Narcisse-Alexandre
Buquet, Le massacre de Djeddah, mouchoir illustré, Rouen, juillet 1858
© Véronique Hénon, Musée des traditions et des arts normands, château de Martainville. La scène représente la fille du consul de France, Élise Éveillard, défendant son père mourant, gisant à terre, tandis que le consul adjoint, Louis Émerat, combat derrière elle les assaillants. On distingue le cadavre de Mme Éveillard en bas à gauche.
Avec « Le
Cèdre », un poème méconnu de La Légende des siècles, Victor Hugo se dresse
contre le tumulte médiatique qui suit l’assassinat, le 15 juin 1858, des
consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors sous domination
ottomane. En faisant dialoguer le calife Omar et saint Jean l’Évangéliste, il
inscrit résolument l’islam dans une perspective humaniste universelle.
Nous sommes
en 1858. À 56 ans, Victor Hugo commence la rédaction de son épopée La Légende
des siècles, peu après sa crise mystique et sa période spirite de 1853-1856. Il
compose « L’an IX de l’Hégire », qui a pour thème la mort de Mohammed, puis «
Le Cèdre », poème symboliste méconnu. Comme l’explique bien Théophile Gautier,
La Légende des siècles est une « vue à travers les ténèbres sur l’homme. Le
sujet est l’homme, ou plutôt l’humanité. […] Pour peindre le Prophète, il
s’imprègne du Coran à ce point qu’on le prendrait pour un fils de l’islam »1,
montrant une empathie qui engendra il y a quelques années la rumeur fantaisiste
selon laquelle il se serait converti à cette religion à la fin de sa vie.
Hugo compose
« Le Cèdre » du 20 au 24 octobre 1858, peu après l’assassinat, le 15 juin
précédent, des consuls français et britannique dans la ville de Djeddah, alors
sous domination ottomane. La population locale s’était révoltée ce jour-là
contre la mainmise croissante du Royaume-Uni sur son économie et massacra 23
Européens, ce qui défraya la chronique et provoqua un traumatisme profond et
durable dans l’opinion publique française. Les publicistes attribuèrent le
massacre au fanatisme. Ils firent des musulmans des « ennemis du nom chrétien
qu’ils devraient honorer et bénir », comme l’écrivit la grand-mère du général
de Gaulle en 1859, en réaction à la tragédie2.
DJEDDAH, LA
VILLE D’ÈVE
Dans une
ville cosmopolite réputée pour sa tolérance chez ses visiteurs français, les
révoltés de Djeddah n’avaient pourtant pas invoqué la religion, dont usèrent au
contraire les Européens dans leurs commentaires pour travestir leurs intérêts
en mer Rouge. Une exception : l’héroïne du massacre, Élise Éveillard, fille du
consul assassiné, qui en réchappa après une lutte homérique contée huit ans
plus tard par Alexandre Dumas. Son récit évacue toute dimension religieuse,
relatant au contraire avec simplicité son sauvetage et celui de son futur mari
par des musulmans.
Victor Hugo
se dresse contre le tumulte médiatique dénigrant l’islam en inscrivant cette
religion dans une perspective humaniste universelle. « Le Cèdre » établit un
dialogue mystique entre le calife Omar (il écrit Omer) et saint Jean
l’Évangéliste, d’une part, et entre Djeddah, origine mythique de l’humanité, et
la Grèce, source imaginée de la civilisation européenne. Si Hugo place Omar à
Djeddah plutôt que dans sa cité d’origine La Mecque ou dans sa capitale Médine,
les deux premières villes saintes de l’islam, c’est qu’elle est de temps
immémorial la ville d’Ève, mère de tous les hommes3, et peut donc à ce titre
prétendre elle aussi au qualificatif de « sainte » aux yeux du poète.
« DE
L’HISTOIRE ÉCOUTÉE AUX PORTES DE LA LÉGENDE »
Hugo
attachait une grande importance au mythe d’Ève, à qui il avait consacré le
premier poème de La Légende des siècles sous le titre « Le Sacre de la femme ».
Il connaissait l’existence de son tombeau, révéré à Djeddah. Le « santon » à
l’ombre duquel Omar, déambulant sur la grève de cette ville, aperçoit un cèdre
dans le poème désigne, dans un usage vieilli, un saint homme musulman et, par
extension, son tombeau à coupole, que l’on appelle marabout en Afrique du Nord.
Hugo était
un fidèle lecteur de L’Illustration et avait donc lu l’article consacré par ce
magazine au massacre de Djeddah, qui était illustré d’un dessin de ce tombeau
(en illustration de cet article, voir supra). Or, ce dessin représentait le
bouquet de palmiers (un palmier produit des rejets à ses pieds) qui poussait à
l’ombre de l’édicule construit à l’emplacement de la tête d’Ève. Victor Hugo
fait de ces palmiers un cèdre, dans une puissante vision onirique. Pour lui,
l’arbre en général est symbole de vie : « L’arbre, commencement de la forêt,
est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en
commun, par la sève. À lui seul, il ne prouve que l’arbre, mais il annonce la
forêt. […] Tous les aspects de l’humanité se résument en un seul et immense
mouvement d’ascension vers la lumière »4. Arbre sacré du Proche-Orient antique
(dans le mythe le plus ancien de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, qui est une
quête d’immortalité, le trône de la déesse Ishtar était un cèdre géant), le
cèdre symbolisait l’incorruptibilité et l’immortalité. C’est sans doute la
principale raison pour laquelle Hugo l’a substitué au palmier. La symbolique de
cet arbre convenait parfaitement au propos du poète, traçant ainsi un pont
céleste entre les racines orientales de la civilisation et l’apocalypse
chrétienne, donc occidentale.
L’Illustration, 19 février 1859, collection particulière
Dans ce long
et majestueux poème composé en alexandrins, Victor Hugo décrit le calife Omar
cheminant sur la grève de Djeddah, prenant soin de le munir de son bâton,
célèbre dans l’historiographie musulmane. Le second successeur de « Mahomet »5
y rencontre un vieux cèdre, auquel il ordonne de s’arracher du rocher dans
lequel il est enraciné pour s’envoler « au nom du Dieu vivant » et rejoindre
saint Jean l’Évangéliste, l’auteur de « l’Apocalypse », endormi sur une plage
de l’île grecque de Patmos. L’invocation du Dieu « vivant » par Hugo corrobore
la fonction de réveil de la vie, occupée par le cèdre dans le poème. Ce voyage onirique
rappelle l’isra’ et le mi‘raj ou voyage nocturne du Prophète, de La Mecque à
Jérusalem, qui symbolise le lien entre l’islam et les deux autres grands
monothéismes.
« Le Cèdre »
associe donc la Genèse (Ève) à l’Apocalypse et au Coran en un raccourci
mystique de l’histoire de l’humanité. « C’est de l’histoire écoutée aux portes
de la légende », pour reprendre les termes d’Hugo dans sa préface. Il établit
aussi un pont symbolique entre un Orient enraciné à Djeddah et un Occident
apocalyptique à travers un dialogue entre le calife Omar et saint Jean
l’Évangéliste. Victor Hugo fait preuve d’une connaissance certaine de l’islam
en appelant Jésus de son nom arabe : « Issa ».
« NOUVEAUX
VENUS, LAISSEZ LA NATURE TRANQUILLE ! »
Le
panthéisme du poète fait de la nature en général et de l’arbre en particulier
le reflet de Dieu. Hugo écrivait certes : « Je ne suis pas panthéiste. Le
panthéiste dit : tout est Dieu. Moi je dis : Dieu est tout. Différence profonde
» (Correspondance III, p. 364), mais aussi : « Tous les êtres sont Dieu, tous
les flots sont la mer » (« Dieu » ; Hugo indique dans sa préface à La Légende
des siècles que ce poème en est le commencement. Commencé en 1855, il ne fut
publié qu’en 1891, à titre posthume.
Hugo traite
donc ici sous forme symbolique du respect que l’on doit avoir pour la nature,
source de vie. Ce message provient de l’Orient qui « fut jadis le paradis du
monde », écrivait-il dans un poème de jeunesse figurant déjà le dialogue entre
l’Orient et l’Occident (« La Fée et la Péri », 1824). Endormi, ici à Patmos, ce
dernier devrait saisir le message de renaissance délivré par le cèdre, plutôt
que de sombrer dans les ténèbres de l’Apocalypse ; il fallait à « Jean qui,
couché sur le sable, dormait » à l’instar d’Ève étendue sur la grève de
Djeddah, ranimer la vie en Occident : tel est le message du poète, délivré à
l’Évangéliste par la bouche du calife Omar. Et saint Jean de fournir une
réponse sibylline à l’intention des hommes qui naissent et s’opposent en
batailles stériles : « Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ! », car
c’est elle qui donne et entretient la vie.
C’est un
cèdre ayant ses racines dans le cœur oriental de l’humanité qui vient en songe
le « couvrir de son ombre » pour le réveiller de son sommeil apocalyptique et le
ramener au monde des vivants… Que l’auteur associe la légende de l’origine de
l’humanité au mythe de l’apocalypse dans « Le Cèdre » n’est donc pas le fait du
hasard. Ce poème est en fait un raccourci de La Légende des siècles, enracinée
en Orient comme le cèdre à Djeddah.
Le contraste
de ce message avec le rejet de cette ville et de l’islam dans la France de
l’époque où Victor Hugo compose ce poème, montre son originalité et sa volonté
humaniste de s’ériger en antidote au poison qui s’y répandait alors, combinant
comme dans toute sa vie combat politique et horizons littéraires. Le poète
réussit le tour de force de greffer une épopée intemporelle sur une actualité
brûlante et sanglante. Qu’un arbre serve de trait d’union entre l’islam et le
christianisme souligne combien leur opposition va à l’encontre des lois de la
nature ou s’avère même contre-nature. La littérature jouait ainsi son rôle de
lien entre les hommes au moment où leur furie les divisait. Réagir à la
violence par le dialogue et non la stigmatisation de l’Autre musulman, quelle
leçon donnée à nos contemporains par le plus grand de nos écrivains !
Le Cèdre
(extraits)
Omer,
scheik de l’Islam et de la loi nouvelle
Que
Mahomet ajoute à ce qu’Issa révèle,
Marchant,
puis s’arrêtant, et sur son long bâton,
Par
moments, comme un pâtre, appuyant son menton,
Errait
près de Djeddah la sainte, sur la grève
De la mer
Rouge, où Dieu luit comme au fond d’un rêve,
Dans le
désert jadis noir de l’ombre des cieux,
Où Moïse
voilé passait mystérieux.
Tout en
marchant ainsi, plein d’une grave idée,
Par-dessus
le désert, l’Égypte et la Judée,
À
Pathmos, au penchant d’un mont, chauve sommet,
Il vit
Jean qui, couché sur le sable, dormait.
(…) Jean
dormait, et sa tête était nue au soleil.
Omer, le
puissant prêtre, aux prophètes pareil,
Aperçut,
tout auprès de la mer Rouge, à l’ombre
D’un
santon, un vieux cèdre au grand feuillage sombre
Croissant
dans un rocher qui bordait le chemin ;
Scheik
Omer étendit à l’horizon sa main
Vers le
nord habité par les aigles rapaces,
Et,
montrant au vieux cèdre, au delà des espaces,
La mer
Égée, et Jean endormi dans Pathmos,
Il poussa
du doigt l’arbre et prononça ces mots :
« Va,
cèdre ! va couvrir de ton ombre cet homme ».
(Le
cèdre) plongea dans la nue énorme de l’abîme,
Et,
franchissant les flots, sombre gouffre ennemi,
Vint
s’abattre à Pathmos près de Jean endormi.
Jean,
s’étant réveillé, vit l’arbre, et le prophète
Songea,
surpris d’avoir de l’ombre sur sa tête ;
Puis il
dit, redoutable en sa sérénité :
« Arbre,
que fais-tu là ?
(…) Un
cèdre n’est pas fait pour croître comme un rêve ;
Ce que
l’heure a construit, l’instant peut le briser ».
Le cèdre
répondit : « Jean, pourquoi m’accuser ?
Jean, si
je suis ici, c’est par l’ordre d’un homme ».
Et Jean,
fauve songeur, qu’en frémissant on nomme,
Reprit :
« Quel est cet homme à qui tout se soumet ? »
L’arbre
dit : « C’est Omer, prêtre de Mahomet.
J’étais
près de Djeddah depuis des ans sans nombre ;
Il m’a
dit de venir te couvrir de mon ombre ».
Alors
Jean, oublié par Dieu chez les vivants,
Se tourna
vers le sud et cria dans les vents
Par-dessus
le rivage austère de son île :
«
Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ».
LOUIS BLIN
Diplomate, docteur en histoire contemporaine, spécialiste du monde arabe
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