lundi 28 mai 2012

La sourate des gens (an-nâs) . Par l' Émir Abd El-Kader




                                                    Zaouia du cheikh Abd-el-kader, Kairouan, Tunisie


[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 175, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.245-250]



Dis : Je demande la protection du Seigneur des gens, du Roi des gens, du Dieu des gens, contre les méfaits du tentateur qui se dérobe ; celui qui insuffle des suggestions dans le poitrine des gens, qu’ils soient d’entre les djinns ou les hommes (1).

Le Seigneur est le Nom donné au degré qui synthétise à la fois les Noms relatifs à Dieu et aux créatures, et ceux relatifs aux créatures exclusivement. Ainsi, le Savant, l’Oyant, le Voyant (2) sont des Noms divins en relation avec Dieu et Ses créatures, puisque l’objet de la Science, de la Vision et de l’Ouïe est aussi bien l’Essence divine que les créatures. Les Noms qui sont en rapport exclusif avec les créatures sont ceux des Actes, tels que : le Créateur, le Formateur (3), et d’autres qui n’ont pas [l’Être de] Dieu – exalté soit-Il – pour « objet ». Par ailleurs, Seigneur et vassal (al-rabb wa al-marbûb) (4) sont deux entités étroitement dépendantes et liées l’une à l’autre dans une relation réciproque, puisqu’on ne peut pas séparer celle-ci de celle-là : il n’y a en effet pas de Seigneur sans sujet, pas plus qu’il n’y a de sujet sans Seigneur (Rabbun bilâ marbûb lâ yakûn wa marbûb bilâ Rabb lâ yûjad).

Le terme an-nâs (5), désigne d’ordinaire aussi bien les djinns que les hommes, ceux d’entre eux qui sont parfaits comme ceux qui ne le sont pas. Mais dans ce premier verset, il désigne uniquement les parfaits d’entre les hommes, si bien que ce terme général est employé ici pour désigner une catégorie particulière, comme dans cet autre verset : Ceux auxquels les gens ont dit, où le mot gens fait allusion à quelques individus bien définis (6). Dans le verset qui nous occupe, les gens (7) sont donc les « Paroles parfaites de Dieu » (kalimât Allâh at-tammat) par lesquelles Dieu réalise la Vérité et dissipe l’erreur, selon ce qui est dit dans le verset : Dieu voulait faire triompher la Vérité par Ses Paroles et exterminer les mécréants afin de faire éclater la Vérité et dissiper l’erreur (8). Le Prophète lui-même – sur lui la grâce et la paix – demandait fréquemment la protection [de Dieu] au moyen de ces « Paroles », ainsi qu’en attestent ces hadîths : « Je demande la protection des Paroles parfaites de Dieu contre tout démon et contre tout démon et contre la vermine [et contre tout mauvais œil]» (9) ; et aussi : « « Je demande la protection des Paroles parfaites de Dieu » Notons enfin le surcroît de considération que Dieu accorde à ces êtres parfaits en se désignant comme leur Seigneur, bien qu’Il soit aussi Celui de tous les êtres.

Le Roi des gens [Maliki-n-nâs] désigne le degré qui vient directement en dessous du précédent, celui des Actes exclusivement. Car telle est la différence entre le degré de la seigneurie et celui de la Royauté : le premier synthétise [comme nous l’avons vu] les Noms communs à Dieu et aux créatures et ainsi que ceux qui sont relatifs aux seules créatures ; le second se restreint aux Noms relatifs aux seules créatures, tels que le Puissant, le Volontaire, le Donateur, Celui Qui retient, Celui qui nuit, Celui qui dispense Ses largesses, etc. C’est en effet à l’encontre des Possibles et non pas contre Lui-même, que Dieu exerce Sa Puissance, et tu peux procéder au même raisonnement avec l’ensemble des Noms et des Actes. Un Roi ne saurait être tel en dehors du royaume où Il exerce Sa fonction. Le degré de la Royauté (al-Mulkiyya) est donc inférieur à celui de la Seigneurie (al-Rubûbiyya), de même que celui-ci est inférieur [au degré] de la Miséricorde (al-Rahmâniyya). Le degré de la Miséricorde est sous celui de l’Unicité (Wahdâniyya) qui est lui-même en-dessous de l’Unité (Ahadiyya).

Quant aux gens dont il est question dans le second verset, il faut encore y voir un terme général désignant une catégorie particulière, puisque ce sont les djinns dont il est question ici. S’ils sont expressément assujettis au Roi (Maliki al-nâs), c’est parce qu’ils ont la capacité de se transformer et d’évoluer à travers les formes les plus diverses en accomplissant des œuvres extraordinaire, et également d’avoir une action sur les corps grossiers. Or, certains d’entre eux sont des démons et des rebelles qui s’imaginent sans doute pouvoir échapper aux Décisions divines et la Puissance seigneuriale. Aussi Dieu – exalté soit-Il – leur fait-Il savoir qu’en dépit de ces facultés [qui leur sont propres], ils appartiennent à ce royaume qui est le champ d’action du Roi de Vérité et qu’ils sont dans Sa Dextre, [livrés à] Sa contrainte.

Quant au Dieu des gens [évoqué dans le troisième verset], Il est le Nom qui synthétise l’ensemble des Noms divins, qu’il s’agisse de ceux de l’Essence [dhât], des Attributs [sifât] ou des Actes [af’âl], de Beauté [jamâl], de Majesté [jalâl] ou de Perfection [kamâl]. Par rapport à tous les autres, ce Nom occupe donc une place éminente dans la mesure où c’est Lui qui accorde à chacun, Dieu ou créature, ce qui lui revient. C’est lui qui circonscrit et engloble tous les supports de manifestation, divins ou créaturels, et qui réunit tous les contraires. En ce degré, le Primordial apparaît sous une forme créée, et le créé sous une forme primordiale ainsi que l’attestent ces deux traditions prophétiques : « J’ai vu mon Seigneur sous la forme d’un jeune homme imberbe à la chevelure abondante ; Son visage transpirait d’or et Il portait des sandales aux pieds. » Et aussi : « Dieu a créé Adam selon Sa forme », ou suivant une autre chaîne de transmission : « selon la forme du Miséricordieux. »

Ici, le mot gens désigne aussi bien les hommes que les djinns, si bien qu’il faut prendre le mot nâs dans toutes ses acceptions : on passe donc ici du sens particulier au sens général. Considère comment Dieu, en mentionnant un degré particulier de la divinité, le met chaque fois en rapport avec la catégorie de gens qui lui correspond ; et considère ensuite comment, après avoir mentionné le degré qui synthétise les deux précédents, Il le met en rapport avec les gens, considérés cette fois dans toute leur généralité. En vérité, le Coran est trop sublime pour contenir des répétitions ou des paroles superflues !

Contre les méfaits du tentateur (al-waswâs) qui se dérobe : l’article mal placé devant le mot waswâs lui donne un sens générique [c’est-à-dire qu’il fait englober toute espèce de tentation], car celle-ci peut-être le fait du diable, de l’âme passionnelle, du doute, de l’opinion, de la suggestion, de la passion, etc. En effet, le Coran ne nous enseigne-t-il pas : Il en est beaucoup qui égarent [autrui] de leurs passions (10) ; et aussi : Certes, l’âme incite au mal (11) ; et encore : Ils ne font que suivre de [vaines] conjectures (12) et autres versets semblables ? Dieu – exalté soit-Il – nous ordonne donc de demander Sa Protection contre la tentation sous toutes ses formes. Lorsque la lumière de la Vérité apparait, ainsi que la science véridique, ces tentations se dérobent et finissent par disparaitre sans plus laisser de traces. Considère [par exemple] comment les suggestions insidieuses finissent par s’évanouir d’elles-mêmes, après s’être montré particulièrement virulentes au début.

Maintenant, si Dieu nous ordonne de Lui demander protection contre [toute forme de] tentation, il ne faut pas pour autant faire du « tentateur » une sorte de contrepartie de Dieu qui serait en quelque sorte Son contraire : cela reviendrait à Lui donner un associé au sein de Son Royaume. Que non ! En réalité, Dieu nous commande de Lui demander protection contre Lui-même car, à la vérité, Il n’est que Lui Qui puisse causer du tort ou être utile. Aussi demandons-nous à Ses Noms de Beauté de nous préserver de [la Rigueur] de Ses Noms de Majesté, en nous conformant à l’exemple du seigneur parfait, la source (13) de tout enseignement – sur lui la grâce et la paix – : « Je te demande de me préserver de Toi-même. » (14)

Le tentateur n’est autre que la manifestation du Nom divin « Celui qui égare » (al-Mudill) (15) ; et Dieu ne nous a-t-Il pas [dans de nombreux versets] interdit de craindre un autre que Lui ? Puisque toutes ces tentations ne sont que des causes secondes que Dieu l’Omniscient, le Sage a suscitées pour occasionner le mal et l’égarement, et que, par ailleurs, les Lois révélées prennent en considération les causes secondes (tout en enseignant que Dieu est l’unique cause efficiente), nous sommes de ce fait mis en garde contre ces causes, afin de ne point nous laisser séduire, ni de nous abandonner à elles.

Voilà pourquoi certains connaissants commentant le verset : Certes, le diable est pour vous un ennemi ; considérez-le comme tel ! (16) en ont laissé cette interprétation : « Certains n’ont retenu de ce vers que l’hostilité qu’ils devaient témoigner au diable. Ils se sont donc disposés à le combattre en l’observant et en se méfiant de lui, en coupant cours à ses attaques et en déjouant ses ruses. Mais, ce faisant, ils se sont privés d’un grand bien. D’autres ont compris que si le diable était bien leur ennemi, Dieu quant à Lui était pour eux un Ami. Aussi se sont-ils préoccupés uniquement de Lui, s’en remettant à Lui et se montrant vigilants à Son égard. Dès lors, Dieu les a préservés des méfaits de leur ennemi et ils en ont retiré un bien considérable. La première catégorie est celle des ascètes et des dévots ; la seconde, celle des connaissants par Dieu » (17).

Qui insuffle ses suggestions dans la poitrine des gens : car c’est bien ainsi que se produit la tentation sous toutes ses formes.

Qu’il soit d’entre les djinns ou les hommes : ce dernier verset confirme que ceux qui font l’objet de la tentation sont aussi bien les hommes que les djinns ; [il nous apprend aussi que] ces derniers sont, au même titre que les hommes, la proie du doute, des suggestions, des illusions et des vaines conjectures. Aussi al-Hârith (18), le premier être à s’être égaré, ne l’a-t-il été que par son âme et par ses propres illusions car, à supposer que son égarement eût été l’œuvre d’un autre démon, par qui donc celui-ci aurait-il été égaré ?



(1) Cor. (114).
(2) Al-‘Âlim, al-Samî’, al-Baçîr.
(3)Al-Khâliq, al-Muçawwir.
(4) Le nom al-Rabb qui est utilisé plus d’un millier de fois dans le Coran, ne l’est jamais sous la forme absolue al-Rabb, le Seigneur, mais presque toujours en annexion avec un substantif ou à un pronom de rappel.
(5) Al-Nâs, « les hommes, les gens », a donné son nom à la sourate 114.
(6) Cor. (3, 173) [lladhîna qâla lahumu an-nâsu]. Il s’agissait d’émissaires chargés par Abû Sufyân, peu après la bataille de Uhud, de faire croire aux musulmans que les Mecquois avaient décidé d’attaquer Médine.
(7) Sur le rapport entre les lettres qui composent le Livre et le monde créé, cf. R. Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée, Gallimard ed. 1962, chapitre 6, « La science des lettres », pp. 71-72.
(8) Cor. (8, 7-8) [yurîdu-Llâhu an yuhiqqa al-Haqqa bi-kalimâti-Hi wa yaqta’a dâbira-l-kâfirîn, li-yuhiqqa al-Haqqa wa yubtila al-bâtila wa law kariha-l-mujrimûn].
(9) [a’ûdhu bi-kalimâti-Llâhi at-tammat min kulli shaytânin wa hâmmah wa min kulli ‘aynin lâmmah, Et le prophète – sur lui la grâce et la paix – ajoutait concernant cette formule : « C’est ainsi qu’Ibrâhîm protégeait ses enfants Ismâ’îl et Ishâq ». (dans un hadith rapporté par l’imam al-Bukhârî). Si on n’utilise pas cette formule pour soi-même, remplacer le premier mot par u’îdhuka (masculin) ou u’îdhuki (féminin) selon les cas].

(10) Cor. (6, 119) [inna kathîran la-yudillûna bi-ahwâ’ihim].
(11) Cor. (12, 53) [inna an-nafsa la-ammâratun bi-s-sû’].
(12) Cor. (53, 28) [yattabi’ûna illâ adh-dhanna].
(13) Litt. : L’enseignant de tout bien, mu’allim kulli khayr.
(14) [a’ûdhu bi-Ka min-Ka].
(15) Al-Mudill, « Celui qui égare », est un des Noms divins qui n’est pas mentionné dans le Coran, mais que l’on retrouve dans sa forme verbale yudillu, « Il égare », dans de nombreux versets. La doctrine islamique n’envisage pas un seul instant, en effet, qu’il puisse se passer quoique ce soit dans l’univers qui échappe à la Volonté divine ; aussi guidance et égarement, bien et mal viennent-ils pareillement de Dieu, quoi que, par politesse (adab), il convienne de ne Lui attribuer que le bien pour « sauver » les apparences. Dans la perspective du taçawwuf, tout ce qui jouit de l’existence (wujûd) est un bien, quels que soient les aspects sous lesquels il se présente, car il ne fait que dissimuler l’Être réel sous ses facettes les plus diverses ; en outre, le bien ne réside réellement que dans la conformité de chaque être à sa nature propre et de la même façon qu’il ne sied pas à un cheval d’être un mulet, il ne convient pas, en vertu de leur nature respective, que les gens de biens connaissent le traitement des réprouvés et vice versa.
(16) Cor. (35, 6) [inna-sh-shaytâna lakum ‘aduwwun fa-t-takhidhûhu ‘aduwwâ].
(17) Ce commentaire est celui d’Abû al-‘Abbâs al-Mursî, le successeur d’Abû al-Hasan al-Shâdhilî à la tête de la Shâdhiliyya. Il a été repris par ‘Atâ’ Allâh al-Sakandarî dans son ouvrage intitulé al-Tanwîr fî isqât al-Tadbîr dans lequel il étudie dans le détail la notion de confiance en Dieu (tawakkul) et que nous avons traduit aux éditions Alif sous le titre De l’abandon de la volonté propre (Lyon, 1997).
(18) Selon certaines traditions remontant à Ibn al-‘Abbâs, al-Harîth était le nom que portait Iblîs avant sa révolte contre son Seigneur.


[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 175, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.245-250]

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