[9].






[1] Orient et Occident, p. 182.
[2] Id.
[3] Introduction générale..., p. 237.
[4] Id.
[5] Mélanges, Gallimard, 1976, p. 45-46.
[6] Tchoang-tseu, XXIV.
[7] Id., XIX.
[8] Introduction générale..., p. 262-263.
[9] Cf. Jean Tourniac, « L’offensive fondamentaliste et l’exotérisme dominateur », dans Vers la Tradition, numéros 15 à 20.





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