vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Chapitre XVIII - Les “maîtres des états spirituels” (arbāb al-aḥwāl)















Éric Geoffroy

Nous pénétrons ici dans une catégorie aux contours peu nets, comme le laisse supposer l’imprécision de l’expression arbāb al-aḥwāl. On la trouve souvent employée lato sensu, pour désigner les soufis en général1. Un parcours des sources les plus diverses permet de relever l’ambiguïté de cette expression. En effet, les arbāb tantôt apparaissent comme les “maîtres” réels de leurs états spirituels2, et tantôt semblent dominés par leurs aḥwāl. Dans la Risāla d’al-Qušayrī, la “fluctuation des états spirituels” (al-talwīn) que nous avons évoquée à propos des maǧḏūb-s les caractérise3. Les indications d’al-Qušayrī sont pertinentes dans la mesure où, à l’époque que nous étudions, les arbāb al-aḥwāl partagent plusieurs traits avec les “ravis”. Nous nous sommes suffisamment étendus sur le ḥāl, l’état qui saisit l’extatique, pour que la proximité des deux modalités spirituelles s’impose d’elle-même. Les arbāb sont parfois dénommés aṣḥāb al-aḥwāl, terminologie appliquée souvent aux maǧḏūb-s4, et la faculté de dévoilement leur est de même attribuée5. Certains maǧḏūb-s sont à leur tour qualifiés de arbāb al-aḥwāl6, ou en ont les caractéristiques7. Il est révélateur que Šaʿrānī regroupe les uns et les autres dans un même chapitre de ses Yawāqīt, dont le titre stipule que « aucune créature parmi les hommes et les djinns ne sort du statut de responsabilité légale (taklīf) tant que son esprit reste sain et même s’il a atteint les plus hauts degrés de la proximité [avec Dieu] »8. Pourtant, la doctrine comme la pratique des textes montre que maǧḏūb et arbāb al-aḥwāl ne se confondent pas. L’exception que constitue d’ailleurs les premiers par rapport à la norme du taklīf se conçoit bien ; par contre, la dérogation qu’octroie Šaʿrānī aux seconds n’est pas justifiée de façon explicite et ne se révèle qu’à une lecture au second degré.




Ce qui caractérise en effet les “seigneurs des états”, c’est le ḫarq al-ʿāda, la rupture du déroulement habituel des événements9, par laquelle le mystique s’affranchit en apparence, comme nous le verrons, des contraintes du taklīf10. Cette rupture de la modalité humaine ordinaire constitue l’aspect le plus extérieur du miracle, mais elle n’en est pas moins indispensable à la réalisation de la karāma. De fait, les arbāb al-aḥwāl sont souvent présentés comme des thaumaturges ; le curieux personnage qui enseigne à ʿAbd al-Ḥalīm al-Manzalawī l’art de recevoir de l’argent du ciel est sur ce point exemplaire11. Remarquons que le terme karāma n’apparaît que peu appliqué à ces arbāb, car il évoque avant tout la grâce et le don divins se manifestant éventuellement par un miracle. Or les arbāb, comme l’indique leur nom, sont des maîtres, des seigneurs et le mot aḥwāl qui leur est annexé désigne ici un pouvoir surnaturel (taṣarruf) plutôt qu’un état reçu de manière passive.




Affinons davantage le profil spirituel des “seigneurs des états”, pour nous apercevoir que la détention d’un pouvoir particulier les différencie des autres soufis. Il s’agit du taṭawwur, terme désignant les diverses métamorphoses que le saint peut faire subir à son corps. Le texte “scripturaire” sur ce sujet est la fatwa de Suyūṭī intitulée al-Munǧalī fī taṭawwur al-walī12. Un problème juridique délicat constitue le prétexte de cette responsa : le cheikh ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī ayant été invité le même soir par deux hommes différents, chacun jura par la répudiation de sa femme (al-ḥilf bi-al-ṭalāq) que le saint avait bien passé la nuit chez lui13. Après avoir effectué son enquête auprès d’al-Dašṭūṭī, Suyūṭī donna droit aux deux personnes à la fois, qui n’eurent donc pas à répudier leur femme. Le saint était bien présent chez l’un et l’autre, et si quatre hommes avaient fait la même affirmation, selon al-Dašṭūṭī, ils auraient tous dit vrai14. Suyūṭī s’appuie comme à son habitude sur des références solides, et ce d’autant plus que la jurisprudence sur ce point est d’après lui abondante ; le savant ici n’innove pas, il rassemble un matériau et y ajoute sa propre caution15. Il est intéressant de relever que les autorités invoquées sont des ʿulamā’ soufis de la première époque mamelouke16 : la question a dû se poser auparavant, mais de tels phénomènes surnaturels n’avaient pas accès au champ juridique.




Le taṭawwur prend trois formes principales, que l’auteur du Ḥāwī illustre par des exemples pris dans l’histoire du taṣawwuf. Ces manifestations paraissent cependant mal différenciées par Suyūṭī et les auteurs qu’il cite ; de fait, beaucoup d’awliyā’ évoluent entre l’une ou l’autre. Le don d’ubiquité d’al-Dašṭūṭī s’explique par la faculté du walī de donner corps à son entité spirituelle (rūḥ ou rūḥāniyya) en de multiples images (taʿaddud al-ṣuwar) issues du monde des Archétypes (ʿālam al-miṯāl)17. Cette faculté est notoire chez les abdāl ; ils en tirent d’ailleurs leur nom18. Quant aux déplacements extraordinaires (ḫuṭwa) résultant d’une “compression de l’espace” (ṭayy al-masāfa ou ṭayy al-arḍ), ils constituent une autre modalité bien connue dans le taṣawwuf, et nous avons vu qu’elle est même attribuée à Suyūṭī19.




Nous avons suggéré, à propos des maǧḏūb-s, que la faculté du taṭawwur allait bien au-delà de simples mutations vestimentaires20. En réalité, ce terme désigne une transmutation corporelle profonde chez le saint. De telles métamorphoses sont habituellement le propre des esprits (arwāḥ), explique Šaʿrānī, mais les awliyā’ chez qui la nature spirituelle l’emporte sur la nature charnelle y sont sujets dès leur vivant. L’auteur des Yawāqīt, citant Ibn ʿArabī, rapporte que ceux qui devaient emmener al-Ḥallāǧ au supplice ne purent le sortir de la pièce où il se trouvait, car son corps avait empli tout l’espace21 : seul al-Ǧunayd le persuada de reprendre sa forme normale et de se plier au décret divin22. Ces métamorphoses peuvent s’expliquer par la manifestation chez le mystique d’un attribut divin particulier, comme al-ʿAẓīm chez al-Ḥallāǧ ; le saint en vit alors les modalités sur tous les degrés de l’Être23. Les facultés de taṭawwur du saint de Mossoul, Qaḍīb al-Bān (m. 570/1175), sont restées célèbres. Des témoins ont vu son corps tantôt s’amplifier, tantôt rapetisser jusqu’à devenir de la taille d’un moineau. L’expansion va parfois au-delà, car le corps du walī, précise Suyūṭī, peut remplir l’horizon, à l’exemple de Gabriel et des anges de la mort Munkar et Nakīr. ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī voit ainsi Qaḍīb al-Bān se prosterner, durant sa prière, de Mossoul à la Mecque24.




De tels phénomènes ne laissent pas sceptique seulement l’homme moderne ; ils entraînaient également l’incrédulité et le désaveu de maints fuqahā’ contemporains de ces saints : devant un juriste reprochant à Qaḍīb al-Bān de ne pas faire ses prières en commun (fī ǧamāʿa), celui-ci effectue huit rakʿa en changeant quatre fois d’apparence physique (ṣūra)25. La seule attitude possible à ce propos, rappelle Šaʿrānī, est une acceptation totale dénuée de tout jugement, le taslīm qu’évoquait déjà Ibn Ḥaǧar al-Haytamī à propos des maǧḏūb-s26.




Cet aperçu général sur les “métamorphoses du saint” nous permet de préciser la relation, implicite chez les auteurs, existant entre les arbāb al-aḥwāl et le taṭawwur. Le cheikh de la Šarqiyya égyptienne, Muḥammad al-Šarbīnī (m. 927/1521), réunit en sa personne tous les pouvoirs surnaturels (taṣarrufāt) évoqués plus haut : il se rend en un instant aux quatre coins de la terre27, partout en fait où il a laissé une progéniture, et dans chacun de ces pays, les gens affirment que le cheikh réside parmi eux. Al-Ġazzī, qui déforme et amplifie la notice de Šaʿrānī sur al-Šarbīnī, évoque finalement la “substitution des formes corporelles” (tabaddul al-ṣuwar) à laquelle se livre le thaumaturge. De fait, Šaʿrānī semble réticent vis-à-vis de l’authenticité de la réalisation du cheikh, dont il dit qu’Ibn ʿInān, une des références de l’auteur des Ṭabaqāt, le critiquait parce qu’il négligeait la prière en commun28. Cette fois, la réprobation ne vient plus d’un faqīh comme dans le cas de Qaḍīb al-Bān, mais d’un soufi, et Šaʿrānī emboîte le pas au maître cairote en attaquant à maintes reprises dans ses œuvres les fuqarā’ ignares de la Šarqiyya. Al-Šarbīnī est en effet une figure essentielle des Muṭāwiʿa, branche hétérodoxe de l’Aḥmadiyya répandue dans cette province29. Le terroir égyptien prête facilement à ses saints les prodiges les plus merveilleux30, et si ce cheikh semble parodier Aḥmad al-Badawī, ses “pouvoirs” constituent également une grossière caricature des aḥwāl que les maîtres décrivent avec une grande précision doctrinale31.




ʿAlī al-Ḫawwāṣ puis Šaʿrānī réduisent l’extraordinaire (ḫawāriq) du comportement des arbāb al-aḥwāl au fait qu’ils peuvent se déplacer de façon surnaturelle pour effectuer leurs prières en différents endroits de la terre32. Ceux qu’ils citent sont circonscrits à la région du Moyen-Orient33, à l’exception du sadd Iskandar, le « rempart de fer et de bronze » que bâtit Alexandre le Grand pour contenir Gog et Magog (Yāǧūǧ et Māǧūǧ)34. On ne s’étonnera pas que la montagne Qāf, qui entoure selon la cosmologie musulmane le monde terrestre, constitue également un lieu de prédilection pour les arbāb35. Notons que les cheikhs qui sont gratifiés de tels déplacements n’ont pas le don d’ubiquité, puisque leur entourage et les fuqahā’ manifestent leur indignation de ne pas les voir accomplir les prières canoniques36. Ne pouvant ou ne voulant laisser leur image comme le font les abdāl, ils se retranchent du monde sensible : Šaʿrānī témoigne avoir vu ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī, à l’aḏān du ẓuhr, s’allonger et se dissimuler sous une couverture pour disparaître environ un quart d’heure. ʿAlī al-Ḫawwāṣ, quant à lui, ferme sa boutique lors du même aḏān et personne ne trouve sa trace37.




Qu’on l’envisage comme un pouvoir ou une grâce, ce miracle connaît donc ses limites ; loin d’être un prodige quelque peu gratuit, il correspond à une fonction spirituelle. Selon al-Ḫawwāṣ, les arbāb al-aḥwāl se déplacent ainsi soit pour la noblesse des lieux, soit parce que ceux-ci sont délaissés par les hommes : en y priant, ils veulent les « réconforter »38. Les arbāb qui appartiennent à la communauté des saints peuvent avoir aussi une tâche précise à effectuer lors de tels déplacements : Muḥammad al-Ḥaḍramī, le maǧḏūb qui serait des abdāl, s’absente un moment de la maison de son hôte pour aller prier sur la dépouille d’al-Matbūlī et l’enterrer à Asdūd39. La modalité de la ḫuṭwa, rappelons-le, est courante dans le taṣawwuf. Elle ne caractérise les arbāb al-aḥwāl que par l’utilisation plus systématique qu’ils en font. Si l’on s’en tient aux assertions d’al-Ḫawwāṣ et de son disciple, ces saints ne sortent du taklīf qu’en apparence, et c’est ce qui les différencie du maǧḏūb qui n’est réellement plus responsable, de par sa déficience. Les arbāb, au contraire, non seulement épousent le statut légal propre à tout croyant, mais ils le dépassent et lui donnent plus d’ampleur : loin de négliger leurs prières, ils les effectuent aux quatre horizons40.


Éric Geoffroy



Notes

1 Dans les Ṭabaqāt al-ṣūfiyya d’al-Sulamī, par exemple, p. 3. L’expression se dégage mal des épithètes zuhhād et ʿubbād qui lui sont accolées à propos d’Abū Yazīd al-Bisṭāmī et de ses frères (p. 67). Cf. également Abū al-Mawāhib, Faraḥ al-asmā’ bi-ruḫaṣ al-samā’, p. 68 ; nous reviendrons sur ce texte. Ibn ʿArabī emploie dans un sens aussi général l’expression aṣḥāb al-aḥwāl, mais il s’agit pour lui des soufis qui n’ont pas encore pleinement atteint la Réalisation (M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 218).

2 Dans la fatwa où il authentifie la vision du Prophète et des anges, Suyūṭī affirme que les Compagnons contemplaient les malā’ika sans en laisser rien paraître ; cette maîtrise fait d’eux les figures éminentes (ru’ūs) des arbāb al-aḥwāl ; cf. Ḥāwī, II, p. 492. ʿAlī al-Kāzawānī fait également des arbāb le modèle à imiter pour ceux qui s’efforcent d’atteindre la perfection (al-mutašabbiha) ; cf. son Kašf al-qināʿ que nous présenterons ultérieurement, fol. 3a.

3 al-talwīn ṣifat arbāb al-aḥwāl wa al-tamkīn ṣifat ahl al-ḥaqā’iq (p. 78).

4 L’équivalence entre les trois termes est formulée par Ibrāhīm al-Matbūlī cité par ʿAlī al-Ḫawwāṣ (Durar al-ġawwāṣ, p. 117).

5 La formule arbāb al-aḥwāl wa al-mukāšafāt revient fréquemment dans les sources.

6 Cf. Ṭ.K., II, p. 141, 146, 149 ; Ǧāmiʿ, I, p. 410 ; II, p. 514. ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī appelle les maǧḏūb-s tantôt arbāb aḥwāl, tantôt aṣḥāb al-aḥwāl (al-Ḥaqīqa wa al-maǧāz, p. 102, 277). ʿAlī al-Ṣanhāǧī, le maître du Mejdub marocain, fait partie des « maǧāḏīb [pl. de maǧḏūb] arbāb al-aḥwāl » (al-Talīdī, loc. cit., p. 159, note 100).

7 Ṭ.K., II, p. 107, Kaw., I, p. 213. ʿAlī al-Ḫawwāṣ décrivant à Šaʿrānī les aṣḥāb ou arbāb al-aḥwāl (Durar, p. 117) indique notamment qu’ils ont la peau brune, ce qui correspond à la description de certains maǧḏūb syriens comme Munǧid (Kaw., I, p. 308) et Niʿmat Allāh al-Ṣafadī (ibid., I, p. 311).

8 al-Yawāqīt wa al-ǧawāhir, I, p. 150.

9 Šaʿrānī formule de cette façon ce que les notices biographiques consacrées aux arbāb al-aḥwāl ne font qu’induire (Durar, p. 93).

10 Le šayḫ al-Islām Badr al-Dīn al-Ġazzī, père de l’auteur des Kawākib sā’ira, offre l’hospitalité aux étudiants en sciences islamiques et aux soufis (fuqarā’) arrivant à Damas..., même à ceux d’entre eux qui sont des arbāb al-aḥwāl : cette remarque indique chez ces derniers un comportement particulier, qui explique la réserve qu’émet al-Ġazzī à leur sujet (Kaw., III, p. 6).

11 Cf. supra, p. 117.

12 al-Ḥāwī, I, p. 288-295.

13 J.-Cl. Garcin évoque cette affaire dans « Deux saints populaires », p. 139.

14 al-Ḥāwī, I, p. 288. Des cas tout à fait similaires se produisirent auparavant. Quelqu’un jura par le ṭalāq avoir vu Sahl b. ʿAbd Allāh al-Tustarī (m. 283/896) au Pèlerinage le jour de ʿArafāt, face à son frère qui témoignait avoir passé cette journée avec le cheikh dans son ribāṭ à Tustar : celui-ci donna raison aux deux en leur demandant le silence sur ce point (ibid., I, p. 292). Un autre cas est rapporté par Ṣafī al-Dīn Ibn Abī al-Manṣūr à propos du cheikh Mufarriǧ de Damāmīn (m. 648/1250) ; l’auteur de la Risāla en fournit même une explication doctrinale (ibid., I, p. 291 ; D. Gril, introduction à la Risāla, p. 60). De nos jours encore, on entend assez fréquemment dire dans le monde islamique que des personnes connues pour leur piété auraient été vues sur les lieux du Pèlerinage par certaines de leurs connaissances, alors qu’ils n’auraient pas quitté leur lieu de résidence.

15 Sa fatwa a en effet été décisive pour la postérité ; al-Ġazzī, qui la juge finement et richement argumentée (laṭīf ḥāfil), la commente en plusieurs lignes dans la longue notice qu’il consacre à ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī (Kaw., I, p. 247). Dans ses Ḥuǧaǧ bayyināt fī iṯbāt al-karāmāt, ʿAbd Allāh Abū al-Faḍl al-Ġimārī, un traditionniste soufi du xxe siècle, consacre un chapitre au taṭawwur des saints ; il cite diverses autorités, mais Suyūṭī est le seul, selon lui, à avoir rédigé une fatwa sur le sujet (Beyrouth, 1990, p. 173-188).

16 Comme le grand cadi ʿAlā’ al-Dīn al-Qūnawī, Tāǧ al-Dīn al-Subkī, Ibn Mulaqqin, etc. (Ḥāwī, I, p. 289).

17 Selon Suyūṭī, ce monde « intermédiaire entre le monde sensible et le monde spirituel » trouve son fondement pour les soufis dans le passage coranique où l’archange Gabriel (Ǧibrīl), désigné comme l’ “Esprit” (rūḥ), « prit la forme d’un homme aux traits harmonieux » pour s’adresser à Marie (fa-tamaṯṯala la-hā bašaran sawiyyan ; Cor., XIX, 17). Le tamaṯṯul correspond ici au taǧassud, l’incarnation ou “corporéisation” (Ḥāwī, I, p. 290, 295). Sur le rôle essentiel du ʿālam al-miṯāl dans la doctrine d’Ibn ʿArabī, cf. H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ʿArabī, Paris, 1977.

18 Les saints de cette catégorie élevée de la hiérarchie initiatique peuvent en effet laisser en plusieurs endroits leur silhouette (šabaḥ) qui les “remplace” (badala) ; cf. Ḥāwī, I, p. 291. Muḥammad al-Ḥaḍramī, qui aurait prononcé le même vendredi une ḫuṭba à trente endroits différents (Ṭ.K., II, p. 107), est bien pour al-Munāwī, qui reprend en la commentant la notice de son maître Šaʿrānī, « un des abdāl » (cf. son ouvrage al-Kawākib al-durriyya cité par al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, I, p. 286).

19 Zakariyyā al-Anṣārī affirme à Šaʿrānī la possibilité de tels déplacements (Ṭ.Ṣ., p. 44), et l’éditeur des Ṭabaqāt ṣuġrā cite un hadith faisant référence au Ṭayy al-arḍ (ibid., note 1). Sur cette faculté surnaturelle, qui serait notamment accordée aux membres du Conseil des saints (dīwān al-awliyā’), cf. A. Ibn Mubārak, al-Ibrīz, II, p. 35. L’auteur y relate que les membres de ce dīwān reprochèrent à l’un d’entre eux d’avoir amené son fils avec lui au moyen de la ḫuṭwa : il n’est pas permis de faire profiter de ce don les non-initiés.

20 Le « taṭawwur fī al-libās » évoqué par al-Ġazzī (cf. supra, p. 324, note 115).

21 Le mystique bagdadien appelait d’ailleurs ce lieu « la pièce de la Grandeur, de la Magnificence » (bayt al-ʿaẓama).

22 Yawāqīt, II, p. 105. Le grand théologien acharite Abū Bakr al-Bāqillānī dénonça en son temps ce phénomène comme une supercherie ; selon lui, al-Ḥallāǧ avait installé une soufflerie qui faisait gonfler ses vêtements (cf. son Kitāb al-bayān ʿan al-farq bayna al-muʿǧiza wa al-karāma, Beyrouth, 1958, p. 74-76).

23 De façon plus générale, le corps physique du saint est transparent et comme modelé par son corps spirituel. Selon le maître šāḏilī Abū al-ʿAbbās al-Mursī, al-Šiblī était gros à cause de l’Amour divin qui l’habitait ; « chaque fois que je me rappelle de Qui je suis le serviteur, je grossis... », disait le saint de Bagdad (Šaʿrānī, Anwār, I, p. 128). ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī, quant à lui, brûle d’un ardent Désir, au point que « l’eau qu’il se verse sur la tête s’évapore avant d’arriver à son nombril, tant son corps est chaud » (cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 12b ; Kaw., I, p. 244).

24 Ḥāwī, I, p. 289, 294. Les métamorphoses corporelles de Qaḍīb al-Bān sont également mentionnées par cheikh ʿAlwān dans son Muǧlī al-ḥuzn, fol. 11b.

25 Ḥāwī, I, p. 293.

26 Yawāqīt, I, p. 151.

27 Du Maghreb et de l’Afrique sahélienne (Takrūr), affirme al-Ġazzī, à la Perse et à l’Inde ; cf. Kaw., I, p. 92.

28 Ṭ.K., II, p. 136.

29 Cf. M. Winter, loc. cit., p. 104 et 122, note 56.

30 Lors de ses déplacements extraordinaires, al-Šarbīnī aurait eu des enfants de la « fille du sultan de Marrakech » (Kaw., I, p. 92), et Šaʿrānī rapporte même que le cheikh serait parvenu à renvoyer ʿAzrā’īl, l’archange chargé de saisir les âmes, qui venait prendre son fils mourant (Ṭ.K., II, p. 135) : le cheikh de la Šarqiyya apparaît comme le héros de l’épopée du Prodige.

31 On peut se demander si ʿAbd al-Ra’ūf al-Munāwī ne se livre pas également à une surenchère à propos de Suwaydān al-Maǧḏūb. Šaʿrānī ne mentionne pas dans les quelques lignes qu’il accorde à ce dernier (Ṭ.K., II, p. 144) un quelconque pouvoir de taṭawwur, alors que l’auteur des Kawākib durriyya rapporte que le maǧḏūb prenait une apparence tantôt animale (bête féroce, éléphant), tantôt humaine (soufi, émir) ; cf. Ǧāmiʿ, II, p. 109-110. Al-Ġazzī, on peut s’en douter, reprend à son compte les assertions d’al-Munāwī, en prenant tout de même la précaution de les introduire par un rubbamā (« il se peut que... ») ; cf. Kaw., I, p. 213. Or Šaʿrānī constitue très vraisemblablement, pour les deux auteurs de Kawākib, la seule source d’information sur Suwaydān : nous constatons ici encore l’immixtion de l’élément hagiographique dans les données biographiques, due à la distorsion temporelle.

32 C’est également à ce titre que le maǧḏūb marocain ʿAlī al-Ṣanhāǧī semble mériter d’être mentionné parmi les arbāb (al-Talīdī, loc. cit., p. 159 et note 100).

33 Hormis les trois villes saintes de l’Islam (la Mecque, Médine et Jérusalem), il s’agit notamment de Ramla en Palestine et de sites égyptiens comme le Muqaṭṭam, le lac (baḥr) de Suez (Durar al-ġawwāṣ, p. 93-94 ; Yawāqīt, I, p. 151).

34 Cf. l’art. « Iskandar » dans E.I.2

35 Cf. sur ce point les références que donne D. Gril, p. 132, note 1, de la traduction de la Risāla, ainsi que l’art. « Ḳāf » dans E.I.2 Un descendant de cheikh ʿAlwān vivant également à Hama, Muṣṭafā al-Laṭīfī al-Ḥamawī (m. 1123/1711) fournit une description précise du ǧabal Qāf dans son ouvrage de géographie physique et spirituelle intitulé Siyāḥat al-buldān (ms. privé de Damas, fol. 42b-43a). Il y situe le barrage d’Alexandre dans la proximité de cette montagne, « à trois jours de marche » (fol. 5a, 42b).

36 Parfois, une des cinq ṣalawāt seulement est faite selon cette modalité. La prière de midi (ṣalāt al-ẓuhr) joue ici un rôle particulier, sans que les auteurs donnent sur ce point une explication : Ibrāhīm al-Matbūlī ne l’effectue jamais au Caire, mais dans la Mosquée Blanche (al-Ǧāmiʿ al-Abyaḍ) de Ramla, et il en est de même pour al-Ḫawwāṣ ; Ḫaḍir semble d’ailleurs diriger la prière, d’après la description qui est faite de l’imām (Yawāqīt, I, p. 151 et également Ṭ.K., II, p. 86 en ce qui concerne al-Matbūlī). Ibn Baṭṭūṭa rapporte que trois cents prophètes seraient enterrés dans cette mosquée, dont la construction initiale remonte à l’époque omeyyade (Riḥla, Beyrouth, 1968, p. 56) ; un festival annuel (mawsim) a encore lieu chaque année à Ramla en l’honneur de Ṣāliḥ, le prophète du peuple de Thamoud (cf. Nabīl al-Āġā, Madā’in Filisṭīn, Beyrouth, 1993, p. 140).

37 Yawāqīt, I, p. 151. Notons que lorsque le maître de Šaʿrānī répond aux questions de son disciple sur les arbāb al-aḥwāl, il ne s’inclut jamais parmi eux (Durar, p. 93-94).

38 Arādū ǧabr ḫāṭiri-hā ; cf. Durar, p. 94. Certains endroits sont chargés d’une densité et d’une vie spirituelles que le saint, en tant que visionnaire, perçoit. Par ailleurs, la matière minérale participe selon sa propre modalité à l’adoration divine. Tout ce qui est créé, en effet, loue Dieu (Cor., XVII, 44 ; XXIV, 41, etc.). Le hadith et les références à propos des « pierres adorantes » sont donnés par D. Gril dans l’introduction à la Risāla, p. 63.

39 Al-Munāwī cité par al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, I, p. 286.

40 Les arbāb al-aḥwāl, il faut le noter, n’apparaissent pas comme un type particulier en Syrie ; l’expression, à notre connaissance, n’y est pas évoquée. Ce fait peut s’expliquer soit par une moindre richesse du paysage spirituel de cette région, soit par une plus grande discrétion des soufis syriens sur ce sujet délicat : la dernière hypothèse nous paraît la plus vraisemblable.

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