Seulement, ce qui n’est jamais dit, c’est que ce verset et cette lumière sont l’emblème et la nourriture des rijâl al-ghayb, domaine réservé de l’islam caché, dont le maître est seyyidunâ al-Khidr et dont les groupes informels qui ne relèvent que de lui sont par nature inaccessibles à la longue théorie des murîdin, lesquels ignoreront toujours cette rûhâniyah – réalité spirituelle – car leur nature les empêche d’entrer en contact avec elle, qui est bien plus que ce soufisme « anonyme » dont monsieur Chodkiewicz n’a entrevu – semble-t-il – que l’écorce extérieure. . Et ici nous condamnons une fois de plus cette érudition livresque qui stérilise presque tous les écrits »soufis » des Européens et autres occidentalisés (convertis ou non) comme l’a fort bien écrit, et peut-être malicieusement, monsieur Chodkiewicz: « Il n’est pas licite d’enseigner une science quelle qu’elle soit (…) si la connaissance qu’on en a n’est fondée que sur la seule lecture individuelle. » – et nous ajouterons : fût cette lecture celle des textes akbariens eux-mêmes ! (13)
Pour en revenir au thème de la lumière, certains êtres prédestinés à de hautes fonctions rayonnent de cette lumière [on dit que quand le Prophète paraît au Diwân as-Sâlihîn il est impossible de poser son regard sur lui] qui se manifeste par exemple dans le cas de seyyidunâ ‘Isâ, lors de la Transfiguration. Sa lumière venait non de l’extérieur mais de l’intérieur de lui-même (14). Est-il vraiment incompréhensible que le processus de la lumière engendrant le corps [cf. dans les années soixante, les dires de certains savants modernes : la matière fait penser à de la lumière condensée] puisse s’inverser ou devenir réversible, de sorte que le corps à son tour libère la lumière intérieure dont il est fait, et qui est évidemment la plupart du temps invisible comme nous le disions plus haut : le même corps apparent n’est pas le même selon que l’on est prophète ou simple individu. C’est pour cela que certains sont l’objet d’une élection divine [yaf’alu mâ yashâ’]. Les autres prétentieux devraient en prendre leur parti et, pour progresser (même s’ils sont dépourvus de qualifications pour quoi que ce soit, malgré la pratique forcenée, les lectures, les rattachements divers…) partir de leur modeste statut. En fait, beaucoup trop de gens ambitieux gardent leur mentalité profane après le rattachement, ce qui explique le taux d’échecs, en tout cas le peu de cas de réalisation. Comme le dit seyyidunâ ‘Isâ : « Le grain qui tombe sur une terre aride ne germe pas et meurt ».
Ce corps lumineux invisible (15) est tellement important que ses couleurs servent de critères initiatiques aux Maîtres réalisés (et voyants, ce qui n’est pas le cas de tous) pour savoir si leur aide est appropriée, efficace, si le disciple progresse ou au contraire régresse, selon une certaine hiérarchie chromatique (16). Ici le lecteur est en droit de se demander : pourquoi accorder autant d’importance pratique au corps ? C’est que la ma’rifa est occultée par les ténèbres [zulm] du corps. Autrement dit, l’action directe (et non plus l’influence ou l’enseignement) d’un maître [murshid] est de chasser les ténèbres du corps du disciple. Comment ? En l’abreuvant de lumière – »abreuver », car il convient d’en souligner l’aspect fluide. Et il ne s’agit pas ici de symboles, d’allégories ou de sens figurés. Mais seuls comprendront ceux qui sont concernés. Un maître comme Najmu-d-Dîn Kubrâ ne dit pas autrement ce que nous affirmons ici sans référence.
Quand nous affirmons l’importance du corps lumineux (qui préfigure le corps glorieux de la deuxième résurrection), il nous faut signaler les cas rares mais toujours actuels de femmes [aux fonctions spirituelles et temporelles très élevées] caractérisées par l’aménorrhée sans stérilité (énigme insoluble pour la gynécologie moderne !), l’exemple le plus célèbre étant celui de la Vierge Marie (17) (dont le nom arabe grammaticalement masculin – batûl – ne comporte pas de féminin, car il lui est exclusivement réservé) (18); il y a celui de Jeanne d’Arc [cf. article de Michel Vâlsan, Etudes Traditionnelles 1969], née évidemment avec la fîtra, et d’autres femmes (notamment afrad) complètement inconnues… L’intérêt de ces exemples, c’est que ces êtres, non seulement sont libérés de la plupart des préoccupations corporelles, mais peuvent pratiquer les rites exotériques et ésotériques sans jamais être interrompues par l’impureté légale liée au cycle menstruel (qu’on se rappelle la présence continue de Marie au Temple, sans oublier le cas de Seyyida Fâtima).
Quand nous parlons phénoménologiquement du corps, on pourrait croire qu’il est statique; en fait, l’influence spirituelle (le rattachement) peut modifier l’apparence corporelle, notamment l’éclat du regard (visible seulement pour ceux dont l’oeil intérieur a été préalablement ouvert par un rite – connu surtout en Afrique noire – ou par don naturel) (19). Il y a même des cas plus curieux et ce serait celui de René Guénon après sa rencontre avec un envoyé du centre caché de l’islam (rajul al-ghayb) d’après un témoin de l’époque dont les descendants ont récemment (1999) rapporté les dires : « après cette rencontre il ne fut plus jamais le même, même son physique avait changé, notamment la forme des mains [?] ». Il n’est pas rare que l’impact régénérateur de l’initiation provoque comme une deuxième jeunesse autant physique qu’intellectuelle en réactivant toutes les fonctions (organiques, mentales, etc…). Encore faut-il que le réceptacle relève de ce que René Guénon appelle une »constitution intérieure » qui n’est pas celle d’un homme moderne. Sans parler des miracles proprement dits, nous connaissons personnellement des cas de modifications corporelles sur le lieu saint de la Mecque, chez des pèlerins atteints de malformations osseuses : l’effet de la baraka particulière à ce territoire sacré peut agir à l’insu du sujet (contrairement au cas des malades venant expressément à Lourdes dans le but d’être guéris).
Même s’il se renouvelle constamment (on dit que les cellules sont régénérées tous les sept ans) le corps de l’individu humain est un phénomène unique : on ne revient pas une deuxième fois dans le même corps; autrement dit, il n’y a pas de réincarnation. Les entités qui se superposent et habitent le corps peuvent être multiples (20) mais ce corps unique est une »chance » (nous voulons dire une grâce providentielle) unique et n’est pas remplaçable ou interchangeable. C’est un support privilégié et le statut normal de l’être humain est la corporéité c’est-à-dire que l’état posthume, défini comme séparation du corps et de l’âme, ne peut être qu’une anomalie provisoire, réparée à la fin du cycle par une première puis une deuxième résurrection définitive (corps glorieux). Cette »incarnation » peut, par hérédité psychique ou par métempsychose, bénéficier d’ « éléments » appartenant à d’autres êtres (généralement passés) ou recueillir les connaissances informelles liées à un statut antérieur ( »préexistence des âmes »), ce dont témoigne le don d’αναμνησις (= réminiscence) bien connu des anciens, notamment de Socrate, et qui explique en grande partie le fameux « don des langues » sous son aspect linguistique (subalterne mais spectaculaire). Si l’on ne voit pas le rapport direct entre ce phénomène et la corporéité, nous dirons qu’il s’appuie sur une particularité phonatoire extérieurement invisible mais bien réelle. Il y a donc des marques corporelles (nous aimerions aborder ultérieurement cette question pour ce qui concerne le Prophète Muhammad et Ibn ‘Arabî).
Autre difficulté que nous n’abordons qu’incidemment : les liens entre le corps et l’âme. La distanciation à la limite de la séparation du corps et de l’âme, du vivant de l’être humain, peut se produire à l’état de veille (jadhb) ou durant le sommeil. Le problème est le retour de l’âme dans le corps, qui n’est pas sans risque (la séparation ne doit pas durer plus de trois jours, sous peine de mort réelle, inexplicable pour l’entourage)(21). Ceci n’a évidemment rien à voir avec les pseudo-voyages en astral des rosicruciens modernes qui prennent ce phénomène préternaturel pour un signe de réalisation initiatique (22), ni avec le phénomène propre aux Abdâl (qui laissent leur corps sous forme de double) et à d’autres êtres qui ne le sont pas (et n’en ont pas conscience). Certains »réalisés-vivants » dans le monde arabo-islamique (équivalents aux jivân-mukti des hindous) connaissent une assomption à l’état d’éveil qui les mène au-delà du système solaire (cf., en partie, ce que dit ‘Abd el-‘Azîz ad-Dabbagh sur le barzakh, dont le secret est bien gardé). Mais ici, nous ne pouvons en dire plus.
Par ailleurs, peu comprennent que l’on peut vivre sur plusieurs plans de conscience à la fois, que l’on peut disposer de 72 heures par jour, là où la plupart n’en vivent que 24, ce qui rend sans intérêt l’obsession de la longévité (qui n’a certainement pas le même sens chez les taoïstes que pour la gérontocratie actuelle, cliente des laboratoires faiseurs de ‘miracles’ où l’on prolonge des individus non pas parce qu’ils auraient des fonctions traditionnelles à remplir, mais tout simplement parce qu’étant milliardaires ils ont les moyens de s’offrir des cures de rajeunissement. Avec la peur de l’échéance, on retrouve là l’inversion typiquement contre-traditionnelle, qui est celle de la parodie moderne dans sa conception du corps, lequel ne devrait jamais être un but en soi mais un support de réalisation)(23).
Pour les êtres dont l’existence corporelle est ressentie comme un boulet à traîner – il existe une tyrannie du corps – il ne reste plus qu’à faire semblant de vivre, en respectant de son mieux les règles traditionnelles qui gèrent le quotidien (ce que les Gens du Blâme appellent : « les cinq prières et l’attente de la mort »). Pendant que la plupart assument ce que Guénon appelle « la vie ordinaire », avec plus ou moins de conviction, les happy few vivent dans un autre monde (qui n’a rien à voir avec les imaginaires mondes parallèles, lancés autrefois par les suppôts de la pseudo – voire de la contre – tradition, du genre Pauwels et consorts de la revue Planète). Au lieu de s’épuiser dans le quotidien, certains se dépensent au service d’Allâh et les profanes qui les voient apparemment inactifs, se demandent d’où vient leur fatigue. C’est là qu’un Réalisé clairvoyant leur dit : « Notre nafs aussi est au service d’Allâh; notre corps ni notre sommeil ne nous appartiennent »; et cette activité invisible peut être aussi usante que la vie des gens perdus dans des advélitations illusoires. La voie salébreuse du sulûk est autrement ardue : c’est un jihad incessant avec peu de périodes de répit; donc, une fois de plus, la question de la longévité est une question oiseuse. D’ailleurs le corps, même cadavérique, a des prolongements bénéfiques : lieux de pèlerinage, reliques, tombeaux des saints, protection territoriale liée à ces tombes (c’est pour cela qu’il est interdit de déplacer le corps d’un saint hors de son lieu de décès ou de sa tombe. Cette transgression ne porte jamais bonheur aux profanateurs : quand on veut priver les croyants et disciples de la baraka d’un saint reconnu, on se coupe soi-même immanquablement de toute baraka)(24).
(A suivre…)
P.S. Faut-il préciser que les données développées ci-dessus ne doivent rien aux travaux d’Henri Corbin; lequel,malgré sa vive intelligence,s’est égaré pendant des années dans l’hérésiographie islamique(*).Il a eu cependant le grand mérite de rassembler des textes peu connus (souvent plus ismaéliens que chiites, et souvent plus chiites que sunnites) et très importants sur les thèmes de l’Ange, la Lumière, l’Imam Caché et surtout le Barzakh.
(*)- cf. les critiques très pertinentes de Chodkiewicz à propos du »corbinien » Ruspoli dans Le Sceau des Saints.
A.
Notes :
(1) – Et ceci fait comprendre que la perspective ésotérique théorique ne se confond jamais avec la perspective initiatique pratique. Cette distinction renvoie pour nous à la différence entre murîdîn et murâdîn, catégorie inconnue, et pour cause, de nos savants islamologues à l’érudition livresque dépourvue de toute ma’rifa – connaissance directement inspirée par Dieu – et donc de toute autorité magistrale.[↵]
(2) Les Esséniens préchrétiens – et donc précurseurs – avaient déjà des ablutions comparables à celles de l’islam ou de l’hindouisme.[↵]
(3) Lesquels chrétiens ont oublié leur tradition, selon laquelle le corps est le temple du Saint-Esprit.[↵]
(4) c’est-à-dire : « pas de fausse pudeur dans le domaine (notamment sexuel) de la loi (divine) ».[↵]
(5) On remarquera qu’intentionnellement nous ne traiterons pas de sexualité car elle est à 99 % d’ordre nafsani (animique, psychique) et ne relève donc pas de notre étude. En cas de nécessité,on pourra toujours se référer à « la Métaphysique du Sexe » de Julius Evola![↵]
(6) cf. Coran VII, 172. Tous les rites de l’islam s’expliquent par la notion de fitra (par exemple les soins du corps, cf. Michel Vâlsan : L’Islam et la fonction de René Guénon, Paris, 1984, p.150, n.79; sans parler des interdits alimentaires que nous aborderons plus loin).[↵]
(7) Il serait temps de faire enfin une lecture initiatique de René Guénon et non indéfiniment spéculative comme c’est le cas de presque tous les livres qui lui ont été consacrés, à l’exception notable des deux articles de Michel Vâlsan dans les Etudes Traditionnelles de 1951 et 1953, sans lesquels nul n’aurait rien compris à la personne, à l’oeuvre et à la fonction de René Guénon. Pour une lecture ‘intellectuelle’, signalons les excellents articles de René Luong et de G Servant dans les numéros spéciaux sur René Guénon de Connaissance des Religions (n°65-66, Paris 2002) et de Vers la Tradition (n° 83-84, Mars 2001). Quant à ceux qui lisent René Guénon avec la mentalité occultiste (le goût plus ou moins malsain du rare, du bizarre, des sciences cachées et de tout ce qui est parapsychologique) inutile de leur dire qu’ils sont pris au piège des apparences du Mystère [al-ghayb] et n’arriveront jamais à la connaissance.[↵]
(8) Ce qui n’est pas la même chose, car les qualifications sont contingentes, changeantes, et limitées à des conditions d’initiation spécifiques et non universelles.[↵]
(9) Par cette citation, on remarquera que le mot »corps » (en fait, en arabe, khuluq renvoie plutôt à »nature profonde ») – comme pour le Christ (autrement les chrétiens qui communient seraient de vulgaires anthropophages) – n’est pas à prendre en un sens matériel, encore moins matérialiste. D’ailleurs, certains traduisent khuluq par »disposition innée », »caractère inné », ce que connote très exactement le terme de fitra. De plus, signalons qu’il y a bien des mots distincts, en arabe comme en sanscrit, pour désigner les différents corps. N.B. : pour définir cette sainteté du corps des missionnés, Ibn ‘Arabî, dans son Livre des Théophanies (n°44), parle d’ailleurs de »tat’hîr jibily », c’est-à-dire »sanctification congénitale » (traduction inédite de Michel Vâlsan).[↵]
(10) On remarquera l’appauvrisssement du texte évangélique en passant du grec au latin, où λογος est traduit par verbum qui n’est que le verbe ou la parole; alors que λογος, dans la métaphysique grecque, signifie « le lien entre la terre et le ciel » [on peut rapprocher le mot logos de jugus (lien) en latin, cf. yoga en sanscrit et Joch en allemand.][↵]
(11) Le corps comme support de la volonté divine (= élection de certains et non d’autres).[↵]
(12) Cf. l’excellente traduction, remarquablement annotée et commentée, de Nabîl Badrawî : L’arbre aux secrets du Cheikh al-‘Alawî (Paris, 2003, p.36-37 et sq.).[↵]
(13) Connaissance des Religions n° 69/70 p.88.[↵]
(14) Cette Transfiguration, représentant le corps glorieux de la deuxième Résurrection, vient à l’appui de la doctrine islamique selon laquelle seyyidunâ ‘Isâ fait partie de ces êtres qui n’ont pas connu la mort (avec Idris, Ilyas et Khidr, qui, ce n’est pas un hasard, ont en commun le thème de la lumière). Cf. aussi l’extraordinaire fath (ouverture intuitive) de ‘Abd el-‘Azîz ed-Dabbagh dans le Kitâb al-Ibrîz (p. 14-16).[↵]
(15) Najmu-d-Dîn Kubrâ parle du « soleil de l’esprit qui va et vient dans le corps ». On retrouve cette notion de rayonnement dans la racine universelle RA [latin radius → fr. rai, rayon etc…, en égyptien : le dieu soleil Râ et le verbe arabe ra’â → impératif : ra (vois !)].[↵]
(16) Elle ne concerne que ceux qui sont dans cette situation initiatique .Quant aux autres catégories,on pourra se reporter à ce qu’en dit Ibn ‘Arabi, notamment dans ses Tartîbu-t-Tasawwuf (traduit par Ivan Aguéli dans « La Gnose » de 1911-12 )et jamais cité chez les soufistes professionnels ! – Ainsi ce traité n’est recensé ni par monsieur Chodkiewicz, ni par madame Addas.)[↵]
(17) Contre cette thèse, il y a un passage de Tabarî où il prétend que Marie aurait eu trois menstrues avant de donner naissance à seyyidnâ ‘Isâ, tout en restant au Temple ![↵]
(18) Cf. également le cas du mot fard en arabe qui ne comporte pas de féminin et que l’on croit en occident l’apanage exclusif des hommes, alors qu’il y a des femmes afrâd : leur type spirituel est au-delà de la limitation sexuelle.[↵]
(19) La même acuité visuelle permet de déceler la perte de virginité – en dehors des conditions fixées par l’éthique traditionnelle – chez les jeunes filles : l’éclat du regard se ternit (*), au contraire de la parturiente dont la nature est qualitativement renouvelée par l’eutocie. « Le Paradis est sous le pas des mères » disait le Prophète.
(*)- Les suicidés qui ont survécu présentent la même ternissure oculaire.[↵]
(20) D’où les pseudonymes de certains »missionnés » qui correspondent à autant d’entités distinctes (mais un pseudonyme unique peut correspondre à son tour à plusieurs entités). Curieusement, si René Guénon et Aguéli ont usé de plusieurs signatures, tel ne fut pas le cas de Michel Vâlsan.[↵]
(21) Il y a même une formule spéciale pour faciliter ce retour.[↵]
(22) Ni avec le dédoublement (pathologique) où le sujet voit, par exemple, au-delà d’un mur.[↵]
(23) cf. l’importance profane excessive accordée au sport, qui n’a plus rien à voir avec l’esprit olympique grec des origines.[↵]
(24) Quand on se rappelle la nécessité impérieuse attachée à la préservation du corps embaumé des pharaons (*) sans lesquels l’Egypte entière aurait été privée de protection, et les malédictions terribles lancées contre les profanateurs, on comprendra d’autant mieux ce que nous voulons dire – idem pour la conservation des corps des Dalaï-lamas et des momies incas. Ce thème de l’incorruptibilité du corps reste à développer.
(*)- cf. Sourate Yûnus (X, 92): « Nous te préserverons dans ton corps », verset qui confirme cette nécessité.[↵]
II
Dans notre 1er chapître, nous n’avons pas précisé à chaque fois de quel « corps » nous parlions, laissant le mot avec son sens général car la langue française est pauvre en ce domaine, le latin, l’allemand et le grec, n’étant guère mieux lotis : ainsi, ces langues emploient le même mot pour les corps physico-chimiques et les corps animés (corps, corpus, körper…). Il nous faudra recourir aux langues arabe et sanscrite pour y voir plus clair.
Dans l’immédiat, nous allons pourtant faire un inventaire lexical des quelques possibilités offertes par l’allemand et le grec.
Rappelons que c’est le problème posé par le rite de l’Eucharistie (qui signifie, non pas « corps » mais « action de grâces ») qui nous a alerté sur les difficultés inhérentes à l’absence de terme spécifiques chez les Chrétiens pour distinguer entre le corps ordinaire et le « Corps du Christ » célébré dans la fête du Saint-Sacrement. Or, les Allemands emploient un terme original pour le désigner (donc différent du mot Körper): ils disent « Fronleichnam », reprenant 3 mots anciens signifiant « l’enveloppe du Corps du Seigneur », ce qui indique bien la conscience d’une difficulté pour rendre la notion de transsubstantiation, opposée aux conceptions hérétiques qui parlent d‘impanation (le corps serait dans l’hostie, mais celle-ci ne serait pas le Corps du Christ) ou de simple symbole (au sens faible); dans cette conception il n’y aurait aucune présence surhumaine ni extracorporelle dans l’eucharistie, ce qui est évidemment inacceptable pour les Catholiques. Mais il ne peut non plus s’agir du corps au sens matériel, sous peine de faire des chrétiens des « anthropophages » ! La théologie romaine n’a pas facilité les choses en imposant la formule latine du Notre père : « panem nostrum quotidianum », alors que les Orthodoxes ont la précieuse expression initiatique « artos épiousios », c’est à dire le pain supra-essentiel (allusion aux 2 sortes de corps). Pour résumer, nous constatons que, si les Chrétiens n’ont pas toujours la terminologie adéquate, ils ont bien perçu la notion de 2 corps distincts1, ce qui montre un parallèle entre les 2 sortes de corps et les 2 sortes de pain.
Et, anticipant un peu notre étude de la langue arabe, nous allons nous demander comment les chrétiens d’orient (de langue arabe) ont tenté de résoudre la question, car ils devaient traduire cette différence entre le corps ordinaire et le nouveau Corps de la transsubstantiation.
En arabe, il y a au moins 2 mots (entre autres) : jism et jasad. Or, très habilement ils ont choisi le terme le moins matérialiste possible et parlent (pour la Fête du Saint-sacrement / Fête-Dieu) de ‘id al-jasad. Or nous savons grâce à ibn ’Arabi que jasad correspond au corps « subtil »2. Il y a même en orient une 2ème expression concurrente : bayram al-qurban, où « qurban » signifie « offrande ou sacrifice », mais ce mot apparemment sémitique nous rappelle curieusement la racine latine « corpus ».
Une autre curiosité se trouve dans le mot allemend « Boden » qui signifie « le sol, la terre » et a donné le mot anglais « body » (le corps); or, le mot arabe badan est évidemment apparenté à cette racine3. Enfin, pour réunir grec, arabe et français, signalons qu’il y a trois doublets rassemblant les 3 notions connexes de corps, tombeau et temple :
– sôma / sêma (= le corps est un tombeau)
– corps / temple (« détruisez ce temple, je le rebâtirai en 3 jours » – il parlait du temple de son corps, précisent les Evangélistes Jean et Mathieu)
– darih / durah (darih signifie tombeau; et durah, mot de la même racine, se dit pour un temple rencontré par le Prophète au 7è Ciel, lors de son voyage nocturne4. – NB: Il semble qu’il s’agisse de la maison visitée (bayt ma’mura).
Enfin, il y a un parallèle intéressant, uniquement en grec, entre le « corps » et le « pain », comme nous le disions ci-dessus, dans le Pater Noster.
Il reste cependant la question de la 2è partie du Rite « Ceci est mon sang », « mon sang est vraiment un breuvage »; mais ceci nous entraînerait trop loin de notre sujet, qui est le Corps comme support de la Réalisation (René Guénon, « La Grande Triade », p.1065).
Maintenant, nous pouvons revenir au lexique arabe.
Nous pensons que Corbin a embrouillé les choses en croyant habile de dédoubler les mots jism et jasad (Corps spirituel et Terre céleste, p.222, Paris, 2005, 3è édition) : il distingue 2 jism et 2 jasad en leur attribuant : au ler, le corps subtil, et au 2è, le corps matériel, ce qui constitue une étrange inversion des réalités, si l’on suit ibn ‘Arabi. Mais le chef des études soufies à Paris et Téhéran (jusqu’en 1978) n’en a cure : il a trouvé 4 sortes de corps et s’en tient là, alors qu’il existe d’autres termes arabes que nous allons enfin énumérer pour que l’on en juge :
– Dans le coran, il y a déjà 3 termes : badan (le corps physique ou inerte), jism (le corps vivant, au sens général) et jasad (le corps subtil) qui ne sont pas du tout équivalents.
– Il y a le qâlib (qui a donné le français: galbe) qui, nous dit Ibn ‘Ajiba (Lexique du Soufisme, p.222/224), est l’enveloppe corporelle recevant l’entité subtile de l’âme. C’est le corps considéré comme une sorte de moule; à propos de ce moule, Ibn ‘Ajiba ajoute: « Dieu [a] coutûme de créer la vie dans un moule : tant que la vie s’y maintient, l’homme reste en vie. Cependant, bien que les esprits soient déposés dans les moules corporels, ils s’en dégagent dans l’état de sommeil, s’en séparent et reviennent ensuite ». (cf. Coran, sourate al-Zumar, XXXIX, 42). D’autres Maîtres parlent d’ « alvéoles » ou niches dans le barzakh, où les esprits partis en mission reviennent, in sha’a Llah… (inutile de parler de corps « astral » comme le dit bizarrement Corbin, op. cit. p.222) : la tradition arabo-islamique est bien assez riche sans que l’on y ajoute des fantaisies individuelles !
– Il y a les « ashbâh » (sing. : shabah) qui sont les « apparences corporelles » (en dialecte : les fantômes)
– Il y a encore le juththa : cadavre; de là même racine: juthwât : tombeau (cf. le grec : sôma sêma).
– Enfin, 7è et dernier, il y a un terme qui n’est pas recensé par Ibn ‘Ajiba, et pourtant usuel : « dhât » (pl. dhawât), non pas au sens connu et métaphysique d’ « essence », mais au sens de « personne intégrale : »corps+âme+esprit ». Ainsi, quand on entend certains dire : « Je suis allé à la Mecque », la question est parfois : « Kunt bi-r-rûh aw bi-n-nafs ? » (Y êtes-vous allé en esprit ou avec votre âme ?) – Si la réponse est : « La, bi-dhâtî », c’est en français, littéralement : « en chair et en os », ce qui ne veut pas dire forcément à pied (cf. les « ahl-al-Khotwa »).
Les termes techniques « jamad » (corps minéral et « jaram » (corps physique / planète) sont évidemment en dehors de notre champ lexical.
Les hindouistes se vantent souvent d’avoir à leur disposition 5 mots pour désigner le corps; nous trouvons que l’arabe, n’est pas mal loti avec ses 7 termes distincts correspondant à autant d’entités différentes qui ne sont pas des synonymes.
A.A.H.
Notes:
1 Dans sa conférence de carême (Radio Notre-Dame du 20/3/2010) le prêtre a essayé d’expliquer la question de la transsubstantiation en disant : « Là où est le Corps du Christ, là est aussi l’AME »; mais ceci ne fait que repousser le problème. A notre tour, nous pouvons proposer une hypothèse audacieuse: au Pain, correspondrait le Corps; au Vin, l’Ame; et à l’Esprit, les paroles de la Consécration (prière de l’épiclèse pendant l’anaphore), sans lesquelles il n’est pas de Rite initiatique christique. Ces 3 éléments faisant penser à la triade alchimique (puisqu’il y a transformation, transmutation ou transsubstantiation) : Sel, Mercure et Soufre.
2 Dans ses Istilahât, Ibn ‘Arabi précise, dans un formule étonnante : « [le jasad, c’est] tout esprit qui se manifeste au moyen d’un corps (jism) igné ou lumineux ». Or le christ est dit, dans le Coran, « Rûhu-Llah » (Esprit de Dieu) : cette simple définition résout pour nous l’ambiguïté de terminologie posée par la notion de Présence réelle dans l’hostie. Mais pour les théologiens catholiques, ce genre d’argument n’est pas forcément pertinent.
3 A titre anecdotique, on peut citer le mot français « bedaine » (la racine arabe indique aussi la corpulence).
4 Curieusement, Kazimirski situe ce temple au 4è ciel.
5 Il faut bien rappeler, à la suite de Guénon, que l’Eucharistie est un rite initiatique, (et non pas un rite d’initiation. – Confusion commise par F. Schuon et J. Tourniac !) passé dans le domaine exotérique, d’où les difficultés inextricables en théologie chrétienne courante pour essayer de faire assentir la présence toute spirituelle du Christ, appelée Présence réelle, dont les Chrétiens font à tort un cas unique dans l’histoire de l’humanité, oubliant le sacrifice de Melki-tsedeq, la Présence réelle dans l’Arche d’Alliance des Hébreux, et la Présence réelle dans la Lecture du Qor’ân; voire la Présence réelle dans le rite Soma des Hindous (cf. Guénon « Caïn et Abel, avant-dernière note).
[Note : Ce texte constitue la deuxième partie d’un triptyque inédit à ce jour, nous le publions ici avec l’aimable autorisation de l’auteur. ]
III
LE CORPS ET LA GUERISON INITIATIQUE
On dit que S. Dawûd (David) quand il se sentit vieillir, fit venir une jeune fille vierge (I,Rois ,I,1) pour partager sa couche et lui redonner la santé. On donne à celle-ci le surnom de Sulamite (car originaire de la région de Solem – on remarquera la racine SLM ,désignant la Paix, et, accessoirement, la santé). Le texte ajoute : « Et il ne la connut point » .On retrouverait cette jeune fille dans le magnifique « Cantique des Cantiques ». Ceci est évidemment incompréhensible à notre époque d’impudeur, sans parler des redoutables interprétations psychanalytiques qui n’ont pas manqué de jaillir des bas-fonds !
Que devons-nous comprendre ? Seule la fitra de la vierge ou de l’enfant peut transmettre une bénédiction ( = une Grâce en langage chrétien ou une « baraka » en langage islamique – Nous ne disons pas un « Rattachement »). Évidemment, au cours du temps, cette pratique sainte et exceptionnelle a dégénéré et a même été condamnée par le Concile de Nicée.
De même, une fois perdu le sens initiatique, les esprits épais de la philosophie moderne et profane en ont conclu que Socrate était tombé dans la perversion, et on en fit le mot « socratisme » pour désigner la pédérastie. Nous ne nions pas que la chose ait existé, mais Socrate a condamné ces Maîtres sans scrupules, vils séducteurs qui abusent de leurs jeunes disciples : lui-même a toujours prôné une relation spirituelle, ce qui n’empêche pas qu’il ait pu pratiquer ce que l’on appelle savamment le « Synéisaktisme »(= équivalent masculin du sulamitisme); comme il s’agissait de personnes du même sexe, cette équivoque a été mal interprétée. Et comme Louis Massignon était curieux de toutes les bizarreries sexuelles de l’espèce humaine (ne s’est-il pas intéressé au cas de Marie-Antoinette qui ne peut être louche que pour des esprits malveillants), il en a fait un article à part entière (« Lettres Nouvelles », sept-oct. 1955) où il nous livre un fait (datant apparemment de 1907) qui illustre fort bien ce qu’était le Sulamitisme : il relate qu’un abbé s’était confié à une jeune novice d’origine juive, lui avouant qu’il n’arrivait pas à se guérir du vice d’intempérance ; à quoi , la jeune fille lui répondit: « venez me voir dans ma cellule, je vous donnerai une bonne bouteille que j’y ai cachée pour vous » on ne sait pas ce qu’il se passa, mais il y eut guérison immédiate du chapelain..
Mais l’explication de Massignon, pour ingénieuse qu’elle soit, reste toute littéraire : il croit qu’ « une sorte de torpille magnétique désamorce chez l’autre le courant, éteint toute tension charnelle »! (et il ajoute, curieux aveu : « Cela existe; mon témoignage est direct » (? !)
NB Comme l’a bien vu Yvon Belaval, dans son introduction au « Banquet » de Platon (L de P, 1967,p.23), « Il n’y a que la métaphysique qui puisse … faire comprendre [cela]; et la réponse de la métaphysique est que l’amour est en définitive, d’essence religieuse » (nous aurions préféré le mot « initiatique », mais il n’appartient pas au vocabulaire des philosophes !).
Ainsi la Beauté de l’Ame est supérieure à celle du Corps, pour Socrate et Platon, et l’Amour entre Maitre et disciple n’a rien de charnel ; c’est à cela que l’on reconnaît les sectes modernes, où les relations avec le « Gourou » ne sont jamais pures.
C’est l’Amour d’êtres qui aiment au dessus d’eux-mêmes, quelque chose de plus puissant que leur ego : pour eux, l’Aimé est plus que l’Amour ; et dans la poésie arabe (qui a tant inspiré le poète français Aragon, qui a reconnu sa dette à la spiritualité arabo-islamique), l’Aimé s’appelle « al-Habib » qui reste au genre neutre, au-delà des sexes (on notera que le mot « al-Habib » vaut 53, valeur correspondant à d’autres secrets initiatiques .
Quant aux guérisons obtenues par l’intermédiaire de magnétiseurs ou autres guérisseurs, elles sont souvent le cas de gens ayant bénéficié eux-mêmes d’une guérison miraculeuse (par ex : à Lourdes).
Il nous restera à voir le cas des thérapies par les noms divins, pratiquées par certains guérisseurs musulmans contemporains (mu’âlaja b-il-asma’i al-husnâ), mais comme il ne s’agit de choses pratiquables que par un Maître, nous ne donnerons qu’une petite partie du document (en arabe), car il est à craindre que certains ne cherchent à jouer avec le feu . Disons, sans trahir de secret, que le guérisseur doit prononcer un certain nombre de fois un nom divin, répétition différente et appropriée selon l’organe déficient, qui peut aller de quarante-cinq jusqu’à 1512 fois …