Noé – sur lui la paix – sut qu'approchait le temps de
la conjonction astrale que Dieu dans Sa sagesse avait déterminée et provoquée
(1). Il vit qu'elle se produirait dans le signe du cancer dont l'élément est
l'eau. C'est dans ce signe changeant et instable que Dieu a créé le monde
d'ici-bas. Quand on entra dans ce signe et que l'ascendant de ce monde coïncida
avec lui, Dieu voulut par son anéantissement et sa permutation vers la demeure
dernière, lui conférer un ascendant semblable et stable, le lion. Telle est la
sagesse d'un être omniscient !
Noé – sur lui la paix – se mit à construire l'arche. Le
signe de sa prophétie ne résidait ni dans cette conjonction ni dans le Déluge,
car certains savants parmi ses compagnons pouvaient en avoir eu la science et
la partager avec lui. Il reçut donc le Four (al-Tannûr) (2) comme signe. S'il
avait annoncé cette conjonction, il se serait agi d'une science et non d'un
miracle prophétique. C'est pourquoi son peuple se moqua de lui et sans doute
aussi les astronomes de son époque. Il advint ensuite ce que l'on sait et son
fils resta en arrière car il se rendit coupable d'une œuvre impie « et il fut
parmi les noyés » (11: 43).
Noé emmena ses compagnons en voyage. Il fit entrer dans
l'Arche « un couple de chaque espèce » (11: 40) et dit: « Embarquez ! Au nom de
Dieu est sa course et son ancrage; certes mon Seigneur est très-pardonnant
très-miséricordieux » (11: 41), quand le Four se mit à bouillonner et que les
nuées grosses de pluie mirent bas leur fardeau. Dans cet anéantissement, les
deux eaux furent réunies : celle de la terre et celle du ciel. Dans sa course,
l'Arche portait Noé et les siens « à travers des vagues comme des montagnes ».
Noé appela: « Ô mon fils, monte avec nous ! » (11: 42) et le fils de répondre:
« Je me réfugierai sur une montagne qui me protégera de l'eau », et Noé – sur
lui la paix – de répliquer : « Rien ne protège aujourd'hui contre l'ordre de
Dieu si ce n'est ceux à qui Il a fait miséricorde » (11: 43), c'est-à-dire les
passagers de l'Arche. L'invocation prononcée auparavant par Noé, « ne laisse
pas sur la terre le moindre des incroyants » (71: 26), avait été exaucée. Ceux
qui s'étaient réfugiés sur la montagne et tous ceux qui n'étaient pas dans
l'Arche se noyèrent. Alors du non-manifesté se fit entendre l'appel du Soi. En
effet, Celui qui lança l'appel ne se mentionna pas Lui-même et n'usa pas
directement du vocatif (3). La terre engloutit son eau, le ciel s'arrêta et
l'eau diminua. L'Arche du salut s'établit sur le mont Jûdî, allusion à la
générosité (jûd) divine. Depuis cette station fut prononcée cette parole: «
Banni soit le peuple des injustes ! » (11: 44), ceux qui s'étaient moqués.
Sache, ô secret subtil établi par Dieu à un rang
analogue à celui de Son prophète Noé – sur lui la paix –, que Dieu – Il est
puissant et majestueux – a achevé ton arche et l'a façonnée de Ses Mains par
Son inspiration. Quand Dieu inspirait l'Arche, celle-ci se trouvait « par Son
œil », autrement dit conservée en Dieu qui la faisait voir à Noé (4). Dieu dit,
s'adressant à ce secret : qui es-tu pour que Dieu accomplisse vers toi une
telle descente, depuis la station du Moi divin de surcroît ? Ton âme ordonnant
le mal, ton satan, ton monde d'ici-bas, ta passion ne cessent ensuite de se
moquer de toi tant que tu édifies cette arche qui est la constitution du salut.
Le four, le réceptacle du feu à ton côté dit : de là sortira l'eau. Eux,
convaincus qu'une chose ne peut en aucune façon se transformer en son opposé,
se sont moqués et ont dit à Noé : tu n'es qu'un niais. Ils n'ont pas fait la
différence entre le réceptacle du feu et l'eau par ignorance de la substance et
des formes du monde. S'ils avaient su que le feu est une forme dans cette
substance tout comme l'eau, ils ne se seraient pas moqués. S'imaginant que
l'eau et le feu sont tous deux une substance distincte s'opposant ensuite l'une
à l'autre, ils trouvèrent absurdes les paroles de Noé et se moquèrent de lui.
Toi qui t'occupes à édifier ton arche, l'arche du salut, et te prépares à
recevoir, sur l'ordre de Dieu, Son Commandement qui est une manifestation du
Moi, réponds aux moqueurs que s'ils périssent dans une chose, ils lui seront
voués sans pouvoir jamais en sortir. Embarque dans ton arche par le bâ' qui est
le nom d'Allâh, redresse l'alif de la réalisation de l'unité entre le bâ' et le
sîn de bismi (5). Tu ne verras pas ici le Tout-Miséricordieux le
Très-Miséricordieux, car Nous restons en arrière de ton arche. Sa course
s'accomplit par le bâ', particule d'abaissement, ainsi que son ancrage au
rivage de la générosité divine. Par la générosité (jûd) est apparue l'existence
(wujûd), et sur le mont Jûdî s'est manifesté ce que contenait l'Arche. Fais
sortir de ton arche « un couple de chaque espèce » pour l'engendrement et la
procréation, car tu es le produit de la multiplication du monde supérieur par
le monde inférieur, toi et tous les êtres engendrés. La présence du couple est
indispensable dans ce voyage d'anéantissement.
L'eau symbolise la science, la vie provenant de l'une
sur le plan sensible, de l'autre sur le plan spirituel. Aussi périrent-ils par
l'eau pour avoir refusé la science. L'eau provenait du Four parce que c'est en
cette eau qu'ils avaient mécru, rejetant la science que Noé leur avait
transmise de vive voix par la langue du four de son corps. Ils ne surent pas
qu'il traduisait ainsi la signification du Four, qui est la lumière absolue.
L'eau du Four voila pour eux le four (tannûr), et ils ne comprirent pas qu'il
s'agissait de la lumière (nûr) à laquelle s'était ajouté le tâ' de l'achèvement
(tamâm) de la constitution humaine par l'existence du corps. La lumière devint
« four », c'est-à-dire une lumière accomplie dans le monde du Royaume, la
lumière du tâ' et son lieu de manifestation.
L'ignorance les conduisit également à déclarer absurde
la transmutation. S'ils avaient regardé le Four, ils l'auraient considéré comme
la source de l'eau. Il n'y a d'opposition sous aucun rapport entre l'un et
l'autre, car le froid embrasse [les autres états de la matière]. Ils ignorèrent
le secret de Dieu dans la nature et le secret de Dieu dans le rôle privilégié
du Four, et ils périrent. Tous ceux à qui Noé avaient adressé la parole ne
périrent que par l'eau du Four, car ils n'avaient rien refusé d'autre. Le reste
du monde périt à la fois par l'eau du Four et par celle du ciel. Cette dernière
est celle de la roue à godets qui recueille l'eau distillée dans l'alambic du
froid glacial et retournée à son origine. Dieu – Il est puissant et majestueux
– fait périr par le feu, mais ici, à cause de l'intervention de la mission
prophétique, le feu fut introduit dans l'eau, car « la jambe n'a pas encore été
découverte » (6). Le feu fit sortir les humidités et les vapeurs et commença de
s'élever en redevenant de la vapeur. Il se mit à exercer dans l'air la même
action que la roue de la noria quand elle fait monter l'eau du puits. Il
continua à s'élever jusqu'à atteindre le cercle du froid glacial et retomba en
goutte de pluie par « la détermination du Tout-Puissant le Très-Sage ». Les
cercles de la détermination ne cessent de tourner dans la sphère de la
formation des êtres dans ce monde et dans l'autre.
Un des effets de ce voyage est de faire connaître que
la Sagesse divine (7) peut s'interrompre, alors que la Toute-Puissance continue
de s'exercer sur le couple pour la reproduction ; que la sagesse divine, si
elle n'est pas d'ordre supérieur, n'est pas authentique ; que de la Générosité
dépend le salut. Ne vois-tu pas que Moïse – sur lui la paix – lorsqu'il invoqua
Dieu pour qu'Il fasse périr son peuple, Lui demanda de lui infliger l'avarice.
Devenus avares, ils coururent à leur perte. Il apparut aussi que la Parole
divine s'oriente nécessairement vers chaque être dans le monde ; tantôt à
partir du non-manifesté du non-manifesté, s'il s'agit de la voix où l'agent
n'est pas nommé (8) : « Sera amenée ce jour-là la Géhenne (89: 23) ou « il fut
dit: bannis... et il fut dit: ô terre absorbe ton eau » (11: 44) ; tantôt par
le Nous: « Lorsque Nous dîmes...» ; tantôt par la Divinité: « Dieu dit » ;
tantôt encore par la Seigneurie: « Ton Seigneur dit... ». Toute parole dépend
du nom qui lui est attaché.
Celui qui accomplira le voyage de Noé connaîtra
certaines des sciences relatives au monde intermédiaire et créaturel. C'est au
cours de ce voyage que l'on apprend le Grand Œuvre. C'est pourquoi ce dernier
s'achève par la Générosité qui est sa raison d'être. En voici assez sur le
voyage de Noé ; dire son secret serait trop long.
(1) Ou, selon la lecture de B : « et dont le pouvoir
allait s'exercer » (ajrâ hukmahu au lieu de ajrâhu hikmatan).
(2) Sur ce terme coranique, cf. Claude Gilliot,
Exégèse, langue et théologie en Islam. L'exégèse coranique de Tabari, Paris,
1990 p. 105. L'interprétation que donne Ibn 'Arabî ci-dessous coïncide avec
celle de 'Alî, pour qui ce mot signifiait « l'illumination de l'aurore» (tanwîr
al-subh), cf. Tabarî, Jâmi al-bayân XV 318-9. Selon Ibn 'Arabî, l'expression
coranique fâra l-tannûr signifiait métaphoriquement chez les Arabes
l'apparition de la clarté de l'aube (daw' al-fajr) ; cf. Futûhât I 493, à
propos de la prière surérogatoire de l'aube et I 608, à propos du début du
temps du jeûne. Le verbe fâra associe l'eau et le feu, puisqu'il signifie «
jaillir » pour l'eau, « bouillonner » pour la marmite et « rougeoyer de chaleur
» pour le four.
(3) Allusion au verset, simplement évoqué : « Et il fut
dit : ô terre, engloutis ton eau ; ô ciel, arrête-toi et l'eau décrût...».
(4) Allusion au verset 11 : 37 : « Façonne l'Arche par
Nos yeux et Notre inspiration...».
(5) Allusion au verset 11 : 41 « Au nom de Dieu est sa
course et son ancrage ». Comme dans la basmala l'alif de ism « nom » est
occulté et représente donc l'unité divine ou l'Essence inconnaissable, le bâ',
comme dans la basmala, contient le reste de la formule.
(6) Expression coranique (68 : 42) signifiant l'arrivée
de l'Heure, soit parce qu'elle dévoilera une réalité jusqu'alors cachée, soit
pour évoquer la peur panique de celles qui s'enfuient en retroussant leur robe.
(7) Qui préside à la marche du monde.
(8) Désignation en grammaire arabe de la voix passive.
[Muhyî-d-Dîn Ibn ‘Arabî, Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ij
al-isfâr, présenté, traduit et annoté par Denis Gril dans Le dévoilement des
effets des voyages, éditions de l’éclat, 1994. Dans l’édition 2004, la
traduction est accompagnée du texte en arabe établi à partir d’un manuscrit de
base copié à Konya (K), 25 ans après la mort du Cheikh. Cinq autres manuscrits
ont été examinés par l’auteur, notés B, S, L, Z, Zh, ainsi que l’éd. de
Hayderabad notée T. Le texte arabe établi suit la vocalisation lorsque celle-ci
est indiquée dans le manuscrit de base. Nous notons aussi une affirmation de D.
Gril dans l’Introduction : « Les erreurs des copistes ne suffisent pas à
expliquer certaines variantes (…) Le fait est fréquent dans l’œuvre d’Ibn Arabî
qui diffusait souvent différentes rédactions d’un même ouvrage.]
http://esprit-universel.over-blog.com/
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