Cheikh Ahmad al-'Alawi à Meknes en 1927. A sa droite Cheikh
al-Kettani et à sa gauche naqib al-achrâf, le cousin du Roi Moulay
Yusuf.
Cheikh Khaled Bentounès
Un nouveau regard sur la vie et l'œuvre du cheikh Ahmad
al-‘Alâwî
Au début du siècle dernier, la tarîqa
Shâdhiliyya-Darqâwiyya prit le nom de Shâdhiliyya-Darqâwiyya-‘Alâwiyya, ce
dernier ajout faisant référence au cheikh al-‘Alâwî, le fondateur éponyme de
cette nouvelle branche.
Le docteur Probst-Biraben précise : « Comme il est permis
aux Chadeliya et aux Darkaoua de créer des branches à peu près indépendantes,
il [le cheikh al-‘Alâwî] fonda non pas comme on le croit généralement un nouvel
ordre, celui des Alaouîa, mais le rameau moderne des Chadelya-Derkououa, peu avant
la grande guerre [1] ».
Cet événement eut
lieu à Mostaganem, ville du nord-ouest algérien où est né le cheikh al-‘Alâwî
en 1869 et où il décéda le 14 juillet 1934.
Nous essayerons brièvement de retracer sa vie : les
origines du cheikh al-‘Alâwî, son éducation et son initiation spirituelle, son
investiture à la fonction de cheikh, ses multiples voyages et ses écrits, mais
aussi son combat pour une revivification de la Voie, dans une Algérie
profondément blessée par le colonialisme et en pleine mutation.
Précisons que l’influence du cheikh demeure présente
partout. Dans son pays, l’Algérie, bien sûr, mais aussi à travers le Maghreb et
le Machreq, le Sud asiatique, ainsi que l’Europe et le continent américain ; il
est incontestable que le cheikh al-‘Alâwî fut le vivificateur de la voie soufie
au xxe siècle. En ce sens, une prise de conscience se fait jour auprès
d’intellectuels, notamment algériens, et une revalorisation de l'œuvre du
cheikh s’opère à travers une recherche critique de sa pensée. Plusieurs
colloques et rencontres internationales ont eu lieu en Algérie et ailleurs afin
d’approfondir la richesse de ce patrimoine.
Les jeunes années…
C'est un aïeul du cheikh al-‘Alâwî, venu d’Alger, qui
s’installa à Mostaganem pour y exercer la fonction de magistrat. Cette vocation
s’inscrit dans le cadre familial puisque, à l’époque ottomane, trente-deux
membres de la famille « Ben ‘Alioua » ont exercé la profession de magistrat,
comme le précise Muhammad al-Fâsî [2].
Le cheikh ne reçut dans son enfance et son adolescence quasiment aucun
enseignement, comme il en témoigne lui-même : « Quant à l’art d’écrire, je ne
l’ai point pratiqué et je n’ai pas fréquenté l’école, pas même un seul jour,
sauf ce que j’ai appris de mon père lorsqu’il me donnait des cours de Coran
chez nous. Ainsi, j’en suis arrivé à apprendre par cœur le Livre de Dieu
jusqu’à la sourate al-Rahmân, le Tout Miséricordieux. Je m’en tins là en raison
des diverses occupations auxquelles la nécessité m’avait contraint, car ma
famille était pauvre [...] J’hésitais entre plusieurs métiers et finalement je
choisis celui de savetier ; j’y devins tout à fait habile et la situation s’en
trouva améliorée. Je restai savetier quelques années puis j’entrai dans le
commerce [3] ».
Le cheikh al-‘Alâwî, qui a laissé une œuvre immense, dans
les domaines de la poésie, de la théologie, de la philosophie, de la
métaphysique et du journalisme, est donc un parfait autodidacte.
C’est durant son adolescence qu’eut lieu la rencontre
avec sa première voie initiatique : la tarîqa ‘Îsâwiyya. Le cheikh Ibn ‘Îsâ,
qui s’installa à Meknès et avait des disciples dans tout le Maghreb, possédait
de remarquables pouvoirs de guérison et un grand charisme. En marge des
litanies et des prières traditionnelles, la tarîqa ‘Îsâwiyya enseignait de
nombreuses pratiques qui visaient à démontrer la primauté de l’esprit sur la
matière, comme charmer les serpents, guérir des morsures, avaler le feu, etc. Cependant
le cheikh al-‘Alâwî comprit très tôt que ce qu’il pensait être un acquis et un
savoir qui le rapprochait de Dieu, n’était en fait qu’une exaltation de l’ego.
Il cessa donc rapidement ces pratiques et se limita uniquement à la récitation
des litanies, des oraisons et autres rites de la ‘Îsâwiyya.
La rencontre et l’initiation
Un événement capital va réorienter sa vie spirituelle :
sa rencontre avec le cheikh Muhammad (Hamû) al-Bûzîdî [4]. Voici comment le
cheikh al-‘Alâwî parle de cette entrevue décisive : « Quant à ma rencontre avec
lui [...], de quelque façon que je la considère, elle me semble avoir été une
pure grâce divine [...] Ce fut lui qui me rendit visite dans notre boutique
contre toute attente, alors que je m’entretenais avec mon associé dans le
commerce, le regretté frère [en Dieu] al-Hâjj Ben‘ûda Benslîmân, au sujet des
hommes pieux et des états des gnostiques (al-‘ârifîn).[…] En ce qui me
concerne, je ne savais rien de lui si ce n’était qu’étant enfant, j’avais
entendu prononcer son nom un jour que j’étais malade. On m’avait apporté une
amulette en me disant qu’elle provenait de “Sîdî Hamû l-shîkh l-Bûzîdî”. Je
l’avais utilisée et avais été guéri [5]
».
Le cheikh al-Bûzîdî le rattacha à l’ordre Darqâwî, lui
donna les éléments de la pratique du Nom suprême (al-ism al-a‘zam) et l’incita
fermement à abandonner les études théologiques auxquelles le cheikh al-‘Alâwî
était attaché : « Il me demanda un jour :
- À quoi se rapporte cet enseignement auquel je te vois
t’adonner ?
- C’est un enseignement sur la science de l’Unicité
(al-tawhîd), lui répondis-je, et j’en suis maintenant au chapitre sur les
preuves de l’existence de Dieu.
- Sîdî Untel appelait cette science « la science de
l’embourbement » (‘ilm al-tahwîl), rétorqua-t-il. Tu ferais mieux maintenant de
t’occuper de purifier ton intérieur jusqu’à ce que les lumières de ton Seigneur
irradient, et là tu connaîtras la signification de l’Unicité. Quant à la
théologie dogmatique (‘ilm al-kalâm), tu n’en retireras que doutes, et illusions
sur illusions. Tu ferais mieux de laisser ces enseignements de côté jusqu’à ce
que tu en aies terminé avec ton devoir actuel, car il faut toujours donner la
préséance au plus important.
Une semaine s’était à peine écoulée qu’il me convoqua et
commença à m’entretenir du Nom Suprême et de la méthode pour invoquer Dieu.
Puis il m’ordonna de me consacrer à l’invocation (dhikr), selon la manière
requise à cette époque-là ».
Par ses prédispositions, la pratique de l’invocation et
de la retraite (khalwa), le cheikh al-‘Alâwî
parvint rapidement à la réalisation spirituelle. À l’issue de cette
période, son maître lui dit :
- Il faut maintenant parler et guider les hommes vers
cette voie.
- Croyez-vous qu’ils vont m’écouter ?, lui demanda le
cheikh al-‘Alâwî.
Al-Bûzîdî le regarda un moment silencieusement et lui dit
:
- Tu seras comme un lion : là où tu mettras la main, tu
seras le maître [6].
Du vivant de son maître, le cheikh al-‘Alâwî joua donc un
rôle essentiel dans le développement de la tarîqa. Après son retour du Maroc,
où il avait reçu l’initiation, le cheikh
al-Bûzîdî voulut parler librement de la voie initiatique, mais il se heurta aux
notables des confréries existant à l’époque à Mostaganem. Il vit alors en rêve
le prophète Muhammad qui lui demanda de garder le silence. Et ce n’est que peu
avant sa rencontre avec le cheikh al-‘Alâwî qu’il reçut, lors d’une autre
vision, la permission d’initier. Ainsi il permit à son disciple de propager
l’enseignement de la voie, et dès lors de nombreux adeptes rejoignirent la
tarîqa. Le cheikh al-‘Alâwî resta près de quinze ans au service de son maître :
« Je m’occupais tellement des affaires de la confrérie que notre boutique
ressemblait plus à une zâwiya [7] qu’à tout autre chose, tant à cause de
l’enseignement dispensé le soir que par la pratique de l’invocation le jour ».
Peu de temps avant la mort de son maître, il éprouva le
désir de quitter l’Algérie et de partir vers l’Orient. Le cheikh souhaitait
quitter son pays qu’il trouvait souillé par le colonialisme. Il faut se
rappeler qu’à cette époque beaucoup de pays musulmans étaient encore sous
l’autorité de l’Empire ottoman et, de plus, une partie de sa famille avait déjà
émigré vers la Libye. Il allait donc vendre ses biens et préparer son départ,
quand la santé du cheikh al-Bûzîdî se dégrada. Celui-ci tomba gravement malade
et devint paralysé. Le cheikh al-‘Alâwî décida donc de retarder son voyage afin
de s’occuper de son maître et de sa famille. Il resta auprès de lui jusqu’à son
décès : « Je choisis de rester auprès de lui jusqu’à son dernier souffle, puis
de partir après avoir passé quinze années à ses côtés, ne l’ayant jamais
contrarié sur la moindre chose. À peine quelques jours s’étaient écoulés qu’il
fut remis à la miséricorde de Dieu. [...] Je lui fis un dernier adieu ; quelques
amis le préparèrent en vue de la sépulture puis l’inhumèrent dans sa zâwiya
après m’avoir demandé de diriger la prière des funérailles ».
L'investiture
Le cheikh maintenait sa volonté de partir tandis que les
fuqarâ’ se réunissaient pour décider de la succession du cheikh al-Bûzîdî, qui
n’avait nommé personne directement. « À mon départ, avait dit celui-ci, je
remettrai les clefs au Propriétaire [Dieu] et c’est Lui qui les remettra à qui
Il veut ».
Le cheikh al-‘Alâwî commenta ainsi cette décision
importante qu’est la succession : « M’étant décidé à quitter ce pays, je dis
aux fuqarâ’ : “C’est à vous de désigner qui vous voulez pour assumer la
fonction de guide, et je vous soutiendrai”. Je savais en effet qu'il y avait
dans le groupe quelqu’un qui était prédisposé à cette mission. Lors de leur
première réunion, les fuqarâ’ n’arrivèrent pas à se mettre d’accord. Le
muqaddam, le saint de Dieu, sîdî al-Hâjj Ben‘ûda Benslîmân proposa alors : “Et
si nous nous réunissions la semaine prochaine, et celui qui aura une vision
nous en fera part”. Tous approuvèrent cette suggestion et, à peine le délai
arriva-t-il à terme que de nombreuses visions eurent lieu ; elles furent toutes
notées. Elles indiquaient clairement que cette fonction m’était dévolue. Aussi
les disciples m’enjoignirent-ils de rester parmi eux et d’occuper cette
fonction. Comme ils savaient bien que je ne pouvais renoncer à partir, ils
m’obligèrent à m’occuper d’eux, au moins en attendant l’autorisation d’émigrer.
Leur intention profonde était en fait de m’empêcher, par tous les moyens
possibles, de voyager [8] ».
Les visions qu'évoque le cheikh al-‘Alâwî sont très
instructives car elles apportent un éclairage sur la personnalité intérieure du
cheikh. En voici quelques récits :
« Durant mon sommeil, je vis cheikh Sidi Muhammad
al-Bûzîdî et, n'ayant pas oublié qu'il était mort, je l'interrogeai sur son
état. “Je suis dans la miséricorde de Dieu”, me dit-il. “Sidi, à qui as-tu
laissé les fuqarâ’ ?” II me répondit : “C'est moi qui ai planté le rameau, mais
c'est Sidi Ahmad Ben ‘Alîwa qui en prendra soin et, si Dieu veut, le fruit
parviendra entre ses mains à toute sa maturité” » (‘Abd al-Qâdir Ibn ‘Abd
al-Rahmân de Mostaganem).
« Durant mon sommeil, je me vis aller faire une visite au
cheikh Sidi Muhammad al-Bûzîdî, et cheikh Sidi Ahmad Ben ‘Alîwa était assis à
côté de la tombe qui était ouverte. Je vis le corps du mort s'élever jusqu'à ce
qu'il fût au niveau de la surface de la terre. Alors cheikh Sidi Ahmad alla
retirer le linceul de son visage et le cheikh était là, d'une parfaite beauté.
Il demanda au cheikh Sidi Ahmad de lui apporter de l'eau et, quand il eut bu,
il me donna ce qui restait ; alors je commençai à dire aux fuqarâ’ : “Dans ce
reste d'eau laissé par le cheikh, il y a un remède pour toute maladie.” Puis il
se mit à parler avec cheikh Sidi Ahmad : “Je serai avec toi partout où tu
seras, lui dit-il, n'aie donc pas de crainte et je te donne l'assurance que tu
es parvenu au meilleur de ce monde et de l'autre. Sois bien sûr que, où que tu
sois, j'y serai aussi.” Alors cheikh Sidi Ahmad se tourna vers nous et dit :
“Le cheikh n'est pas mort. Il est tel que vous le voyez maintenant et la mort
dont nous avons été témoins était seulement un rite qu'il devait accomplir” »
(Al-Munawwar Ben Tûnis de Mostaganem).
« Je vis l'imam
‘Alî [9], qui me dit : “Sache que je suis ‘Alî, et que votre tarîqa est
‘Alâwîyya” (Al-Hâjj Sâlih ibn Murâd de Tlemcen) ». « Après la mort de cheikh
Sidi Muhammad j'eus une vision : j'étais au bord de la mer et tout près de là
il y avait un énorme bateau au centre duquel se trouvait un minaret ; là, sur
la tourelle la plus élevée, était cheikh Sidi Ahmad Ben ‘Alîwa. Alors un crieur
appela : “Ô gens, venez à bord du bateau.” De toutes parts, ils vinrent à bord
jusqu'à ce qu'il fût plein, et chacun d'eux savait bien que c'était le bateau
de cheikh Sidi Ahmad ; quand il fourmilla de passagers, j'allai vers le cheikh
et lui dis : “Le bateau est plein. Es-tu capable d'en prendre la charge ?” Il
répondit : “Oui, j'en prendrai la charge avec la permission de Dieu” »
(Al-Kîlânî Ibn al-‘Arabî).
Le cheikh ‘Adda Bentounès [10] cite aussi la vision
suivante que lui rapporta le cheikh al-‘Alâwî. « Pendant mon sommeil, peu de
jours avant la mort de notre maître, Sidi Muhammad al-Bûzîdî, je vis quelqu'un
entrer dans le lieu où j'étais assis et je me levai par respect pour lui, saisi
de crainte en sa présence. Puis, quand je l'eus prié de s'asseoir et que je me
fus assis en face de lui, il m'apparut clairement que c'était le Prophète. Je
me faisais des reproches pour ne l'avoir pas honoré comme j'aurais dû le faire,
parce qu'il ne m'était pas venu à l'esprit que c'était lui, et je restai là,
assis, ramassé sur moi-même, la tête baissée, jusqu'à ce qu'il me parlât :
- Ne sais-tu pas pourquoi je suis venu vers toi ?
- Je ne vois pas, ô Envoyé de Dieu, répondis-je.
- Le sultan de l’Orient est mort, et toi, si Dieu veut,
tu seras sultan à sa place. Qu’en dis-tu ?
- Si j’étais investi de cette haute dignité, qui
m’aiderait et qui me suivrait ?
- Je serai avec toi et c’est moi qui t’aiderai.
Puis il resta silencieux et, après un moment, il me
quitta ; je m’éveillai sur les traces de son départ et, tandis qu’il s’en
allait, j’en gardais une image très vivante ».
La pérégrination permanente (siyâha)
Malgré cela, le cheikh al-‘Alâwî décida de quitter
l’Algérie. Il passa d’abord par Alger, où il remit son premier manuscrit [11] à
un éditeur et poursuivit sa route vers la Tunisie. Là, tout en voyageant très
discrètement, le cheikh rencontra un groupe de personnes qui souhaitaient le
voir afin de s’entretenir avec lui. Il les initia et ils devinrent ses premiers
fuqarâ’ de Tunisie. Il leur laissa un exemplaire des Minah Quddûsiyya, et
continua en direction de la Libye. À Tripoli, il rejoignit sa famille. Pour la
première fois il se trouvait sur un territoire musulman non colonisé, celui de
l’Empire ottoman, dont il mesura rapidement l’état de dégradation. Cependant,
il rencontra à Tripoli un homme, responsable de la douane, avec lequel il eut
de longues conversations. Cet homme, lui-même initié à la voie soufie, donna
envie au cheikh d’aller jusqu'à Istanbul, qui était à l’époque la capitale du
califat.
Le cheikh arriva en Turquie, fatigué, malade. Il
découvrit un monde en profonde mutation. C'était le crépuscule du califat :
l’engagement de la Turquie auprès de l’Allemagne durant la Première Guerre
mondiale, l’occupation anglo-française, lors de la guerre des Dardanelles, et
la défaite l'avaient considérablement fragilisé. En Turquie même, un mouvement
progressiste s’activait : « les jeunes loups », dirigés par Mustapha Kemal. Ces
militaires souhaitaient une modernisation de la Turquie et une laïcisation de
son État par l’abolition du califat. Ils préparaient le coup d’état du 2
novembre 1922. Le cheikh al-‘Alâwî pressentit ce traumatisme et préféra quitter
la Turquie pour repartir vers l’Algérie.
Ayant retrouvant sa patrie, le cheikh remercia Dieu. Il
vit que l’avenir de la voie qu’il devait diffuser ne pouvait être dans un pays
musulman autre que le sien. À partir de cet instant, il prit conscience qu’il
fallait revivifier, adapter la voie soufie à l’évolution des idées, aux
mutations du monde. Non seulement il prônait une relation non conflictuelle
avec l’Occident, mais il prit en compte ce que celui-ci apportait comme progrès
technique. Il sut donc adapter tradition et modernité.
Son enseignement et sa pédagogie spirituelle commencèrent
à porter leurs fruits. En quelques années naquit la
Shâdiliyya-Darqâwiyya-‘Alâwiyya, voie qui apporta un formidable renouveau. «
C’est une confrérie nouvelle seulement du point de vue administratif, écrit le
Dr Probst-Biraben ; c’est plutôt un rajeunissement, nullement dissident, de la
grande école chadélite, dont firent partie, en Occident, Sidi ‘Abd al-Salâm Ibn
Mashîsh, le saint de Tétouan, sidi Bou Median, enseveli à Tlemcen, Ibn ‘Abbâd
Rondi, etc. On a prétendu que le cheikh voulut supplanter toutes les autres
confréries. Son succès ne fut point dû à des intrigues, mais à sa réelle
séduction personnelle, à la spiritualité qu’il apportait, à son dynamisme
tranquille qui contrastait avec le médiévisme un peu figé, les méthodes
mécaniques et surannées des autres confréries. Jamais il n’exploita ses
fuqarâ’, jamais il ne s’enrichit à leurs dépens, conduite qui s’apprécie plus
qu’on ne croit dans les humbles milieux musulmans [12] ».
Le cheikh entreprit une série de voyages à l’intérieur du
pays. Il alla en Kabylie, dans l’impénétrable forteresse berbère. Il dut, pour
cela, voyager pendant des mois, de village en village, entouré de ses
disciples, enseignant, éveillant, et éduquant dans un monde qui s’était replié
sur lui-même. Quand on sait qu’il ne parlait pas le berbère, on peut apprécier
comment, très vite, il a su rallier à la fois l’élite des ulémas et le peuple,
et ce dans une contrée où existaient déjà des confréries soufies avec leurs
maîtres et leurs zâwiya. Il alla
également dans les Aurès. Des statistiques coloniales indiquent que,
pendant l’un de ces voyages effectués dans l’Est algérien, plus de 14 000
personnes prirent l’attachement en quelques semaines. La tarîqa essaima dans
l’Oranais mais aussi à travers toute l’Algérie, notamment dans les milieux
confrériques. Il toucha une élite qui commençait à s’occidentaliser tout en
cherchant ses racines.
Nous avons vu qu'il avait créé en Tunisie un premier
groupe de disciples, lequel continua à s’agrandir. À Fès, au Maroc, il fut reçu
par les plus hautes dignités religieuses du pays, mais aussi par des
représentants de la famille royale ainsi que par des écrivains et des
intellectuels. Cette rencontre donna une dimension internationale à son message
et à sa personnalité. Cette pérégrination,
cette siyâha permanente, atteignit son apogée lors du pèlerinage à La Mecque et
de sa visite en Palestine et en Syrie. Là aussi, son message rencontra un écho
considérable. Il fonda plusieurs zâwiya, notamment à Jérusalem, Gazza, Damas et
dans le Sinaï. Celles-ci engendrèrent à leur tour d’autres zâwiya, en
particulier au Yémen.
Au retour du pèlerinage, le cheikh s’arrêta en Europe où
il avait déjà effectué un premier voyage. C’était une première pour un cheikh
que de voyager en Europe et d’avoir des disciples européens. Ce contact permit
la transmission de la pensée soufie en Occident. L’immigration joua un grand
rôle dans cette diffusion : de nombreux immigrés algériens partirent en France
pour travailler, mais aussi des marins yéménites en transit pour l’Angleterre,
qui allaient créer les premières zâwiya. Le cheikh fit deux voyages en Europe
(trois, selon certains) : l’un à l’inauguration de la Mosquée de Paris en 1926,
l’autre à son retour du pèlerinage en 1928.
Il y rencontra des personnalités et surtout il découvrit
la civilisation européenne dans tout ce qu’elle représentait à l’époque : une
civilisation qui se voulait le centre universel de l’art, de la culture, du
progrès scientifique et industriel. Il était donc au cœur du monde
matérialiste, arrogant et dominateur. Sa pensée allait se nourrir de cette
rencontre avec l’Occident. Le cheikh n’eut pas une attitude de rejet, bien au
contraire ! Comme l’émir Abd el-Kader avant lui, il réalisa que dans cet
Occident livré aux hydres du consumérisme se trouvait un terrain favorable à
l’émergence d’une spiritualité universelle.
Les hommes viennent à lui…
De retour en Algérie, le cheikh tomba malade. Il rencontra
un médecin français qui avait fait le voyage en sens inverse. Saturé de cette
Europe imbue d’elle même, cet homme de médecine vint en Algérie pour soigner
les pauvres. Il s’installa à Tigditt, dans le quartier arabe de la ville de
Mostaganem, près de la zâwiya du cheikh al-‘Alâwî. C’était le docteur Marcel
Carret qui laissa un témoignage exceptionnel à propos de la personnalité du
cheikh.
Cet homme, qui se disait athée, fut profondément marqué
dès sa première rencontre par la personnalité du maître : « Ce qui me frappa
tout de suite ce fut sa ressemblance avec le Christ. Ses vêtements, si voisins,
sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu
blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin, tout concourait pour
renforcer cette ressemblance. L’idée me vint à l’esprit que tel devait être le
Christ recevant ses disciples, lorsqu’il habitait chez Marthe et Marie ». Il
fut impressionné par la dimension intellectuelle et spirituelle du cheikh : «
Nous en vînmes incidemment à parler de la prière, que je considérais comme une
contradiction chez ceux qui croient en la Souveraine Sagesse.
- Pourquoi prier ? avais-je demandé.
- Je devine votre
pensée, dit-il. En principe, vous avez raison. La prière est inutile quand on
est en communication directe avec Dieu. Car alors, on sait. Mais elle est utile
pour ceux qui aspirent à cette communication, et n’y sont pas encore parvenus.
Cependant, même dans ce cas, elle n’est pas indispensable. Il y a d’autres
moyens d’arriver à Dieu.
- Lesquels ?
- L’étude de la doctrine. La méditation ou la
contemplation intellectuelle sont parmi les meilleurs et les plus efficaces.
Mais ils ne sont pas à la portée de tous [13].
La désacralisation de l’Occident incita nombre de ses
intellectuels et de ses penseurs à interroger leur civilisation, et leur propre
religion. Les réponses insatisfaisantes qu’ils obtenaient les amenaient à
s’orienter vers de nouveaux horizons. Ainsi, de plus en plus d’Européens en
quête de spiritualité allaient vers le cheikh. Vers cette zâwiya qui « devint
un lieu de rayonnement spirituel et de rencontres entre des personnes en quête
d’un renouveau, d’un humanisme qui pouvait répondre aux besoins de l’époque
[14] ».
Nous sommes dans les années 1920-1930. La Première Guerre
mondiale venait de s’achever, guerre atroce qui décima des millions d’hommes.
Ce traumatisme allait créer une intense interrogation quant à l’avenir. Vers
quel devenir l’humanité se dirigeait-elle ? Les couches les plus aisées de la
population essayaient d’oublier la douleur dans le divertissement des années
folles. Cependant les nationalismes s’exacerbaient. Le monde était en sursis
d’un nouvel affrontement, des armements nouveaux se développaient, de nouvelles
guerres se dessinaient à l’horizon. C’est dans ce contexte que des
intellectuels, des artistes se tournèrent vers la sagesse de l’Orient, en
venant interroger le cheikh al-‘Alâwî.
Voici Gustave-Henry Jossot [15], un peintre de Montmartre
en quête de spiritualité. Il se rendit à Mostaganem où il devint disciple du
cheikh al-‘Alâwî. Ou encore Tapis, le plus grand éditeur d’Oran, également
libraire, qui devint ‘Abd al-Rahman
Tapis. Il était un lien, un trait d’union entre les penseurs de l’époque.
« Comment la renommée du cheikh était-elle parvenue à
s’étendre ainsi au loin ? Car il n’y eut jamais aucune propagande organisée.
Les disciples ne cherchaient nullement à faire du prosélytisme. Et cependant
l’influence se propage, des candidats à l’initiation se présentent. Il en vient
de tous les milieux.
J’en exprimai un jour mon étonnement au cheikh. Il me dit
:
- Viennent ici tous ceux qui se sentent troublés par la
pensée d’Allah. Et il ajouta ces mots, dignes de l’Évangile :
- Ils viennent chercher la Paix intérieure [16] »
Le métaphysicien René Guénon, qui joua un rôle majeur
dans la diffusion de la doctrine initiatique en Occident, se mit lui aussi à
l’écoute de cette voix qui s’élevait de Mostaganem. L’histoire retient qu’il
n’a jamais rencontré le cheikh al-‘Alâwî. Cependant, il se pourrait qu’il y ait
eu une entrevue à Paris en juillet 1926, durant le séjour du cheikh dans la
capitale. Nous n’en avons pas la confirmation, mais nous trouverons peut-être
un jour trace de cela dans les archives de René Guénon. Par ses écrits
inspirés, Guénon est reconnu comme un homme de haute spiritualité. Par ses
engagements ou ses recherches il a parcouru les voies initiatiques de son
époque et produit en marge de ses écrits métaphysiques une analyse rigoureuse
de l’état de la société occidentale.
René Guénon suscita beaucoup de questions chez les
Occidentaux et un grand nombre de personnes sont venues vers lui, lui demandant
vers quelle voie se diriger. Il envoya vers le cheikh al-‘Alâwî des chercheurs
comme ‘Isâ Nûr al-Dîn, Frithjof Schuon, qui vint à Mostaganem. Je précise cela
pour l’histoire et non pour polémiquer : quand il arriva à Mostaganem, le
cheikh al-‘Alâwî était malade, fiévreux. Le cheikh Hajj ‘Adda, qui était à
l’époque le moqaddem à Mostaganem, introduisit Schuon auprès du cheikh. Schuon
ne fit que lui embrasser la main, car le cheikh ne pouvait plus parler. Il eut
cette très brève rencontre, puis il repartit.
Eugène Taillarde [17], interprète judiciaire à Tunis, qui
entretint une relation épistolaire avec René Guénon, était lui aussi proche du
cheikh. Nous voyons donc que le milieu européen, en Occident et dans les pays
colonisés (Tunisie, Algérie, Maroc) entra en relation avec le cheikh al-‘Alâwî
afin de chercher une nouvelle voie : l’espérance que les hommes pourraient
partager dans l’avenir une réelle fraternité. Ils venaient aussi pour
rencontrer une spiritualité vivante. Une spiritualité qui se construit et
s’épanouit dans les différents rapports qu’elle tisse avec la multiplicité de
la création, tout en étant ancrée dans l’unicité. Cette unicité qui nous relie
tous à l’Un, principe premier de chaque tradition.
L’enseignement
De nombreuses
personnalités, écrivains et orientalistes, soulignèrent à la fois le
rayonnement christique du cheikh al-‘Alâwî et sa modernité : « Le cheikh Ben
Aliwa était d’apparence chétive. Mais il émanait de lui un rayonnement
extraordinaire, un irrésistible magnétisme personnel. Son regard agile, lucide,
d’une singulière attirance décelait l’habileté du manieur d’homme ». Ainsi le
décrivait Augustin Berque [18] dans son article : « Un Mystique moderniste, le
cheikh Ben Aliwa ».
Le cheikh, en effet, harmonisa le soufisme avec la modernité.
Ainsi, il restructura et donna une nouvelle ampleur à l’organisation des
congrès annuels : au lieu de continuer à pratiquer la wahada, réunion autour
d’un mausolée d’un saint, à la campagne, il choisit comme emplacement Alger, la
capitale. Au cours de ces rencontres, il réunit l’élite des penseurs algériens,
tous ceux qui aspiraient à un renouveau et qui, comme lui, se battaient pour
que ce pays ne perde pas ses racines et son âme.
Il innova en étant le premier cheikh dans l’histoire à
créer plusieurs journaux. La première revue, Lisân al-Dîn, ayant été interdite
par les autorités coloniales, il en créa une seconde en 1926 sous le titre de
Al-Balâgh al-Jazâ’irî. Celle-ci eut un écho extraordinaire à travers le monde
arabe. Participèrent à son élaboration des écrivains, des penseurs, des
théologiens, des poètes de tous pays. Ce journal reflétait la vision du cheikh
qui relisait lui-même chaque article. C’est un document historique d’une
richesse considérable, qui montre l’évolution de la pensée de l’époque, de
cette renaissance (nahda) musulmane qui se cherchait.
La vision du cheikh était critique, adressée au monde et
en particulier à la société musulmane. En ce sens, il combattit
l’évangélisation menée en Algérie et ailleurs, notamment par des églises
protestantes. Il n’admettait pas non plus le système d’une citoyenneté à double
vitesse instaurée par les autorités coloniales : le code de l’indigène d’un
côté, et celui du statut de colon français de l’autre. Par ailleurs, il
dénonçait avec tout autant de vigueur le procédé de naturalisation suivant
lequel, pour devenir citoyen, il fallait abandonner son nom. Le cheikh y voyait
une invitation à se renier. Il avait, sur ce sujet, une profonde divergence avec les réformistes qui,
dans leur lutte contre les confréries soufies, préconisaient l’assimilation par
la naturalisation. Il faut ici rappeler que le cheikh al-‘Alâwî fut l’un des
promoteurs de Jam‘iyyat al-‘ulamâ’, la première association des ulémas
d'Algérie, qui donna naissance plus tard au mouvement réformiste. Figuraient,
dans cette association, des réformistes salafis comme Ibn Bâdîs, mais peu
importait : il fallait que chacun participe au débat d’idées, ait un minbar, un
lieu d’expression libre. D’ailleurs, Ibn Bâdîs fit une visite au cheikh al-‘Alâwî
à Mostaganem, témoignant ainsi du respect qu’il lui portait. Le cheikh joua,
autant que les circonstances le lui permettaient, un rôle de conciliateur, et
rendit possible le dialogue.
Il souhaitait un échange d’idées, mais sans pour autant
verser dans la polémique stérile. Il avait compris l’importance que pouvait
avoir, dans le monde musulman, la libre circulation des idées. L’aridité, voire
l’absence, de véritables débats a été et est toujours un handicap majeur pour
l’évolution du monde musulman. Durant toute sa vie, le cheikh favorisa tout ce
qui pouvait aider à une prise de conscience. Il alla jusqu’à utiliser le
théâtre ou élever des singes à cet effet : ses disciples se promenaient d’un
village à l’autre, en montrant ces animaux singer les gestes de la prière ! Le
cheikh voulait à travers cette mise en scène interroger les musulmans sur le
sens de leur pratique. Il réfutait d'évidence le maraboutisme syncrétiste
proche du charlatanisme.
Pour le cheikh, le soufisme était une voie d’éveil, tant
pour la femme que pour l’homme. J’ai recueilli le témoignage de ma grand-mère,
sa nièce qu’il avait adoptée alors qu’elle avait perdu ses deux parents. C’est
donc le cheikh al-‘Alâwî qui l’a recueillie et élevée. Ce témoignage est
révélateur de l'ouverture du cheikh. Elle nous racontait comment, alors qu'elle
avait sept ou huit ans, il l’emmenait avec lui durant ses pérégrinations à
cheval ; comment il lui construisit une piscine où, tout en l’accrochant à une
corde, il lui apprenait à nager. Quand il écrivait des poèmes mystiques, elle
était la première à en bénéficier ; il les lui apprenait et les lui faisait
chanter. À travers elle, c'était à toute une jeunesse qu’il enseignait. Et
notamment à celui qui sera son successeur, le cheikh Sidi Hajj ‘Adda, qui
bénéficia de l’enseignement du cheikh al-‘Alâwî dès l’âge de huit ans.
Le cheikh a toujours marqué un intérêt particulier pour
la jeunesse, qu’il éduqua attentivement sur les plans exotérique et ésotérique,
la conduisant, pas à pas, vers la plus haute spiritualité. Il transmit aux
disciples les plus avancés l’enseignement qu’il avait reçu du cheikh al-Bûzîdî
et dont voici un aperçu synthétique :
« L’infini ou le monde de l’Absolu que nous concevons
comme extérieur à nous, est au contraire universel et existe aussi bien en
nous-mêmes qu’au dehors. Il n’y a qu’un monde : celui-là. Ce que nous
considérons comme le monde sensible, le monde du fini ou du temporel, n’est
qu’un ensemble de voiles cachant le monde réel. Ces voiles sont nos propres
sens qui ne nous donnent pas la vision exacte des choses, mais qui, au
contraire, en empêchent et limitent la perception : nos yeux sont les voiles de
la vraie vue, nos oreilles le voile de l’ouïe véritable et ainsi des autres
sens. Pour se rendre compte de l’existence du monde réel, il faut faire tomber
ces voiles que sont les sens ; il faut en supprimer tout fonctionnement, fermer
les yeux, se boucher les oreilles, s’abstraire du goût, de l’odorat, du
toucher. Que reste-t-il alors de l’homme ? Il reste une légère lueur qui
apparaît comme la lucidité de la conscience. Cette lueur est très faible à
cause des voiles qui l’entourent ; mais il y a continuité parfaite entre elle
et la grande lumière du monde infini. C’est dans cette lueur que se concentre
la perception du cœur, de l’âme, de l’esprit, de la pensée. L’invocation, le
dhikr du Nom divin, du Nom de l’Infini « Allâh » est comme le va-et-vient qui
affirme la communication de plus en plus complète jusqu’à parvenir à l’identité
entre les lueurs de la conscience et les éblouissantes fulgurations de l’Infini
[19] ».
Nous devons ici apporter quelques précisions sur la
notion de retraite spirituelle, la khalwa, qui, avant lui, était réservée le
plus souvent à une élite et faite dans des conditions « anarchiques »,
notamment par « les gens du blâme », c’est-à-dire ceux qui s’exilaient dans les
montagnes, erraient à travers le pays, sans domicile, et revêtaient des habits
sales et déchirés (derbala). Le cheikh al-‘Alâwî structura ces retraites : il
créa des lieux particuliers à cet effet et en codifia la pratique. L'initiation
fut alors donnée à la fois par lui et par ceux qui, ayant atteint la
réalisation, étaient devenus des « directeurs spirituels ».
La retraite donna à la dimension ésotérique de
l’enseignement du cheikh une énergie considérable. Elle délivre l’homme du
conditionnement de sa culture, des limites de son individualité afin de
l’ouvrir à l’universel et d’établir une relation intime avec le Divin. Le
cheikh al-‘Alâwî en donna la définition suivante à ‘Abd al-Karîm Jossot : «
C’est une cellule dans laquelle je place le récipiendaire après qu’il m’ait
juré ne de pas en sortir, s’il le faut avant quarante jours. Dans son oratoire,
son unique occupation est de répéter, sans arrêt, jour et nuit, le Nom divin,
en prolongeant chaque fois la syllabe jusqu’à épuisement du souffle.
Auparavant, il doit réciter soixante quinze mille fois la formule de la
shahâda. Durant la journée, il observe un jeûne rigoureux qu’il rompt seulement
le soir [20] ».
Mais la spiritualité intense du cheikh ne doit pas nous
faire oublier que parallèlement il fut un maître soufi qui utilisa
l’électricité, le téléphone et l’imprimerie, lorsqu’il publia ses propres
œuvres. Il voyagea et acheta l'une des premières voitures qui se trouvaient en
Algérie. Nous voyons que le cheikh, loin de s’isoler dans une attitude
hiératique et lointaine, avait une ouverture d’esprit considérable. Par
exemple, il interdisait à ses disciples vivant en Occident, de porter des
vêtements religieux traditionnels dans la rue. Et nous sommes dans les années
1920-1930 !
Le cheikh poussait l’homme à évoluer, à vivre dans son
temps sans jamais se départir de cette relation étroite et essentielle avec le
spirituel. Il acceptait et admettait tout ce qui pouvait apporter à l’homme le
confort matériel, mais toujours en étroite relation avec la dimension
intérieure, dans un équilibre permanent entre le profane et le sacré.
« Apprendre à conduire une automobile, s’assimiler aux
merveilleux travaux de la mécanique, apprendre à réfléchir, à méditer sur tout
ce qui peut procurer du bien-être à l’homme, cela n’est pas incompatible avec
la religion.[…] Non ! La religion n’empêche pas l’homme d’atteindre les plus
hautes cimes de la science, la religion n’est qu’un guide [21] ».
La pensée profonde du cheikh est que tout est sacré, même
ce qui, à nos yeux, paraît profane. C’est la Miséricorde divine qui se déverse
sur les êtres en leur procurant un bien-être, tout en les appelant sans cesse à
ce retour vers soi, à cet éveil à la conscience suprême. « Il n’y a pas un
atome dans l’univers qui ne porte en lui l'un des Noms de l’Adoré » dit-il dans
l'une de ses Sagesses.
L'œuvre écrite du cheikh
Rappelons que le cheikh était autodidacte. Comme nous
l’avons dit plus haut, on ne lui connaît aucun professeur, aucun éducateur, si
ce n'est son père. Il alla de temps en temps assister à des cours de théologie
avec le mufti de Mostaganem, mais ce fut épisodique et ponctuel. Ce qu’il a
écrit révèle son génie, comme en témoigne A. Berque : « Agile et légère, sa
dialectique effleurait les problèmes. Elle les renouvelait, les avivait au
passage d’un brillant trait de pourpre. Il platonisait avec une grâce élégante,
s’installait d’un coup d’œil dans les systèmes les plus abrupts. Et son amitié
des idées était si passionnée, qu’il les apaisait, les réconciliait, les
fondait dans une large synthèse d’amour ». Concernant les textes sacrés, il
faisait preuve d’une pénétration incisive : « Son herméneutique était aussi
souple qu’agile. Il confessait en petit comité la pluralité anagogique du Coran
[…] et trouvait aux Livres sacrés toute une hiérarchie de sens [22] ». Il
entreprit un commentaire singulier du Coran, analysant chaque verset selon sept
différents degrés de compréhension. La maladie, malheureusement, ne lui permit
pas de l’achever. Il rédigea de nombreux ouvrages sur le tasawwuf, dont une
réfutation précise des arguments des adversaires du soufisme. Al-Minah
al-Quddûsiyya, les « très saintes inspirations », occupent une place
particulière dans son œuvre. C’est une interprétation ésotérique des rites
fondamentaux de l’islam qui, tout en délivrant un enseignement métaphysique de
premier plan, s’avère être une aide précieuse au « cheminant » dans son rapport
avec lui-même, son maître et le divin.
Il a écrit par ailleurs, en termes simples, des ouvrages
sur la Sharî‘a, afin que tout musulman, tout disciple, puisse acquérir les
bases essentielles de l’islam. Il a dégagé les principes de cette religion de
la gangue dans laquelle les débats théologiques les avaient enfermés. Il fut
amené à dire cette phrase toujours d’actualité : « L’islam se plaint à Dieu :
il est trahi par les siens ». C’est pourquoi le cheikh al-‘Alâwî ne
transmettait pas uniquement l’initiation spirituelle, mais enseignait également
la voie exotérique. Il témoignait de cette façon de sa fidélité au verset
coranique : « Et c’est ainsi que nous avons fait de vous une communauté du
juste milieu » (2 : 143).
Il a débattu dans d’autres écrits de problèmes
philosophiques essentiels : l’origine de l’homme et ses rapports avec la
société, les mystères de la création, la cosmologie, etc. Il a aussi rédigé des
poèmes pénétrants, avec des mots simples aux allusions subtiles qui vous
transportent vers le monde de l’ivresse et de
l’amour divins. (cf. : Khangui Mohamed Moncef, Le soufisme à travers les
Poèmes du Cheikh Al Alawi, Université Michel de Montaigne, Bordeaux, 2004)
Au cœur de son enseignement, de sa réflexion, de ses
écrits métaphysiques et de sa poésie, siège la figure centrale du prophète
Muhammad. La « Lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî) que le cheikh nous
invite à contempler dans ses fulgurantes et apaisantes irradiations n’est pas figée
dans l’histoire ou dans l’encre des commentaires. Le cheikh nous invite à
rencontrer un Prophète vivant, actuel, source de culture, d’émancipation et
d’élévation, mais aussi à écouter la voix du Messager du retour à soi et du bel
agir.
Conclusion
Comment donc cet homme, doté de si peu de bagage
intellectuel, a-t-il pu convaincre, écrire, fonder une tarîqa ? Il a
restructuré la pratique spirituelle traditionnelle tout en développant des
idées novatrices qui pouvaient aller jusqu’à choquer certains. Il a ainsi
participé à l’élan de la Nahda, à cette revivification de la pensée musulmane
qui, malheureusement, fut brisée par le déferlement de l’idéologie wahhabite,
mais aussi par un réformisme nationaliste à dimension limitée. Le panarabisme
ne prônait qu’un chimérique retour à un passé, certes glorieux, mais suranné.
D’autres pensaient l’avenir uniquement en termes de progrès matériel, en
oubliant voire en niant cet héritage spirituel. Le débat est resté ainsi figé
jusqu’à nos jours. Le fondamentalisme actuel n’est que la version éculée de
l'idéologie d’un retour vers l’âge d’or, comme si l’histoire pouvait revenir
sur elle-même.
Face à cette stagnation de la culture islamique, la
pensée du cheikh, j’en témoigne, suscite actuellement, dans différents endroits
du monde musulman, un intérêt certain. Il nous invite, en effet, à ne pas
rejeter la rationalité au détriment de la spiritualité, à ne pas nous enfermer
dans une religiosité frileuse. Par sa vie et son enseignement, le cheikh nous
montre comment mieux servir l’humanité ; comment tenter d’harmoniser et
d’embellir le monde. Selon l’admirable formule du docteur Probst-Biraben, le
cheikh enseignait « la fraternité aimante des hommes [23] ». Cet auteur nous
livre aussi des précisions concernant l’impact de la pensée du cheikh sur la
société, et en particulier sur le rôle des confréries soufies : « L’alawisme
est donc une branche moderne de l’école shadilite et darqawi, qu’on ne saurait
confondre avec les confréries à procédés mécaniques provoquant une sorte
d’assoupissement psychique. Il a tenté le retour aux exercices spirituels
individuels des grandes époques de la mystique musulmane. Il n’a procuré à ses
chefs ni richesse, ni grands honneurs officiels ; on n’a aucune impression de
faste dans ses maisons. Ceux qui y travaillent, pour contribuer à l’entretien
des immeubles et des pauvres, instruire les enfants, le font volontairement et
ne sont nullement des sortes de serfs. On voit qu’ils œuvrent avec joie pour
Dieu et pour les frères. La moralisation d’hommes criminels ou vicieux n’est
pas un des moindres résultats obtenus. Il est probable que la partie pratique,
l’action morale, à laquelle Sidi Ben Aliwa a donné une impulsion, continuera
[24] ».
Effectivement, cet héritage se perpétua à travers l’œuvre
de son successeur, le cheikh Hajj ‘Adda Bentounès, comme le relate un article
de presse paru en 1952 : « Depuis 1934, la confrérie a connu un essor nouveau
grâce au dévouement de cheikh Sidi Hajj ‘Adda Bentounès, qui se dépense sans
compter pour enseigner à ses disciples, leur donner des conseils quant à leurs
obligations religieuses, ainsi qu’à celles s’attachant à la vie, à la
fraternité humaine et à la haute spiritualité. Ici, en Algérie, tous ceux qui
ont connu le cheikh ou ses adeptes sont unanimes à reconnaître ses qualités et
sa noblesse. Il est à noter que le cheikh jouit auprès des milieux chrétiens
d’une chaude sympathie, d’une vénération et d’une estime sans égales. Il reçoit
ses visiteurs non musulmans avec courtoisie, respecte les convictions et leur
démontre durant tout l’entretien que la synthèse des religions est la meilleure
base d’une fraternité durable. D’ailleurs sa renommée dépasse l’Afrique et
l’Orient. D’Europe et d’Amérique, des dizaines d’illustres personnalités, ayant
pris contact avec lui, embrassèrent le foi islamique [25] ».
On ne peut, dans un espace si court, qu’effleurer les
différentes facettes de cet homme universel que fut le cheikh al-‘Alâwî, qui
demeure pour beaucoup le revivificateur de la Voie soufie (mujaddid
al-tasawwuf), comme en témoignent de multiples lettres et attestations
conservées jusqu’à aujourd’hui dans les archives de la zâwiya mère de
Mostaganem.
Elles émanent de nombreuses personnalités, représentant
différentes confréries soufies. Parmi elles, citons le petit-fils du cheikh
Moulay al-‘Arabî al-Darqâwî, Sidi Muhammad Ben Tayyeb Darqâwî, demandant son
rattachement au cheikh et l’informant de l’acquisition d’un terrain au Maroc
auquel il a donné le nom de Mostaganem et sur lequel il envisage de construire
une zâwiya (1922) ; le petit-fils du cheikh Bouamama, de la tarîqa Taybiyya,
qui renouvelle son attachement au cheikh et lui demande l’autorisation de faire
le Pèlerinage (1926) ; le représentant de la tarîqa Tijâniyya au Maroc, Ahmad
Sukayraj, qui fait l’éloge du cheikh al-‘Alawî et de son œuvre (1933) ; le
cheikh de la tarîqa Kattâniyya qui manifeste son soutien au cheikh (1919).
D’autres témoignages sont venus de l’Orient, tel ce
courrier de la tarîqa Naqshbandiyya du Yémen dans lequel le cheikh Salâh
al-Tayyâr désigne le cheikh al-‘Alâwî comme l’héritier de l’enseignement
ésotérique muhammadien, mais aussi celui du cadi et mufti des lieux saints de
l’islam, Muhammad al-Makkî, dans lequel ce dernier lui demande de bien vouloir
l’accepter comme disciple.
Des personnalités de Palestine, réunies en congrès en
1934, témoignent également par écrit de l’ampleur du message du cheikh, « qui a
embrassé tous les domaines et plus particulièrement ceux de la paix et de
l’amour, dans un enseignement qu’il n’a cessé de dispenser jusqu’à son dernier
souffle ». Des islamologues contemporains ont également attesté de l’envergure
du cheikh : « Il était hautement estimé et salué par de nombreux mujaddid —
rénovateurs — islamiques de son époque, identifié par eux à celui annoncé en
ces termes par un hadith : « Chaque siècle, Dieu enverra un rénovateur à la
communauté. » (Cyril Glassé, Dictionnaire encyclopédique de l'Islam, Bordas, Paris, 1991, page 22)
Bibliographie
‘Alawî Ahmad (al-),
1329/1911, Al-Minah al-Quddûsiyya, Mostaganem.
Bentounès ‘Adda, 1936, Al-Rawda al-saniyya fî l-ma'âthir
al-‘alâwiyya, Mostaganem.
Bentounès Khaled, 2003, La fraternité des Cœurs, Gordes,
Le Relié.
Cartigny Johan, 1984, Cheikh Al Alawi - Documents et
Témoignages, Paris, Éditions les Amis de l’Islam.
De Giorgio Guido, 1987, l’Instant et l’Eternité, Archè
Milano.
Lings Martin, 1990, Un saint soufi du xxe : le Cheikh
Ahmad Al-‘Alawî, Paris, Le Seuil.
Probst-Biraben Dr, 1949, En Terre d’Islam, n° 31, Alger.
[1] Dr Probst-Biraben, 1949.
[2] Cf. les Minah Quddûsiyya, p. 4.
[3] Ces éléments biographiques sont extraits
du livre que le cheikh Hajj ‘Adda Bentounès a consacré à son maître, le cheikh
al-‘Alâwî, et qui est intitulé : Al-Rawda al-saniyya fî l-ma'âthir
al-‘alâwiyya, « les sublimes florilèges du cheikh al-‘Alâwî », Mostaganem,
1936.
[4] Originaire de Mostaganem, ce cheikh de
la confrérie Darqâwiya y décéda en 1909.
[5]
Al-Rawda al-saniyya, op. cit., p. 5.
[6]
Ibid., p. 8.
[7] zâwiya : littéralement « angle d’un
édifice » ; symboliquement, lieu de la rencontre du temporel et du spirituel.
Apparu vers le xiiie siècle, ce lieu désignait les bâtiments où vivaient les
cheikhs et leurs disciples ; aujourd’hui il englobe de manière plus large des
activités religieuses et spirituelles.
[8] Al-Rawda al-saniyya, op. cit., p. 12.
[9] Cousin et gendre du Prophète, quatrième
calife. Dans la plupart des chaînes initiatiques, il est le chaînon qui relie
au Prophète.
[10] Cheikh Hajj ‘Adda Bentounès (m. 1952),
successeur et gendre du cheikh al-‘Alâwî. Grammairien et poète, il créa en
1944, la revue al-Murshid (le Guide). Le livre La Fraternité des Cœurs lui est
consacré (2003).
[11] Il s’agit des Minah Quddûsiyya, « Les
très Saintes Inspirations », qui furent éditées pour la première fois en
1329/1911.
[12] Dr Probst-Biraben, 1949, p. 2.
[13] M. Carret, Le cheikh Al Alawi
(souvenirs), in Johan Cartigny, 1984, p. 24.
[14] G.-H. Jossot, le Sentier d’Allah, 1927,
Tunis, in Johan Cartigny, cheikh Al Alawi Documents et Témoignages, p. 64.
[15] Le peintre Gustave-Henri Jossot fut
l’un des caricaturistes les plus connus du début du xxe siècle. Il témoigna de
son engagement dans le soufisme dans un ouvrage aujourd’hui introuvable, Le
sentier d’Allah. Il relate dans cet ouvrage sa rencontre et les entretiens
qu’il eut avec le cheikh al-‘Alâwî.
[16] M. Carret, op. cit., p. 19.
[17] En relation avec R. Guénon, Eugène
Taillarde servit d’intermédiaire pour faire entrer en contact des Occidentaux
avec le cheikh al-‘Alâwî : Cf. G. De Giorgio, 1987.
[18] A. Berque, orientaliste, fut
administrateur et trésorier de la Société historique algérienne. Écrivain,
homme de culture, il rencontra de nombreuses fois le cheikh al-‘Alâwî. Il est
le père de Jacques Berque, l'orientaliste bien connu (m. 1995), p. 31.
[19] G.-Henri Jossot, op. cit., p. 75.
[20] Ibid, p. 76.
[21] A. Berque, op. cit., p. 53.
[22]
Ibid., p. 33.
[23] Dr
Prost-Biraben, 1949, p. 4.
[24] Ibid., p. 6.
[25] Le phare de Tunis, 26 décembre 1952, in
K. Bentounès, 2003, p. 64.
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