vendredi 12 août 2011

La doctrine . Par Martin Lings





Source: "Qu' est-ce que le soufisme ? " de Martin Lings


Toute doctrine est en rapport avec le mental ; mais la doctrine mystique, qui correspond à la Science de la certitude, adresse au mental un appel à se transcender lui-même . Le Nom divin Allâh est la synthèse de toute vérité et donc la racine de toute doctrine ; et, comme telle, il offre la certitude au Coeur et aux éléments de l' âme qui en sont les plus proches . Mais, étant une synthèse, il ne saurait par lui-même satisfaire les besoins du mental ; et dès lors, pour que l' intelligence toute entière, y compris le mental, puisse participer au cheminement spirituel, le Nom, en quelque sorte, tend la main aux facultés mentales comme en une extension de soi-même leur offrant le savoir avec la certitude, et présentant, outre sa qualité de synthèse, un aspect analytique convenant à leur mode d'activité . Cette extension du Nom est le témoignage ( shahâdah ) divinement révélé qu' " il n' est de dieu que Dieu ( lâ ilâha illâ ' Llâ1 ) .

1. L' une des raisons pour lesquelles le Nom est, en tant qu'invocation, " le plus grand " est qu' en s' abstenant de s' adresser au mental il oblige le centre de conscience à se retirer vers l' intérieur, en direction du Coeur .


" Il n' est de dieu que Dieu " : c' est, pour le mental, une formulation de la vérité ; pour la volonté, c' est une injonction se rapportant à la vérité ; mais, pour le Coeur et ses prolongements intuitifs de certitude, c' est une synthèse, un Nom de Vérité appartenant comme tel à la catégorie la ,plus élevée des Noms divins . Cet aspect synthétique se fait sentir même lorsque la " Shahâdah ) est prise dans son sens analytique, car la synthèse est toujours présente en arrière-plan, toujours prête, pourrait-on dire, à réabsorber la formulation en soi-même . Ainsi, tout en invitant à l' analyse, comme c' est son rôle, la Shahâdah semble, d' une certaine manière, défier l' analyse . Elle est à la fois ouverte et fermée, évidente et énigmatique ; et, jusque dans son évidence, elle est un peu comme étrangère au mental qu' elle éblouit par son excès de simplicité et de clarté, de même d' ailleurs qu' elle éblouit par tous les sens cachés qui se réverbèrent en elle . Très significatifs à cet égard sont ces vers relatifs à l' Essence divine :

En sa manifestation, cachée,


Elle apparaît comme voile sur voile


Pour recouvrir Sa propre gloire1 .

Semblablement, la signification essentielle de la Shahâdah est voilée par ses sens extérieurs . Comme le fait remarquer en une autre occasion l' auteur des vers que nous venons de citer, un de ces voiles est le

1. Cheikh al-'Alawî, Dîwân, cité dans " un saint musulman du XXème siècle " op . p . 254 .

sens : " Nul n 'est digne d' adoration que Dieu "; et il ajoute qu' il peut y avoir là un voile assez épais pour rendre difficile même à un aspirant soufi l' appréhension du sens résidant à la base de la doctrine soufique .

Pour saisir ce sens le plus profond, il est nécessaire de se souvenir que chacun des Noms de l' Essence divine comprend en soi-même, comme le Nom Allâh, la totalité des Noms et ne désigne pas seulement un aspect particulier de la Divinité . Ainsi les Noms de l' Essence sont, en quelque sorte, interchangeables avec Allâh, et l' un de ces Noms est al-Haqq, la Vérité ou la Réalité . Nous pouvons dire qu'il n' est de vérité que la Vérité, ou qu' il n'est de réalité que la Réalité, aussi bien que nous disons qu' il n'est de dieu que Dieu . Le sens de chacune de ces propositions est identique . Tout musulman doit en théorie croire qu' il n'est de réalité que la Réalité, c'est-à-dire Dieu . Mais il n' y a que les soufis, et mêm pas tous ceux qui se rattachent aux Ordres soufiques, qui puissent tirer la conclusion ultime de cette proposition . La doctrine fondée sur cette conclusion est appelée " Unité de l' Être ", car la Réalité est ce qui est, par opposition à ce qui n' est pas ; et, si Dieu seul est réel, Dieu seul est, et il n' est d' être que son Être . Il sera dès lors plus facile de saisir pourquoi on a dit que la doctrine présuppose au moins un degré virtuel de certitude dans l' âme, car le mental abandonné à lui-même et n' ayant le secours d' aucun rayon d' intuition intellectuelle risque d' interpréter cela comme signifiant que Dieu serait la somme de toutes les choses existantes . Mais l' Unité absolue exclut non seulement l' addition, mais aussi la division . Selon la doctrine islamique de l' Unité, l' Infinitude divine est sans parties ; le Nom Ahad ( Un ), pour que son sens soit pleinement rendu, doit être traduit par l' " Indivisible Un-et-Unique ". La doctrine de l' Unité de l' Être signifie qu' est illusion tout ce que l' oeil voit et ce que le mental enregistre, et que toute chose en apparence distincte et et finie est en vérité la présence de l' Un infini . " Quel que soit le côté vers lequel vous vous tourniez, là est la face de Dieu . Dieu est infiniment vaste, infiniment connaissant, " dit le Coran1 ; et le Nom d' omniprésence s' ajoute ici au Nom d' omniscience en partie comme argument : si la Divinité connaît tout, il s' ensuit que la Divinité doit être partout, car, dans l' Unité absolue, il, n' y a pas de polarité qui disjoindrait sujet et objet, connaissant et connu .Être connu de Dieu revient ainsi, de façon mystérieuse, à être Dieu .

Exception faite de la sourate d' ouverture, le chapitre du Coran2 le plus connu et le plus souvent récité fut révélé pour permettre au ¨Prophète de répondre à une question qui lui avait été posée sur la nature de Dieu . Il commence par un ordre adressé à lui-même, comme dans tant d' autres passages : "Dis : Lui, Dieu, est Un ( Ahad )- Dieu, la Plénitude absolue se suffisant à Soi-même ( aç-Camad ) . C' est certainement

1. II, 115 .
2. CXII .

à cause du second de ces Noms figurant en apposition à Allâh et en complément au Nom d' Unité que ce chapitre est appelé Sourate de la Sincérité ( Sûrat al-Ikhlâç ) .

Car la sincérité implique un assentiment sans réserve, et, pour le réaliser, l' âme doit être rendue consciente de ce que cette unité n' est pas un désert mais une totalité, que l' Un-et-Unique est aussi l' Un-et-Tout et que, si la Solitude indivisible exclut tout ce qui n' est pas Soi-même, c' est que tout s' y trouve déjà contenu . Il est impossible au mental seul et privé de secours de résoudre dans l' Unité la dualité créateur-création . Le Cheikh marocain al-'Arabî ad-Darqâwî, relate dans ses lettres qu' un jour, comme il était absorbé dans l' invocation, une voix intérieure persistante se mit à lui répéter ce verset du Coran : " Il est le Premier et le Dernier, l' Extérieur et l' Intérieur 1 . "

D' abord il ' y fit pas attention et poursuivit sa répétition du Nom . " Mais enfin, écrit-il, comme elle ne me laissait guère en paix, je lui répondis : ' Quant à ces paroles qu' Il est le Premier et le Dernier,

1. LVII, 3 .

 et qu' il est l' Intérieur, je les ai bien comprises ; mais je ne comprends pas Son affirmation qu' Il est l' Extérieur, car je ne vois à l' extérieur que les choses créées ' . A cela la voix répondit : ' Si par son expression l' Extérieur Il entendait autre chose que l' extérieur que nous voyons, ce ne serait pas à l' extérieur, mais à l' intérieur [ qu' il faudrait le chercher ] ; mais moi je te dis : Il est l' Extérieur . '

Alors je réalisai qu' il n' y a pas de réalité sauf Dieu et qu' il n' y a dans le cosmos que Lui, Louange et grâce à Dieu1 ! " Cela rappelle ce dire du Prophète : " Tu es l' Extérieur et il n' y a rien qui puisse Te cacher . "A ce propos, le mental est capabe de comprendre ceci : de même que les Noms " Le Premier ", " Le Dernier " et " L' intérieur " excluent que quelque chose soit avant ou après Dieu, ou plus intérieur que Lui, de même Son Nom " L' Extérieur " exclut qu' il y ait rien de plus extérieur que Lui . D' une manière analogue, si l' on se réfère à ce dire du Prophète relatif au processus de création : " Dieu était, et rien n' était avec Lui ", ainsi qu' à ce commentaire soufique : " Il est maintenant tel qu' Il était ", tout homme doué d' un mental sain peut saisir que, du point de vue de l' orthodoxie, ce commentaire constitue une " preuve " éclatante de l' Unité de l' Être, car il démontre, comme dans un éclair, que cette doctrine ne pourrait être contestée qu' en admettant que Dieu soit sujet au changement, ce qui équivaudrait à une hérésie . Cependant le mental ne peut pas comprendre comment l' Être est un, pas plus qu' il ne peut comprendre comment Dieu peut être à la fois l' Extérieur et l' Intérieur ;

1. Lettres du Cheikh al-'Arabî ad-Darqawî, Etudes traditionnelles, n° 394, 1968, p. 71-72 .

et, en acceptant ces vérités en théorie, il arrive à la limite extrême de son propre domaine . Nous sommes ici à une bifurcation : l' exotériste reculera involontairement, rappelant à lui-même et aux autres qu' il est fortement déconseillé de s' engager dans la spéculation théologique ; mais le mystique virtuel reconnaîtra immédiatement que ce dont il s' agit ne ressortit pas au domaine de la théologie dogmatique, et, loin de faire marche arrière, il ne crainda pas de quitter le terrain apparemment solide de ses positions purements mentales, même au risque de perdre pied .

" Détends ton esprit et apprends à nager ", disait le cheikh 'Alî al-Jamal, maître du cheikh ad-Darqâwî, à propos de l' état de perplexité . En d' autres termes, libère ton mental de telle sorte que ton âme, ayant perdu pied, puisse expérimenter les mouvements spontanés de l' intuition, de la même manière qu' uncorps dans l' eau se livre aux gestes spontanés de ses membres accomplissant les mouvements de la natation lorsqu' il ne peut plus s' accrocher à rien . Le cheikh ad-Darqâwî lui-même, citant ce conseil de son maître disait : " Si tu es dans un état de perplexité ( hayrah ), prends soin de ne pas te cramponner à quoi que ce soit, de peur que tu ne fermes de ta propre main la porte de la nécessité, car cet état prend pour toi la place du Nom suprême1 . "

1. Voir Letters of a Sufi Master, op. cit, p. 11. Le traducteur, Titus Burckhardt, fait, dans une note, le commentaire suivant sur le mot " hayrah " : " Effroi ou perplexité en face d' une situation apparemment sans issue, ou de vérités que l' on n' arrive pas à concilier rationnellement ; c' est aussi crise du mental se heurtant à ses propres limites . Si nous situons hayrah sur le plan mental, le conseil du cheikh ad-Darqâwî rappelle la méthode des koan utilisée par le Zen et consistant à méditer avec insistance sur certains paradoxes, de manière à provoquer une crise mentale, une perplexité extrême, ce qui peut déboucher sur l' intuition suprarationnelle . " Ajoutons que le mot hayrah est étroitement apparenté à tahayyur qui a le sens purement positif d' " émerveillement ", comme dans ce dire du Prophète : " Seigneur, accrois mon émerveillement devant Toi ! "

Autrement dit, un besoin extrême est une porte ouverte à Dieu, et Il y entrera pour y répondre à l' invocation 1, laquelle constitue précisément une porte ouverte ; et, au sujet de l' invocation, le Nom suprême Allâh, est comme nous l' avons vu, " le plus grand " . Le cheikh ad-Darqâwî souligne ici le pouvoir alchimique de la pauvreté spirituelle ( faqr ) en tant que vide demandant à être comblé ; et la perplexité est un mode faqr, car elle n' est autre qu' un impérieux besoin, celui d' être éclairé . L' étude de la doctrine conduit le mental jusqu' à sa limite supérieure au-delà de laquelle se trouve, entre elle et le Coeur, le domaine de l' intuition intellectuelle, ou de la perplexité, selon les cas . Toute doctrine mystique contient des formulations aphoristiques capables de galvaniser l' âme en transcendant le mental et en franchissant cette limite . Mais l' objectif du corps principal de la doctrine est d' offrir au mental tout ce qu' il est possible de lui faire

1. " Je réponds à l' appel de celui qui M' invoque, quand il M' invoque
( II, 186 ) .

comprendre, de manière que la raison, l' imagination et les autres facultés soient pénétrées par la vérité, chacune selon sa modalité . Car la voie spirituelle est une offrande ; et, en fin de compte, elle est l' offrande du soi individuel en échange du suprême Soi . Mais elle doit se faire accepter, et l' on ne saurait attendre de l' Infini qu' il accepte moins qu' une totalité . L' offrande doit être tout ce que peut offrir celui qui la fait et doit donc être sincère . Le représentant d' une autorité exotérique demanda un jour au cheikh ad-Darqâwî pourquoi il utilisait un rosaire, l' idée sous-entendue dans la question étant que le Prophète n' en utilisait pas et que cette pratique manquait donc de justification . Le cheikh répondit qu' il y avait recours de manière que sa main elle-même puisse participer au souvenir de Dieu .

La doctrine soufique des cinq Présences divines offre un exemple de formulation doctrinale assimilable au mental . Un seul Être signifie, cela va sans dire, une seule Présence ; mais cette Présence est à la fois l' Extérieur et l' Intérieur, ce qui permet de parler de deux Présences, à savoir ce monde et l' autre ; et, comme l' Extérieur est un Nom de la Divinité Unique, il ne saurait être détaché et isolé des autres Noms, mais doit participer des Qualités qu' ils expriment et aprmi lesquelles figure l' intériorité . Ce monde doit donc posséder un aspect intérieur aussi bien qu' extérieur, un domaine des âmes aussi bien qu' un domaine des corps, de même que, de façon transposée, le Créateur non manifesté possède son aspect extérieur dans les Cieux qui sont le domaine de l' Esprit .

Il est ainsi conforme à la nature des choses de parler de quatre Présences, au-delà desquelles est l' Essence divine Elle-même, Présence de l' Unité absolue qui pénètre et contient tout .

Non seulement la Shahâdah corrobore cette doctrine en nous affirmant que rien ne saurait être réel qui ne soit divin, qu' il n' est de réalité que la Réalité, mais la séquence verbale qu' elle constitue reflète la quintuple hiérarchie dont il vient d' être question . " Dans la formule lâ ilâha illâ 'Llâ ( "point de divinité sinon la seule Divinité " ), chacun des quatre mots marque un degré, le hâ final du Nom Allâh symbolisant le Soi ( Hua1 ) ." On peut commenter cette remarque en notant que, du point de vue du chemin spirituel, le premier mot est comme la lumière de la vérité projetée sur le monde matériel pour faire contrepoids à l' illusion que celui-ci serait la réalité la plus grande et pour donner à l' âme l' avertissement de ne pas s' engager dans une telle direction .Le deuxième mot correspond au monde des âmes qui constitue, précisément, la zone dangereuse en ce qui concerne l' idolâtrie . Le Coran fait continuellement allusion à " ceux qui font de leurs passions des dieux ; " mais une telle usurpation n' est possible que parce que l' âme est virtuellement divine .

Ce deuxième mot de la Shahâdah désigne une divinité potentielle située entre deux portes fermées,

1. Littéralement " Lui ", un Nom de l' Essence. F. Schuon, " Formes et Substance dans les religions " , Paris, Dervy Livres, 1975, p.58. Pour un exposé de cette doctrine, voir le chapitre intitulé " Les cinq Présences divines ", p. 53-68 .

 l' une à clé et l' autre seulement appuyée, c'est-à-dire entre un " non " absolu, d' une part, et, de l' autre, un " non " conditionnel ( littéralement : "s' il n' est pas " ) qui aboutit à un " oui " conditionnel qui est le troisième mot, lequel représente l' Esprit ; celui-ci et les Anges, qui constituent la troisième Présence, exercent en fait une médiation en faveur de l' âme, à la manière d' un " mais ", d' un " sauf " ou d' un " sinon " . Le mot illâ est comme un soupir de soulagement, ou comme une délivrance de la prison que sont les formes coagulées, et il signale le chemin conduisant à la solution finale donnée par le quatrième mot qui représente les deux Présences les plus élevées . Ainsi la Shahâdah peut être comparée à une amulette ou à un talisman aidant à trouver sa route, car elle détourne l' âme de l' erreur tout en créant, dans le cours des mots qui la composent, un mouvement irrésistible allant d' une situation de simple virtualité vers la Paix de l' Actualité .

Le symbole de l' eau et de la glace représentant le Créateur et la création apparemment différents mais secrètement identiques, qui figure dans l' oeuvre du soufi ' Abd al-Karîm al-Jîlî1, offre un autre exemple de formulation doctrinale extrêmement utile pour le mental . L' image est d' autant plus véridique que la cristallisation sous forme de glace paraît beaucoup plus substantielle que l' eau dans son état ordinaire ;

1. Dans son traité " Al-Insân al-Kâmil, chap . VII, et dans son poème Al-' Ayniyyah .

et, en outre, lorsqu' un gros morceau de glace fond, il donne une quantité étonnamment petite d' eau . Pareillement, les mondes inférieurs, en dépit de toute la réalité dont ils donnent l' apparence, dépendent pour leur existence d' une Présence1 relativement réduite comparée à celle qui confère aux paradis leur béatitude perpétuelle ; d' ailleurs la perpetuité n' est pas l' Eternité et les joies de ces Paradis ne sont pas plus que les ombres de la Béatitude du Paradis suprême .

Que la Présence divine soit quintuple ne contredit pas son Unité, c' est-à-dire l' Unité de l' Être, car il s' agit toujours de la même Présence . Au demeurant, du point de vue de la Réalité absolue, la hiérarchie quintuple a " déjà " été refermée, " comme on plie un rouleau sur lequel on écrit " 2, et la glace est " déjà " fondue . La Shahâdah exprime les deux points de vue, le relatif et l' absolu, dans sa substance même . Ses lettres sont cristallisées en mots qui correspondent, comme nous l' avons vu, aux différents degrés de la hiérarchie . Mais, si l' on décompose en lettres les mots dont elle est formée, on constate qu' il n' y a que celles-ci : alif, lâm, et hâ, et ce sont les lettres du Nom suprême .

1. La Présence n'est pas non plus uniforme à l' intérieur d' un seul monde . Dans le monde matériel, par exemple, les grands symboles ou signes de Dieu et de Ses qualités, qu' ils soient du règne animal, végétal ou minéral, sont ce qu' ils sont selon le degré de concentration de la Présence divine .
2. XXI, 104 .


L' " oeil de glace ", qui est un oeil d' illusion, ne saurait voir que de la glace . Seul l' Oeil d' Eau peut voir l' Eau . Comme le dit le Coran : " Leurs regards ne L' atteignent pas, mais Il atteint leurs regards, et Il est Celui qui pénètre tout, Celui qui est parfaitement informé 1 " .

Ici encore, ce qu' on peut appeler un Nom d' omniprésence ( al-Latîf ) est suivi d' un Nom d' omniscience ( al-Khabîr ) . En réalité, Être et Voir sont un, et ils sont prérogative de dieu . La fusion de la glace est le retrait de toute prétention à usurper cette prérogative .

On peut poser cette question : " Puisque dieu seul peut voir Dieu, pourquoi est-il promis à celui qui a le coeur pur qu' il Le verra ? "

La réponse est que ceux qui ont le " coeur pur " sont précisément ceux chez qui la fusion s' est produite et qui voient avec l' " Oeil d' Eau ".La subjectivité dont l' homme déchu est conscient résulte de la projection de la lumière intérieure transcendante sur la coagulation semi-opaque et donc impure qui forme barrière entre cette lumière et l' âme . L' ego est une lueur qui donne l' apparence d' avoir son origine au niveau de cette barrière, d' où l' illusion de constituer une unité séparée et indépendante . La pureté est la transparence de ce qui fond .Elle révèle que la subjectivité n' est rien de moins que toute une dimension " verticale ", Rayon traversant le Coeur que, d' une part, il transcende infiniment, et par lequel, d' autre part, il passe sans obstacle jusque dans la substance de l' âme, dans la mesure où cette substance est,  par sa nature,

1. VI, 103 .

 capable de l' accueillir . Le Coran désigne le saint comme " celui qui était mort, que Nous avons ressuscité et à qui Nous avons remis une lumière pour se diriger parmi les hommes "1 . La mort dont il est question est la fusion du sujet illusoire ; et c'est dans le courant de la nouvelle conscience subjective née après cette mort et faite de Vie et de Lumière que le Divin " atteint " l' humain .

A ce sujet et à propos des mots " Il atteint leurs regards ", il y a lieu de noter que le Nom aux multiples aspects qui est mentionné immédiatement après, al-Latîf, est parfois traduit par " le Bienveillant " . Dans son sens complet, il ne signifie pas moins que " le Bienveillant qui pénètre et domine tout avec douceur " .Sa présence dans ce contexte indique que l' " atteinte " en question est un acte d' amour, ce que confirme cette " Tradition sainte " : " Quand je l' aime [ Mon esclave ], Je suis l' ouîe par laquelle il entend et la vue par laquelle il voit 2 .

Ces considérations, qui se rapportent au " flux de la vague ", sont un complément nécessaire à ce qu' on a dit de son reflux et de la réabsorption . Non seulement la Divinité accueille et assimile, mais elle atteint et pénètre . Le grand exemple est le cas, déjà cité, du Messager divin continuellement rejoint et comblé

1. VI, 122.
2. Cette Tradition sera citée de façon plus complète au chapitre suivant. ( La méthode )

par la Présence suprême ; et nous avons vu que l' invocation de bénédictions sur le Prophète est un mode de participation à cette " transfiguration "1, à condition d' avoir atteint suffisamment de maturité . En ce qui concerne l' immanence de la Présence suprême dans les " autres " Présences, le cheikh al-'Alawî fait dire à la Divinité :

Le voile de la création, j' en ai fait


Un écran pour la Vérité, et dans la création résident


Des secrets qui soudain jaillissent comme des sources 2 .

Cela permet de saisir analogiquement que, malgré toutes les satisfactions données au mental, la perplexité demeure toujours comme en embuscade . Il ne saurait en être autrement, car il est un ordre de succession qui doit être suivi : doctrine, compréhension, perplexité 3, illumination ; ou bien : graine, tige, bouton, fleur . Le bouton étroitement fermé de la perplexité ( hayrah ) s' épanouira, s' il dispose des conditions requises, en une fleur d' émerveillement ( tahayyur ), et la principale de ces conditions est la " lumière ".

1. C' est par une manifestation de Soi-même ( at-Tajallî ) que la Divinité
atteint et domine . Ainsi les Arabes chrétiens emploient le terme at-Tajallî pour désigner la transfiguration qui, pour le Christ, fut une immersion miraculeusement visible de la nature humaine dans la Nature divine .
2. Dîwân, dans " Un saint Musulman du XX ème siècle ", op . cit . , p . 252 .
3. Il est à peine besoin de préciser que, prise dans ce sens, la perplexité est parfaitement compatible avec la sérénité . Autrement, elle ne saurait être considérée comme une phase normale de la voie spirituelle, étant donné que la sérénité est une condition sine qua non aussi bien du faqr ( pauvreté ) que de l' islâm ( soumission, résignation ) .

Mais les possibilités de recevoir la lumière ne se limitent pas aux intuitions très fragmentaires qui sont tout ce qu' un novice pourrait en général espérer . Ainsi qu' il ressort des remarques du cheikh ad-Darqâwî au sujet de la perplexité, ce qui, du point de vue de l' homme perplexe, semble une fermeture est, en fait, une porte ouverte par laquelle doit venir un secours à la mesure du besoin . ; et le premier secours que l' on doit espérer obtenir pour être éclairé est celui qui se présentera sous la forme du Maître spirituel . C 'est lui qui est le soleil dont le novice recevra la chaleur . Mais la " porte de la nécessité " doit s' ouvrir entièrement ; et la nécessité dont il s' agit est faite, d' une part, du pressentiment de la Vérité et de l' urgence d' y parvenir, et, d' autre part, de la conscience de l' abîme qui en sépare et de l' impuissance à le franchir par ses propres moyens .

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